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Introduction

L’objectif premier de l’entrepreneuriat est la découverte et l’exploitation des opportunités rentables (Shane et Venkataraman, 2000). Les travaux essentiels dans ce domaine (Ardichvili, Cardozo et Ray, 2003 ; Gaglio et Katz, 2001 ; Kaish et Gilad, 1991 ; Kirzner, 1973 ; 1983) comme les travaux plus récents (Tang, Kacmar et Busenitz, 2012) laissent penser que la vigilance entrepreneuriale est un aspect central de la découverte d’opportunités (un entrepreneur vigilant voit les opportunités que les autres entrepreneurs ont négligées ; Kirzner, 1983, p. 148). La vigilance entrepreneuriale a, par la suite, un impact sur certaines activités entrepreneuriales comme les activités de création d’entreprise (Tang et al., 2012). On suit ici l’idée que la découverte des opportunités est la première étape du processus de création d’entreprise (par exemple, Bhave, 1994 ; Gartner, 1985). Toutefois, la vigilance individuelle n’est pas suffisante pour créer une nouvelle entreprise. En effet, pour identifier des opportunités et créer une entreprise, l’entrepreneur doit précédemment avoir une perspective temporelle (PT) adaptée. Dans cette optique, Lewin (1997, p. 222) définit la PT comme « tout ce que l’individu pense au sujet de son futur psychologique et de son passé psychologique tel qu’il sera existant ou était existant à un moment donné »[2].

Cependant, le problème se pose car les chercheurs ne considèrent pas la PT comme un déterminant potentiel de la vigilance. Plus spécifiquement, ils ne prennent pas en compte l’idée que les cognitions permettant de ranger les expériences des entrepreneurs dans leur passé, leur présent et leur futur (Zimbardo et Boyd, 1999) peuvent avoir un impact sur la reconnaissance des opportunités d’affaires (reconnaissance incluant la vigilance) et, par la suite, sur la création d’une nouvelle entreprise (Tang et al., 2012). En effet, la PT peut :

  1. inciter ou décourager l’entrepreneur à chercher des informations ;

  2. favoriser ou défavoriser la création de nouvelles associations d’informations ;

  3. renforcer ou affaiblir sa capacité à choisir des opportunités.

Mettant l’accent sur la dimension temporelle de l’opportunité, Stevenson et Jarillo (1990) puis Haynie, Shepherd et McMullen (2009) considèrent les opportunités comme des situations futures. Ainsi, le temps est devenu un sujet intéressant pour les chercheurs. Des numéros spéciaux de revues académiques (par exemple, Academy of Management Journal de 2002, Academy of Management Review de 2001) et certains travaux récents (par exemple, Julien, 2010 ; Mohammed et Harrison, 2013 ; Shipp et Fried, 2014 ; Tumasjan, Welpe et Spörrle, 2013) lui ont été consacrés. Cependant, d’une façon générale, la recherche portant sur le temps reste marginale et le sujet est loin d’avoir été entièrement exploré. De façon plus spécifique, il y a peu de théorisation sur la façon dont la PT peut être reliée à la vigilance entrepreneuriale. Cette relation mérite donc des investigations plus poussées.

En somme, la vigilance est un concept important permettant d’expliquer la propension de certains individus à identifier des opportunités. Cependant, la vigilance demeure un concept difficile à expliquer et à saisir. Or, la PT, concept jusqu’ici peu utilisé, peut permettre d’éclairer et d’expliquer, du moins en partie, la vigilance des individus identifiant des opportunités. L’objectif principal de notre contribution de recherche est alors de faire un rapprochement théorique entre la PT (Zimbardo et Boyd, 1999) et la vigilance entrepreneuriale (Tang et al., 2012) mais également de présenter des propositions et un modèle théoriques qui lui sont liés. Nous répondons ainsi à la question suivante : comment la PT peut-elle influencer la vigilance entrepreneuriale ?

Le plan de notre article est organisé comme suit. Dans un premier temps, nous étudions et intégrons la PT et la vigilance entrepreneuriale pour établir le cadre théorique de notre étude. Dans un deuxième temps, à l’aide de ce cadre et d’autres travaux, nous développons des propositions et un modèle théoriques (Cossette, 2012a ; 2012b) liés à ce processus. Dans un troisième temps, nous concluons notre recherche en y incluant une discussion, des implications, des limites et des directions pour les recherches futures.

1. Cadre théorique

1.1. Les conceptualisations du temps, le temps organisationnel et les aspects temporels de la culture organisationnelle

Les chercheurs conceptualisent le temps de différentes façons (voir la synthèse récente de Shipp et Jansen, 2011). En effet, certains auteurs s’intéressent au temps quantitatif qu’ils représentent par une horloge (par exemple, voir Bluedorn et Denhardt, 1988 ; Landes, 1983), tandis que d’autres (voir Clark, 1985 ; McGrath et Rotchford, 1983) soutiennent que le temps est autre chose qu’un temps uniforme, homogène et purement quantitatif (Sorokin et Merton, 1937). Le temps est alors considéré par ces derniers comme qualitatif, cyclique et social. Enfin, d’autres auteurs encore (voir Lauer, 1981 ; Zerubavel, 1985) font valoir que ces deux conceptualisations sont entremêlées.

Les chercheurs se focalisent également sur la relation entre la culture organisationnelle et le temps organisationnel (voir Schein, 1983). À titre d’exemple, Hassard (1991) étudie les processus de socialisation et la structuration temporelle. L’auteur met ainsi en évidence que les individus se trouvent obligés d’accepter le cadre temporel dès qu’ils appartiennent à différentes organisations formelles (par exemple, la famille, l’école ou le lieu de travail).

Enfin, les chercheurs s’intéressent aux instruments de mesure des aspects temporels de la culture organisationnelle. À ce titre, l’échelle de mesure de Schriber et Gutek (1987) est importante car elle permet de présenter un grand nombre de thèmes liés à ces aspects. En effet, leur échelle prend en compte les horaires, les dates butoirs, la ponctualité, l’orientation vers le futur, les limites temporelles entre le travail et le repos, la qualité versus la rapidité, la synchronisation et la coordination du travail dans le temps et avec d’autres personnes, la conscience de l’utilisation du temps, le rythme de travail, l’allocation de temps, le fait de séquencer les tâches dans le temps, les limites temporelles à l’intérieur de l’organisation, l’autonomie de l’usage du temps et la variété versus la routine. Cependant, si la recherche portant sur les aspects temporels de la culture organisationnelle rassemble des grands noms du management et de la science des organisations (voir Ancona, Okhuysen et Perlow, 2001 ; Eisenhardt, 1989 ; Gersick, 1988), il n’en va pas de même pour la perspective temporelle qui reste majoritairement étudiée par des psychologues.

1.2. La perspective temporelle

En 1996, Lennings présente une définition assez synthétique qui met l’accent non seulement sur les aspects cognitifs et affectifs mais aussi sur ceux liés à la volition individuelle. En effet, Lennings définit la PT comme « une opération cognitive impliquant à la fois une réaction affective vis-à-vis des zones temporelles (telles que futur, présent et passé) et une préférence pour localiser l’action à l’intérieur de l’une de ces zones […] » (Lennings, 1996, p. 72).

En rappelant qu’il existe différentes façons de conceptualiser le temps, nous précisons que nous suivons la conceptualisation de Zimbardo et Boyd (1999). Zimbardo et Boyd ont construit une échelle de mesure appelée Zimbardo Time Perspective Inventory (ou ZTPI) et composée des 5 facteurs suivants :

Tableau 1

Les cinq facteurs de l’échelle de perspective temporelle de Zimbardo et Boyd (1999)

Les cinq facteurs de l’échelle de perspective temporelle de Zimbardo et Boyd (1999)
Source : Zimbardo et Boyd (1999, p. 1274-1275)

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La conceptualisation de Zimbardo et Boyd prend réellement en compte la nature multidimensionnelle de la PT. En effet, comme l’expliquent Apostolidis et Fieulaine en 2004 :

« Zimbardo et Boyd postulent que c’est entre la construction psychologique du passé et l’anticipation des événements futurs que réside la représentation concrète et pratique du présent. Selon eux, un individu va décider de se comporter de telle ou telle manière face à une situation donnée soit en se remémorant ses expériences passées, positives ou négatives, soit en élaborant des anticipations et des attentes concernant le futur, soit en se centrant sur les caractéristiques de la situation présente dans une attitude de résignation ou de recherche de sensations ».

Apostolidis et Fieulaine, 2004, p. 209

Cependant, la focalisation sur l’individu de Zimbardo et Boyd (1999) plutôt que sur l’organisation n’équivaut pas à une focalisation purement individuelle qui comporterait uniquement des facteurs cognitifs et motivationnels (voir Nuttin, 1964 ; 1980). En effet, Zimbardo et Boyd (1999) suivent la théorie du champ de Lewin (Lewin, 1946) qui implique une prise en compte conjointe de l’individu et de l’environnement.

Holman et Silver (1998) étudient la dimension du passé et fournissent une échelle permettant de mesurer l’orientation temporelle. Ces auteurs montrent que les individus traumatisés et focalisés sur leur passé restent « collés à leur passé » (Holman et Silver, 1998, p. 1148) et ne s’adaptent pas aux environnements physiques et sociaux actuels. Cependant, si Holman et Silver (1998) mettent au jour l’aspect négatif du passé, Rollier et Turner (1994) mettent au jour l’aspect positif en montrant que les personnes qui utilisent le mode de pensée rétrospectif génèrent un plus grand nombre d’idées.

Une présentation de la notion de « présent perçu » développée par Fraisse permet de passer à la dimension du présent psychologique. En effet, comme il l’explique dans son ouvrage :

« [d]ans ce présent, il y a […] une forme de simultanéité qui tient à l’unité même de mon acte de perception. Ainsi le présent perçu n’a pas ce caractère paradoxal que lui prêterait une analyse logique qui, en atomisant le temps, réduirait le présent à un pur passage sans réalité psychologique. Ce passage, il faut, même pour le percevoir, un acte d’appréhension qui a une durée non négligeable ».

Fraisse, 1957, p. 84-85

Cette observation est importante car elle permet de se rapprocher d’une conceptualisation qualitative du temps (c’est-à-dire, subjective, pleine de significations et de valeurs). En outre, elle permet d’opérer une distinction entre le temps de l’horloge et le temps social. Elle met également en lumière le rôle de la valence. À ce sujet, Lyubomirsky (2001) explique que les individus heureux utilisent des stratégies cognitives, des stratégies liées au jugement et des stratégies motivationnelles différentes des individus malheureux. Ainsi, quatre des facteurs de l’échelle de Zimbardo et Boyd (passé négatif, passé positif, présent fataliste et présent hédoniste) reflètent cette conceptualisation qualitative, sociale et valencée du temps.

Bien que de nombreux auteurs étudient la PT future, les travaux de Nuttin restent fondamentaux dans ce domaine. Pour cet auteur, la PT future se rapporte à la transformation cognitive des besoins en plans, intentions et tâches temporellement structurés. La PT future de Nuttin est alors caractérisée par son contenu et par son extension. Enfin, la PT future de Zimbardo et Boyd englobe non seulement les objectifs mais aussi les récompenses et d’autres notions associées telles que le besoin d’accomplissement (McClelland, 1961), la capacité à différer une petite récompense immédiate en vue d’obtenir une récompense future plus importante (Mischel, 1974), la motivation (Kanfer, 1990 ; Locke et Latham, 2002 ; Vroom, 1964) et les objectifs instrumentaux permettant d’atteindre des objectifs ultérieurs plus importants (De Volder et Lens, 1982).

Enfin, il faut noter que la théorie des niveaux de construits (Liberman et Trope, 1998 ; Nussbaum, Liberman et Trope, 2006 ; Trope et Liberman, 2000 ; 2003 ; 2010) représente une des dernières avancées de la recherche sur la PT. Cette théorie contient l’idée que la distance temporelle d’un événement a un impact sur les représentations mentales des individus et sur leurs réponses à ces événements. Ainsi, un événement temporellement proche est représenté par un grand nombre de caractéristiques détaillées et concrètes (construits de bas niveau). À l’inverse, un événement temporellement lointain est représenté par un petit nombre de caractéristiques abstraites (construits de haut niveau). Plus récemment, Tumasjan et al. (2013) ont étudié les relations entre la distance temporelle de l’événement, l’évaluation des opportunités et leur exploitation. Ces auteurs montrent que la faisabilité influence davantage l’évaluation lorsqu’une phase d’exploitation est temporellement proche. À l’inverse, ces auteurs montrent que la désirabilité influence davantage l’évaluation lorsqu’une phase d’exploitation est temporellement lointaine. Cet article peut alors être vu comme une transition à l’étude de la vigilance entrepreneuriale.

1.3. La vigilance entrepreneuriale

Faisant suite à la définition kirznerienne de la vigilance, Kaish et Gilad montrent en 1991 que les entrepreneurs sont plus vigilants que les cadres. En examinant leurs résultats de plus près, Busenitz (1996) ne constate aucune différence significative et met en évidence des écarts-types importants. En 1997, Gaglio met au point un modèle montrant que les individus vigilants activent des schémas chroniques, qu’ils remarquent des signaux, qu’ils intègrent une pensée contrefactuelle et des simulations et qu’ils cassent les cadres moyens-fins existants pour finalement découvrir des opportunités entrepreneuriales. Concernant la notion de schéma (les structures cognitives représentant les connaissances selon Fiske et Taylor, 1991), Gaglio et Katz expliquent en 2001 que les schémas cognitifs des individus vigilants sont plus précis. Shane (2000) complète les recherches précédentes et suggère que la connaissance antérieure des marchés, la mise au point de stratégies pour servir ces marchés et les approches de gestion des problèmes des clients aident les individus à découvrir des opportunités entrepreneuriales. De façon similaire, le modèle mis au point par Ardichvili et al. en 2003 repose sur l’idée que les connaissances antérieures et certains traits de personnalité ont un impact sur les réseaux sociaux qui ont, à leur tour, des répercussions sur la vigilance entrepreneuriale et sur les processus clés.

Dans son ouvrage essentiel, Shane (2003) explique en détail que les opportunités existent parce que le système de prix n’alloue pas toujours les ressources de façon efficace. Les individus qui utilisaient précédemment le système de prix et optimisaient les cadres moyens-fins existants cherchent désormais d’autres méthodes et sont dans l’obligation de prendre des décisions qui ne visent pas l’optimisation et qui sont liées à de nouveaux cadres moyens-fins. La création de ces nouveaux cadres nécessite une prise de décision liée au jugement, la possession d’informations, une interprétation de ces informations et la formulation de conjectures relatives aux marchés futurs. Peu après, Dutta et Crossan (2005) expliquent la conceptualisation schumpétérienne et la conceptualisation kirznerienne des entrepreneurs et des opportunités[3]. La conceptualisation kirznerienne considère alors les entrepreneurs comme des individus vigilants. Dutta et Crossan (2005) expliquent que la vigilance est une ressource idiosyncrasique, tacite, non déployable, intervenant au jour le jour, liée aux connaissances et se rapportant à un entrepreneuriat gratuit. Cet article constitue la première base théorique ouvrant le débat sur la formation des opportunités entrepreneuriales. McMullen et Shepherd (2006) apportent une seconde base théorique en introduisant les actions entrepreneuriales (les décisions liées au jugement prises dans un environnement incertain et concernant des opportunités d’affaires potentiellement rentables).

Complétant ces recherches, Alvarez et Barney (2007) ouvrent le débat relatif à la formation des opportunités en expliquant que la théorie de la découverte est réaliste (les opportunités sont découvertes et existent indépendamment des entrepreneurs) et que la théorie de la création est réaliste évolutionnaire (les opportunités sont créées et n’existent pas indépendamment des entrepreneurs).

Baron propose en 2008 que les affects influencent l’amorçage (l’identification de souvenirs spécifiques ou d’associations en rapport avec l’humeur de l’individu) et l’inférence de relations (un signal heuristique). L’amorçage et les signaux heuristiques influencent à leur tour les processus cognitifs de base et certains éléments clés du processus entrepreneurial comme l’identification d’opportunités. Dans un article récent, Kirzner (2009) clarifie et complète (par exemple, Kirzner, 1973 ; 1983 ; 1997) la notion de vigilance en expliquant que, souvent, cette notion est la capacité de voir ce qui est réellement à portée de main. De plus, Short, Ketchen, Shook et Ireland (2010, p. 55) définissent l’opportunité comme une « idée » ou un « rêve » qu’une analyse attentive révèle être potentiellement rentable.

En 2012, Tang et al. mettent au point une échelle permettant de mesurer la vigilance. Ces auteurs définissent ce concept comme la somme des activités de veille et de recherche d’informations (la veille-recherche d’informations et la détection des changements environnementaux), d’association et de connexion d’informations (la connexion innovante rassemblant de multiples informations en vue d’établir des options cohérentes) et d’évaluation et de jugement d’opportunités (l’évaluation et la décision concernant le potentiel de profit des informations récemment acquises et connectées). Dans cet article, nous reprenons les idées de Tang et al. (2012) et considérons la vigilance comme la somme de ces trois facteurs. Par ailleurs, Valliere propose en 2013 que les individus vigilants n’utilisent pas les mêmes schémas cognitifs que les individus non vigilants. Enfin, pour conclure, McCaffrey (2014) complète la théorie sur la vigilance en expliquant que les incitations entrepreneuriales sont des facteurs causaux de la vigilance entrepreneuriale.

Pour justifier le choix de l’échelle récente de Tang et al. (2012), il faut préciser que les trois facteurs qui la composent prennent en compte un grand nombre de références liées à la vigilance entrepreneuriale. En effet, la veille-recherche d’informations fait référence aux travaux fondateurs (Kaish et Gilad, 1991 ; Kirzner, 1973 ; 1983). De même, l’association-connexion d’informations fait référence aux connaissances antérieures (Shane, 2000), à la reconnaissance de modèles (Baron, 2006), aux capacités de traitement de l’information, aux interactions sociales (Ardichvili et al., 2003 ; Gaglio et Katz, 2001 ; Shane, 2003) et à la réponse cognitive (Kirzner, 1999). Enfin, l’évaluation-jugement d’opportunités fait référence à l’action entrepreneuriale (McMullen et Shepherd, 2006).

2. Propositions et modèle théoriques du processus

2.1. La relation entre la perspective temporelle future et la vigilance entrepreneuriale

Avant d’étudier la relation entre la PT future et la vigilance entrepreneuriale, il est important de faire une remarque préliminaire. Les chercheurs doivent porter une attention particulière à l’âge de l’entrepreneur (Bluedorn et Martin, 2008) car la PT individuelle varie avec l’âge (Lang et Carstensen, 2002). En effet, Lévesque et Minniti (2006) montrent que la courbe représentant la relation entre l’âge et la volonté d’allouer du temps à la création d’entreprise est croissante puis décroissante. En effet, ces auteurs montrent que cette volonté est plus forte lorsque l’individu a une trentaine d’années et qu’elle décroît avec l’âge et avec la préférence pour des bénéfices immédiats issus d’un travail salarié par opposition à des bénéfices « futurs » découlant d’une création d’entreprise.

Comme l’expliquent certains psychologues (par exemple, Nuttin, 1964 ; Wallace et Rabin, 1960), la PT implique non seulement les événements passés et précédemment mémorisés mais aussi les événements anticipés ou souhaités pour le futur. De même, tenant compte des comportements appris et de la valeur instrumentale des plans et des objectifs futurs, les chercheurs en entrepreneuriat soutiennent que l’entrepreneur agit dans le présent pour s’assurer des ressources futures et des richesses qui n’existent pas encore. Ainsi, la PT future est à la fois une caractéristique et une compétence issue de son histoire personnelle (Bird et West, 1997).

Les structures et les schémas constituent des éléments clés de la veille et de la recherche d’informations mais également de la vigilance (Baron, 2006 ; Fiet, Norton et Clouse, 2013 ; Valliere, 2013). Selon cette perspective, les préférences liées au futur lointain se rapportent à des structures et à des schémas plus simples (Liberman, Sagristano et Trope, 2002). On pourrait alors penser que ces structures et ces schémas n’encouragent pas les individus à veiller et à rechercher des informations car l’individu qui a ces préférences se représente les choses plus simplement. Toutefois, faisant écho à la conceptualisation de la PT future de Zimbardo et Boyd, l’orientation vers les objectifs et les gains mène à une identification d’opportunités (Tumasjan et Braun, 2012) composée d’une phase de recherche (Baron, 2002). De plus, le fait de penser au futur implique une réflexion cognitive chronophage. Par ailleurs, l’entrepreneur a un score élevé en matière d’auto-efficacité (Markman, Baron et Balkin, 2005) et il se juge davantage capable d’organiser et d’exécuter des actions pour gérer efficacement les situations de long-terme (Bandura, 1982 ; 1986). Enfin, une conséquence logique de cette auto-efficacité est qu’il prend davantage d’initiatives (Speier et Frese, 1997) et qu’il recherche davantage d’informations (Ashford et Tsui, 1991 ; Rauch et Frese, 2007). Pris dans leur ensemble, les arguments développés ci-dessus amènent à penser que :

  • Proposition 1a : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle future et les activités de veille et de recherche d’informations de l’entrepreneur.

La préférence accordée à une récompense plus importante mais différée plutôt qu’à une récompense moins importante mais immédiate (Mischel, 1974) dépend du degré de cohérence que l’individu accorde aux événements futurs et de leur niveau de réalisme (Klineberg, 1968 ; Lewin, Dembo, Festinger et Sears, 1944). De plus, de la même façon qu’un individu prenant des décisions rapidement considère plus d’informations et plus d’alternatives (Eisenhardt, 1989 ; Judge et Miller, 1991), un individu tourné vers le futur sera plus réfléchi, moins impulsif (Agarwal, Tripathi et Srivastava, 1983) et il étudiera un grand nombre d’hypothèses et d’alternatives avant de choisir la meilleure solution. Enfin, la « bissociation »[4] est une composante (Smith et Di Gregorio, 2002) de l’action entrepreneuriale orientée vers un futur meilleur (Von Mises, 1996). Ainsi :

  • Proposition 1b : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle future et les activités d’association et de connexion d’informations de l’entrepreneur.

L’individu tourné vers le futur et vers l’accomplissement attribue une plus grande valence au succès d’une tâche future et part du principe que les chances de succès de cette tâche sont plus importantes que celles d’une tâche actuelle (Nisan, 1972). De plus, la désirabilité du résultat final a ici une influence plus importante que la faisabilité de parvenir à ce résultat (Sagristano, Trope et Liberman, 2002). Enfin, en lien avec l’article de McMullen et Shepherd, 2006, l’étude de la faisabilité (connaissance) et l’étude de la désirabilité (motivation) sont utiles pour explorer l’évaluation et le jugement d’opportunités. Ainsi :

  • Proposition 1c : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle future et les activités d’évaluation et de jugement des opportunités de l’entrepreneur.

2.2. La relation entre la perspective temporelle présent hédoniste et la vigilance entrepreneuriale

La relation entre PT présent hédoniste et vigilance entrepreneuriale est moins évidente. On pourrait a priori penser que l’entrepreneur qui a une PT présent hédoniste profite du moment présent et qu’il se concentre moins sur la veille et la recherche d’informations, sur l’établissement de nouvelles connexions ainsi que sur l’évaluation et le jugement du potentiel des opportunités. Il serait donc peu tourné vers l’accomplissement. Pourtant, l’individu qui a une PT présent hédoniste prend des risques (Zimbardo et Boyd, 1999) et cette attitude de prise de risque caractérise également l’individu tourné vers l’accomplissement qui attribue une plus grande valence au succès d’une tâche future.

Comme l’explique Lyubomirsky (2001), l’individu heureux vit les événements et réagit aux circonstances de façon plus positive et adaptée. De plus, d’après Bouffard, Lens et Nuttin (1983), l’individu qui n’est pas frustré a une PT future moins limitée que l’individu frustré. Par ailleurs, l’individu ayant une PT présent hédoniste prend des risques pour créer un enthousiasme et éviter la frustration (Zimbardo et Boyd, 1999). Par conséquent, l’association du bonheur et de la prise de risque modifie la simple relation entre le présent et l’impulsivité (Ainslie, 1975) et suggère une relation plus nuancée et plus complexe.

Finalement, en raison de son bonheur et de ses affects positifs, l’individu disposant d’une PT présent hédoniste recherche l’information (Staw et Barsade, 1993 ; Staw, Sutton et Pelled, 1994), ce qui constitue une caractéristique clé de la vigilance. Ces observations nous amènent à suggérer la proposition suivante :

  • Proposition 2a : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle présent hédoniste et les activités de veille et de recherche d’informations de l’entrepreneur.

L’individu caractérisé par une PT présent hédoniste souffre moins d’une privation prolongée de PT et ses expériences sociopsychologiques favorisent une pensée et une planification orientées vers le futur. Cet individu heureux est également plus réfléchi et moins impulsif. Il prend donc en compte un plus grand nombre d’alternatives (Fredrickson, 1998 ; 2001 ; Isen, 2000). Enfin, nous soutenons, contrairement à d’autres auteurs (par exemple, George et Zhou, 2002), qu’il est plus enclin à faire des associations et des connexions nouvelles et créatives (Amabile, Barsade, Mueller et Staw, 2005 ; Isen, Daubman et Nowicki, 1987 ; Isen, Johnson, Mertz et Robinson, 1985). Ainsi :

  • Proposition 2b : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle présent hédoniste et les activités d’association et de connexion d’informations de l’entrepreneur.

Comme l’individu caractérisé par une PT future, lorsque l’individu ayant une PT présent hédoniste évalue et juge les opportunités, il se concentre davantage sur la taille perçue et la désirabilité de la récompense. De plus, comme il est heureux, il perçoit moins les risques (Foo, 2011). Il est également disposé à en prendre davantage car il est plus confiant (Nussbaum et al., 2006). Enfin, des niveaux croissants de joie renforcent l’association entre évaluation et exploitation des opportunités (Welpe, Spörrle, Grichnik, Michl et Audretsch, 2012). Ainsi :

  • Proposition 2c : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle présent hédoniste et les activités d’évaluation et de jugement des opportunités de l’entrepreneur.

2.3. La relation entre la perspective temporelle présent fataliste et la vigilance entrepreneuriale

La PT présent fataliste dénote une attitude résignée et un champ de contrôle externe (Rotter, 1966). Or, l’individu qui est plus motivé à éviter l’échec qu’à atteindre le succès et qui anticipe un certain nombre d’échecs futurs subordonnés à ses performances immédiates démontre une résistance d’autant plus importante à s’engager dans l’activité présente (Raynor, 1969). Ainsi, la résignation joue un rôle négatif.

L’individu qui se laisse submerger par le présent a souffert d’une privation prolongée de PT et se distingue de l’individu orienté vers le futur. De plus, cet individu est malheureux et frustré. Pour lui, le futur (Gjesme, 1979) est davantage synonyme d’anxiété (Tellegen, 1985), ce qui entraîne une mauvaise utilisation du temps et une mauvaise perception du contrôle du temps (Claessens, Van Eerde, Rutte et Roe, 2007 ; Macan, Shahani, Dipboye et Phillips, 1990). Finalement, cet individu est anxieux et stressé. Il est donc moins enclin à rechercher de nouvelles informations (Easterbrook, 1959 ; Staw, Sandelands et Dutton, 1981) bien qu’il s’agisse d’un élément central de la vigilance. Ces différentes observations permettent de formuler la proposition suivante :

  • Proposition 3a : il existe une corrélation négative entre la perspective temporelle présent fataliste et les activités de veille et de recherche d’informations de l’entrepreneur.

L’individu ayant une PT présent fataliste fait preuve d’une plus grande impulsivité dans ses réponses et se soucie moins de fournir une solution correcte. Ainsi, il ne prend pas le temps d’envisager un grand nombre d’alternatives avant de proposer une solution. Par ailleurs, cet individu fait preuve d’un comportement réactif dans la gestion de son environnement et pense davantage à un déterminisme environnemental (Bergadaà, 1990) plutôt qu’à un futur maîtrisé (Shelley, 1994). Par conséquent, son impulsivité ne l’encourage pas à faire de nouvelles associations et connexions d’informations. Ainsi :

  • Proposition 3b : il existe une corrélation négative entre la perspective temporelle présent fataliste et les activités d’association et de connexion d’informations de l’entrepreneur.

Concernant l’évaluation et le jugement des opportunités, une attitude réactive dans la gestion de l’environnement implique une mise en scène-activation (une connaissance) et une satisfaction des désirs personnels (une motivation) limitées et entraîne un engagement faible dans des actions entrepreneuriales (McMullen et Shepherd, 2006). En outre, les risques perçus augmentent proportionnellement au degré de peur ressentie (Foo, 2011). Par conséquent, l’association entre évaluation et exploitation d’opportunités devient plus faible (Welpe et al., 2012 ; Wood, McKelvie et Haynie, 2014). Ainsi :

  • Proposition 3c : il existe une corrélation négative entre la perspective temporelle présent fataliste et les activités d’évaluation et de jugement des opportunités de l’entrepreneur.

2.4. La relation entre la perspective temporelle passé positif et la vigilance entrepreneuriale

La PT passé positif décrit l’individu ayant eu des expériences positives dans le passé et ayant mémorisé des événements positifs (Apostolidis et Fieulaine, 2004 ; Fried et Slowik, 2004 ; Shipp et Jansen, 2011). On pourrait a priori penser que cet individu qui souffre ou qui a souffert d’une privation prolongée de PT (Agarwal et al., 1983) n’est pas vigilant. Pourtant, il est probable que cet individu choisisse de différer la récompense et qu’il partage les mêmes croyances que l’individu ayant une PT future. En effet, ses attentes, qui déterminent principalement ses choix individuels, dépendent en partie de ses expériences passées positives directes et vicariantes (Lewin et al., 1944 ; Mischel, 1974). Par conséquent, la valeur incitative, qui constitue l’une des deux composantes de la motivation, joue un rôle positif important.

La veille et la recherche d’informations constituent des éléments clés de la vigilance (Busenitz, 1996 ; Kaish et Gilad, 1991). L’individu caractérisé par une PT passé positif tend à rechercher davantage d’informations parce qu’il génère plus d’idées (Rollier et Turner, 1994) devant être informées et qu’il est plus motivé pour obtenir de telles informations, obtenir un succès immédiat et anticiper un succès futur (Raynor, 1969). Compte tenu de toutes ces considérations, nous formulons la proposition suivante :

  • Proposition 4a : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle passé positif et les activités de veille et de recherche d’informations de l’entrepreneur.

Générant un plus grand nombre d’idées informées, l’individu caractérisé par une PT passé positif associe et connecte les informations de façon unique et novatrice. Illustrant cette idée, Fredrickson et Branigan (2005) montrent que les individus ayant des émotions positives élargissent leur champ de perception et de pensée et qu’ils s’engagent dans un plus grand nombre d’actions. Cet argument est également renforcé par la valence positive du passé qui rapproche les individus ayant une PT passé positif des individus ayant une PT future (De Volder et Lens, 1982). Ainsi :

  • Proposition 4b : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle passé positif et les activités d’association et de connexion d’informations de l’entrepreneur.

Les connaissances positives mises en scène et activées à partir des événements passés positifs ainsi que la motivation positive amènent l’individu ayant une PT passé positif à s’engager dans des actions entrepreneuriales (McMullen et Shepherd, 2006). En effet, faisant écho aux individus ayant une PT future qui attachent une plus grande valeur au succès et qui émettent l’hypothèse que leurs chances de succès sont plus grandes lorsqu’il s’agit d’une tâche future, Nisan (1972) et Foo (2011) montrent que les entrepreneurs heureux choisissent l’option la plus risquée composée d’un résultat incertain et de grande valeur. Ainsi :

  • Proposition 4c : il existe une corrélation positive entre la perspective temporelle passé positif et les activités d’évaluation et de jugement des opportunités de l’entrepreneur.

S’inscrivant dans la lignée des travaux précédents (par exemple, Bluedorn, 2002), on peut noter que l’étude de la PT passé positif suggère des corrélations positives entre la profondeur temporelle du passé et la profondeur temporelle du futur.

2.5. La relation entre la perspective temporelle passé négatif et la vigilance entrepreneuriale

Les individus heureux et malheureux n’utilisent pas les mêmes stratégies cognitives, liées au jugement et motivationnelles (Lyubomirsky, 2001 ; Lyubomirsky, King et Diener, 2005). Plus précisément, l’individu ayant une PT passé négatif a vécu et mémorisé des expériences et des événements passés négatifs. Ressassant son passé (Lyubomirsky et Nolen-Hoeksema, 1995 ; Watson et Clark, 1984) et souffrant d’une privation de PT (Agarwal et al., 1983), il est incapable de différer la récompense et il ne se comporte pas de la même façon que l’individu ayant une PT future parce que ses attentes, qui déterminent ses choix individuels, sont reliées à des expériences passées négatives (Mischel, 1974). Par conséquent, la valeur incitative, qui constitue l’une des composantes de la motivation, joue un rôle négatif important (Holman et Silver, 1998).

Bien que la veille et la recherche d’informations constituent des éléments importants de la vigilance, l’individu ayant une PT passé négatif recherche moins d’informations, soit parce qu’il génère moins d’idées devant être informées, soit parce qu’il n’est pas très motivé pour rechercher ces informations (plus précisément, il est plus motivé à éviter l’échec et il est moins actif ; Raynor, 1969). Ces deux considérations suggèrent la proposition suivante :

  • Proposition 5a : il existe une corrélation négative entre la perspective temporelle passé négatif et les activités de veille et de recherche d’informations de l’entrepreneur.

L’individu qui a une PT passé négatif élabore moins d’idées (Fredrickson, 2001) informées et il est moins motivé et actif pour rechercher des informations. Il est donc moins apte à associer et à connecter des informations de façon unique et innovante. Illustrant cette idée, Fredrickson et Branigan (2005) montrent que les individus ayant des émotions négatives rétrécissent leur champ de perception et de pensée et qu’ils s’engagent dans un plus petit nombre d’actions. Ainsi :

  • Proposition 5b : il existe une corrélation négative entre la perspective temporelle passé négatif et les activités d’association et de connexion d’informations de l’entrepreneur.

Du fait de connaissances reliées à des événements passés négatifs et d’une motivation négative, l’individu caractérisé par une PT passé négatif ne s’engage pas ou moins dans des actions entrepreneuriales (McMullen et Shepherd, 2006 ; Wood et al., 2014). Cet argument est alors en cohérence avec Wood et ses collègues qui ont récemment trouvé que la relation entre le taux de nouvelles firmes créées et la volonté de l’entrepreneur à poursuivre une opportunité était moins positive lorsque l’entrepreneur avait vécu un échec entrepreneurial antérieur ou encore lorsque sa peur de l’échec était élevée. Ainsi :

  • Proposition 5c : il existe une corrélation négative entre la perspective temporelle passé négatif et les activités d’évaluation et de jugement des opportunités de l’entrepreneur.

2.6. Les relations entre les trois dimensions de la vigilance entrepreneuriale

D’après Tang et al. (2012), la vigilance est étroitement liée à la veille et à la recherche d’informations. Kirzner (1973) définit la vigilance comme une tendance à pressentir où il sera possible de trouver l’information. Ceci suggère non seulement une recherche d’informations mais aussi l’idée d’une préparation unique (Kaish et Gilad, 1991). En ce sens, l’individu vigilant est capable de détecter des opportunités qui ont été négligées par d’autres et, ce faisant, de mieux se positionner pour exploiter ces niches.

Une fois qu’il a obtenu des informations utiles, l’individu vigilant est susceptible de connecter et d’associer ces informations de façon unique et nouvelle (Baron, 2006). L’établissement de connexions novatrices entre ces différentes informations implique de nouveaux modes de pensée et de nouvelles cognitions (Mitchell et al., 2007). Faisant écho à cette idée, Von Mises (2008) explique que les profits résultent des actions mentales de l’entrepreneur.

Enfin, comme l’expliquent McMullen et Shepherd (2006), l’engagement dans l’action entrepreneuriale et l’acceptation de l’incertitude d’opportunités potentiellement rentables font appel aux connaissances de l’individu (une mise en scène-activation est-elle possible ?) et à sa motivation (y a-t-il satisfaction des désirs personnels ?).

Faisant écho aux récentes recherches sur l’exposition aux informations et sur l’évaluation des opportunités (Autio, Dahlander et Frederiksen, 2013) et en suivant Tang et al. (2012), nous soutenons que plus l’individu est vigilant et plus il recherche de l’information, plus il pourra associer et connecter ces informations de façon innovante. De même, plus le nombre d’alternatives novatrices prises en compte par un individu est élevé, plus l’évaluation et le jugement d’une opportunité vont faire appel aux connaissances et à la motivation de l’individu. Nous faisons donc les deux propositions suivantes :

  • Proposition 6a : il existe une corrélation positive entre les activités de veille et de recherche d’informations de l’entrepreneur et ses activités d’association et de connexion d’informations.

  • Proposition 6b : il existe une corrélation positive entre les activités d’association et de connexion d’informations de l’entrepreneur et ses activités d’évaluation et de jugement des opportunités.

2.7. Quelques limites contextuelles du processus

En nous appuyant sur des articles de référence (par exemple, George et Jones, 2000 ; Johns, 2006 ; Zaheer, Albert et Zaheer, 1999), nous introduisons maintenant quelques limites contextuelles importantes qui doivent figurer dans tout article théorique (voir les questions posées par Whetten, 1989). Ces limites servent également à mettre l’accent sur la plausibilité (Weick, 1989) de nos propositions et de notre modèle.

2.7.1. Qui ?

Faire la différence entre un entrepreneur ayant des affects modérément positifs et des affects excessivement positifs (Hmieleski et Baron, 2009) est important car, des affects excessivement positifs ont des effets négatifs sur l’entrepreneur (Baron, Hmieleski et Henry, 2012). De plus, spécifier s’il s’agit d’un homme entrepreneur ou d’une femme entrepreneure est également important car, de nombreuses recherches montrent que la plupart des femmes sont tournées vers le futur lorsqu’elles prennent des décisions (par exemple, Jason, Schade, Furo, Reichler et Brickman, 1989).

Notre recherche concerne la relation entre la PT et la vigilance. En lien avec ce qui précède, Langowitz et Minniti (2007) montrent qu’il y a un lien entre le genre et la vigilance. En effet, ces auteurs montrent que la vigilance est positivement corrélée, à travers différents pays, à la propension qu’ont les femmes à démarrer une nouvelle entreprise. Enfin, il convient de distinguer le cas particulier de l’entrepreneur membre d’une famille. En effet, Kontinen et Ojala (2011) mettent au jour que la flexibilité de l’entreprise familiale et la petitesse de son équipe de direction sont autant d’atouts qui permettent une meilleure vigilance et une meilleure réactivité face aux opportunités d’affaires internationales.

2.7.2. Quand ?

Faire la différence entre des recherches longitudinales et des recherches en coupe unique réalisées à un instant t est important car les tendances sociétales, les modèles institutionnels ou encore la maturité sociale évoluent et les changements sont visibles dans le temps. De plus, introduire les notions de rythmes circadiens (McGrath et Rotchford, 1983), d’entraînement (Ancona et Chong, 1996) et de « Zeitgeber » ou agent rythmique (Bluedorn, 2002, p. 150) est également important car ce sont des aspects clés de cette contingence temporelle. Il convient alors de préciser que l’opportunité d’affaires constitue l’agent qui donne le rythme dans cet environnement imprévisible (Baum et Wally, 2003). Nous rapprochons également cette situation du concept largement exploré d’équilibre ponctué (Gersick, 1991 ; 1994 ; Tushman et Anderson, 1986 ; Tushman et Romanelli, 1985). En effet, cet environnement est caractérisé à la fois par des évolutions essentiellement mineures et par des périodes de profond changement.

2.7.3. Où ?

Spécifier les valeurs religieuses et culturelles est important car les valeurs culturelles nationales et les valeurs organisationnelles sont souvent symétriques (Ashkanasy, Gupta, Mayfield et Trevor-Roberts, 2004). De plus, faire une distinction par rapport au continent étudié est aussi important. En effet, si certains pays européens comme la France connaissent actuellement des difficultés liées à la croissance et au chômage, certains pays asiatiques connaissent en revanche la situation inverse. Cependant, cela ne veut pas dire pour autant que la France ne soit pas un pays d’entrepreneurs et de créateurs d’entreprises (Léger-Jarniou, 2013). Par ailleurs, les aspects cycliques du temps notés ci-dessus appellent à préciser et à clarifier les variations sectorielles qui peuvent exister au niveau de l’abondance des ressources et des opportunités. Enfin, spécifier la structure et le cycle de vie de l’entreprise future est également important (Rousseau et Fried, 2001). Pour conclure, il faut rappeler que ces trois grandes limites sont importantes car elles mettent en évidence le caractère plausible et non certain de nos propositions et de notre modèle (il s’agit d’une représentation du monde et non de la représentation du monde).

2.8. Le modèle théorique du processus

Reprenant les différentes propositions, la figure 1 présente une vue synoptique du processus. Notre modèle, situé très en amont dans le processus, porte sur le rapport entre les cinq PT de Zimbardo et Boyd (1999) et les trois éléments constitutifs de la vigilance de Tang et al. (2012). Une précision est ici importante. Les propositions et le modèle que nous présentons appellent à être testés en vue d’apporter des « clarifications empiriques » (une validation ou une non-validation par le terrain).

Figure 1

Le modèle théorique du processus

Le modèle théorique du processus

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3. Discussion et conclusion

Prises individuellement, la perspective temporelle et la vigilance entrepreneuriale constituent des concepts importants. Toutefois, pour démarrer son activité de création d’entreprise, l’entrepreneur (Gartner, 1988) doit s’assurer du bon ajustement temporel et de l’optimisation de chacune des composantes de notre modèle. C’est ainsi que l’entrepreneur doit considérer sa PT comme un déterminant de sa vigilance qui, à son tour, pilotera ses activités de création d’entreprise. Par conséquent, l’entrepreneur (Gaglio et Katz, 2001) et l’organisation (Katz et Kahn, 1966) doivent être sensibles aux événements qui surviennent dans l’environnement et qui nécessitent une réalisation ou une mise en adéquation (Jansen et Shipp, 2013).

L’ajustement temporel et l’optimisation impliquent que l’entrepreneur soit à l’affût des changements environnementaux mais aussi qu’il conserve une PT favorable et positive qui favorise la vigilance. L’ouverture au changement environnemental et l’adaptation à ce changement sont également des attitudes importantes car l’entrepreneur doit sélectionner l’opportunité qu’il pense être la plus apte à satisfaire les besoins des clients (Stalk, 1988). Toutefois, nos propositions et notre modèle reposent sur l’idée qu’avant même la sélection et l’exploitation d’une opportunité, une PT favorable et positive (négative et défavorable) aura pour effet de favoriser (d’anéantir) la capacité à reconnaître et à identifier les opportunités. Nos propositions et notre modèle offrent plusieurs contributions au champ de l’entrepreneuriat.

3.1. Implications

3.1.1. Implications pour la recherche

Nos propositions et notre modèle comportent des implications pour les chercheurs qui étudient les affects et les émotions des entrepreneurs (Baron, 2008 ; Cardon, Foo, Shepherd et Wiklund, 2012) ainsi que la cognition entrepreneuriale (Mitchell et al., 2007). En effet, l’entrepreneur caractérisé par une PT future, présent hédoniste et passé positif (présent fataliste et passé négatif) attribue une signification positive (négative) aux informations précédemment stockées et actuellement observées et recherchées. De même, cet entrepreneur attribue une signification positive (négative) à l’organisation des informations ainsi qu’à l’évaluation et au jugement des opportunités. Il semble donc très important pour les chercheurs de faire figurer la perspective temporelle dans leur étude portant sur les émotions et les cognitions entrepreneuriales. Cependant, notre modèle considère la PT comme un déterminant de la vigilance et suggère que cette vigilance est véritablement une résultante de la PT. Si elle est validée, cette hypothèse ouvrirait alors la voie à des contributions intéressantes pour le champ de l’entrepreneuriat. Enfin, bien que d’autres recherches sur ce point soient encore nécessaires, il est important de noter qu’une extrême prédominance de l’une des cinq PT peut être préjudiciable à l’entrepreneur.

En premier lieu, Boniwell et Zimbardo (2004) expliquent que l’individu caractérisé par une PT future prédominante a tendance à utiliser son énergie pour atteindre des objectifs futurs. Son mode de pensée peut ainsi se trouver altéré par la vision de récompenses futures. Suivant ces auteurs, nous pensons que l’entrepreneur ayant une PT future peut différer la récompense actuelle et perdre son intérêt pour le présent parce qu’il est trop concentré sur une expérience future idéalisée.

En deuxième lieu, parce que la PT est un concept valencé impliquant les affects et la cognition, l’entrepreneur disposant d’une PT future, présent hédoniste et passé positif peut avoir des biais cognitifs importants et commettre des erreurs cognitives coûteuses (Baron, 1998 ; Busenitz et Barney, 1997 ; Simon, Houghton et Aquino, 2000 ; Tversky et Kahneman, 1974 ; 1981), mettant ainsi en péril ses activités de création d’entreprise.

En troisième lieu, concernant l’entrepreneur qui possède une PT passé négatif, les souvenirs et les expériences passées peuvent avoir une influence négative sur le présent. Ainsi, cet entrepreneur qui aurait eu de nombreuses expériences négatives dans le passé pourrait ne pas s’adapter aux exigences de la situation présente, ce qui pourrait, par la suite, compromettre ses activités de création d’entreprise. Le même type de raisonnement s’applique à l’entrepreneur caractérisé par une PT présent fataliste.

3.1.2. Implications pour la pratique

Les implications pratiques concernant la PT sont importantes. Suivant l’article récent de Boniwell, Osin et Sircova (2014), on peut imaginer un accompagnement (ou tutorat) autour de la perspective temporelle des entrepreneurs avec des exercices et des actions ciblées pour chaque PT. Ainsi, le tuteur s’occupant d’un entrepreneur avec une PT passé négatif pourrait proposer des exercices d’écriture expressive dans lesquels l’entrepreneur écrirait ses pensées et ses émotions afin de les organiser et de trouver une signification aux expériences tragiques et marquantes (par exemple, un échec entrepreneurial antérieur). L’entrepreneur pourrait également écrire une lettre dans laquelle il exprime ses regrets ou son pardon envers une personne particulièrement importante pour lui. Enfin, le tuteur pourrait proposer à l’entrepreneur de se focaliser, au travers d’images, de musiques, d’objets ou de textes choisis, sur ses émotions positives (par exemple, la signature d’un important contrat commercial).

De même, le tuteur s’occupant d’un entrepreneur avec une PT passé positif pourrait lui proposer des exercices centrés sur des événements positifs de sa vie, sur ses expériences positives récentes, sur une lettre de remerciements à une personne importante (par exemple, un client ou un fournisseur), sur sa généalogie familiale ou encore sur des projets ou événements positifs communautaires (par exemple, un partenariat caritatif entre son entreprise et une ONG). Par ailleurs, le tuteur s’occupant d’un entrepreneur avec une PT présent fataliste pourrait proposer des exercices progressifs développant les capacités de prise de décision, d’autonomie et de prise de responsabilités (par exemple, l’acquisition d’un équipement industriel). Le tuteur pourrait également proposer des exercices d’identification de valeur dans lesquels l’entrepreneur apprendrait à percevoir la valeur et les bénéfices pour lui-même dans chaque action.

De plus, le tuteur s’occupant d’un entrepreneur avec une PT présent hédoniste pourrait, s’il devait la diminuer, proposer des exercices de planification, de rétroplanning et de parcours d’étapes (par exemple, des diagrammes de GANTT et de PERT liés à un projet de création d’entreprise). Dans le cas où le tuteur souhaiterait augmenter la PT présent hédoniste de l’entrepreneur, il pourrait proposer des exercices centrés sur le fait de savourer le moment présent. Par exemple, il pourrait proposer des exercices centrés sur le fait de savourer un moment en compagnie d’autres personnes (par exemple, sa famille), de s’auto-féliciter d’une réussite (par exemple, le développement des activités export), de s’immerger totalement dans le moment présent ou encore de mettre en place des activités récréatives (par exemple, un repas de famille plutôt qu’un repas d’affaires). Le tuteur s’occupant d’un entrepreneur avec une PT future pourrait, quant à lui, proposer des exercices de clarification de priorités et de buts personnels, des exercices d’écriture bibliographique ou encore des exercices de réduction du niveau de culpabilité et de préoccupation. Enfin, le tuteur pourrait proposer des exercices de détente et de régénération des ressources personnelles (par exemple, des exercices de méditation, de yoga ou de sophrologie).

Les implications pratiques concernant la vigilance sont également importantes. Les professionnels de l’éducation et de la culture entrepreneuriale pourraient organiser des séances de créativité de groupe (De Tienne et Chandler, 2004). Suivant Tang et al. (2012), les participants (des élèves, des entrepreneurs…) développeraient alors leurs capacités à :

  1. déceler les informations ;

  2. organiser les informations de façon innovante ;

  3. juger et appréhender la valeur des opportunités.

Les synergies qui émanent de l’effet de groupe seraient ici très bénéfiques pour tester l’efficacité de cette démarche.

3.2. D’autres limites

Notre modèle contient d’autres limites que des limites contextuelles. Tout d’abord, nous nous interrogeons sur le rôle des cadres cognitifs des entrepreneurs novices et plus expérimentés (par exemple, Baron et Ensley, 2006 ; Valliere, 2013). Ensuite, nous nous interrogeons sur la rationalité limitée et sur l’attention de ces individus (Simon, 1997). Bien qu’elles puissent jouer un rôle médiateur et modérateur, de plus amples recherches sont nécessaires pour préciser le rôle de ces variables dans notre modèle complexe.

De plus, en lien avec le type d’entrepreneurs (entrepreneurs jeunes ou expérimentés), l’importance de l’opportunité (opportunité importante saisie ou manquée), les expériences (expériences réussies ou non) et l’évolution de la PT dans le temps selon les individus et les contextes, de plus amples recherches sont nécessaires pour préciser les interactions des différentes PT. D’autres recherches sont également nécessaires pour préciser la possible constitution de profils nuancés et équilibrés (Boniwell, Osin, Linley et Ivanchenko, 2010 ; Zimbardo et Boyd, 2008 ; Zimbardo, Sword et Sword, 2012) et la possible constitution de groupes donnant ainsi à notre modèle une dimension définitivement complexe.

Par ailleurs, nous reconnaissons que nous n’abordons dans cet article que la combinaison des opportunités majeures et des entrepreneurs experts. De ce fait, notre modèle n’aborde qu’une petite partie de la question du temps en entrepreneuriat. D’autres recherches pourraient se focaliser sur d’autres combinaisons et/ou ajouter de la complexité en y incorporant les dimensions de hasard, d’incertitude, d’imprévisibilité et d’inconnu chères à Shackle (voir Batstone et Pheby, 1996).

Enfin, en nous focalisant sur l’entrepreneur, nous reconnaissons ne pas prendre en compte d’autres aspects importants comme les réseaux. Or, ces derniers jouent un rôle important dans les premiers éléments de l’idée conduisant à la reconnaissance de l’opportunité (Ardichvili et al., 2003 ; Ozgen et Baron, 2007). En effet, les réseaux internes, externes et mixtes, apportent, en temps voulu, une information complémentaire à celle déjà possédée par l’entrepreneur et réduisent le degré d’incertitude et d’ambiguïté des décisions (Julien, 2005). Cette dernière idée soulève alors deux autres pistes de recherches futures intéressantes : celle du temps d’entrée sur le marché et de la fenêtre d’opportunité (Albert, 2013 ; Christensen, Suárez et Utterback, 1998) ainsi que celle de la concurrence jouant des coudes pour se frayer une place (Dimov, 2011).

3.3. Directions pour les recherches futures

Suivant Short et al. (2010), nous proposons maintenant quelques directions pour les recherches futures qui sont, selon nous, les plus prometteuses. Reflétant l’importance du contexte social, les chercheurs pourraient étudier les liens entre ce contexte et la PT. De même, les chercheurs pourraient étudier les liens entre la PT et la croissance économique, les politiques publiques ou encore les cultures nationales. Concernant la gestion des ressources humaines, les chercheurs pourraient étudier les pratiques RH des entrepreneurs ayant des PT positives et négatives. Concernant la gestion des approvisionnements, les chercheurs pourraient également étudier les pratiques des entrepreneurs et des autres parties prenantes (fournisseurs…) ayant des PT positives et négatives. Concernant la finance, les chercheurs pourraient étudier la relation entre le capital financier dans la PT. Concernant le marketing, les chercheurs pourraient étudier le rôle que joue la PT dans l’analyse des forces, des faiblesses, des opportunités et des menaces. Enfin, concernant les entreprises familiales, les chercheurs pourraient étudier les différences de PT qui existent entre les membres des entreprises familiales et non familiales.

Il faut également ajouter que le passage à l’action constitue une autre direction de recherche potentiellement fructueuse. En effet, bien que l’étape d’évaluation et de jugement de l’opportunité comprenne la désirabilité et la faisabilité également présentes dans l’action entrepreneuriale, les chercheurs pourraient se centrer sur le passage à l’action car cette dimension est plus facilement mesurable (par exemple, voir Krueger, 1993). On peut alors présenter un tableau qui synthétise tous les éléments déjà évoqués.

Tableau 2

Le tableau de synthèse

Le tableau de synthèse

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En conclusion, la PT a des répercussions sur la vigilance entrepreneuriale (la découverte des opportunités) et sur les activités de création d’entreprise (l’exploitation des opportunités). La PT, en tant que variable individuelle également liée au rôle, à la fonction et aux compétences de l’entrepreneur (Marchesnay, 2008), doit donc occuper une place plus importante dans l’étude du processus entrepreneurial (Chabaud et Messeghem, 2010 ; Shane et Venkataraman, 2000 ; Shane, 2003). Enfin, comme nous l’avons déjà indiqué, nous invitons les chercheurs à considérer les interactions entre les différentes PT. Par exemple, la combinaison d’une forte PT présent hédoniste et d’une forte PT future peut avoir des conséquences sensiblement différentes de la combinaison d’une forte PT présent hédoniste et d’une faible PT future. Par conséquent, nous soutenons que le fait de considérer la PT comme une variable à part entière dans les recherches en entrepreneuriat-PME et, plus généralement, en gestion, peut amener les chercheurs à mettre au jour des cadres théoriques et des résultats empiriques tout à fait intéressants et pertinents.