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Introduction

Secteur à la fois hétérogène et complexe, l’artisanat demeure encore un univers trop méconnu[3] sous certaines facettes. Avec près de 900 000 entreprises, trois millions d’actif, réalisant plus de 120 milliards d’euros de chiffre d’affaires, il représente un tiers du nombre total des entreprises françaises[4]. Le maintien et le développement d’entreprises artisanales apparaissent alors comme un enjeu fort du développement socioéconomique à l’heure de la délocalisation des activités. Paradoxalement, la question de l’innovation dans l’entreprise artisanale demeure peu traitée. Peut-être faut-il voir dans ce délaissement, qui conduit d’ailleurs à une sous-évaluation de l’innovation dans l’artisanat (Pacitto, 1995), l’assimilation de celui-ci à la tradition. Pourtant, nombre d’acteurs et d’observateurs du monde artisanal[5] considèrent que la vitalité de cet univers des métiers dépend largement de sa capacité à innover sous différentes formes en affirmant conjointement une singularité par rapport à la grande entreprise. Aussi, souhaitons-nous porter notre attention sur la facette innovatrice du monde artisanal afin d’en relever les spécificités.

Les éléments de caractérisation que nous allons ici avancer résultent d’un travail empirique mené auprès d’artisans porteurs de l’idée qu’il fallait s’intéresser à l’innovation, mais que celle-ci était indissociable d’activités de conception. Ces artisans, d’univers de métiers parfois traditionnels, considèrent qu’ils conçoivent et innovent, même si c’est bien sûr à des degrés divers et dans des formes variées. Cette pluralité se trouve au fondement des figures de la conception et de l’innovation qui seront proposées.

Après avoir présenté le cadre conceptuel pour aborder cette question de l’innovation dans la petite entreprise et notamment dans l’artisanat, nous rappellerons la méthodologie de recherche. Celle-ci s’inscrit dans le cadre d’une démarche originale de travail à travers la constitution d’un club régional de dirigeants artisanaux, dont les séminaires sont animés par des universitaires. Les résultats de cette recherche seront ensuite explicités à travers la proposition d’une typologie des couples conception-innovation. Nous discuterons pour finir de la pertinence de ces travaux et des prolongements qu’ils suggèrent.

1. Les lectures de l’innovation et le contexte de l’entreprise artisanale

En économie, les mécanismes de production de l’innovation et la manière dont celle-ci est source de croissance ont fait l’objet de modélisations variées, et cela, dans la lignée des travaux pionniers de Schumpeter (1912, 1939) sur l’évolution économique (Foray et Mairesse, 1999). Depuis une vingtaine d’années, le progrès technique est présenté comme un facteur endogène à l’économie, au coeur de l’innovation (Arrow, 1962 ; Mansfield, 1968 ; Nelson, 1987) ; de nombreux travaux analytiques et / ou prescriptifs investiguent ce thème à partir des données statistiques disponibles sur l’innovation. Cette lecture microéconomique privilégie la mesure de l’innovation technologique dans les grandes et moyennes entreprises ainsi que l’analyse des politiques publiques en faveur de l’innovation, ce qui tend naturellement à exclure l’univers de l’artisanat du champ d’observation.

Si un ensemble de travaux[6] (Amable et Guellec, 1992 ; Guellec, 1993) confirment la thèse de Schumpeter liant la dynamique économique à l’innovation technologique, certains résultats vont à l’encontre d’une conjecture de Schumpeter, attribuant le rôle essentiel dans l’innovation technologique aux grandes entreprises (Crépon, 1993). Au-delà de la R-D, menée majoritairement par les grandes entreprises ou par les organismes publics, d’autres lieux d’innovation existent, dès lors, notamment, que l’expertise des individus et des collectifs leur permet de maîtriser, d’adapter et d’améliorer les techniques à travers diverses formes d’apprentissages par la pratique (Guellec, 1993).

Depuis une vingtaine d’années d’ailleurs, les recherches menées par le courant évolutionniste[7] ont apporté de nouveaux éclairages sur les évolutions affectant les entreprises et les mécanismes de l’innovation. Ils ont cherché à montrer qu’un ensemble de pratiques routinières déterminent les performances de l’entreprise et guident sa trajectoire technologique. Cette lecture par les routines, propres à chaque entreprise et présentant un caractère largement tacite, trouve un écho particulier dans l’entreprise artisanale (Zarca, 1986 ; Picard, 2006, 2000). Comme le précisent Auvolat, Lavigne et Mayère (1985), « le secteur des métiers met en avant le savoir-faire, la maîtrise des processus de production qui permettent aux artisans de s’adapter à toutes les situations et à toutes les formes de la demande ».

L’artisanat s’inscrit dans la tradition mais la plupart des métiers ont connu des évolutions, voire des révolutions technologiques, telles que les savoirs mobilisés par les artisans n’ont plus grand-chose en commun avec ceux des anciens. C’est, par exemple, dans une savante combinaison de tradition et d’innovation que la boulangerie-pâtisserie artisanale a su trouver un nouveau souffle pour affronter la concurrence de la grande distribution. La maîtrise des savoir-faire en menuiserie et charpente a permis à des entreprises artisanales de s’engager dans le développement d’une offre innovante de maisons à ossature bois. Dès lors, du point de vue de l’entreprise artisanale et de la gestion de l’innovation, la question importante est de construire des routines mais aussi de réaliser à quel moment il faut savoir les dépasser ou les délaisser et comment le faire, afin que de nouvelles pratiques puissent apparaître et trouver leur place. À ce propos, les entreprises artisanales revendiquent leurs aptitudes à concevoir, c’est-à-dire à imaginer et concrétiser certains développements techniques ou commerciaux, de même que la capacité à apprendre sur ce qu’elles font.

Observons aussi que nombre d’études (Guellec, 1993 ; Gallouj et Djellal, 2000), dans la mesure où elles sont fondées sur une assimilation innovation technologique / dépenses de R-D, offrent une vision réductrice de l’innovation. Elles masquent notamment une facette essentielle, à savoir la question du processus d’innovation et de la diffusion de l’innovation entre entreprises, au sein d’une même filière, mais aussi entre secteurs, voire entre pays. Cette approche processuelle fait maintenant l’objet d’investigations (Le Masson, Weil et Hatchuel, 2006), mais essentiellement dans l’univers de la PME et de la grande entreprise. Depuis les années 1980, les travaux des sociologues de l’innovation (cf. par exemple, Akrich, Callon et Latour, 1988) ont montré, d’une part, que l’innovation voit le jour dans différents endroits, que ce soit dans une unité de production, dans un service commercial ou chez les clients et pas seulement au sein de la fonction R-D et, surtout, que les processus d’innovation impliquent des mises en réseaux d’acteurs, des partages de savoirs, des expérimentations, des controverses et des épreuves. Ce modèle qualifié de tourbillonnaire souligne l’existence d’un véritable processus d’enrôlement, d’intéressement, d’appropriation et de diffusion, à travers des négociations à caractère sociotechnique impliquant acteurs, réseaux d’acteurs, objets et dispositifs divers. Ces travaux associés à une sociologie de la traduction ou à une théorie dite de l’acteur-réseau (Latour) permettent d’envisager de nouvelles grilles de lecture de l’innovation. Toutefois, du fait de leur caractère relativement général, ils appellent des travaux complémentaires visant à préciser les caractéristiques des processus d’innovation dès lors que ces derniers sont contextualisés, notamment pour tenir compte de l’entreprise et de l’innovation en jeu dans l’espace et dans le temps (Fournier, 1995 ; ISM, 2003). C’est dans cette perspective de contextualisation et notamment de spécification de l’entreprise artisanale et de ses pratiques d’innovation que nos travaux s’inscrivent.

Ainsi, l’innovation dans les entreprises artisanales ne peut s’apprécier ex nihilo et de manière statique, à partir des grilles typologiques courantes qui proposent d’analyser le caractère innovant selon la nature (en dissociant innovation produit / procédé / organisationnelle), ou le degré d’innovation (incrémentale / rupture). L’innovation prend des formes variées, souvent combinées dans les processus singuliers qui la portent, selon un modèle d’action qu’il faut caractériser (Hatchuel, 2001). La dimension de service apparaît comme un levier majeur et un fort gisement d’innovation propre aux entreprises artisanales, quel que soit le métier. L’innovation se comprend très mal en dehors des appartenances à des territoires, des réseaux d’entreprises et des métiers (Fourcade, 1991 ; Polge, 2003). La question de l’innovation ne peut être dissociée du contexte de l’entreprise artisanale, du profil de l’artisan-dirigeant et de la dynamique de métiers et de filière dans laquelle l’entreprise s’inscrit (Journé-Michel et Schieb-Bienfait, 2008). Selon l’artisan, ses propres capacités entrepreneuriales, son univers d’activité (métier, étape dans la filière, poids des services, influence du mésosystème artisanal), le système de management de l’innovation pourra se révéler très différent. Des travaux (Pacitto, 1995 ; Richomme, 2000 ; Loup, 2003) ont montré que l’artisan n’innove pas forcément selon les modalités habituellement connues : ainsi, les très petites entreprises artisanales présentent des spécificités managériales liées notamment à leur très petite dimension ainsi qu’à l’omniprésence de l’artisan.

Cette spécificité de la petite entreprise (Marchesnay, 1985 ; Fourcade et Marchesnay, 1997 ; Marchesnay, 2003 ; Pacitto, Julien et Meier, 2002) et en l’occurence de l’entreprise artisanale, nous conduit à nous saisir de l’innovation dans sa globalité, en adoptant une lecture dynamique des processus de conception et d’innovation à l’oeuvre dans les entreprises artisanales.

2. La méthodologie de la recherche

Cette recherche s’est engagée au deuxième semestre 2004, avec la création d’un club régional réunissant chercheurs et dirigeants artisanaux ; il se poursuit aujourd’hui sur la thématique des trajectoires d’innovation. Nous avons choisi de privilégier une démarche empirico-abductive fondée sur des entretiens semi-directifs approfondis, principalement avec les artisans impliqués dans ce club et des artisans ayant participé au programme de formation Qualité A proposé par la Chambre régionale des métiers.

2.1. Le contexte du club d’artisans

Ces travaux s’inscrivent dans le cadre d’une démarche originale (Fourcade et Polge, 2004) soutenue par l’Institut supérieur des métiers en partenariat avec la Chambre régionale des métiers et l’Union professionnelle artisanale régionale et visant à développer des recherches universitaires sur l’univers des métiers. La thématique « Conception et innovation au coeur de l’entreprise artisanale », retenue par le club des dirigeants de la région Pays de la Loire, a émergé d’un premier séminaire réunissant une dizaine d’artisans, des universitaires et les organismes précités. Au fur et à mesure des discussions autour du choix d’une thématique de travail, les chefs d’entreprise ont fortement insisté sur la place importante qu’ils accordaient à la conception et à l’innovation dans l’exercice de leur métier. « Imaginer et concevoir de nouveaux modèles », « lancer des produits ou services différents », « mettre en oeuvre de nouvelles manières de travailler » (verbatim 1, entretiens extraits du premier séminaire[8]) apparaissent comme autant de préoccupations majeures au coeur de leur métier et de leur positionnement stratégique. Selon leurs dires, l’entreprise artisanale constituerait en quelque sorte un « laboratoire d’idées et de pratiques nouvelles » (verbatim 12, entretiens extraits du second séminaire[9]), dans lequel l’entrepreneur se refuse à séparer conception et exécution. Il restait toutefois à clarifier la diversité des cas de figure qu’ils évoquaient.

Cet effort de clarification fut unanimement retenu comme objectif premier de la recherche. Il s’agissait donc de parvenir à l’identification des figures de la conception et de l’innovation dans l’artisanat. À bien des égards, nos travaux s’inscrivent dans le cadre théorique proposé par Hatchuel, Weil, Midler et Le Masson (cf. Le Masson, Weil et Hatchuel, 2006, pour une synthèse récente). Dans le cadre de leurs recherches menées depuis 10 ans au sein du CGS[10], la pertinence de leurs travaux peut se résumer autour d’un double argument : d’une part, ils posent l’innovation comme objet de gestion, de pilotage et d’organisation, tout en proposant des voies de dépassement des clivages disciplinaires entre l’économie, la gestion et la sociologie ; d’autre part, ils privilégient la problématique de la génération de formes d’action collective nouvelles et se saisissent de cette question de l’articulation entre conception et innovation.

Pour progresser dans la génération de connaissances scientifiques sur la conception et l’innovation dans l’entreprise artisanale, nous avons engagé une démarche de recherche qualitative depuis 2004. Le travail d’observation, la collecte et l’analyse de données primaires et secondaires nous ont permis de formuler des conjectures qu’il nous conviendra de tester et de discuter dans les phases ultérieures de notre recherche[11], déjà engagées.

Plusieurs sessions de travail et séminaires ont été organisés sur cette double thématique conception / innovation (cf. tableau 1). Nous avons privilégié une démarche à caractère exploratoire, bénéficiant ainsi de la disponibilité rare des artisans et de leur implication dans la recherche. Nous avons choisi d’adopter une démarche fondée sur des entretiens semi-directifs approfondis et sur de l’observation participante (dans le cadre de six séminaires). Signalons ici qu’il s’agit d’un travail de réflexion à caractère qualitatif qui ne prétend pas à une validité fondée sur la représentativité des artisans de notre club. Au contraire, nous explorons plutôt des pratiques de conception et d’innovation auprès d’artisans sensibles à ces aspects, contribuant ainsi à caractériser leurs modèles d’action (Hatchuel et Weil, 1992 ; Hatchuel, 2001). Des recherches ultérieures nous permettront d’analyser et de discuter la portée des conjectures formulées et des caractérisations associées.

2.2. Le travail d’enquête

La recherche a privilégié l’exploration du thème par l’organisation de séminaires et par des réunions de travail, en petit groupe, où un binôme d’universitaires s’entretenait avec un binôme d’artisans. La décision de pratiquer les entretiens par binôme a été retenue pour favoriser les échanges. Les entretiens ont été conduits sur la base de grilles dont l’architecture est présentée dans le tableau 1 : ils étaient menés par deux universitaires à partir des thématiques principales et de questions de relance associées. Les entretiens duraient environ deux heures. Parallèlement, des visites sur site et des entretiens complémentaires ont été réalisés dans le cadre de l’entreprise artisanale. Ce n’est pas l’innovation en soi comme phénomène ou problème que nous avons étudiée mais l’ensemble des activités, des ressources et des modalités organisationnelles mises en place pour permettre l’innovation. Cette posture nous a conduits à nous intéresser aux processus de conception par lesquels l’innovation est pensée et mise en forme (Le Masson, Weil et Hatchuel, 2006).

Les artisans représentent une certaine diversité de métiers et d’entreprises : nous avions des entreprises de 1 à presque 30 salariés présentes dans des univers aussi divers que l’esthétique, la carrosserie, la gravure sur verre, la sculpture artistique, la boulangerie, la photographie, l’aménagement de véhicules ou l’imprimerie. Mais il ne constitue pas un échantillon représentatif de l’univers des métiers comme nous l’indiquions ci-dessus. Ce sont des artisans retenus pour le dynamisme de leur entreprise et leur implication dans leur univers professionnel. Ils ont également été sélectionnés par l’UPAR (Union professionnelle artisanale régionale) et la Chambre régionale des métiers pour leur intérêt et leur aptitude à réfléchir sur leurs pratiques et l’évolution de leur métier.

Tableau 1

L’architecture des grilles d’entretien

Thématique : une situation qualifiée d’innovante

1) Pouvez-vous nous parler d’une innovation qui vous paraît significative de votre développement ?

1-1) Est-ce que vous pouvez nous la décrire en détail ?

Questions de relance :

Repérer les formes de l’innovation :

- développement d’un nouveau produit,

- amélioration d’un procédé de fabrication,

- nouveau service associé au produit,

- innovation commerciale,

- modification de l’organisation.

1-2) Que vous a permis l’innovation ?

Questions de relance :

- diminution des coûts,

- maintien des prix face à la concurrence,

- augmentation des prix de vente,

- développement des ventes (en quantités),

- nouvelle organisation,

- offre de services à valeur ajoutée,

- développement de partenariat.

1-3) L’innovation correspond-elle à un projet bien identifié, planifié ou, au contraire, non programmé ?

1-4) Avez-vous saisi une occasion ? Grâce à qui ?

Thème 2 : le processus de conception

2-1) Pouvez-vous nous dire qui a été impliqué ? En interne ? En externe ?

Questions de relance :

- identification des acteurs en interne (dirigeant seul, salariés, apprentis, membres de la famille);

- identification des acteurs en externe

– professionnels extérieurs à l’entreprise (conseil, expert-comptable, etc.), clients, fournisseurs, évolutions technologiques.

2-2) De quelle manière ont-ils été impliqués ?

Repérer le degré d’implication, le mode, les circonstances, les formes organisationnelles mises en place.

2-3) Quels sont les ressources et moyens que vous utilisez ?

Identifier les objets et techniques de gestion : recours à documents écrits déjà existants, consignes orales, réunions de travail, nouvelles consignes écrites, nouveaux plans, dessins, cahier des idées, planning, cahier des charges détaillé, budget, évaluation des coûts.

2-4) Quels freins avez vous rencontrés ? En interne ? En externe ?

Identifier les contraintes : temps, ressources humaines, compétences, outils, matériels, moyens financiers, gestion de projet.

2-5) Avez-vous l’impression que vous auriez eu besoin d’être soutenu ? Par qui ?

Identifier la perception des besoins d’accompagnement par type d’organisme (organisations professionnelles, chambre des métiers, organismes de formation, Institut supérieur des métiers, pôles d’innovation, etc.).

Thème 3 : l’innovation choisie, démarche occasionnelle / récurrente ?

3-1) À votre avis, la démarche que nous venons d’évoquer est-elle habituelle ou, au contraire, a-t-elle entraîné un réel changement ? Comment la qualifieriez-vous ?

Repérer si le processus est familier, occasionnel, et s’il a entraîné une rupture dans l’organisation (pratiques métier, fonctionnement interne, relations de travail, etc.).

3-2) De manière générale, qu’est-ce qui pourrait vous aider dans votre démarche d’innovation ?

Repérer si cela relève des moyens humains, des moyens financiers, des moyens informationnels, de l’accompagnement technique/ organisationnel / commercial, de la formation, etc.

Fiche d’identité :

Présentation de l’entreprise

Métier ; identité ; histoire ; évolution, effectif (salariés, apprentis), repères chiffrés.

-> See the list of tables

Dans un premier temps, après avoir interrogé les 10 artisans directement impliqués dans le club, nous avons élargi les entretiens à des entreprises artisanales engagées dans un programme « Qualité A » auprès de la Chambre régionale des métiers (au total une quinzaine d’entrepreneurs a été interviewée).

Nous avons repris dans le tableau les éléments permettant de caractériser les entreprises, membres du club des dirigeants, ainsi que les autres artisans et collaborateurs que nous avons interviewés. Délibérément, nous n’avons pas sélectionné les entreprises du club selon les spécificités de leurs métiers et activités, approche que des études antérieures ont privilégiée (notamment dans le cadre de l’enquête TIME[12]) en ne s’intéressant qu’aux activités artisanales de production.

Tableau 2

Données sur les entreprises artisanales interviewées

Code et métier de l’entreprise

Profil(s) de l’artisan impliqué dans le club

Type d’entreprise

Effectifs de l’entreprise

A : Adaptation de véhicules pour handicapés

Chef d’entreprise non technicien

Création

7 personnes dont 2 apprentis

B : Boulanger

Artisan et son épouse

Reprise

14 dont 4 apprentis

C : Carrosserie

Artisan

Création

5 dont 1 apprenti

D : Charpente, maisons à ossature bois

Artisan et son frère

Entreprise familiale

30 personnes dont 60 % issus de l’apprentissage

E : Esthétique

Artisane

Création

2 salariés

F : Garage

Épouse de l’artisan

Création

8 dont 2 apprentis

G : Gravure sur verre

Artisan

Entreprise familiale

16 personnes depuis le rachat d’une entreprise

H : Photographe

Épouse de l’artisan

Création

4 dont 1 apprenti

I : Sculpteur

Artisane

Création

seule

J : Mesure, contrôle et régulation  de température – traitements thermiques

Artisan

Reprise après salariat dans l’entreprise

10 salariés

K : Plan vasques en matériaux composites

Artisan

Création à deux

18 salariés

L : Imprimerie

Artisan

Création

15 salariés

M : Imprimerie

Artisan

Entreprise familiale

18 salariés

-> See the list of tables

Les entretiens ont fait l’objet d’un enregistrement et d’une retranscription intégrale puis d’une synthèse pour chacun d’entre eux. Nous avons abordé avec les artisans leur compréhension de la conception et de l’innovation, précisé les outils et les pratiques sur lesquels ils s’appuient et nous avons été amenés à discuter de leurs façons de voir leur entreprise en lien avec leur propre vie. Ce faisant, on retrouve les dimensions constitutives d’un modèle d’action ou d’un dispositif gestionnaire (aspects de représentation, dimensions techniques, philosophie d’accompagnement et relations / formes d’organisation mises en oeuvre entre les acteurs autour du couple conception-innovation ; Hatchuel et Molet, 1986 ; Le Masson, Weil et Hatchuel, 2006). Les résultats et interprétations ont été systématiquement restitués devant l’ensemble des artisans, des acteurs des chambres et des universitaires en séance plénière, ce qui a permis chaque fois de valider les interprétations et les conclusions retenues.

Il est important de souligner que les artisans rencontrés souhaitaient que l’on traite de la conception et de l’innovation, sans que les distinctions s’établissent très bien immédiatement entre ces termes, tout en affirmant la puissance de ces dimensions pour les caractériser. À travers ces débats sur la terminologie, des artisans déclarent que « les innovations passent par des décloisonnements entre l’univers de l’artiste, de l’artisan, de la PME, de la profession libérale… » (verbatim 5, séminaire 3). Une dimension existentielle était aussi incontestablement présente et nous reviendrons sur ce point dans notre discussion. Disons simplement à ce niveau que les artisans se définissaient comme des « acteurs concepteurs de leur entreprise et de leur vie, […] concevoir-innover, c’est manifester sa propre autonomie » (verbatim 3 et 5, séminaire 4).

3. Une pluralité de couple conception-innovation au coeur de l’entreprise artisanale

Nous avons pu constater que l’innovation se déploie selon des modalités et des formes très différentes dans un contexte où cohabitent une multiplicité de métiers et d’activités, dans des conditions hétérogènes d’environnements technologique, économique et social. De l’artisan créatif des métiers d’art[13] (verbatim de l’entreprise I) à l’artisan confronté à l’adoption de nouvelles technologies dans le secteur industriel ou tertiaire (imprimerie, photographie, entreprises H, J, L et M), l’innovation est en marche mais repose sur des pratiques de conception et d’innovation qu’il nous a semblé nécessaire de caractériser pour saisir la diversité des situations rencontrées. Toutefois, nous avons cherché à dépasser les spécificités propres aux métiers et secteurs d’activité pour privilégier une démarche d’analyse comparative des modèles d’action caractérisés.

3.1. Le constat

Quel que soit leur métier, les artisans avec lesquels nous avons travaillé ont tous mis l’accent sur la singularité des prestations qu’ils fournissent, au moins de certaines d’entre elles parmi les plus porteuses : adaptation personnalisée des véhicules aux handicaps des clients pour un garage spécialisé (entreprise A) ; conception originale de maisons à ossature bois pour un charpentier-menuisier (entreprise D) ; ou bien encore travail particulier du verre pour répondre aux exigences des architectes pour une entreprise de gravure sur verre (entreprise G).

Mais l’artisanat, ce n’est que très peu l’innovation au sens fort, si l’on associe à l’innovation l’idée d’une invention qui se diffuserait et se généraliserait (Alter, 2000). « C’est de l’innovation relative mettant en jeu des produits, des relations. C’est une innovation d’assemblage. C’est une manière de conception innovante, une activité d’assemblage. Faire rentrer mes interlocuteurs (client, fournisseur, etc.) en interaction avec ce que je fais (entretien 1, entreprise I).

L’artisanat renvoie à une conception relativiste de l’innovation, associée à l’idée de création, de nouveauté, de changement par opposition à celle de reproduction à l’identique ou de routine[14]. Donc une innovation qui, le plus souvent, sera jugée en ce qu’elle met en jeu une évolution du métier (des compétences, des savoirs) et de la mission (les produits ou services proposés, les besoins satisfaits) de l’entreprise, donc aussi les formes de travail et d’organisation au sein de l’entreprise : « l’innovation, c’est l’affaire de tous […] pas de propriétaire de l’innovation […] les salariés y participent avec de petites idées […], c’est un challenge de trouver une nouvelle idée à laquelle il faut apporter des adaptations dans le sens d’une amélioration du travail nécessaire » (entretien, entreprise D).

La singularité évoquée par les artisans met presque toujours en jeu une adaptation des prestations au client, voire une coconception avec le client (« il est important de bien comprendre ce que le client attend de nous ; nous lui proposons de faire des essais pour travailler l’image avec lui […] nous lui montrons que l’on sait faire des choses difficiles et que l’on peut concevoir l’album-livre avec lui […] que l’on n’est pas limité à ce que l’on sait habituellement faire » (entretien 6, entreprise H). Nous aurions pu retenir des exemples comparables d’adaptation chez tous nos artisans. Cette singularité s’appuie sur une relation interindividuelle qui engage le plus souvent l’artisan lui-même. Et c’est là, dans la construction d’une relation et d’une prestation singulières que se joue un certain contenu de conception et d’innovation.

Cette singularité se fonde aussi sur des compétences et des apprentissages liés au métier. C’est l’expertise de l’artisan, la combinaison de ses savoirs qui lui permettent de concevoir et d’adapter, d’identifier, dans les relations qui se nouent, les exigences qui s’expriment et d’y répondre à travers une prestation spécifique dont il apprécie la faisabilité. De plus, cette singularité s’inscrit souvent dans une proximité géographique à la mesure de l’aire d’action de l’artisan lui-même, des possibilités de déplacement qui sont les siennes. Mais le périmètre géographique et relationnel pertinent tend toutefois à s’élargir à d’autres sphères d’acteurs et de facteurs à la mesure des réseaux d’appartenance de l’artisan (comme l’évoque l’artisan C, qui s’est appuyé sur son syndicat professionnel pour développer des innovations de service dans la réparation automobile).

Sans nécessairement revendiquer une forte capacité d’innovation, les artisans ont mis en avant leur capacité à associer savoir-faire[15], savoir- comprendre et savoir-combiner, pour reprendre les termes définis par Hatchuel et Weil (1992). Des savoir-faire plutôt d’ordre technique qui correspondent à des capacités d’exécution, des savoir-comprendre nécessaires à la distanciation intelligente du « réparateur » confronté à des pannes ou des problèmes imprévus (entretiens, entreprises C et F) et des savoir-combiner du « stratège » qui permettent les adaptations imaginatives, la proposition de solutions nouvelles à des problèmes inédits : ces solutions articulent des pratiques de travail différentes, au plan des techniques et des matériaux utilisés, par exemple pour parvenir à graver et à intégrer des images sur du verre (entretiens, entreprise G). L’un des artisans rencontrés insiste sur le fait que son entreprise est née d’une innovation : réunir plusieurs métiers en un concept, celui « des plans vasques en composite permettant d’éviter le recours au menuisier, au carreleur et l’achat d’une vasque » (verbatim 15, entretiens dans l’entreprise K). Parallèlement, nous avons examiné des situations où l’innovation résultait plutôt de transferts de technologie ou de l’utilisation de nouveaux composants ou produits intermédiaires, parfois de pratiques commerciales développées par d’autres. L’artisan fait dans ce cas un effort d’appropriation des matériaux, des machines ou des pratiques mais n’est pas à l’origine de la conception ou de l’innovation (« pour se maintenir et innover dans notre offre, il a fallu se mettre aux techniques du numérique », entretien dans l’entreprise H).

Ces différentes illustrations prouvent que l’innovation résulte de processus volontaires activement soutenus par le dirigeant artisanal, et, derrière cette capacité d’innovation de l’entreprise artisanale s’articule une activité de conception au caractère pluriel et portée par l’artisan et ses collaborateurs. On voit déjà que conception et innovation se présentent sous des formes et des degrés variés.

Pour synthétiser ce constat, on pourrait dire que le modèle de création de valeur de l’artisan recouvre une alchimie de ressources et de compétences idiosyncrasiques. Trois dimensions apparaissent comme décisives dans ce modèle : la dimension de la personnalisation (identité de l’artisan engagée dans la relation), celle de la qualité (fabrication artisanale, singularité, adaptation ou sur mesure, etc.) et celle de la proximité (appartenance à un territoire, accessibilité, etc.) ; ces trois dimensions pourraient caractériser un modèle générique de création de valeur. Mais, à cette expression, il faut ajouter le contenu de conception et d’innovation que tous ont voulu mettre en avant. À ce stade de notre recherche, ces propos ne peuvent avoir valeur de généralité à l’univers artisanal dans son ensemble. Les artisans ont d’ailleurs insisté sur leur disparité eu égard à ces contenus de conception et d’innovation entre « celui qui ne fait qu’exécuter », « celui qui est dépendant » et « celui qui conçoit, adapte et fait preuve de flexibilité et de créativité face aux demandes des clients » (verbatim 13, entretiens, séminaire 4). Disparité que l’on retrouve aussi parfois en interne en fonction du portefeuille des produits ou services.

3.2. La proposition d’une typologie

Nous proposons de croiser les deux concepts d’innovation et de conception pour envisager divers cas de figures typiques, que la réalité mêle dans les pratiques d’entreprise dans une large mesure (cf. tableau 3).

Comme nous l’indiquions ci-dessus, l’innovation met en jeu une problématique d’exploration de produits et de solutions nouvelles à l’échelle de l’artisan et de son territoire pertinent. Observons que l’innovation n’est pas toujours radicale, pas plus qu’elle n’est uniquement technologique. L’innovation de service est présente et joue un rôle important, comme d’ailleurs les innovations de nature commerciale ou organisationnelle.

Lorsqu’on adopte l’acception relativiste de l’innovation[16], on se rapproche de l’idée que ce qui est en jeu, c’est la capacité de conception de l’entreprise comme nous l’avons précédemment évoqué. La conception de ce point de vue est le creuset de l’innovation comme le relève Perrin (2000). En revanche, il peut y avoir conception au sens simple d’une création par la réflexion, par la mise en oeuvre des idées, sans que celle-ci soit innovation, sans que de la nouveauté soit réellement en jeu. Les activités dites sur-mesure (cf. ci-dessous) relèvent de ce cas de figure.

Quant à la conception, Midler (2002) nous rappelle la judicieuse métaphore de D. Schön évoquant la conception comme « conversation avec la situation ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans le cas de l’artisanat : la conception est souvent imbriquée dans la réalisation qu’elle nourrit et dont elle se nourrit. Conception et innovation s’enracinent dans les pratiques et l’on est loin des modèles taylorien ou ingénierique de la conception relevés par Midler (2002) qui s’appliquent prioritairement à la grande entreprise[17]. C’est une conversation qui mobilise une heuristique, une activité mentale d’invention ou d’imagination de solutions qui ne soient pas déjà disponibles « clés en mains ». Et l’on pourrait aussi retenir avec de Terssac et Friedberg (1996) que « l’action de concevoir est fondamentalement une activité de décision conduisant à fixer des règles et à définir, de manière de plus en plus précise, l’espace du problème et des solutions de façon à aboutir à un compromis final[18] ».

Comme nous allons le voir, la proximité entre conception et innovation dans le contexte de l’entreprise artisanale n’est toutefois pas chevauchement. La variété des pratiques confronte à bien des situations qui font débat. L’innovation, par sa grande diversité de nature et d’intensité, en est souvent la cause (innovation de produit ou de processus, intensive en technologie ou non, proche ou éloignée du métier de l’artisan, caractère individuel ou collectif à l’échelle de réseaux, caractère de nouveauté plus ou moins important[19]…). La catégorisation[20] proposée vise plus à nourrir la réflexion qu’à opérer des classements définitifs. Elle a d’ailleurs bien joué ce rôle pour les artisans du club qui ont rapidement associé certaines de leurs pratiques à des quadrants (cf. du tableau 3, ci-dessous). Observons, dès maintenant, qu’un couple conception-innovation n’est pas propre à un métier (boulangerie, menuiserie, etc.) et que, dans chaque métier, les différents couples repérés peuvent coexister en fonction du portefeuille de produits de l’artisan. Signalons aussi que certaines activités changent de quadrants au cours du temps : ainsi l’activité maison à ossature bois qui représentait à ses débuts une activité innovante pour le charpentier-menuisier a pris au fil du temps bien des traits de l’activité sur mesure.

Tableau 3

Les couples conception-innovation

          Innovation

Conception

Faible

Forte

Faible

Activité routinière (I)

Innovation importée (II)

Forte

Activité sur mesure (IV)

Conception innovante (III)

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L’activité routinière (I), en ce qu’elle ne met en jeu que peu, voire pas de conception et d’innovation, se révèle souvent présente. Les portefeuilles d’activités des artisans comportent à un niveau ou un autre l’exercice d’activités bien maîtrisées qui reposent sur les savoirs et les pratiques courantes. Sans exclure complètement l’idée que la mise en oeuvre des connaissances liées au savoir-faire et aux pratiques traditionnelles du métier corresponde à une certaine dose d’adaptation aux besoins du client. Ainsi, ces activités routinières, nous les trouvons dans l’activité du traiteur ou du boulanger dans son travail quotidien, chez le menuisier ou le graveur sur verre qui assurent une prestation parfois technique mais habituelle.

L’activité sur mesure (IV) correspond au déploiement d’une activité de conception sans qu’il y ait réellement innovation. La conception intervient ici quand, pour l’essentiel, les connaissances et les savoirs sont maîtrisés. Pour illustrer le propos dans l’univers industriel, l’activité relève ici plus du bureau d’études et de dessins que de la recherche et développement. L’artisan se différencie par sa capacité à s’adapter aux besoins des clients en proposant du sur-mesure à partir de modèles de base. La plupart des métiers rencontrés se distingue par leur capacité d’adaptation, leur flexibilité par rapport à des demandes originales : « Chaque maison à ossature bois est unique même si l’on a quelques réalisations de référence » ; « On n’hésite pas à perturber la production pour chercher des solutions à une demande d’un travail du verre qu’on ne connaît pas » (verbatim 9, entretiens entreprise D).

Cette activité sur mesure se caractérise, à l’instar des activités routinières du quadrant I, par une innovation faible mais, en revanche, la conception du produit appelle des adaptations à la demande du client, elle nécessite que soit pensée et présentée une solution originale si ce n’est parfois inédite. Dans certains cas, le sur-mesure met en jeu une certaine dose d’innovation qui nous rapproche de la conception innovante. Ainsi, quand l’aménageur de véhicules nous dit « quand on n’a pas les connaissances en interne, on va les chercher en externe pour trouver la solution au handicap particulier qui se présente et auquel on doit apporter une réponse adaptée […] » (verbatim 7, entretiens entreprise A), on mesure la difficulté du classement.

Les situations d’innovation importée ou poussée (II) sont courantes. Presque tous les métiers ont évolué, se sont mécanisés et informatisés. Les artisans n’échappent pas aux évolutions technologiques et doivent s’adapter, investir dans de nouveaux outils, dans de nouvelles machines, ou parfois adopter de nouvelles pratiques commerciales pour ne pas être évincés du marché. Les boulangers ont introduit par le passé les pétrins à deuxième vitesse et les chambres de fermentation ; la mise en scène du fournil dans les points de vente s’est généralisée[21]. Les photographes comme les imprimeurs traversent une période de turbulences liée à la généralisation du numérique. Mais les attitudes des uns et des autres varient à l’égard des évolutions. Certains les vivent comme des occasions concurrentielles et l’adoption rapide de nouvelles technologies ou de nouvelles pratiques est un facteur de différenciation (amélioration de la qualité et des attributs des prestations proposées) ou de compétitivité (avec la baisse des coûts de fabrication, par exemple). D’autres se montrent plus attentistes et vivent les bouleversements comme des contraintes. L’adoption des nouvelles technologies nous est apparue très liée au profil de l’artisan (plus ou moins précurseur ou suiveur) et aux engagements financiers que représente l’adoption des pratiques nouvelles. Ces innovations qui proviennent d’une évolution générale de la technologie ou de la demande bouleversent souvent considérablement le métier.

L’innovation importée ou poussée peut également concerner les produits : les fournisseurs de l’artisan développent de nouveaux matériaux, de nouveaux produits qui vont être adoptés par ce dernier. Les instituts de beauté sont encouragés à commercialiser de nouveaux produits ou services proposés par des fournisseurs. Les boulangers adoptent les farines et les recettes de pains spéciaux conçus par les minotiers[22]. Conception et innovation sont prises en charge par des entreprises amont qui disposent de service de R-D, de service marketing, de capacités financières importantes et les innovations se diffusent ensuite par leur commercialisation.

Les situations de conception et d’innovation fortes (III) représentent un cas de figure très intéressant et que les artisans souhaitaient promouvoir, en tous les cas, nous faire découvrir comme une facette de leur métier dans ses dimensions les plus dynamiques. Sont en jeu des savoir-comprendre et des savoir-combiner de même que la mobilisation de connaissances ou concepts nouveaux dans des logiques d’exploration ou d’expérimentation[23] à l’échelle de l’organisation artisanale et de ses réseaux. Les idées, la créativité et l’ingéniosité de l’artisan et de son équipe ou la mobilisation de ses réseaux sont des facteurs décisifs.

L’artisan est parfois à l’origine d’une invention qu’il a su développer et commercialiser dans une logique d’innovation plus affirmée, au sens où une certaine diffusion est en jeu et a un impact notable sur l’environnement. Certains des artisans rencontrés sont dans ce cas-là. L’un avait déposé un brevet en 1982 sur du matériel minier (entreprise J). L’autre avait inventé un nouveau système qui est aujourd’hui homologué par France Télécom (entreprise K). Ils sont toujours tous les deux en situation de quasi-monopole (quasi-rente ricardienne). Le projet de pain nutrition, associant un grand nombre de partenaires (partenaires institutionnels et économiques, organismes de recherche, etc.) pour le développement et la commercialisation d’un pain présentant des qualités nutritionnelles remarquables, peut aussi être cité en exemple (entreprise B). La démarche elle-même est d’ailleurs innovante à bien des égards dans les collaborations qu’elle comporte entre les divers acteurs de la filière et de la recherche dans le domaine agroalimentaire.

Mais l’invention ne devient pas toujours innovation même à une échelle restreinte. La difficulté dans certain cas est de passer de ce que l’on pourrait appeler un prototype vendu à un client particulier à la fabrication en série d’un produit qui s’appuierait sur tout ou partie des solutions imaginées. Comment redéployer l’invention sur d’autres clients ? Des contraintes réglementaires et techniques empêchent souvent l’exploitation à plus grande échelle de la nouveauté introduite, nous indique, par exemple, le concepteur de véhicules adaptés aux handicapés (entreprise A). Les compétences manquent bien souvent pour passer de ce qui a été imaginé à l’unité à la diffusion élargie.

La plupart des artisans sont aussi présents sur différents quadrants au cours du temps en fonction de ce qu’on pourrait désigner comme des phases du cycle de vie des produits et des pratiques. Les couples conception-innovation semblent ainsi fortement complémentaires dans la constitution des portefeuilles d’activités : les activités routinières doivent être maîtrisées afin de permettre des développements plus originaux dans le cadre d’activités sur mesure, pour être à même d’introduire des innovations judicieuses (innovation importée) ou s’engager plus directement dans la conception ou l’innovation (conception innovante). Les activités sur mesure se montrent souvent à l’origine de la conception innovante qui conduira parfois à la diffusion du produit ou du service sur d’autres clients. Des activités innovantes dans une première phase de leur cycle se banalisent et tombent dans la routine.

Au terme de cette catégorisation qui permet de mesurer la diversité des couples conception-innovation qui nourrissent le modèle générique de création de valeur de l’entreprise artisanale, il reste encore à faire le lien avec l’exercice du métier d’artisan et les compétences qu’il appelle, dans le cas notamment des activités à fort contenu de conception et d’innovation sur lesquelles nous venons de terminer.

4. Discussion et prolongement : pour un portrait de l’artisan en manager de projet

À travers cette proposition d’une typologie se dessine une figure de modernité de l’artisan concepteur-innovateur, que nous souhaitons aborder dans cette dernière partie, pour mieux discuter des prolongements de cette recherche.

Spécifique à une clientèle ou à un métier, la figure de l’artisan concepteur-innovateur suppose une capacité à répondre à des besoins évolutifs. Plus incrémentale que radicale, c’est une capacité de conception et d’innovation qui est aussi flexibilité, qui se construit le plus souvent dans une interaction personnalisée avec le client, mais aussi avec des fournisseurs et autres partenaires. Si l’on retient que l’innovation de large diffusion reste l’exception, le modèle de création de valeur repose sur une relation de service qui requiert une activité de conception, entendons par là qu’il ne s’agit pas que de simples routines d’exécution, mais aussi d’une capacité à s’organiser pour concevoir et parfois innover. On découvre un projet artisanal à double facette, autour d’un projet métier et d’un projet managérial.

4.1. Le projet métier et le projet managérial

L’artisan concepteur innovateur est un homme de métier, un homme porteur d’une expertise ancrée dans la tradition et, à bien des égards, la figure du « Meilleur ouvrier de France » ; dans son domaine, il constitue la référence, une grandeur au sens de Boltanski et Thévenot (1987, 1991). Le projet métier rappelle combien, dans le secteur de l’artisanat, le savoir-faire technique est central : sa maîtrise fonde l’identité de l’artisan et de l’entreprise artisanale. Le savoir-faire qui s’acquiert par la formation, pour une part, est aussi le fruit de tours de mains acquis par la pratique. On apprend de ceux qui savent, de ceux qui ont l’expérience professionnelle contrairement au monde industriel qui tend à valoriser les capacités techniques standardisées et les connaissances générales acquises dans les écoles, par l’obtention des diplômes (Boltanski et Thévenot 1987, 1991). Toutes les entreprises de notre échantillon ont recours à l’apprentissage et intègrent certains des apprentis. Soixante pour cent des effectifs d’une entreprise fabriquant des maisons à ossature bois sont issus de l’apprentissage (entreprise D). Ce processus original de transmission des connaissances et des pratiques assure le maintien de la tradition du métier et son identité. Il crée aussi sans aucun doute des inerties, des « dépendances de sentier » pour reprendre l’expression des théoriciens évolutionnistes (David, 1988).

Mais, fondamentalement aussi, ses capacités de conception et d’innovation s’inscrivent dans une dynamique d’entreprise qui nécessite le plus souvent qu’il sache s’extraire de l’atelier pour s’affirmer comme manager avec les compétences de délégation, de coordination et d’animation que cela implique. Cette dimension managériale du projet artisanal se révèle d’ailleurs source d’innovations organisationnelles relativement méconnues.

Le projet managérial nécessite d’être considéré à part entière. C’est un projet qui se construit avec le temps et souvent grâce au développement de l’entreprise : un universitaire : « Qu’est-ce qui fait votre différence ? », le boulanger : « Arriver justement à sortir la tête du fournil, arriver à communiquer, être là avec vous aujourd’hui […] faire partie d’une organisation professionnelle, aller dans les écoles. Pendant neuf ans, on a réussi à structurer l’activité, on a réussi à faire progresser l’entreprise, il y a du personnel, donc maintenant je prends un peu de recul et j’arrive un peu à sortir » (verbatim 8, entretien entreprise B). Nous sommes bien loin ici de la figure de l’artisan isolé et centré sur les aspects strictement techniques de son métier, ce qui nous incite à proposer une modélisation différente du projet artisanal, articulée autour d’une double dimension : le projet technique et le projet managérial. Un charpentier le formule très clairement : « Il y a une modernisation du métier d’artisan, l’artisan était trop attaché à son métier de base, à la technique » (verbatim 12, entreprise D).

Cette représentation simplifiée permet de poser une question qui est souvent revenue : celle de la dissociation des fonctions, notamment des fonctions de production (les aspects de production ; de savoir-faire et d’expertise liée au métier) et des fonctions managériales au sens large (fonctions commerciales et fonctions managériales au sens plus restreint, notamment les préoccupations stratégiques ou de développement, management des équipes et des hommes). À de nombreuses reprises, cette question a été abordée dans les entretiens dès lors que l’entreprise se pose la question de son développement. L’entreprise qui croît, qui modifie ses pratiques, demande que du temps soit libéré, que « l’artisan sorte de l’atelier ». De ce point de vue d’ailleurs, les tâches de conception et d’innovation appellent cette exigence. L’innovation est émancipatrice. Mais assez rapidement se pose la question du « jusqu’où faut-il et peut-on aller sans sortir du modèle artisanal ? ». Les compétences de management doivent prendre de l’importance et trouver leur place, d’une certaine façon leur autonomie, mais les compétences métiers doivent perdurer. L’ensemble de ces compétences doit-il se retrouver sur une seule tête, celle du dirigeant ? À cette question, quelques cas apporteraient sans doute une réponse négative avec un dirigeant gestionnaire plus que technicien. Nous en avons rencontré un : le dirigeant de l’entreprise d’aménagement de véhicule, mais il a immédiatement fait l’effort d’acquérir une bonne connaissance du métier dans ses aspects techniques. Mais cela reste l’exception et, dans tous les cas, la connaissance du métier est requise.

Schéma 1

Le projet artisanal et ses différentes facettes

Le projet artisanal et ses différentes facettes

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4.2. L’innovation organisationnelle en question

Tous les artisans rencontrés ont insisté sur l’importance « d’observer ce qui se fait ailleurs, de sortir de l’atelier » (verbatim, entretiens entreprise B, C, E[24]). Selon l’artisan-boulanger, « l’innovation passe par le collectif et par l’ouverture ». Or, l’artisan ne peut s’extraire de la production que si les activités routinières sont maîtrisées et suffisamment organisées et s’il accepte de déléguer. L’engagement dans une dynamique managériale en interne, et la plupart du temps au sein de réseaux de partenaires, est peut-être la plus grande innovation. L’artisan, habituellement défini comme une personne indépendante, isolée, voire individualiste, ancrée dans la tradition et le savoir-faire essentiellement technique et productif[25], développe simultanément des compétences de manager pour réaliser son projet artisanal.

L’innovation n’apparaît pas seulement dans le produit ou le service mais aussi dans les pratiques de conception et de management et dans les apprentissages qui en découlent. La réalisation en équipe de produits nouveaux selon une démarche maîtrisée, gérée par l’artisan (parfois de manière intuitive et assez informelle) est au coeur des apprentissages collectifs qui se vivent et se construisent dans les pratiques au jour le jour. Elle entretient une capacité d’adaptation aux changements, favorise la prise d’initiatives et d’autonomie des personnels (ouvriers, apprentis) à l’égard de l’artisan et assure le partage et le transfert de connaissances au sein de l’équipe. Ainsi, l’artisan boulanger du club a instauré une dynamique d’apprentissage autour du « Pain de la semaine ». Chaque semaine, un nouveau pain spécial est proposé. L’innovation n’est pas ici dans le résultat qu’est le pain de la semaine lui-même. En revanche, cette pratique a permis de mettre en place une organisation structurée, un espace et des modalités d’échange et d’apprentissage entre l’artisan et son équipe de production, sans exclure les vendeurs auprès de qui les clients expriment leur avis sur le pain original qui leur est proposé. Les recettes mises au point par l’équipe sont appliquées toute la semaine avec une amélioration du produit par de petits ajustements apportés au jour le jour pendant la semaine. L’objectif n’est donc pas de réaliser un « gros chiffre d’affaires » sur le produit, mais de créer une animation, de favoriser les apprentissages et de donner une image dynamique du point de vente, de « surprendre le client », nous dit l’artisan B. D’autres artisans proposant des activités de service (esthétisme, carrosserie, garage) évoquent des pratiques organisationnelles similaires déployées avec leurs salariés et apprentis.

La plupart des artisans rencontrés ont également développé des réseaux, forme très actuelle de développement des plus grandes entreprises. Ces réseaux artisanaux s’appuient sur des relations intenses avec des fournisseurs et des clients, avec les organisations professionnelles qui soutiennent les transformations des métiers et en assurent la promotion. Nous avons pu aussi observer que certains artisans s’engageaient dans des partenariats étendus et structurés à l’origine d’innovations plus radicales. Le projet de pain nutrition (la Bonébel) de Loire-Atlantique auparavant évoqué a, par exemple, rassemblé les acteurs de la filière (Fédération des boulangers de Loire-Atlantique, Syndicat de la meunerie), des chercheurs (INRA) et des organisations consulaires (la Chambre d’agriculture, la Chambre des métiers et de l’artisanat, le Conseil général de Loire-Atlantique…). Ce projet très structuré a permis aux acteurs d’accéder à des ressources qu’individuellement personne ne pouvait déployer et a abouti à la commercialisation dans de nombreuses boulangeries d’un nouveau pain aux qualités nutritives reconnues. Un artisan d’art s’appuie sur l’outil industriel et les compétences d’une entreprise de miroiterie et, réciproquement, cette dernière mobilise les capacités créatives de ce sculpteur pour des commandes spécifiques. Pour concevoir l’aménagement de véhicules pour handicapés, l’artisan fait appel à des partenaires sans cesse renouvelés.

L’innovation organisationnelle et managériale apparaît ainsi au fondement du projet artisanal, non seulement comme une condition favorable aux autres formes d’innovation, mais aussi comme une conséquence des autres formes d’innovation. La petite taille de l’entreprise, l’importance du chef d’entreprise, le caractère intégré de son système de gestion (Marchesnay, 1985) amplifient les conséquences organisationnelles des changements qui accompagnent l’innovation. L’innovation organisationnelle et managériale permet à l’artisan de relâcher les contraintes de temps et de ressources et favorisent ainsi la mise en oeuvre de son projet artisanal.

4.3. Une figure singulière du manager de projet

Cette identification d’un projet artisanal à plusieurs facettes nous conduit à proposer une figure renouvelée de l’artisan. Homme de métier mais aussi homme de management, il déploie des compétences multiples que l’on retrouve avec leurs paradoxes dans le management de projet de façon plus générale. Mais on ne saurait définir l’artisan à travers une figure de manager de projet sans prendre en compte que son projet artisanal lui-même s’inscrit dans un projet de vie personnelle omniprésent (Bréchet, 1994 ; Bréchet et Desreumaux, 2005a, b).

Les attributs du manager de projet se retrouvent dans la pratique artisanale et notamment dans les pratiques de l’artisan-manager confronté à la transversalité et à la polyvalence, à la fois homme de métier (expertise technique, tradition, etc.), homme d’animation (équipes de production, réseaux de partenariats, etc.) et, dans bien des cas, commercial au contact du client dans une relation personnalisée. Dans un contexte singulier d’entreprise de petite taille aux ressources et disponibilités limitées, l’artisan mobilise les quatre champs de compétences associés habituellement au manager de projet (Midler, 1993) : 1) la compétence instrumentale du pilotage du projet, 2) la maîtrise des champs techniques impliqués dans le projet (sans être pour autant un expert), 3) la compréhension des spécificités du projet et l’adhésion à ses objectifs et, enfin, 4) la compétence sociale.

Pour ce qui est des compétences instrumentales et techniques, dans leur singularité appliquées au contexte artisanal, leur présence était évidente dans les pratiques, comme nous l’avons déjà évoqué. L’artisan fait montre d’une compétence de conception qui s’inscrit dans une tradition de métier qui le définit et par laquelle il se définit. Mais, simultanément, il fait preuve d’une capacité de distanciation, pour aller mobiliser des objets, des pratiques et des acteurs en dehors de son champ technique habituel. Le boulanger a collaboré dans un projet étendu mobilisant les acteurs traditionnels de la filière et un chercheur de l’INRA de Clermont-Ferrand rencontré lors d’une réunion des Meilleurs Ouvriers de France. L’artisane d’art collabore avec une entreprise de gravure sur verre. L’artisan, cet homme souvent accaparé par l’exécution de son métier technique, découvre, pour mettre en oeuvre son modèle de création de valeur (au carrefour d’un contenu de conception, d’innovation et d’adaptation aux besoins des clients), qu’il doit apprendre à libérer de son temps personnel, à consacrer des moments à la réflexion et au management de son entreprise. Il doit surtout reconnaître qu’il s’agit d’un temps productif à part entière. La routine ne doit pas exclure ces moments d’exploration des innovations et des pratiques qu’il pourrait importer ou développer. Il devient alors un homme de projet, comme nous l’avons illustré à plusieurs reprises, sans pour autant mobiliser les outils rationnels et formatés du management de projet (comme l’évoquait récemment Piore[26]). Sans pour autant que les compétences fondamentales impliquées dans le management de projet ne soient présentes dans leur essence et, notamment, les compétences sociales.

Sur ce dernier aspect, l’artisan déploie une compétence sociale présentant une forte singularité, dans la mesure où son souci d’autonomie et d’indépendance s’accompagne d’une capacité à fonctionner en réseau, en interaction au sein de son entreprise mais également avec l’extérieur. L’artisan concepteur-innovateur, c’est quelqu’un qui interagit, qui fait preuve d’une compétence d’interaction qui peut s’appliquer avec plusieurs sphères d’acteurs - les salariés, les fournisseurs, les clients… - sachant trouver les termes pour non seulement leur faire comprendre les spécificités du projet, mais aussi les mobiliser et les faire adhérer. Cette interaction apparaît au coeur de l’innovation, car elle permet l’appropriation nécessaire de ce que font les tiers, l’appropriation par les tiers de ce que fait l’entreprise, selon des modalités où l’informalité et l’oralité semblent prédominer (« discussion à bâtons rompus, petit dessin ou schéma, bout de papier, cahier d’idées […] »), autant de pratiques et d’outils évoqués par les artisans, (séminaires 3 et 4).

Sur la base de l’identification de ces compétences et de leur contenu parfois paradoxal, nous ne souhaitons pas qualifier sur un mode exagérément rigide l’artisan concepteur-innovateur que nous avons étudié. Mais il demeure intéressant de tenter de le caractériser. Nous le voyons entre la figure de l’entrepreneur et la figure du manager de projet. La figure de l’entrepreneur renvoyant peut-être trop à l’idée de la création, c’est au manager de projet que nous voulons associer les activités et les compétences composites de l’artisan.

Mais on ne saurait définir le projet artisanal en ignorant le projet de vie de son porteur. Le projet artisanal se jumelle à un projet de vie, s’ancre dans une histoire personnelle et parfois exprime, à travers les choix qui sont faits, une rationalité économique largement pondérée ou canalisée par des considérations affectives ou familiales. Cet artisan-manager est le porteur de son propre projet, d’un système de management de projet que l’on peut qualifier d’idiosyncrasique. L’artisan met en jeu sa propre individualité dans un système finalisé, organisé et animé par lui. Ces premiers éléments fondent la spécificité de l’artisan-manager de projet et le distingue du chef de projet de la grande entreprise.

Conclusion

Le monde artisanal est un monde à multiples facettes. Nous n’avons pas cherché à rendre compte de cette diversité. En exploitant une entrée dans la réflexion suggérée par les artisans eux-mêmes[27], nous avons privilégié l’innovation et la conception en tant qu’elles seraient au coeur du modèle de l’entreprise artisanale. La typologie, que nous avons retenue et pratiquée avec eux pour discuter de leur entreprise et, plus généralement, de leurs pratiques de conception et d’innovation, nous a paru suffisamment pertinente pour que nous souhaitions la présenter ici. Au fil de la vie du Club, les différents séminaires nous ont conduits à débattre et à progresser dans la validation de cette typologie. Elle n’épuise naturellement pas le sujet abordé.

Ce que nous voudrions évoquer de nouveau, c’est que les artisans souhaitaient qu’on les voit sous un jour nouveau : ils se sont présentés comme des hommes de projet, d’innovation autant que de tradition, s’opposant régulièrement dans les propos au modèle du salariat associé à l’idée de dépendance, au caractère impersonnel, à l’anonymat et à la non-maîtrise de sa propre vie. Du coup, en contrepoint, ce qui apparaît, c’est une figure singulière de l’artisan en manager de projet, d’un projet artisanal et d’un projet de vie irrémédiablement mêlés. L’entreprise artisanale, c’est l’« entreprise-je », l’entreprise attachée à une personne et une vie. En ce sens, ce modèle s’oppose presque en tout point au modèle impersonnel de la grande entreprise, qui vit l’anonymat des personnes et des produits que l’on tente d’extraire de la foule de leurs semblables par des stratégies de différenciation (la marque, le packaging, etc.) qui mettent plus en jeu des dispositifs marchands que des relations personnelles. Dans les métiers de l’artisanat, on perçoit ce que l’on fait, on s’engage personnellement, alors que la grande entreprise et le salariat appartiendraient plutôt au monde du cloisonnement et de l’abstrait, dans bien des cas celui aussi de la perte de sens.

Peut-être faut-il alors voir dans ce portrait de l’artisan une des figures possibles de la cité par projet (Boltanski et Chiapello, 1999) qui caractériserait notre capitalisme actuel ; une figure qui pourrait jouer en matière de responsabilité sociale par les dimensions personnelles, familiales et patrimoniales qui la caractérisent : un rapport singulier aux différentes parties prenantes de l’entreprise est en jeu.