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Introduction

Longtemps considérée comme une contrainte, la protection de l’environnement devient, au sein d’un environnement concurrentiel libéral, une source d’opportunité stratégique (Martinet et Reynaud, 2004). Le management environnemental consiste à mettre en place une organisation et des procédures qui permettent de prendre en compte la dimension « environnement » dans toutes les activités de l’entreprise (achats, recherche, production, ressources humaines, etc.) et de façon coordonnée entre les unités responsables (ADEME[1], 1999). L’indicateur le plus souvent mobilisé reste le degré d’adoption d’un système de management environnemental formalisé (certification ISO 14001). Cette approche restrictive ignore les entreprises qui oeuvrent pour un management environnemental non formalisé, mais néanmoins pertinent. Or, « la durabilité est plus un voyage qu’une destination : c’est un processus social demandant une amélioration des aptitudes et une attention managériale continues » (Shrivastava et Hart, 1996).

Malgré la prise de conscience croissante de l’importance et de l’urgence des questions environnementales (Crocis-CCIP[2], 2009), une majorité de PME fait preuve de frilosité à l’égard de cette démarche (Lapointe, 2006). Le développement durable (DD), la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)[3] et sa traduction managériale (Spence, Ben Boubaker Gherib et Ondoua Biwolé, 2007) supposent la prise en considération de partenaires hétérogènes et nombreux, les « parties prenantes » en référence à Freeman (1984). D’un point de vue théorique, diverses perspectives ont été mobilisées depuis l’ouvrage pionnier de Bowen (1953) pour se structurer autour d’une théorie des parties prenantes. Par ailleurs, selon les experts du secteur des TIC (technologies de l’information et de la communication), l’application des principes du développement durable constitue une chance unique d’instaurer une économie faiblement consommatrice de carbone. Les enjeux du DD pour les entreprises du numérique concernent tant les pratiques futures de ces acteurs (notamment leur consommation électrique accrue) que leur effet de catalyse sur la modification des pratiques de l’ensemble des acteurs économiques. Le potentiel écologique des TIC est important : si les entreprises européennes remplaçaient 20 % des déplacements professionnels par des visioconférences, cela permettrait d’économiser une vingtaine de millions de tonnes de CO2 chaque année. À la suite d’une croissance fulgurante depuis les années 1990, ces acteurs ont récemment pris conscience des aspects environnementaux de leurs activités, motivés par les problèmes d’alimentation des mégacentres de données au début des années 2000. Par ailleurs, « L’école de la fabrique de la stratégie, qui est un corpus émergent, s’est encore peu intéressée à la PME » (Mesure, 2006, p. 175). L’objet de cet article est donc de mieux comprendre la fabrique d’une stratégie collective entrepreneuriale orientée environnement au sein d’un club de dirigeants de PME du numérique.

Sur le plan méthodologique, une observation participante a été privilégiée afin de mieux saisir la réalité du phénomène (Wacheux, 1996). Notre contribution repose sur le cas d’une stratégie collective menée à l’initiative d’un club d’entrepreneurs du numérique du Nord de la France. La première partie de l’article est consacrée au cadrage théorique de la stratégie collective entrepreneuriale comme réponse aux obstacles traditionnels à l’appropriation du DD en PME. Dans une deuxième partie sont détaillés la méthodologie de recherche et le terrain d’investigation. La troisième partie présente et discute les premiers résultats de cette recherche.

1. La stratégie collective au service de l’appropriation du DD par les PME

L’objet de cette première partie est de positionner la stratégie collective entrepreneuriale (1.2) comme une voie susceptible d’accompagner les PME dans leur appropriation des démarches de DD et, plus précisément, en matière d’engagement environnemental (1.1), en utilisant une approche en termes de fabrique de la stratégie (1.3).

1.1. Stratégies de DD en PME : un enjeu actuel malgré de nombreux obstacles

1.1.1. Un état des lieux du DD dans les PME

Le développement durable (DD) suppose la prise en considération de partenaires hétérogènes et nombreux, les « parties prenantes » en référence à Freeman (1984). D’un point de vue théorique, diverses perspectives ont été mobilisées pour se structurer autour d’une théorie des parties prenantes. Cette théorie développée sur la base des travaux de Barnard (1938) défend l’idée que l’entreprise doit satisfaire l’ensemble de ses parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, collectivités locales, etc.) qui potentiellement ont un impact ou subissent un impact en raison de ses activités. Depuis le début des années 1990, les travaux se multiplient sur le thème de la recherche d’un avantage compétitif durable basé sur le management environnemental (Hunt et Auster, 1990 ; Hart, 1995 ; Kolk et Mauser, 2002). À l’instar de Porter et Kramer (2006), ces auteurs reconnaissent la prise en compte des enjeux écologiques par les entreprises comme un facteur de compétitivité incontournable. La majorité de ces travaux repose sur l’hypothèse de Porter (1991), également connue sous l’appellation de stratégie « gagnant-gagnant ». Confrontées aux enjeux globaux de l’environnement, les entreprises doivent adopter des comportements susceptibles de générer de la compétitivité (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004 ; Martinet et Reynaud, 2004). Ainsi, l’analyse de Kolk et Mauser (2002) des modèles de stratégies environnementales montre, d’une part, la très forte hétérogénéité des termes utilisés par les auteurs pour qualifier ces stratégies (défensive, proactive, réactive, préventive, marginale, écologique pour ne citer que quelques exemples) et, d’autre part, la domination de modèles purement conceptuels. Ces stratégies sont présentées soit sous la forme de continuum (Hunt et Auster, 1990), soit sous la forme de typologie (Martinet et Reynaud, 2004). Néanmoins, Kolk et Mauser (2002) déplorent que de nombreux modèles développés n’aient pas été validés par des recherches empiriques. Par ailleurs, les terrains d’investigation portaient essentiellement sur les grandes entreprises.

Plus récemment, des auteurs comme Gondran (2001) ont investi le contexte des PME françaises en suggérant la nécessaire intégration de l’environnement dans la réflexion stratégique des dirigeants de PME. D’autres comme Paradas (2006) se sont intéressés au rôle clé joué par le dirigeant dans la mise en oeuvre de stratégies de DD. Tous ces auteurs contribuent à l’accumulation des connaissances dans ce domaine rejoignant des collègues européens (Jenkins, 2006 ; Perrini, Russo et Tencati, 2007) et de pays tiers (Spence, Ben Boubaker Gherib et Ondoua Biwolé, 2007). Globalement, les PME se montrent attentistes dans la prise en compte du DD : selon le baromètre 2009 du Crocis-CCIP, 56 % des PME de la région Île-de-France intègrent une ou plusieurs dimensions du DD dans leurs pratiques. Il est à noter que ce pourcentage est en baisse depuis 2007, signe d’une réelle prudence des dirigeants de PME qui, mieux informés, hésitent davantage à s’engager. Dans les faits, le DD est surtout associé au respect de l’environnement (selon 97 % des répondants ; Crocis-CCIP, 2009) devant les exigences sociales (60 %). Les motivations pour l’engagement des PME en faveur du DD relèvent surtout de la conviction du dirigeant (91 %, ACFCI, 2006), devant le respect ou l’anticipation de la réglementation (60 %) et la prévention des risques (48 %). La prégnance du dirigeant dans les décisions des PME en matière de DD renvoie explicitement aux travaux sur les spécificités de gestion de ces organisations (Torrès, 1999), notamment s’agissant de l’éthique du dirigeant (Courrent, 2003). En résumé, l’engagement environnemental peut constituer un avantage compétitif pour les PME. Cependant, cet optimisme ne semble pas largement partagé par les dirigeants de PME qui demeurent pragmatiques en la matière (Paradas, 2006) en raison de l’existence de nombreux freins.

1.1.2. Des freins encore importants à l’engagement environnemental des PME

Selon l’enquête de l’ACFCI[4] (2006), 85 % des dirigeants de PME français déclarent se heurter à des difficultés dans la mise en oeuvre de leur démarche de RSE (incluant le volet social, même si celui-ci apparaît comme secondaire comparativement au volet environnemental). Le manque de ressources humaines et financières demeure l’obstacle majeur à l’engagement environnemental des PME (Gunningham, Sinclair et Burritt, 1997), en écho au manque de temps (62 % des dirigeants de PME interrogés par l’ACFCI en 2006 le citant en premier). En outre, le déficit chronique d’informations est souvent mis en évidence (Allenby, 1999 ; Clark, 2000), associé à une expertise technique limitée. En France, ce manque d’informations concerne les organismes susceptibles d’aider les PME dans leur démarche environnementale ; la législation environnementale en vigueur, mais aussi l’existence d’aides financières françaises et européennes en la matière (OSEO, 2003). Depuis sa création en 2003, le baromètre du DD du Crocis-CCIP indique que le manque d’informations est le premier obstacle à l’engagement des dirigeants de PME (47 % d’entre eux le citaient en premier en 2009). Selon l’Observatoire des PME européennes (2002), les freins externes peuvent se regrouper en trois catégories : 1) l’ambivalence des consommateurs envers la performance environnementale des PME ; 2) des outils de management environnemental conçus spécifiquement pour et par les grandes entreprises ; et 3) une pression environnementale des autorités publiques moindre sur les PME que sur les grandes entreprises. Quant aux freins internes, le plus important renvoie à une culture d’entreprise négative qui considère l’environnement comme une contrainte réglementaire. Par ailleurs, les PME ne seraient pas conscientes ni des impacts environnementaux provenant de leurs activités (Smith, Kemp et Duff, 2000), ni des programmes environnementaux existants, ni de l’existence des ressources mises à leur disposition à cet effet. Par ailleurs, les PME semblent plutôt sceptiques à l’égard des bénéfices d’un engagement environnemental (réduction des coûts et encore moins en termes d’image ou de performance de l’entreprise). Le frein lié aux attitudes est affermi par le court-termisme économique de la majorité des PME (Hutchinson et Chaston, 1994), ce qui renforce la croyance selon laquelle les bénéfices croissent lentement, alors que les coûts s’amassent rapidement. En résumé, le manque de temps et de ressources contribue à encourager une attitude majoritairement sceptique des PME à l’égard de l’engagement environnemental (Lapointe, 2006).

1.2. Les stratégies collectives entrepreneuriales (SCE), une piste pour faciliter l’appropriation des démarches de DD en PME ?

1.2.1. Des initiatives au service de l’engagement environnemental des PME ?

Conscients des difficultés des PME, de nombreux acteurs économiques (ADEME, conseils régionaux, CCI[5], etc.) ont conçu depuis le milieu des années 1990 des opérations collectives destinées à informer, sensibiliser et accompagner ces entreprises dans leur démarche de management environnemental. Loin d’être des innovations, ces initiatives existent depuis quelques décennies dans d’autres sphères de l’entreprise comme la planification stratégique (Desreumaux, 1979) et la qualité (Paturel et Barriol, 1999).

Desreumaux (1979) analyse une expérience d’introduction de planification stratégique dans des PME industrielles du Nord-Pas-de-Calais. Cette étude souligne trois conditions de réussite de ce type d’initiative : 1) la nécessité impérative de disposer d’un minimum de connaissances préalables en gestion ; 2) l’instauration d’un climat de confiance entre les participants avec l’animateur ; et 3) une grande disponibilité de la part des dirigeants de PME. Desreumaux (1979) s’attache à relever les impacts de la participation à cette stratégie collective dépassant le cadre strict de l’objectif initial. Il insiste notamment sur la mise en lumière d’un « effet de sécurisation ». La participation à la démarche conforte psychologiquement le dirigeant en lui permettant de sortir de son isolement.

S’appuyant sur l’étude de Desreumaux (1979), Paturel et Barriol (1999) étudient sept cas de stratégies collectives dans le domaine de la qualité en PME. Au-delà des implications directes (une incitation à la fois financière [sous la forme de subventions] et psychologique et un renforcement des chances de succès de l’engagement sur la voie de la qualité), les auteurs observent parallèlement un « effet tremplin » qui se traduit par une multiplication de projets dépassant parfois largement le cadre strict de l’objectif initial de la démarche. Ces collaborations peuvent porter sur des actions communes de prospection commerciale ou la participation à un stand collectif lors d’un salon professionnel.

Berger-Douce (2006) analyse une stratégie collective environnementale orchestrée par une CCI locale impliquant neuf PME industrielles françaises ayant pour objectif une intégration du management environnemental à leurs pratiques. Parmi les caractéristiques de la démarche collective, l’auteur souligne l’importance de la dynamique de groupe, la diffusion d’informations de nature environnementale (notamment lors des sessions de formation et des conférences thématiques), l’accès au réseau de la CCI locale, ainsi que la légitimité du pilote de l’action. La démarche collective est vécue comme un objet affectif, confirmant l’effet de sécurisation mis en évidence par Desreumaux (1979) et la littérature relative à la personnalisation du management des PME (Torrès, 1999). Enfin, la perspective sociopolitique de l’appropriation reflète le rôle non neutre de l’acteur clé de la stratégie collective, en l’occurrence la CCI locale. En dépit de leurs vertus, les démarches volontaires initiées par des PME en faveur de l’environnement rencontrent peu de succès (Madsen et Ulhoi, 1996 ; Williamson, Lynch-Wood et Ramsay, 2006). Afin de tenter de mieux comprendre ce phénomène, il est nécessaire de préciser la notion de stratégies collectives entrepreneuriales.

1.2.2. Retour sur les stratégies collectives entrepreneuriales (SCE)

Astley et Fombrun (1983) définissent le concept de stratégie collective comme « la mobilisation commune de ressources et la formulation de l’action au sein de collectivités d’organisations » (p. 578). La théorie des ressources constitue le socle de nombreux travaux comme ceux de Wernerfelt (1984) pour lequel, « les ressources d’une entreprise à un moment donné peuvent être définies comme les actifs (tangibles ou intangibles) qui sont attachés à l’entreprise ». Cette approche est souvent utilisée sous un angle instrumental visant à évaluer, par exemple, l’engagement des entreprises dans le DD. Yami (2006) plaide en faveur d’un développement des recherches empiriques sur les stratégies collectives en regard de leur légitimité accrue du fait de la multiplication des initiatives de terrain portées par les pouvoirs publics (comme les pôles de compétitivité). S’agissant des pistes de recherche, Yami (2006) propose de s’interroger sur les modalités organisationnelles des stratégies collectives (modes de gouvernance, modes de coordination) en admettant qu’il est « en effet, difficile de se repérer par rapport aux stratégies collectives, lorsqu’on parle de symbiotique, de commensal, d’aggloméré, de confédéré, de conjugué ou d’organique » (p. 99). Dans son étude sur les métiers d’art et en s’appuyant sur la théorie des ressources et des compétences, Loup (2003) distingue la stratégie collective proactive de la stratégie collective réactive. Une stratégie collective réactive est influencée par des tiers identifiés alors qu’une stratégie collective proactive émerge de la volonté des acteurs. L’objectif est identique dans les deux cas, il s’agit « de saisir une opportunité jusqu’alors inexploitée ou d’éviter une menace jusqu’alors inexistante, avec l’espoir de retirer ultérieurement et individuellement les bénéfices d’un tel choix, c’est-à-dire de prendre, de conserver ou de créer un avantage compétitif » (Loup, 2003, p. 21). Cet auteur propose quatre types de stratégies entrepreneuriales collectives selon l’origine de l’action collective et l’identité des acteurs : corporatiste, communautaire, coopérative ou collaborative. Une difficulté semble être la prise en compte de l’intensité de l’intervention extérieure au groupe déterminant le caractère réactif ou proactif de la démarche. Il est vraisemblable que nombre de SCE oscillent entre ces deux pôles et puissent être qualifiées de « stratégies tâtonnantes » (Avenier, 1997).

Johannisson (2002) défend l’idée que l’entrepreneuriat est, par essence, de nature collective et suggère la création « d’arènes entrepreneuriales » à travers les efforts collectifs de différents acteurs. Cette idée se retrouve dans les travaux d’Etzkowitz et Klofsten (2005) qui affirment que l’entrepreneuriat collectif se développe à travers la collaboration entre des entreprises, des acteurs institutionnels et académiques. À l’instar de Gartner (1993), Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009) reconnaissent l’importance d’inscrire l’entrepreneuriat dans une problématique élargie de l’action collective qui, selon nous, peut se traduire dans des SCE. Ces auteurs défendent la thèse d’une théorie de l’action collective fondée sur le projet et s’appuient sur les travaux de Hatchuel (2005) pour appréhender l’action collective comme une construction de savoirs et de relations. La réussite de l’action collective (et par extension de la SCE) semble conditionnée par la figure de l’entrepreneur qui doit faire preuve d’une énergie du changement suffisante pour voir émerger l’action collective. La figure de l’entrepreneur relationnel apparaît ici comme centrale en raison de sa fonction d’enrôlement des acteurs (Latour, 2006). Comme l’écrivent Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009, p.40) : « L’engagement dans l’action collective n’a rien de naturel. Cette dernière apparaît parce que des acteurs font preuve d’initiative et se reconnaissent dans un projet, par lequel ils décident de s’engager dans l’action qui appelle de leur part des efforts de conception et de régulation sans cesse à reprendre. » Même si ces auteurs traitent du cas de la création d’entreprise dans leur article, il nous paraît pertinent d’élargir leurs propos à l’ensemble des processus entrepreneuriaux. Dans cette optique, la mobilisation d’entrepreneurs en faveur de l’environnement dans le cadre d’un club nous semble pouvoir bénéficier du cadre proposé par Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009) dans la continuité des travaux de Crozier et Friedberg (1977) sur l’approche organisationnelle de l’action collective.

1.3. La fabrique d’une stratégie collective : entre délibération et émergence

1.3.1. Le courant de la fabrique de la stratégie

La caractérisation du type de stratégie collective (au sens d’Astley et Fombrun, 1983) n’étant pas une fin en soi, il semble plus pertinent de s’intéresser au processus d’émergence de la stratégie collective, autrement dit à sa « fabrique » (Golsorkhi, 2006). L’école de la fabrique de la stratégie s’inscrit dans un renouveau du management stratégique visant à l’humaniser en analysant la stratégie comme pratique[6] (Whittington, 1996). Dans cette perspective, « la stratégie est généralement définie comme une activité sociale qui se construit à travers les actions, les interactions et les négociations entre de nombreux acteurs, et les pratiques en situation auxquelles ils font appel » (Jarzabkowski, 2005, cité par Golsorkhi, 2006). Golsorkhi (2006) définit la fabrique de la stratégie comme : « une activité sociale composée de pratiques, de routines, de discours, de pensées, d’actions singulières, d’outils, de conventions et de règles qui contribuent de manière significative et / ou marginale à la construction quotidienne de la stratégie d’une organisation » (p. 14). L’étude de Mesure (2006) portant sur des PME internationales souligne la pertinence d’une approche de la stratégie des PME à la lumière de l’école de la fabrique. À notre connaissance, aucune étude ne s’est encore intéressée à la fabrique d’une stratégie collective en milieu PME. Cette approche permet de compléter celle plus classique du corpus « PMiste » centré sur le seul dirigeant en introduisant l’influence d’autres parties prenantes en faisant écho à la conception de la stratégie comme « résultante de choix, de hasard et de nécessité » (Thiétart et Xuereb, 2009, p. 37).

1.3.2. Le nécessaire dépassement de l’opposition entre stratégies émergente et délibérée

Depuis une vingtaine d’années, des auteurs invitent à dépasser l’opposition stérile entre stratégie émergente et stratégie délibérée pour mieux rendre compte des pratiques. Dès 1985, Mintzberg et Waters développent l’idée que la stratégie prend forme dans un flux continu d’actions et que les stratégies délibérées et émergentes doivent être conçues comme les deux extrémités d’un continuum représentatif des stratégies telles qu’elles ont été « usinées » dans la réalité organisationnelle. Autrement dit, « La conjoncture de la volonté et du hasard, du choix et de l’opportunité contribue ainsi à la formation de la stratégie (Thiétart et Xuereb, 2009, p. 38). Mintzberg et Waters (1985) identifient huit stratégies « intermédiaires » selon l’intensité de leur caractère délibéré ou émergent. À titre d’illustration, les stratégies planifiées et entrepreneuriales apparaissent à dominante délibérée, contrairement aux stratégies consensuelles et dispersées à dominante émergente. Mintzberg, Ahlstrand et Lampel (1999) reprennent cette grille de lecture dans leur analyse de l’école de l’apprentissage qui envisage l’élaboration de la stratégie comme un processus émergent. « Selon cette école, les stratégies se dégagent au fur et à mesure que les gens, agissant parfois individuellement, mais le plus souvent collectivement, assimilent progressivement les données de la situation, en même temps que les moyens dont dispose leur entreprise pour les traiter » (Mintzberg, Ahlstrand et Lampel, 1999, p. 184). Cela fait écho au concept de stratégie tâtonnante d’Avenier (1997) construite « chemin faisant » : « Une stratégie tâtonnante reste fondée sur le principe d’intervention intentionnelle, celle-ci étant sans cesse reconsidérée à la lueur des situations qui émergent » (p. 17). Pour cet auteur, l’un des enjeux clés des organisations est l’activité de co-conception tâtonnante correspondant à des processus collectifs d’élaboration interactive, notamment de la stratégie. La construction de représentations collectives suppose un alignement stratégique entre les objectifs individuels et collectifs, ce qui constitue un défi de taille dans la fabrique d’une SCE. Cette question de l’alignement des intérêts individuels et collectifs demeure difficile à appréhender, notamment parce qu’elle est en perpétuelle évolution au fil du temps (Leyronas et Loup, 2008). Selon Mintzberg, Ahlstrand et Lampel (1999), le concept de stratégie émergente ouvre la porte à l’apprentissage puisqu’il reconnaît le droit à l’expérience. Par ailleurs, le processus d’émergence étant souvent collectif, il nous semble légitime d’utiliser l’approche de l’école de l’apprentissage pour tenter de comprendre la fabrique d’une SCE orientée environnement.

2. Méthodologie et terrain d’investigation

2.1. Méthodologie

Notre méthodologie de recherche est de nature exploratoire et qualitative (Eisenhardt, 1989) et repose sur une étude de cas approfondie (Yin, 1989 ; Hlady-Rispal, 2002 ; Eisenhardt et Graebner, 2007), celle d’une stratégie collective environnementale volontariste. La collecte des données combine plusieurs outils des méthodes qualitatives (Wacheux, 1996), en l’occurrence l’observation participante, l’analyse de documents et des entretiens individuels avec les acteurs impliqués. Afin de saisir la multiplicité des interactions et des logiques d’action des acteurs, nous avons opté pour une immersion dans le terrain de recherche en privilégiant l’observation participante (Soulé,  2007). Cette technique de recherche apparue à la fin des années 1930, selon Platt  (1983), renvoie à des situations dans lesquelles le chercheur observe une collectivité sociale dont il est lui-même membre. Sa pertinence réside dans le fait que : « En participant au même titre que les acteurs, le chercheur a un accès privilégié à des informations inaccessibles au moyen d’autres méthodes empiriques » (Soulé, 2007). Cette démarche est chronophage en raison d’une présence physique longue et régulière sur le terrain et d’un apprentissage des codes du groupe. En dépit de ces difficultés, la nécessité d’une telle immersion dans le terrain a notamment été soulignée par Yami (2006) dans son analyse des perspectives des stratégies collectives.

L’observation participante se traduit ici par notre présence à diverses rencontres présentées dans le tableau 1.

Afin de mieux comprendre le fonctionnement du club, divers documents ont été analysés (statuts du club, articles de presse). Par ailleurs, des entretiens semi-directifs ont été menés avec 20 entrepreneurs adhérents du club sur leur engagement environnemental sur la base d’un guide d’entretien comprenant les rubriques suivantes : 1) présentation de l’entrepreneur et de son entreprise ; 2) motivations et freins à l’engagement environnemental ; 3) pratiques en faveur de l’environnement ; 4) posture en matière de responsabilité sociétale ; 5) implication dans le club d’entrepreneurs. Parmi ces 20 entrepreneurs se trouvaient le président (T[7]), l’animateur du groupe projet (JF) et quatre membres du groupe projet consacré à la thématique de l’environnement (O, B, P et L). Ces entretiens ont été intégralement retranscrits et ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique (Bardin, 1977).

Tableau 1

Présentation de l’observation participante

Présentation de l’observation participante

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2.2. Un club d’entrepreneurs du numérique face aux enjeux du DD

2.2.1. Présentation du club d’entrepreneurs

Cette recherche repose sur le cas d’une SCE communautaire (Loup, 2003), donc à dominante proactive et associant des trajectoires professionnelles identiques (ici des entrepreneurs du secteur du numérique) menée dans le Nord de la France. Parmi les 3600 entreprises du numérique de la région, on compte une multitude de petites entreprises encore trop souvent isolées. C’est dans ce contexte que la CCI locale a créé un club d’entrepreneurs du secteur du numérique en novembre 2006, un exemple d’association de dirigeants (Baillette, 2003). À sa création, le club comptait 22 entreprises adhérentes. L’ambition du club est de contribuer au développement de ses adhérents par l’accès au traitement collectif d’opportunités, afin d’initier des synergies économiques[8]. Les valeurs du club sont le professionnalisme, l’enrichissement par le partage et les échanges et la convivialité. L’animation du club est confiée à un conseiller en entreprises de la CCI locale (50 % de son activité), assisté (depuis septembre 2008) d’un chargé de mission (étudiant en alternance de Master 2). Depuis l’assemblée générale de janvier 2010, la gouvernance du club s’établit autour d’un conseil d’administration (huit membres élus par les adhérents) en charge de la stratégie du club ; d’un comité de direction (président en exercice du club, assisté des deux représentants de la CCI locale et des pilotes des groupes projets) assurant le suivi régulier des activités et de réunions plénières bimestrielles réunissant tous les adhérents. Les activités du club s’organisent dans huit groupes projets (GP) autour de thématiques comme la professionnalisation des dirigeants, le financement et l’environnement. Ainsi en 2008, une soixantaine de réunions ont été proposées aux adhérents et 70 % des adhérents ont participé à au moins un GP. Depuis sa création, le club est financé intégralement par la CCI locale  (50 %) et la DREAL[9] (50 %).

En 2010, le club regroupe 48 entreprises adhérentes représentant 520 salariés (effectif moyen de neuf personnes). Ces entreprises ont une ancienneté moyenne de huit ans. Les activités des entreprises adhérentes concernent la communication et la création numérique (48 % des adhérents) ; les équipements, les réseaux et la sécurité (37 %) et la gestion de l’information (15 %).

2.2.2. Les enjeux du DD pour les entreprises du numérique

Les enjeux du DD pour les entreprises du numérique portent tant sur les pratiques futures de ces acteurs que sur leur potentiel effet d’entraînement sur la modification des pratiques de l’ensemble des acteurs économiques. Selon la Commission européenne, le secteur des TIC contribue actuellement pour 2 % aux émissions de gaz à effet de serre[10]. Avec 6,6 millions de salariés en Europe (dont 750 000 en France[11]), ce secteur renforce la capacité d’innovation de l’ensemble de l’économie. Intégrés dans la majorité des branches de l’économie, les produits et services liés aux TIC représentent environ 8 % de la consommation globale d’électricité en Europe. Globalement, le secteur des TIC est sollicité par les pouvoirs publics européens et français pour favoriser l’appropriation par les entreprises (notamment les PME) des solutions TIC susceptibles de les aider à réduire leur empreinte écologique. À cet effet, le rapport DETIC du Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (2009) a émis une liste de 15 recommandations (promotion du travail à distance, dématérialisation des échanges) destinées à appuyer la mise en oeuvre du DD par l’implication des entreprises du numérique. À titre d’illustration, l’utilisation accrue de la visioconférence pourrait engendrer à l’horizon 2020 des gains de 80 millions de tonnes de CO2 à l’échelle mondiale[12] et de 24,5 millions de tonnes à l’échelle européenne[13]. Par ailleurs, la Commission européenne a adopté le 9 octobre 2009 une recommandation demandant au secteur des TIC de piloter la transition vers une économie sobre en énergie et en carbone. En mai 2009, le Centre d’analyse stratégique avait proposé six scénarios globaux à l’horizon 2025, parmi lesquels celui d’une économie numérique au service d’une économie verte. Les technologies numériques seraient alors utilisées dans le développement d’une économie « durable » basée sur une réduction de l’empreinte écologique des acteurs économiques, une éco-conception largement diffusée et des modes de vie inspirés de l’économie de la fonctionnalité.

3. Présentation et discussion de la fabrique d’une stratégie collective entrepreneuriale orientée environnement

Nous proposons une réflexion sur la fabrique d’une SCE orientée environnement en trois étapes : le lancement (3.1), la dispersion (3.2) et le recentrage (3.3), selon deux niveaux organisationnels en interaction permanente, à savoir le niveau global (le club) et le niveau local (le GP Green e-TIC) suivant la logique proposée par la stratégie tâtonnante d’Avenier (1997).

3.1. Étape 1 : le lancement de la stratégie collective (automne 2009)

3.1.1. Les objectifs et acteurs de la démarche Green e-TIC

Lors du séminaire de rentrée du 4 septembre 2009, le club a posé les bases de son futur développement en organisant des ateliers thématiques (environnement, finance…) dont les résultats ont fait l’objet d’une restitution en fin de journée. S’agissant de l’engagement environnemental, la question était de savoir comment motiver les adhérents à appliquer une telle démarche au sein du club. Deux questions ont émergé des échanges entre entrepreneurs adhérents du club : 1) Quels sont les savoir-faire des adhérents du club en matière d’environnement ? et 2) Comment matérialiser cette prise de conscience environnementale ? L’objectif était que les participants à cet atelier puissent ensuite constituer un GP voué à la thématique « Environnement » rebaptisée « Green e-TIC » par l’animateur de l’atelier (JF). La prise de conscience de la possibilité de convertir des impacts environnementaux en opportunités économiques apparaît essentielle pour renforcer la participation à une stratégie collective environnementale. La suite des travaux devrait s’articuler autour de l’identification des acteurs et des pratiques existantes dans le domaine du Green IT et la préparation de la rédaction d’une charte Green e-TIC à promouvoir dans le cadre d’un événement spécial à organiser en 2010.

Depuis ce séminaire, des réunions mensuelles d’une durée de deux heures devaient être organisées par le club afin de réunir les membres du GP. Selon les disponibilités de chacun, ces réunions regroupaient entre sept et neuf participants (dont les deux représentants de la CCI locale et nous-mêmes). Entre deux réunions, les échanges se poursuivaient par courrier électronique. Ce GP a décidé d’impliquer l’université locale dans son travail. Ainsi, un groupe de trois étudiants de licence en management des PME était impliqué pour rédiger un cahier de bonnes pratiques en matière environnementale et pour recenser les compétences des adhérents en la matière. Dans une optique de communication externe, un logo Green e-TIC a été créé par une entreprise adhérente et validé lors de la réunion du GP du 6  novembre  2009. À terme, l’organisation d’un événement au printemps 2010 dans le cadre de la semaine du DD et la proposition de la création d’un jeu sérieux (serious game) sur le thème de l’environnement et des TIC avaient également été discutées.

3.1.2. Une dynamique de groupe soutenue par une logistique de qualité

La réussite de la stratégie collective est conditionnée par la capacité à créer et entretenir une dynamique de groupe au sens de Lewin (1947). Cette dynamique suppose une alchimie entre les missions du GP et les représentations individuelles des participants. La composition du GP est un élément clé de la réussite d’une stratégie collective volontaire. Dans l’idéal, les membres du GP doivent être prêts à s’impliquer sérieusement dans le projet et être dotés de compétences complémentaires afin de susciter des échanges riches, ainsi que la création de réseaux spécifiques à mobiliser le cas échéant. La volonté de travailler ensemble se retrouve dans des verbatims du type : « La démarche environnementale, elle prendra réellement forme cette année avec le club. On s’est engagé à réfléchir sur les moyens concrets de changer nos habitudes et de pouvoir avoir une action significative ensemble. L’environnement, c’est notre responsabilité à tous. Pour le moment, il s’agit surtout d’un engagement individuel » (L). Au-delà, le GP a besoin d’un « noyau dur » de quelques membres participant activement aux travaux et d’un entrepreneur relationnel (Latour, 2006), ce qui suppose une très forte motivation personnelle comme l’exprime JF : « Donc, ça me prend beaucoup de temps, mais sans ça, je ne serai pas bien. Faire que ma boîte, je ne pourrais pas… ». Le rôle de l’animateur du GP conditionne la réussite de l’action collective. Ici, le style de leadership est foncièrement démocratique (suivant les travaux de Lewin), laissant beaucoup de place au dialogue entre les participants, tout en ne perdant jamais de vue les objectifs du GP (et du club). En raison du manque de temps chronique des entrepreneurs, un soutien logistique est indispensable au bon fonctionnement de la stratégie collective. Par soutien logistique, il faut comprendre des moyens financiers permettant la prise en charge des collations offertes lors des réunions du GP (durant la pause déjeuner afin d’optimiser l’emploi du temps des participants) et des moyens humains servant de courroies de transmission entre les membres du GP (diffusion des documents de travail ; organisation pratique des réunions). Au quotidien, le fonctionnement du club repose principalement sur les deux représentants de la CCI locale. Leur forte implication et leur professionnalisme sont des gages du bon fonctionnement du club, confirmant les résultats de Baillette (2003) : « Je tiens sincèrement à remercier F et J pour leur excellent travail pour le club » (T, janvier 2010). La  seule bonne volonté des entrepreneurs serait insuffisante pour assurer le fonctionnement d’une telle démarche, essentiellement par manque de temps. Cela pose la question de la fragilité (humaine) de la stratégie collective.

3.1.3. Un état des lieux des motivations, freins et pratiques en faveur de l’environnement

À la demande de l’animateur du GP, nous avons réalisé une enquête orientée environnement auprès de 20 entrepreneurs adhérents du club en octobre et novembre 2009 sur leurs motivations, leurs freins et leurs pratiques actuelles.

Les motivations des entrepreneurs du club sont dominées par des arguments purement économiques : « ça m’évite des frais postaux, du papier, des enveloppes, des impressions… tout ça mis bout à bout, c’est sûr qu’on en tire un bénéfice » (P). Viennent ensuite des arguments écologiques : « Être respectueux de l’environnement, c’est pour nous une question d’éthique et de recherche de rentabilité » (Be). En outre, la recherche d’une image d’entreprise citoyenne est présente : « Faut pas se leurrer, l’écologie, c’est de plus en plus valorisant pour l’image de marque d’une entreprise, c’est devenu un vrai argument marketing » (F). L’engagement environnemental des PME du club est à géométrie variable puisque des entrepreneurs militants (Quairel et Auberger, 2005) côtoient des entrepreneurs très sceptiques en la matière, y compris au sein du GP. Voici quelques verbatims d’entrepreneurs militants : « Mon engagement en matière environnementale, il est avant tout motivé par ma fille de 12 ans et par les générations qui vont suivre » (T). Et d’autres d’entrepreneurs plus sceptiques : « Le développement durable, l’environnement, ça ne nous touche pas directement, mais ça touche beaucoup nos clients. Pour moi, ces questions sont surtout des sujets à la mode. » (B).

S’agissant des freins à leur engagement environnemental, les entrepreneurs rencontrés citent le fait que ce n’est pas un argument commercial suffisant au regard de leurs activités : « Actuellement, ce n’est pas un argument qui soit exploitable par l’entreprise comme une valeur » (M). Ce non-argument commercial se trouve renforcé par la perception des très faibles impacts de leur activité sur l’environnement : « Mon activité limite beaucoup la question, nous n’avons pas un métier qui dégrade à proprement parler la planète » (A). En résumé, les entrepreneurs partagent assez largement l’idée que les impacts environnementaux de leurs activités ne sont que très limités. Par ailleurs, ils considèrent qu’un engagement environnemental ne constitue pas un argument commercial dans leurs domaines de compétences, ce qui constitue potentiellement un levier possible si la stratégie collective mise en place parvient à leur montrer le contraire. Les derniers freins mentionnés concernent le manque de temps et la très petite taille de l’entreprise, en accord avec la littérature sur les PME (Roy et Lagacé, 2000).

Les pratiques actuelles des entrepreneurs du club concernent surtout la réduction des déplacements professionnels, la limitation des impressions papier et la récupération des cartouches d’encre. Ces pratiques simples et de bon sens renvoient aux résultats des récentes enquêtes menées auprès des dirigeants de PME françaises (ACFCI, 2006 ; ADEME, 2009). Le manque d’information, l’hétérogénéité des secteurs d’activité de ces PME ainsi que leur hébergement dans un hôtel d’entreprises pour la majorité d’entre elles peuvent sans doute justifier de pratiques qui semblent très modestes. Par exemple, aucun tri sélectif n’est actuellement organisé dans l’hôtel d’entreprises ; les toits plats du bâtiment ne sont pas équipés de panneaux photovoltaïques, ce type de décision relevant du propriétaire des lieux.

Le tableau 2 propose une synthèse des résultats de l’enquête menée auprès des 20 adhérents du club s’agissant de leur engagement environnemental.

Tableau 2

Résultats de l’enquête sur l’engagement environnemental de 20 adhérents

Résultats de l’enquête sur l’engagement environnemental de 20 adhérents

* Le chiffre entre parenthèses indique le nombre de citations par les adhérents du club.

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Cette enquête a eu le mérite d’inciter les PME du club à s’interroger sur leurs pratiques environnementales afin de détecter des sources potentielles d’économies.

3.2. Étape 2 : une dispersion des actions (hiver 2009-printemps 2010)

3.2.1. Des actions internes « tous azimuts » finalement non exploitées

Plusieurs pistes d’actions avaient été lancées dès la réunion du GP du 1er  octobre, notamment en termes de recensement des pratiques et des compétences environnementales des adhérents, l’idée étant ensuite de valoriser ces compétences dans une logique collective. Cette valorisation comprenait un volet « communication » externe et, à terme, un volet valorisation économique des savoir-faire des adhérents. Le recensement des pratiques devait servir de base à la rédaction d’un cahier des bonnes pratiques. Piloté par (J) de la CCI, ce recensement était réalisé dans le cadre d’un projet tutoré par des étudiants. Malgré des états d’avancement régulier au cours des réunions de l’hiver 2009, ce cahier des bonnes pratiques est resté lettre morte depuis. À titre d’exemple, ce cahier devait être diffusé sur le site Internet du club, ce qui n’est toujours pas le cas à l’été 2010. Un constat similaire s’impose s’agissant du recensement des compétences des adhérents en matière environnementale. Les étudiants ont recueilli de nombreuses données brutes toujours non exploitées par le club à ce jour. Enfin, la discussion des résultats de l’enquête menée auprès des 20 adhérents du club, lors de la réunion du GP du 26 février 2010, puis leur présentation lors de la réunion plénière du 2 avril 2010 n’ont débouché sur aucune action concrète. Certes, leur pertinence a été soulignée par les acteurs du club, mais sans pour autant aboutir à une prise de décision. Parallèlement, la réflexion sur l’organisation d’un événement lors de la semaine du DD d’avril 2010 a mobilisé beaucoup d’énergie au sein du GP autour de débats concernant la localisation géographique de cet événement et son contenu (exposition des savoir-faire « verts » des adhérents, récupération de matériel informatique usagé avec un objectif de « record à battre »). À titre d’illustration, la question de la localisation géographique constituait un point de discorde entre adhérents en raison de considérations politiques locales (il ne fallait pas froisser les financeurs du club en organisant une manifestation hors de leur zone d’influence).

3.2.2. La recherche de coopération avec d’autres acteurs clés du DD ou du numérique

Puisque le GP était encore au stade des prémisses dans ses réflexions, les échanges avec des acteurs locaux déjà engagés depuis plusieurs années dans le DD ont été encouragés. Ils permettaient, d’une part, de capitaliser sur l’existant (en tirant les leçons des expériences de ces acteurs) et, d’autre part, de mutualiser les ressources afin de gagner en efficacité. Cette posture s’inscrit dans la théorie des ressources et des compétences (Barney, 1991) puisqu’il est question de regrouper des ressources limitées afin de pallier les manques individuels. À titre d’illustration, des échanges avec une association de 150 entrepreneurs d’une zone franche urbaine impliquée depuis cinq ans dans le DD avaient permis lors de la réunion du 15 janvier 2010 d’entériner l’organisation de l’événementiel du printemps 2010 en s’intégrant au projet porté par cette association. Ce rapprochement était synonyme de synergies (d’autant plus qu’une dizaine d’entrepreneurs sont membres des deux clubs) et d’impact médiatique plus important pour l’ensemble des acteurs. Ce type d’initiative renvoie à une proximité multiple, notion centrale en management des PME (Torrès, 1999). Ici, la proximité est avant tout géographique, mais peut également être qualifiée de « proximité de sens » dans la mesure où les deux associations ont à coeur de s’engager dans la sensibilisation à l’environnement. Par ailleurs, deux conseillers environnement de la CCI locale ont participé à la réunion du GP du 15 janvier 2010 dans le but d’identifier des coopérations avec les adhérents du club sur cette thématique de l’environnement. Dans la même optique, des contacts avaient été pris avec une association basée en région parisienne visant à promouvoir le « green business » dans l’ensemble des secteurs d’activité. Au fil des investigations, la piste s’est révélée infructueuse en raison du ticket d’entrée fixé par cette association visiblement « réservée » à des grandes entreprises. Au-delà, l’idée d’échanger avec un club régional du numérique (sur la thématique du DD) avait été lancée, mais finalement sans succès, la priorité de cette association étant clairement orientée vers la génération d’opportunités d’affaires et sur la promotion d’une région numérique ayant réussi sa reconversion industrielle. Ces initiatives « tous azimuts » ont finalement eu raison de l’enthousiasme des acteurs impliqués, ce qui s’est traduit par un essoufflement tant au plan global (club) qu’au plan local (GP).

3.2.3. L’essoufflement progressif des acteurs

S’agissant du comportement des acteurs, leur manque progressif d’implication est caractéristique de cette deuxième étape. Or, la mobilisation des individus constitue la pierre angulaire de la politique environnementale (Boiral, 2000), et, par extension, de toute stratégie collective entrepreneuriale : « Ce club n’existe que par vous. On a besoin de la participation de chacun d’entre vous pour continuer à le faire vivre. » (T, janvier 2010). La participation active des adhérents aux réunions ainsi que leur assiduité sont des facteurs importants déjà présentés par Baillette (2003). Le facteur humain est évidemment central dans la réussite de la stratégie collective : « Il y a des membres qui sont assez mous. C’est assez frustrant, parce que ce sont toujours les mêmes qui bougent, qui tirent les projets, qui ont des idées. C’est comme dans n’importe quelle association. Il y a les locomotives… mais, il y en a, ce ne sont même plus des suiveurs, ce sont des dormeurs… » (JF). Ce type d’initiative exige une réelle volonté de s’engager dans la durée. Or, par manque de temps et / ou d’adhésion aux actions proposées, des entrepreneurs du GP sont moins assidus au fil des mois, sans pour autant abandonner officiellement. À titre d’exemple, la réunion 6 du GP prévue le 23 avril 2010 a été annulée, faute d’un nombre suffisant de participants ; depuis, aucune autre réunion du GP n’a été organisée par le club. En outre, l’assiduité des participants aux réunions de travail pose problème dans la mesure où des décisions prises peuvent se retrouver remises en cause par des adhérents absents lors des précédents débats. Cela a pour conséquence de retarder l’avancement des travaux et des réflexions en cours et de lancer le GP dans de nouvelles voies, ce qui perturbe (voire agace) les membres du noyau dur du GP (JF, MA, O). Cependant, le groupe étant dans sa première année d’existence, il n’est pas encore stabilisé et se doit d’être suffisamment ouvert pour que chacun assume (ou non) sa participation. Devant les difficultés de mobilisation des adhérents pour l’ensemble des GP, le séminaire d’été de juillet 2010 a été l’occasion de lancer un appel aux nouveaux adhérents pour s’impliquer dans les activités du club.

3.3. Étape 3 : recentrage des actions (été 2010)

3.3.1. Un contexte difficile de changement et l’apparition de divergences en termes de « gouvernance éthique »

L’élection du nouveau président du club en janvier 2010 semble avoir été diversement perçu par les adhérents, y compris les plus anciens d’entre eux, créant une « controverse » (Latour, 2006). Lors de conversations informelles avec des adhérents, certains déplorent la nouvelle stratégie de l’équipe en place. Ainsi, l’orientation « business » du club ne semble pas faire l’unanimité parmi les entrepreneurs, même si le climat de convivialité des rencontres reste préservé avec soin, notamment par les deux conseillers de la CCI. Autre exemple : même si la majorité des adhérents reconnaissent l’importance de la communication « institutionnelle » du club auprès de ses parties prenantes, certains regrettent que les échanges sur les actions concrètes ne soient organisés qu’après ceux sur la communication (la refonte du site Internet a été décidée au printemps 2010, alors que les axes de travail sont encore en phase de co-construction).

Dans ce contexte de changement, des points de vue divergents semblent se dessiner au fil des mois entre adhérents. Certains affichent une conception de l’éthique personnelle du dirigeant comme incompatible avec des pratiques d’affaires qu’ils qualifient de déviantes. Par exemple, le séminaire du 29 avril 2010 sur le thème d’un comité d’entreprise externalisé n’a rencontré qu’un succès très limité (15 présents sur 34 pressentis). Ce séminaire étant intégralement financé par une entreprise privée, des adhérents ont préféré ne pas participer à la soirée (suivie d’une dégustation de vins du monde dans le cadre bucolique d’un château du xvie siècle) sachant pertinemment qu’ils ne feraient pas affaire avec cette entreprise. Aussi, certains nous ont expliqué avoir « boycotté » la soirée pour rester en conformité avec leur éthique personnelle : « Sachant que c’est l’entreprise X qui paye tout lors de cette soirée, c’est abusé que d’aller se régaler sachant qu’on ne fera pas de business avec eux… ». Cela contraste avec d’autres propos du type : « Ils paient tout, et alors ? Tant mieux, c’est le business… ». En dépit de sa convivialité, cette soirée a marqué une scission entre adhérents, un signal plutôt négatif pour le club qui apparaît à la croisée des chemins. Un autre exemple du malaise du club est la déception de certains adhérents. Parmi les 25 adhérents les plus récents, une quinzaine pourraient ne pas renouveler leur adhésion pour l’année prochaine, signe d’une stratégie de désengagement (Leyronas et Loup, 2008) justifiée par leur déception au regard des actions réellement mises en oeuvre par le club. L’objectif de créer du lien entre dirigeants s’avère relégué au second plan, derrière des impératifs économiques forts, même si c’est l’argument de convivialité et d’échanges qui demeure officiellement plébiscité par les adhérents[14]. Pourtant, il semble que des adhérents privilégient les actions susceptibles de générer un retour sur investissement rapide. Dans cette optique, le GP Green e-TIC semble souffrir plus que d’autres GP puisqu’il ne conditionne pas ce type de pratique.

3.3.2. Vers une stabilisation de la stratégie collective ?

Le manque d’adhésion des membres à la stratégie du club est une réelle menace pour sa pérennité, d’où une réflexion lancée par JF au début de l’été 2010 sur la manière de dynamiser le club. Au demeurant, le club affiche des résultats « économiques » en nette progression. La participation aux réunions du club permet de créer des opportunités d’affaires puisque les adhérents apprennent à se connaître, puis à se faire confiance. Lors de l’AG de janvier 2010, le président du club a clairement réaffirmé que l’aspect « business » était l’objectif prioritaire du club. Chaque semestre, la CCI locale réalise une enquête auprès des adhérents du club pour mesurer les résultats obtenus en termes de projets engendrés et de chiffre d’affaires dégagé grâce aux actions menées. Ainsi, lors du second semestre 2009, 46 projets ont vu le jour (+143 % par rapport au premier semestre) et 105 000 euros de chiffre d’affaires (+375 %) ont été réalisés. Pour le Green e-TIC, l’un des objectifs est clairement de « vendre du vert », ce qui suppose d’optimiser la visibilité des membres du club en faisant la promotion de leur valeur ajoutée en termes d’offre numérique.

Pour négocier la crise de croissance du club, l’option de l’intervention d’un consultant en organisation (également adhérent du club) a été privilégiée par l’équipe de direction du club. Ce choix s’inscrit dans la mise en scène de la fabrique de la stratégie décrit par Babeau (2006). Pour cet auteur, le consultant peut jouer un rôle pervers décliné en fusible ou en label. Le recours à un intermédiaire permet de légitimer la stratégie collective portée par le décideur (ici le président du club) en exerçant une fonction de porte-parole. Selon Nicot (1997), l’intervention d’un consultant renvoie à la mise en acte d’une stratégie tâtonnante. Dans cette optique, le consultant est perçu comme un catalyseur susceptible de mettre en marche une stratégie encore largement en émergence (ce qui semble être le cas du club étudié ici) par un travail de stabilisation des représentations tant individuelles que collectives. Ce virage du club en direction d’une conception plus formalisée de la stratégie a pour ambition de dynamiser le club en légitimant les axes privilégiés par la direction par la participation active des adhérents à la définition des sujets à traiter en priorité afin de définir une vision convergente des objectifs et des moyens. Une stratégie collective n’est pérenne que si les intérêts des acteurs sont identiques, du moins que si les asymétries entre eux ne sont pas trop grandes (Grenier, 2002). Or, au fil des mois, des divergences se sont manifestées si fortement qu’il est devenu urgent de remettre les choses à plat, avec l’aide d’un consultant préjugé neutre dans son approche. Un atelier[15] d’une durée de quatre heures a ainsi été organisé début juillet sur la question du développement du club autour d’outils de l’analyse stratégique (diagnostic interne [forces et faiblesses] et externe [opportunités et menaces] ou analyse SWOT, domaines d’activités stratégiques). À titre d’illustration, un nuage de mots a émergé d’un exercice de brainstorming, ainsi qu’une analyse SWOT du club. Sur cette base ont été formulées les ambitions du club, traduites en missions basées sur des valeurs partagées. La vocation du club est d’encourager les interactions entre membres pour un avenir commun fondé sur des valeurs partagées et une utilité économique et sociale (Bertézene, 2006). La formulation explicite des objectifs du club (niveau global) et du GP (niveau local) est essentielle pour éviter toute ambiguïté entre participants pouvant être à l’origine d’effets de levier négatifs (Leyronas et Loup, 2008) susceptibles de mettre en péril la stratégie collective. La modalité choisie d’identification de ces objectifs a été celle d’une réflexion de groupe lors du séminaire d’été de juillet 2010. La restitution des discussions a fait apparaître six activités stratégiques : le lobbying commercial ; la veille ; l’animation du club ; la formation ; la communication et la mutualisation. La délicate question reste celle de la nécessaire hiérarchisation de ces activités au regard des moyens limités à disposition. L’un des enjeux majeurs de cette phase de stabilisation se résume peut-être finalement à « apprendre à écouter, dialoguer, débattre, travailler ensemble, coopérer, bref communiquer » (Avenier, 1997, p. 35).

Conclusion

Cet article se donnait pour objectif de mieux comprendre la fabrique d’une stratégie collective entrepreneuriale (SCE) orientée environnement. Une analyse en trois étapes (lancement, dispersion, recentrage) a permis d’illustrer un exemple de stratégie tâtonnante « combinant émergence et délibéré, le délibéré étant entendu au sens de la rationalité procédurale, et s’exprimant plus particulièrement sous la forme d’une dialectique continuelle fins / moyens rapportés à leurs contextes » (Avenier, 1997, p. 19). Le tableau 3 propose une synthèse des points clés de notre étude exploratoire.

Tableau 3

Synthèse de la fabrique d’une SCE orientée environnement

Synthèse de la fabrique d’une SCE orientée environnement

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Selon l’ACFCI (2006), le partage d’expériences, la mutualisation des moyens et des bonnes pratiques sont identifiés comme les principales attentes des dirigeants de PME en matière de DD. Dans cette optique, les SCE orientées environnement apparaissent naturellement comme des initiatives à promouvoir, car notre étude exploratoire montre (en creux) qu’elles peuvent jouer un rôle de catalyseur de l’engagement environnemental des PME. En d’autres termes, elles leur permettent de pallier leurs insuffisances chroniques (Puthod, 1995) et de surmonter des obstacles clairement identifiés comme le manque de moyens et d’expertise en mutualisant leurs compétences individuelles au profit du collectif (Loup, 2003). Ces premiers résultats s’inscrivent dans la continuité des travaux de Baillette (2003) sur les associations de dirigeants de PME, soulignant l’implication personnelle des dirigeants et le soutien de la structure pilotant l’action collective.

Ce propos d’étape ne permet que de suggérer des pistes de réflexion, le manque de recul temporel constituant la principale limite de ce travail, car la SCE étudiée est en cours et que nous ne disposons que de dix mois d’observation participante (Wacheux, 1996). Aussi, plusieurs questions demeurent sans réponse pour le moment. Au regard des contraintes pesant sur la filière des TIC, on peut s’interroger sur le volontarisme de la SCE initiée par ce club d’entrepreneurs et sur son caractère anticipateur des modifications futures. Cela fait écho à la remise en cause par Klarsfeld et Delpuech (2008) de l’opposition entre volontarisme et contrainte sur laquelle repose la définition « reçue » de la RSE. Par ailleurs, les aspects politiques des décisions prises ne sont pas neutres et les jeux de pouvoir sont bien présents, ce qui peut créer des incompréhensions de la part des entrepreneurs qui ont des visions différentes de celles des financeurs du club. Toute stratégie collective se constitue comme un système de pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977). Même s’il est vraisemblablement prématuré de vouloir identifier ces jeux de pouvoir qui sont encore en phase d’émergence, il semble important de poursuivre l’investigation pour les mettre en lumière dans les mois à venir.