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Introduction

Le tissu économique et industriel français souffre actuellement d’une carence en PME à forte croissance, les « gazelles » (Birch, 1979 ; Julien, Carrier, Desaulniers, Luc et Martineau, 2003), qui croissent deux à trois fois plus vite que la moyenne des autres PME. Leur potentiel de contribution à la croissance de l’économie et à la création d’emplois est aujourd’hui considéré comme majeur (Betbèze et Saint-Étienne, 2006 ; Picart, 2006 ; Lefilliatre, 2007 ; Billon, 2009). Pourtant, ces entreprises sont insuffisamment rentables et sous-capitalisées par rapport à leurs homologues européennes et américaines. De ce fait, leur taille plafonne plus tôt, et elles sont moins nombreuses (Betbèze et Saint-Étienne, 2006). Les défis qu’elles rencontrent sont multiples, notamment dans le domaine financier (Hambrick et Crozier, 1985). Les pouvoirs publics misent d’ailleurs sur des stratégies qui consistent à favoriser la pérennité de la croissance de ces entreprises à fort potentiel : aides financières et garanties OSEO[1], développement des pôles de compétitivité, soutien à l’innovation et incitations fiscales en faveur des investisseurs providentiels (business angels). En renforçant et en améliorant leurs conditions de naissance et de survie, mais également en levant les freins qui empêchent leur développement ultérieur, les organismes publics encouragent le maintien de la croissance dans ce type de PME.

L’une des thématiques de notre centre de recherche porte sur « les temporalités et les trajectoires d’hypercroissance dans la PME ». Elle a donné naissance à plusieurs problématiques de recherche dans différents domaines des sciences de gestion, dont celle que nous présentons dans cet article sur le management de l’hypercroissance. Plus précisément, nous nous intéressons aux relations entre le dirigeant (ou l’équipe dirigeante), les décisions financières et la trajectoire de croissance de la PME. Nous montrons dans ce travail de recherche qu’il est difficile d’appréhender la problématique financière de la PME en hypercroissance indépendamment des caractéristiques de son dirigeant ou de son équipe dirigeante. En effet, ces dernières jouent un rôle primordial dans l’intention de croissance, considérée généralement comme une condition à l’atteinte et au maintien d’une trajectoire de développement rapide (Wiklund et Shepherd, 2003 ; Barringer, Jones et Neubaum, 2005 ; Julien, Saint-Jean et Audet, 2006). Nos propos sont étayés par une revue de la littérature de recherche sur les exigences du phénomène d’hypercroissance et le rôle joué, dans ce contexte particulier, par les caractéristiques des dirigeants sur l’intention de croissance et les décisions financières. Nous illustrons également nos développements à l’aide de deux études de cas de PME en hypercroissance.

Dans la première partie de cet article, nous définissons et caractérisons le phénomène d’hypercroissance. Depuis les travaux de Birch (1979) sur les « gazelles »[2], des entreprises à croissance rapide qui assurent la majorité des créations d’emplois dans les économies industrielles, les définitions de l’hypercroissance sont nombreuses. La diversité observée dans la littérature, aussi bien sur les variables de mesure que sur la durée d’observation du phénomène, nous conduit à adopter une définition multidimensionnelle de l’hypercroissance.

Dans la deuxième partie, nous proposons une revue de la littérature de recherche sur les exigences et les impacts managériaux du phénomène d’hypercroissance dans le domaine financier. Ainsi, la volonté de croissance dans la PME reste très difficile à assumer financièrement sur une longue période (Hutchinson et Ray, 1986 ; Westhead et Storey, 1997). Plus les projets de développement sont ambitieux, plus la recherche de financement est difficile. Le respect des équilibres financiers et des exigences de rentabilité devient alors une condition sine qua non au maintien d’une croissance saine, alors même que le développement rapide conduit au contraire l’entreprise vers un accroissement du risque financier. Dans ce contexte, l’influence des caractéristiques des dirigeants sur l’intention de croissance (veulent-ils croître ?), sur les formes de cette intention (comment veulent-ils croître ?) et sur les stratégies financières de management de l’hypercroissance (quelles décisions financières prennent-ils ?) est extrêmement forte.

Dans la troisième partie, nous illustrons nos propos à l’aide de deux études de cas de PME en hypercroissance. Nous insistons sur l’analyse de leurs trajectoires de croissance dans le temps et sur les principales décisions financières qui ont jalonné leur développement. Nous tentons, à l’aide de ces deux illustrations, de montrer comment les caractéristiques des dirigeants et leur intention de croissance se traduisent de façon concrète dans le management financier de leur entreprise, et ce, dans un contexte de développement très rapide et extrêmement perturbateur.

1. Définition et caractérisation du phénomène d’hypercroissance

L’hypercroissance est considérée généralement comme un phénomène de croissance accélérée sur une période de temps donnée. Mais les critères de mesure de l’hypercroissance varient énormément selon les études : indicateur retenu (chiffre d’affaires, effectifs), caractère absolu ou relatif de l’indicateur, durée du phénomène. Voici quelques exemples non exhaustifs. Barringer, Jones et Neubaum (2005) définissent l’hypercroissance par un taux de croissance composé du chiffre d’affaires d’au moins 80 % sur trois ans. Pour Delmar, Davidsson et Gartner (2003), les firmes en hypercroissance regroupent les 10 % les plus performantes sur la base de plusieurs critères de croissance des ventes et des effectifs, alors que pour Picart (2006), ce sont les 5 % les plus performantes. Pour Moreno et Casillas (2007), le taux de croissance des ventes doit être supérieur de 100 % à celui des ventes moyennes du même secteur. Parfois, les critères sont interchangeables. Betbèze et Saint-Étienne (2006) considèrent qu’une PME est en hypercroissance si elle croît deux à trois fois plus vite qu’une PME du même secteur d’activité, ou si elle est dans les meilleurs 5 % ou 10 % de sa population en matière de croissance (chiffre d’affaires ou effectifs), ou si son chiffre d’affaires croît de 10 % à 20 % par an pendant quatre ans. Enfin, Mustar (2002) ainsi que Julien etal. (2003) repartent de la définition communément admise de Birch (1979) pour construire leur indice d’hypercroissance, à savoir un taux de croissance de 20 % par an sur une période de quatre ans.

La diversité observée dans les multiples définitions de l’hypercroissance incite à mesurer le phénomène d’un point de vue multidimensionnel (Delmar et al., 2003). Pour ce faire, nous avons sélectionné une combinaison de cinq variables de mesure (annexe I) permettant d’appréhender la croissance en matière d’intensité, de volatilité, de positionnement par rapport aux performances moyennes du secteur d’activité, de récurrence et de durabilité du phénomène dans le temps. Il existe un relatif consensus dans la littérature : le taux de croissance du chiffre d’affaires est un critère plus pertinent que la croissance des emplois ou celle de la valeur des actifs ou des profits (Delmar etal., 2003 ; Davidsson, Delmar et Wiklund, 2006). Les données sur la variable « chiffre d’affaires » sont plus facilement accessibles et plus fiables que celles sur les effectifs par exemple. Le chiffre d’affaires présente également l’avantage de son indépendance au regard de l’intensité du capital et des choix productifs de l’entreprise. Nous considérons donc, sur une année donnée, qu’une entreprise est en situation d’hypercroissance si le taux de croissance annuel de son chiffre d’affaires dépasse 20 % et si ce taux de croissance la place dans le quartile supérieur des taux de croissance moyens de son secteur d’activité.

La construction d’une typologie a constitué la première phase du travail de recherche[3]. L’échantillon d’entreprises, tiré de la base de données Diane[4], se compose de 17 404 entreprises françaises de la région Rhône-Alpes, créées avant 2004, et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 500 000 euros en 2008. La période d’étude s’étend de 2000 à 2008. Une démarche de classification non hiérarchique par nuées dynamiques à l’aide du logiciel SPSS a permis d’identifier six groupes d’entreprises se distinguant significativement sur la base des cinq variables définies précédemment[5]. Le groupe 5 correspond aux entreprises en hypercroissance, objet de notre étude. Elles connaissent en moyenne, sur la période d’analyse de huit ans, un taux de croissance annuel de leur chiffre d’affaires de près de 48 %. Elles surperforment largement dans leur secteur d’activité et connaissent en moyenne quatre années d’hypercroissance, dont trois successives. Le phénomène d’hypercroissance se caractérise non seulement par son intensité, mais également par sa durabilité.

Ce travail de classification a été à l’origine de plusieurs questionnements et méthodologies de recherche. Nous avons mené un certain nombre d’études statistiques destinées à caractériser financièrement les entreprises en hypercroissance et à les comparer aux autres entreprises à croissance plus modérée ou en décroissance. Ce travail a conduit à approfondir les symptômes financiers de fragilité des gazelles. En effet, bien qu’elles soient considérées à fort potentiel de développement, il est étonnant de constater que ces entreprises connaissent des taux de défaillance (au sens de disparition par liquidation) élevés. Par ailleurs, dans la PME, où les fonctions de propriété, de décision et de contrôle sont difficilement dissociables, et d’autant plus dans un contexte de croissance particulièrement perturbateur et exigeant, la place des dirigeants devient prépondérante. Les méthodologies quantitatives ne permettant pas d’appréhender le rôle joué par les dirigeants sur les choix managériaux et les modalités de croissance de l’entreprise, nous avons souhaité compléter ces analyses statistiques par des études terrain. Celles-ci permettent de prendre en compte la temporalité et autorisent une reconstruction longitudinale du phénomène d’hypercroissance, à travers une prise en compte des phases de développement de l’entreprise et de leur traduction en matière de décisions managériales (Giordano, 2003). Les deux études de cas développées dans cet article ont été sélectionnées parmi les dix entreprises en hypercroissance extraites du groupe 5 de la typologie et ayant accepté de servir de terrains d’étude aux chercheurs du laboratoire. Ces deux entreprises ont été considérées comme les plus semblables selon plusieurs critères : leur âge, leur taille, leur indépendance, leur forme juridique, la nature de leur activité et la configuration de leur croissance. Elles présentent également l’intérêt d’avoir été labellisées « gazelles » en 2006[6]. Ce dispositif, dont les avantages sont principalement fiscaux, permet également aux entreprises d’être repérées comme des « pépites » dans le tissu économique français. Les autres entreprises en croissance qui ont constitué le matériel empirique qualitatif au sein du laboratoire sont des entreprises de taille nettement plus importante ou appartenant à un groupe. L’influence du dirigeant et de ses caractéristiques sur les décisions managériales est alors beaucoup plus « diluée ».

Nous présentons maintenant les principales conclusions de la littérature de recherche sur les exigences financières du phénomène d’hypercroissance et l’influence des caractéristiques des dirigeants sur l’intention de croissance et les décisions financières.

2. La problématique financière de l’hypercroissance : une revue de la littérature

2.1. Les exigences et les risques financiers de l’hypercroissance

L’hypercroissance est une forme de développement particulièrement exigeante pour la PME, en raison des volumes de ressources financières qu’elle nécessite. Stade à part entière de développement de la firme (Berger et Udell, 1998 ; Vanacker et Manigart, 2006), l’hypercroissance entraîne souvent des contraintes financières considérées comme l’un des obstacles majeurs à la croissance de la PME (Hambrick et Crozier, 1985 ; Hutchinson et Ray, 1986 ; Westhead et Storey, 1997 ; Becchetti et Trovato, 2002 ; Wiklund et Shepherd, 2003 ; Gregory, Rutherford, Oswald et Gardiner, 2005). Le phénomène de croissance — et a fortiori d’hypercroissance — aurait en effet tendance à amplifier « l’écart financier[7] » que doivent surmonter les PME ayant un objectif soutenu de développement (St-Pierre, 2005). Celles-ci seraient alors touchées par une relative pénurie financière ayant pour conséquence de freiner leur développement.

La plupart des études sur les modalités de financement des PME en hypercroissance montrent qu’elles se caractérisent par des taux d’endettement financier plus élevés que chez les autres PME, ce qui aurait pour conséquence d’accroître le poids des charges financières, de réduire les marges et d’augmenter le risque financier (Huot et Carrington, 2006 ; Lefilliatre, 2007 ; Cassia, Cogliati et Paliari, 2009). Le phénomène terriblement perturbateur de l’hypercroissance peut donc avoir des effets significatifs non seulement sur la rentabilité, mais également, par sa répercussion, sur les capacités de l’entreprise à générer des liquidités suffisantes pour assurer le financement de son exploitation et de ses projets de développement (Bramanti, 2001 ; Raymond et Saint-Pierre, 2007). L’entreprise doit alors accroître fortement son endettement de court et de moyen termes. Souhaitant élaborer un modèle de croissance « soutenable », Beaudoin, Saint-Pierre et Bourgeois (1996) ont analysé les effets que la croissance peut avoir sur les résultats financiers. Les auteurs montrent que celle-ci crée différentes tensions au sein des entreprises, lesquelles influencent de façon considérable les données financières dont, entre autres, celles concernant les liquidités et la structure de financement. Lefilliatre (2007) distingue les entreprises à forte croissance « pérennes » des entreprises à forte croissance « sortantes ». Il constate ainsi que ces dernières se différencient des entreprises qui survivent par une plus forte croissance sur la période observée et un effort d’investissement plus important. Ces deux éléments s’accompagnent d’une dégradation des ratios économiques et financiers un ou deux ans avant leur disparition. Comparativement aux entreprises à forte croissance pérennes, elles affichent sur la période d’observation un alourdissement du besoin en fonds de roulement, un solde de crédit interentreprises plus long, des taux de marge inférieurs, une hausse du taux d’endettement, une stagnation des capitaux propres et une contrainte de solvabilité importante. Parsley et Halabisky (2008) montrent que le taux de survie des entreprises en hypercroissance est légèrement inférieur à celui des entreprises en forte croissance et en croissance lente. Ce résultat rejoint les conclusions de certains auteurs ayant mis en exergue des similarités entre la situation financière et le risque financier de la PME en forte croissance avec ceux de la PME en défaillance (Boardman, Bartley et Ratliff, 1981 ; Hutchinson et Ray, 1986 ; Garnsey et Heffernan, 2005 ; Garnsey, Stam et Heffernan, 2006).

Par ailleurs, la croissance, si elle n’est pas accompagnée de rentabilité, n’est pas un signe de développement sain et créateur de valeur. Les entreprises en très forte croissance insuffisamment rentables réussissent moins bien que celles qui « sécurisent » leur niveau de rentabilité avant de penser à la forte croissance (Davidsson, 2005 ; Steffens, Davidsson et Fitzsimmons, 2006). C’est donc bel et bien la rentabilité qui permet de soutenir la performance : la croissance seule ne peut pas être choisie « isolément » comme une mesure adéquate d’une croissance « saine » (Sexton, Pricer et Nenide, 2000). Dans le même ordre d’idées, Picart (2008) confirme que la surperformance des petites entreprises est indispensable à leur croissance ultérieure. Les dirigeants qui s’inscrivent dans une stratégie de croissance soutenue réussissent à franchir les seuils de taille uniquement parce qu’ils ont cherché parallèlement à atteindre des niveaux de rentabilité supérieurs aux entreprises pérennes de taille comparable (Delaveau et Du Tertre, 2008). Le compromis entre hypercroissance et rentabilité est donc possible (Raymond et Saint-Pierre, 2007), mais cette conciliation est difficile. Les dirigeants sont mobilisés simultanément sur de nombreux « chantiers » (sociaux, commerciaux, productifs, financiers…) sur lesquels leur niveau d’expertise est loin d’être toujours maximal. Le rythme de croissance très rapide peut alors dépasser celui que leur compétence et leur savoir-faire pourraient assumer, notamment s’ils manquent de temps pour reconnaître, analyser et trouver des réponses à leurs problèmes (Garnsey et Heffernan, 2005).

Une stratégie de croissance vigoureuse comporte inévitablement plus de risques financiers qu’une stratégie visant un développement plus lent. Devant ces tensions financières, les dirigeants doivent s’assurer que les ressources financières nécessaires au financement de cette croissance non seulement existent et sont rapidement disponibles, mais également qu’elles sont exploitées de façon optimale. Pourtant, les études sur la problématique des PME en hypercroissance ne sont pas unanimes quant au caractère « oppressant » de l’hypercroissance sur les modalités de financement et de gestion financière de l’entreprise.

2.2. L’engagement du dirigeant dans le financement de l’hypercroissance

Pour certains auteurs, la problématique financière est loin d’être la plus fréquemment mentionnée parmi les différents défis repérés par les dirigeants de PME en hypercroissance (McMahon, 2001 ; Julien et al., 2003 ; Chan, Bhargava et Street, 2006 ; Moreno et Casillas, 2007). Le procès intenté à la problématique financière, considérée comme un frein insurmontable à l’hypercroissance, serait finalement un « faux procès » dans les débats sur le management de l’hypercroissance. Certains auteurs montrent même que les dirigeants de PME éprouvent un sentiment de « satisfaction financière », et ce, quelle que soit la trajectoire de croissance de leur entreprise (Vos, Yeh, Carter et Tagg, 2007 ; KPMG Entreprises, 2008). Engagés dans la croissance, ils seraient plus investis dans la recherche de ressources financières que leurs confrères de PME à croissance modérée. Cet engagement plus soutenu des dirigeants dans la problématique du financement de la croissance les conduirait à diversifier les instruments de financement, à mobiliser très rapidement les fonds nécessaires, à envisager plus tôt et plus fréquemment des introductions en bourse. Ils développeraient de façon anticipée des outils de planification, de contrôle et de communication financière permettant d’optimiser la recherche et l’exploitation des ressources (Petty et Martin, 1997 ; Gundry et Welsch, 2001 ; Huot et Carrington, 2006 ; Picart, 2006 ; Fitzsimmons, 2007 ; Cassia, 2009). Enfin, les conclusions de ces études sur la problématique financière de la PME en hypercroissance révèlent de façon explicite que les différentes composantes du capital humain des dirigeants (Cooper, Gimeno-Gascon et Woo, 1994 ; Chandler et Hanks, 1998 ; Audretsch et Lehmann, 2004 ; Rauch, Frese et Utsch, 2005 ; Unger, Rauch, Frese et Rosenbusch, 2011) seraient des facteurs clés dans la mise en place de dispositifs spécifiques de gestion management financier pour soutenir l’hypercroissance. L’intention de croissance, modelée par les caractéristiques des dirigeants, est notamment considérée comme une condition nécessaire à l’hypercroissance (Wiklund, Davidsson et Delmar, 2003).

2.3. Le rôle fondamental de l’intention de croissance

En 1959, Penrose montre que les opportunités de croissance n’existent pas indépendamment des principaux dirigeants, qui développent de plus ou moins grandes capacités et volontés de les voir et de les saisir. La trajectoire d’hypercroissance dans la PME ne peut pas être considérée comme le fruit de la chance ou du hasard (Barringer et al., 2005). Elle relève fondamentalement d’attributs, de comportements, de décisions propres à l’entreprise et à ses dirigeants. D’ailleurs, l’un des premiers critères pris en considération par les auteurs qui étudient le phénomène d’hypercroissance dans la PME est précisément celui de « l’intention de croissance », autrement dit, les aspirations du dirigeant à faire croître son entreprise (Davidsson, 1989). L’entrepreneur est donc au coeur du développement de la PME : c’est lui qui donne le tempo. S’il est dynamique, son entreprise a des chances de l’être ; s’il est conservateur, l’entreprise connaît habituellement une croissance lente (Julien etal., 2003). L’intention de croissance des dirigeants est, par conséquent, une condition explicite préalable, même si non suffisante, à l’atteinte et au maintien de l’hypercroissance dans la PME (Wiklund et Shepherd, 2003 ; Julien etal., 2006). Pour relever le défi d’une croissance soutenue dans la durée, les dirigeants doivent forcément considérer la croissance de leur entreprise comme un choix délibéré et une priorité (Hambrick et Mason, 1984). Certains auteurs ayant pour objet d’études les dirigeants d’entreprises en hypercroissance les qualifient d’« ambitieux », car ils présentent des caractéristiques fondamentalement différentes de celles des dirigeants d’entreprises à croissance modérée, notamment en matière d’objectifs au regard de la croissance (Ginn et Sexton, 1990 ; Gundry et Welsch, 2001 ; Miner et Raju, 2004). L’analyse de l’intention de croissance du dirigeant semble alors difficilement dissociable de celle de ses caractéristiques intrinsèques.

2.4. L’influence des caractéristiques du dirigeant et de l’équipe dirigeante

Dans les divers champs de recherche en PME et en entrepreneuriat, les travaux sur l’influence du capital humain des dirigeants sur les stratégies de développement, les décisions de gestion et la croissance de l’entreprise se sont largement développés. Ils traitent de différents facteurs humains déterminants que l’on peut regrouper en quatre catégories : les caractéristiques démographiques des dirigeants (Feeser et Willard, 1990 ; Cooper etal., 1994 ; Orser, Hogarth-Scott et Wright, 1998 ; Orser, Hogarth-Scott et Riding, 2000 ; Barringer etal., 2005 ; Unger etal., 2011) ; les objectifs des dirigeants en grande partie déterminés par leurs caractéristiques démographiques, psychologiques et cognitives (Miner, 1990 ; Kolvereid, 1992 ; Chaganti, De Carolis et Deeds, 1995 ; Barton et Gordon, 1987 ; Ginn et Sexton, 1990 ; LeCornu, McMahon, Forsaith et Stanger, 1996 ; Cassar, 2007) ; le capital social des dirigeants (Ang, 1992 ; Barringer etal., 2005 ; Wiklund et al., 2009) ; les caractéristiques des équipes dirigeantes (Hambrick et Mason, 1984 ; Eisenhardt et Bourgeois, 1988 ; Smith, Smith, Olian, Sims, O’Bannon et Scully, 1994 ; Hambrick, Cho et Chen, 1996 ; Weinzimmer, 1997 ; Kilduff, Angelmar et Mehra, 2000).

Explicitons chacun de ces types de déterminants. Parmi les caractéristiques démographiques des dirigeants, l’âge, l’expérience fonctionnelle et les origines socioéconomiques ont un lien explicite avec la croissance de l’entreprise (Hambrick et Mason, 1984). Par exemple, une forte expérience des dirigeants influence positivement leur capacité à repérer, à saisir ou à concevoir des opportunités stratégiques de croissance (Kor, 2003). Orser etal. (1998), Wiklund et Shepherd (2003) et Barringer etal. (2005) soutiennent que l’éducation du dirigeant et son expérience antérieure sont des facteurs qui amplifient la relation entre les motivations du dirigeant à l’égard de la croissance et le taux de croissance effectivement atteint. Par ailleurs, la recherche d’une certaine maîtrise de la croissance nécessite la mise en place rapide d’outils de contrôle et de planification, notamment financiers (Orser etal., 2000), qui vont souvent de pair avec un accroissement des compétences professionnelles internes (Eggers, Leahy et Churchill, 1994). Les entreprises qui arrivent à surmonter les problèmes liés au développement rapide de leur taille adoptent un comportement d’anticipation à l’égard de la croissance. Elles mettent en place de façon graduelle, et ce, bien avant que la forte croissance n’affecte négativement l’organisation, un outillage de planification et de contrôle. Il est alors raisonnable de penser que la présence dans l’équipe dirigeante d’expériences financières importantes favorise l’adoption rapide d’outils professionnels. L’entreprise a plus de chances de prendre de l’expansion si ses dirigeants ont des compétences éprouvées en gestion. Woywode et Lessat (2001) observent qu’un haut niveau de formation universitaire aurait un effet positif sur la croissance, parce qu’il favoriserait la productivité et la crédibilité de l’entrepreneur, et l’aiderait à surmonter les restrictions financières existantes. Ce résultat confirme les conclusions de Janssen et Wtterwulghe (1998) ou Cressy (1996) selon lesquelles la méfiance des banques envers les demandes de crédit des PME pourrait résulter de leur perception de certaines carences managériales dans ce type d’entreprise : relative incapacité des dirigeants à déléguer, risque d’incompétence managériale, insuffisance de formation financière ou d’intérêt porté au domaine financier. Barringer et Jones (2004) reprennent les conclusions de Penrose (1959) sur la problématique de la capacité managériale à assumer la croissance[8] pour expliquer comment les dirigeants des firmes à croissance rapide parviennent à assumer leur trajectoire de développement. Les auteurs montrent qu’ils disposent d’une expérience sectorielle plus importante et sont beaucoup plus investis dans les relations interorganisationnelles que les dirigeants des autres entreprises. La croissance peut alors s’appuyer sur des réseaux professionnels plus développés et plus matures, une connaissance plus fine des spécificités du secteur d’activité et de ses potentiels, une plus grande aisance de recrutement de salariés productifs et motivés, des objectifs stratégiques clairement affichés (Cooper etal., 1994 ; Barringer et al., 2005).

Les objectifs dans la croissance sont loin d’être homogènes, de même que les modalités quantitatives et qualitatives de cette croissance (la taille maximale à atteindre, le laps de temps fixé pour y accéder, les modalités de développement, les décisions sociales ou financières). Il est désormais admis que les objectifs des dirigeants en contexte PME sont variés : aux motivations strictement financières (Cassar, 2007) sont très fréquemment suppléés des objectifs non économiques (Wiklund etal., 2003). La fonction financière de la PME doit donc intégrer des facteurs non financiers liés aux objectifs et aux valeurs managériales du dirigeant (Barton et Gordon, 1987 ; Chaganti etal., 1995 ; LeCornu et al., 1996 ; Janssen et Wtterwulghe, 1998). L’absence fréquente de séparation entre les fonctions de propriété, de décision et de contrôle dans la PME (l’entreprise est en effet souvent considérée comme une extension de ses propriétaires-dirigeants) fait que son management financier est inévitablement dépendant des objectifs d’un individu ou d’un petit groupe d’individus (Ang, 1991, 1992). D’un point de vue individuel, il peut s’agir par exemple d’un besoin d’autonomie dans le travail, de réalisation personnelle ou de reconnaissance sociale ou technique dans un secteur d’activité. Cela n’exclut pas d’autres objectifs moins centrés sur le dirigeant et plus largement orientés vers le bien-être des salariés, l’indépendance de l’entreprise dans ses relations avec ses principales parties prenantes ou sa capacité à rester pérenne, y compris en cas de crise majeure. Or le système de valeurs d’un dirigeant est en grande partie déterminé par ses caractéristiques cognitives (Smith etal., 1994 ; Kilduff etal., 2000 ; Seville et Wirtz, 2009). Par exemple, les dirigeants de firmes en croissance ont un système de valeurs largement orienté vers l’imagination et la vision sur des horizons de long terme, et sont de ce fait naturellement favorables à des projets de développement ambitieux (Penrose, 1959). Notons que de nombreux dirigeants freinent délibérément la croissance de leur entreprise pour des raisons personnelles, culturelles ou de capacités managériales (Kolvereid, 1992). Par exemple, la recherche d’indépendance est l’une des motivations qui influencent le plus l’intention de croissance du dirigeant. A contrario, le risque de dégradation de l’ambiance de travail et les difficultés de contrôle et de surveillance en sont les principaux motifs de dissuasion (Davidsson, 1989 ; Wiklund etal., 2003). Janssen et Wtterwulghe (1998) observent d’ailleurs que les relations entre la PME et la banque sont fortement influencées par la fonction d’utilité du dirigeant, ce dernier pouvant être incité à freiner volontairement la croissance de son entreprise pour limiter le recours à l’endettement.

Le capital social du dirigeant influence positivement le management financier de l’entreprise, notamment l’importance des jeux de négociations et des relations informelles entre le dirigeant-propriétaire et les différentes parties prenantes financières de l’entreprise. La détention de compétences accrues en matière de négociations et d’un capital relationnel étendu se traduirait par une amélioration de la connaissance des acteurs, de la confiance réciproque, des effets de réputation et, par conséquent, par une réduction des coûts d’agence (Ang, 1992). Dans leur modèle intégré de la croissance, Wiklund etal. (2009) confirment que le capital social du dirigeant, notamment les réseaux interpersonnels qu’il a su développer, est essentiel dans l’obtention des ressources financières et leur coût.

Enfin, d’autres aspects plus interactionnels peuvent largement expliquer le degré de croissance d’une PME, à savoir la composition de l’équipe dirigeante (Weinzimmer, 1997 ; Kilduff et al., 2000), son hétérogénéité (Hambrick et al., 1996), les processus d’interaction entre les membres de l’équipe dirigeante, l’intégration sociale des membres au sein de l’équipe et l’équilibre des relations de pouvoir (Eisenhardt et Bourgeois, 1988 ; Smith et al., 1994). Les auteurs montrent que même si, par nature, les membres de l’équipe dirigeante ont des attributs et des horizons cognitifs différenciés, il est extrêmement important pour soutenir la croissance que les relations de pouvoir soient équilibrées entre ces membres. De même, l’existence de valeurs fondamentales partagées est un gage de maintien de la croissance, car elles conditionnent la fluidité dans la prise de décisions et le climat de confiance dans lequel ces décisions sont adoptées.

La PME ne peut se développer rapidement que si ses dirigeants affichent des intentions de croissance délibérées. Or celles-ci sont nécessairement déterminées par les caractéristiques des dirigeants eux-mêmes. L’intention de croissance, si elle doit exister, n’a pas pour autant la même configuration d’un dirigeant à l’autre. Les décisions financières et les modalités de gestion des risques financiers, largement affectées par le contexte d’hypercroissance extrêmement exigeant et perturbateur, vont donc également se différencier d’une entreprise à l’autre (figure 1). C’est ce que nous tentons de montrer, par deux illustrations détaillées, dans la suite de cet article.

Figure 1

Déterminants et impacts de l’intention de croissance

Déterminants et impacts de l’intention de croissance

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3. Illustrations : deux études de cas de PME en hypercroissance

Les méthodologies par études de cas constituent un défi pour appréhender la nature des liens entre les caractéristiques des dirigeants (notamment leurs objectifs, qu’ils soient financiers ou non) et les stratégies financières dans l’entreprise. Les deux cas d’études (anonymisés) présentés ci-dessous sont synthétisés dans le tableau 1. Plusieurs types de données ont été utilisés dans chacune des deux PME étudiées : des retranscriptions d’entretiens semi-directifs en binôme ou trinôme auprès des dirigeants[9], des informations comptables et financières extraites du logiciel Diane et un recueil de sources Internet (revues de presse). Un codage des entretiens à l’aide du logiciel NVivo a permis d’analyser les cas sur la base de 7 catégories générales et de 58 sous-catégories (annexe II). Ces catégories reprennent, d’une part, les modalités de gestion financière de l’hypercroissance (catégories 1 à 3) et, d’autre part, les déterminants des caractéristiques des dirigeants et des équipes dirigeantes (catégories 4 à 7).

Tableau 1

Présentation synthétique des deux PME étudiées

Présentation synthétique des deux PME étudiées

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3.1. La société ELEC : une hypercroissance maîtrisée et financièrement sereine

La société ELEC est spécialisée dans l’étude, la conception et la réalisation de solutions complètes pour le transport de courant électrique de forte intensité pour les milieux industriels et tertiaires. Sa trajectoire de croissance est représentée dans la figure 2. Elle est créée en 2000 par cinq ingénieurs techniques qui travaillaient dans un groupe international où ils avaient développé ensemble la division électrotechnique. En 1998, le nouvel actionnaire du groupe décide d’abandonner cette division. Sur la base d’une vraie amitié professionnelle, les cinq créateurs[10] se rassemblent autour d’un projet commun qui consiste à recréer cette activité profitable dans leur propre structure, tout en pérennisant leur emploi. Ils « repartent de zéro » en ce qui a trait aux actifs (la nouvelle structure étant totalement indépendante du groupe), mais ils apportent en revanche la quasi-totalité des clients du groupe sur l’activité électrotechnique. L’entreprise démarre ainsi sur un marché où les cinq créateurs sont connus en tant que personnes et reconnus pour leurs compétences techniques et commerciales. Les clients de la société sont principalement de grands comptes (Siemens, Arcelor-Mittal, etc.) en majorité assez fidèles ; la relation commerciale est donc durable et repose énormément sur le relationnel, la confiance et la qualité des solutions proposées. La stratégie productive mise en place dans la société vise à se distinguer en matière de spécifications, de qualité des produits (mise en oeuvre très rapide d’une vraie démarche qualité) et de délai (d’études, de fabrication et de livraison). Pour y répondre, les dirigeants privilégient le recours à des sous-traitants très spécialisés, nombreux dans le bassin d’implantation de la société, et considérés comme de vrais partenaires au même titre que les clients.

Figure 2

Configuration de l’hypercroissance dans l’entreprise ELEC (2000-2010)

Configuration de l’hypercroissance dans l’entreprise ELEC (2000-2010)

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Cette possibilité d’externalisation de la production est d’ailleurs jugée par les dirigeants comme l’un des facteurs permettant d’assumer la forte croissance. Le marché du transport électrique de forte intensité est un créneau à très fort potentiel, comprenant peu de fournisseurs, peu de clients et peu de concurrents. Même si l’activité ne nécessite pas d’investissements très importants, les technologies utilisées sont assez pointues, et la qualité exigée des produits et des services est extrêmement élevée.

Dans la société ELEC, la question financière n’a jamais été un problème pour les dirigeants, qui ont toujours privilégié l’autofinancement de la croissance. Un premier emprunt a été contracté en 2006 principalement pour réaliser « quelques économies » sur les outils de financement de la trésorerie auxquels les dirigeants avaient eu recours à la suite de l’envolée du prix du cuivre. Cet emprunt, accordé sans aucune garantie, a servi avant tout de « test psychologique, pour voir si les banquiers suivaient l’entreprise ». Un nouvel emprunt a été contracté en 2009 avec les partenaires financiers principaux pour financer la construction des bâtiments sur le nouveau site d’implantation de la société. En ce qui concerne le financement de l’activité d’exploitation, l’entreprise ne connaît pas de problème de trésorerie, notamment parce que la gestion de son besoin en fonds de roulement est très stricte. Les dirigeants ont mis en place une « stratégie de temporisation », connue et acceptée par tous les partenaires, qui se traduit par un ralentissement volontaire de la croissance une année sur deux, afin de « souffler un peu etde restaurer la rentabilité de l’entreprise ». Pour les dirigeants de la société ELEC, une hypercroissance saine est une hypercroissance rentable, si possible autofinancée, qui ne fragilise pas l’entreprise d’un point de vue financier et social. Elle doit avant tout permettre aux dirigeants d’appliquer les principes contenus dans leur « charte des associés », qui décrit les quatre valeurs fondamentales qu’ils ont adoptées pour le développement de leur entreprise : « mettre en valeur leur expérience professionnelle commune, continuer à développer leurs compétences, s’appuyer sur leur complémentarité et leur amitié, et respecter l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ». Récemment, l’entreprise s’est développée à l’international, en créant deux filiales en Asie (Inde et Malaisie). Les dirigeants ont choisi de ne pas intervenir sur le marché nord-américain, en raison de la faiblesse de ses marges. Le développement des partenariats et des alliances est actuellement la priorité, dans le respect des valeurs originelles de la société.

3.2. La société TRAIL : une hypercroissance freinée et financièrement tendue

La société TRAIL est spécialisée dans la conception, la fabrication et la commercialisation d’articles techniques de sport extérieur innovants (portage, couchage, vêtements, chaussures, accessoires, etc.) destinés à une clientèle de sportifs de haut niveau ou d’amateurs exigeants pratiquant de façon intensive la course sur sentier, le trekking, la randonnée ou le marathon. Sa trajectoire de croissance est représentée dans la figure 3. La société a été créée en 1999 par M. L., ingénieur textile, qui conçoit à cette époque ce type d’articles chez un sous-traitant de grande marque de produits pour l’extérieur. M. L., avant d’être dirigeant, est tout d’abord un sportif de très haut niveau. Pour lui, la course n’est pas seulement une passion, c’est également un moyen d’éprouver en situation réelle les produits que son entreprise conçoit et commercialise. Toute l’équipe de la société TRAIL participe d’ailleurs à cette création empirique et collective, puisque la plupart des salariés partagent la même passion. Les produits fabriqués correspondent aux besoins des pratiquants et sont validés par ceux qui les utilisent. L’une des principales forces de la société est son positionnement ultratechnique et différencié des grandes marques, impliquant une R-D dynamique (7 % du chiffre d’affaires en 2008). L’activité de création est entièrement tournée vers la technicité, l’ergonomie et la qualité des produits (développement de nouveaux matériaux et tissus spécifiques, couplage des gammes vêtements/portage et adaptation aux contraintes biomécaniques de sports d’endurance extrêmes). En termes commerciaux, les produits TRAIL sont commercialisés par des revendeurs et des distributeurs, par vente par correspondance et par Internet. Le site est doté d’une interface Web collaborative permettant aux utilisateurs-testeurs de réagir sur les produits et d’exprimer leurs besoins spécifiques. L’entreprise se situe donc dans une vraie démarche de « conception par l’usage » avec les clients. La part de l’activité à l’export est également en forte croissance.

Figure 3

Configuration de l’hypercroissance dans l’entreprise TRAIL (2000-2010)

Configuration de l’hypercroissance dans l’entreprise TRAIL (2000-2010)

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Dans la société TRAIL, à la différence de l’entreprise ELEC, le management financier de l’hypercroissance est une difficulté quotidienne. Le dirigeant avance très fréquemment l’argument selon lequel le développement de la société a été souvent freiné par la capacité de financement de l’entreprise. Pour lui, « la tension récurrente en termes de trésorerie a fait que la société n’a pas pu doubler ou quadrupler plus rapidement ». Il n’a jamais voulu se fixer des limites en matière de croissance, mais ce sont le budget et les équilibres qui lui en ont fréquemment imposé : « Aujourd’hui, notre frein numéro un, c’est la trésorerie. On a plein de choses à faire qui seraient rentables, mais on va attendre d’avoir des fonds pour pouvoir le faire ; pourtant si on pouvait le faire dès maintenant, ce serait bien, ce serait mieux… »

Dans la société TRAIL, la problématique financière semble accentuée par le fait que la distinction entre le patrimoine du dirigeant et celui de son entreprise est quasiment impossible à faire (« mon seul patrimoine, moi, c’est TRAIL »). Le capital que M. L. a investi au départ a permis de fonctionner sans faire appel à d’autres types de financement mais la société a toujours souffert d’un manque de ressources. En 2007, le dirigeant se tourne vers l’affacturage qui permet, d’une part, de pallier l’accroissement des problèmes de trésorerie et, d’autre part, d’externaliser le suivi des règlements clients et les relances de paiement. Parallèlement, l’entreprise se voit accorder un premier soutien financier d’OSEO sur un projet innovant, puis elle se tourne vers l’endettement bancaire en 2008. Mais les tensions en matière de besoins de trésorerie s’accentuent, au même rythme que celui de la croissance, et les banques deviennent plus frileuses au regard des demandes du dirigeant (« Les banques nous disent : augmentez un peu plus vos fonds propres et il n’y aura pas de problème »). Les taux de croissance du chiffre d’affaires restent très élevés en 2007 et 2008, alors que sur la même période, les soucis financiers semblent s’accentuer. En 2009, M. L. réfléchit donc à l’ouverture du capital de son entreprise et décide de s’orienter en priorité vers du capital de proximité, en privilégiant des personnes physiques pouvant associer à leur apport financier une expertise commerciale, technique et managériale. Cette solution, qui lui semblait complètement virtuelle quelques mois auparavant, devient rapidement pour M. L. une source de motivation supplémentaire. La société procède fin 2009 à une opération de renforcement de ses fonds propres à hauteur de 400 000 euros[11] (environ 25 % du capital) afin de financer son développement (besoin en fonds de roulement, R-D, export, etc.). Cet accroissement de capital autorise alors un second soutien financier OSEO de 350 000 euros sous la forme d’un Contrat de développement participatif[12] destiné à renforcer la structure financière de l’entreprise. Parallèlement, OSEO choisit l’entreprise TRAIL pour intégrer son Club Excellence, regroupant les 2 000 entrepreneurs les plus innovants et remarquables du territoire français. Pour M. L., qui conserve 70 % du capital, ces apports de financement arrivent au bon moment. L’entreprise procède alors au rachat d’une société locale lui permettant de développer son axe « randonnée », l’un des objectifs du dirigeant. L’année 2010 marque pour l’entreprise une nouvelle croissance exceptionnelle de son chiffre d’affaires de 31 %. À plusieurs reprises dans notre entretien, le dirigeant de l’entreprise TRAIL nous rappelle que « plusieurs fois, son entreprise est passée sur le fil du rasoir ». Or, avec moins de 20 salariés et 2,4 millions de chiffre d’affaires, l’entreprise est aujourd’hui le nº 2 français dans le marché du trail (hors chaussures) et ses concurrents ont pour nom Salomon, Adidas ou Lafuma !

3.3. Les apports des études de cas à la problématique de recherche

3.3.1. L’intention de croissance : un concept multiforme

Les dirigeants sont délibérément orientés vers la croissance de leur entreprise, ce qui n’exclut pas des différences dans les modalités et les objectifs de cette intention de croissance. Les dirigeants de l’entreprise ELEC mettent un point d’honneur à la maîtriser et à la temporiser pour restaurer la rentabilité. Ils accordent une grande importance à la sécurité et à la pérennité de leur affaire, et sont donc relativement prudents dans leurs choix de gestion en ne laissant place ni au hasard ni à l’intuition. Pour des raisons financières, le dirigeant de l’entreprise TRAIL se voit dans l’obligation de freiner sa croissance pour maintenir des taux de marge suffisants, alors qu’il aurait souhaité un développement plus rapide pour son entreprise. Il avoue qu’il pourrait très bien s’investir dans une autre affaire, si celle-ci venait à disparaître : les idées et les défis ne manquent pas. L’intention de croissance est une condition préalable, même si non suffisante, à l’hypercroissance dans l’entreprise. C’est, par ailleurs, un concept multiforme. À chaque dirigeant de PME en hypercroissance correspond « une » intention de croissance, en d’autres termes, « une forme » d’intention de croissance.

3.3.2. L’influence des caractéristiques des dirigeants sur l’intention de croissance et les choix financiers

Un certain nombre de caractéristiques communes entre les dirigeants des deux PME sont observées. Ils se caractérisent avant tout par un fort esprit de compétition (exceptionnellement marqué chez le dirigeant de l’entreprise TRAIL) et une grande capacité de créativité et d’innovation dans le domaine technique. Le développement de leur entreprise est pour eux un excellent moyen de réussir leurs défis personnels et d’obtenir une reconnaissance technique dans leur secteur d’activité. Ils sont passionnés par leur métier et ont plaisir à l’exercer. Les principaux atouts de leur communication sont la clarté et l’honnêteté, la cohérence de leur discours avec leur comportement et leurs objectifs. Les relations sont basées sur la confiance respective avec les partenaires de leur entreprise, qu’ils soient commerciaux, institutionnels ou financiers. Nous observons cependant deux configurations distinctes en matière de stratégies financières.

Les dirigeants de l’entreprise ELEC ont toujours maîtrisé la croissance de leur société ; celle-ci est souhaitée, voulue, mais « domptée » grâce à la stratégie de temporisation qui consiste à ralentir la croissance une année sur deux. Deux explications peuvent être apportées : d’une part, pour s’assurer d’une croissance rentable et donc d’une bonne autonomie financière, d’autre part, pour appliquer strictement les principes édictés dans la « charte des associés ». En effet, dès la création de leur société, et très probablement en réponse à leurs expériences professionnelles dans le groupe international auquel ils appartenaient[13], ils énoncent dans cette charte les objectifs qui leur sont chers en matière de développement de leur entreprise. Ils tiennent au style de management sur lequel elle se fonde, et notamment au maintien des conditions de travail sereines qu’elle suppose, et affichent en ce sens une volonté de se démarquer par rapport à l’expérience vécue dans le groupe : « Dans les grosses sociétés, c’est plus le système qui dirige l’individu que l’inverse, et nous, nous voulions justement que ce soit l’individu qui dirige le système. » Les dirigeants sont donc fréquemment amenés à sélectionner les commandes et les clients qui leur assurent une sérénité de travail, mais aussi une relative « tranquillité financière ». Dès la création de l’entreprise, les associés de la société ELEC, forts de leurs compétences individuelles et de leurs expériences professionnelles respectives dans le même secteur d’activité (Barringer et Jones, 2004), dans des fonctions de rendement en commercial ou R-D pour les uns (Hambrick et Mason, 1984 ; Kor, 2003) ou dans des fonctions administratives et financières pour les autres (Eggers etal., 1994), mettent en place une répartition claire et très équilibrée des fonctions permettant des prises de décision rapides. Cet équilibre se traduit également dans la structure actionnariale, chacun des cinq actionnaires actuels détenant 20 % du capital de l’entreprise. Parallèlement, les dirigeants dotent rapidement leur société d’outils de contrôle de la qualité et d’outils de gestion, notamment financiers, assez élaborés pour une structure de cette taille (Hambrick et Crozier 1985 ; Orser etal. 2000). Il est alors raisonnable de penser que les expériences de l’équipe dirigeante dans les fonctions managériales et financières ont favorisé l’adoption rapide d’outils professionnels permettant de sécuriser l’expansion de l’entreprise et de conserver une indépendance financière. L’expérience, la complémentarité et le partage de nombreuses valeurs communes au sein de l’équipe (Hambrick et Mason, 1984 ; Eisenhardt et Bourgeois, 1988 ; Feeser et Willard, 1990 ; Smith etal., 1994 ; Hambrick etal., 1996 ; Weinzimmer, 1997 ; Kilduff etal., 2000 ; Unger etal., 2011) sont très probablement des facteurs explicatifs majeurs des modalités de gestion financière de l’hypercroissance : priorité à l’autofinancement de la croissance, stratégie de temporisation et de soutien à la rentabilité, structuration rapide des outils et des fonctions, relations de confiance et d’honnêteté avec les partenaires financiers et le cabinet d’expertise-comptable qui ont accompagné le développement de l’entreprise depuis sa création. Julien etal. (2003) montrent qu’une équipe dirigeante dans laquelle les membres échangent et partagent systématiquement le quotidien et le long terme, voire se remplacent pour certaines tâches, permet de créer les conditions d’une synergie extrêmement efficace. Les dirigeants de l’entreprise ELEC ont fréquemment « tourné » dans leur fonction, pour se « donner des challenges ». Par ailleurs, ils détiennent un capital social professionnel et personnel très large (développé dans le cadre de leurs expériences professionnelles antérieures ou de leurs activités extra-professionnelles) qu’ils entretiennent notamment par l’intermédiaire de parrainage d’associations locales diverses.

Dans l’entreprise TRAIL, la distinction entre la vie privée du dirigeant (la compétition sportive) et sa vie professionnelle (la compétition entrepreneuriale) est quasiment impossible à faire. « Entre midi et 14 heures, ne cherchez pas à joindre M. L. à son bureau, son téléphone ne répond pas. Le patron de TRAIL ne s’accorde pas une pause déjeuner, il déguste ses foulées » (Actualités OSEO, 17 janvier 2008). À l’âge de 27 ans, il décide de créer son entreprise « comme il créerait une association, sans forcément se rendre compte de ce dans quoi il met les pieds » et essentiellement « parce qu’il a des compétences techniques, des besoins très précis dans sa pratique sportive et plein d’idées de produits qui n’existent pas ; mais il n’a aucune expérience commerciale, de management et de gestion ». La création de son entreprise est pour lui un moyen de satisfaire ses projets personnels : innover, créer en collaboration avec la communauté sportive et réaliser pleinement sa passion. Sa PME devient à la fois son unique patrimoine et son « terrain de sport ». Pendant près de 10 ans, il répond à de nombreuses opportunités techniques et commerciales, offertes par ses marchés et par ses partenaires productifs, mais les potentiels de croissance ne sont pas entièrement exploités, principalement par manque de ressources financières. Pendant cette période, M. L. prend les décisions de façon relativement solitaire (« j’ai longtemps été en direct sur tout et le seul à avoir la vision d’ensemble »). La structuration de l’équipe se fait assez lentement jusqu’en 2008 et essentiellement en réaction aux pics d’aggravation des besoins[14]. Le dirigeant doit personnellement s’impliquer très fortement dans des activités pour lesquelles son expertise initiale et son intérêt pour la fonction sont souvent faibles : structuration de la démarche commerciale, recherche de ressources financières, construction d’outils financiers de planification et de suivi, structuration hiérarchique de l’entreprise se traduisant, avec quelques regrets, par un changement dans les relations de travail. Il développe la communication vers les banques et les organismes de financement (« déjà qu’en 2005, il a fallu que j’aille voir une banque… »), puis vers différents réseaux (OSEO, pôle régional de compétitivité de l’Industrie du sport et des loisirs et unité de recherche du Centre hospitalier universitaire). Ceux-ci lui apportent une aide précieuse dans le développement de sa société, notamment d’un point de vue technique, domaine de motivation prioritaire du dirigeant. En 2009, désormais activement à la recherche de partenaires pour financer son développement, il s’oriente en priorité vers des personnes physiques pouvant associer capital et expertise. Avec une démarche atypique pour rechercher des fonds (Twitter et blogue), le dirigeant réussit à mobiliser une vingtaine de prospects offrant plus de 1,2 million d’euros. Aujourd’hui, quelques mois après l’ouverture de capital réussie et le soutien renouvelé d’OSEO, le dirigeant de la société TRAIL « ne regrette pas d’avoir attendu ». Il voit l’arrivée de nouvelles compétences dans son entreprise comme un atout pour la faire progresser plus rapidement. Il estime même que les années difficiles que l’entreprise a traversées lui ont appris à consolider son entreprise ainsi que ses compétences. Il peut faire valoir auprès de ses nouveaux investisseurs un vrai savoir-faire et des compétences techniques, commerciales et managériales éprouvées, ce qu’il appelle « du concret ». Il avoue même qu’il n’aurait probablement pas fait aussi bien s’il avait eu plus rapidement plus de moyens financiers (« je ne les aurais pas investis comme il faudrait ou au bon moment »). Avec du recul, le dirigeant de la société TRAIL considère la pression financière qui a longtemps freiné la croissance de son entreprise comme une « opportunité » qui lui a réellement permis de conforter son développement en structurant son entreprise et ses outils de gestion, de consolider ses compétences managériales lui permettant d’accéder à un stade de développement plus mature que la société ELEC a, quant à elle, atteint plus rapidement. Nous mettons ici en évidence un phénomène de « tension financière mobilisatrice » dans l’entreprise TRAIL, très probablement accentué par la personnalité combative de son dirigeant et sa passion pour les défis physiques.

Synthèse des résultats et conclusion

La première étude de cas traduit une hypercroissance financièrement « sereine », pour laquelle les risques financiers de l’hypercroissance sont bien maîtrisés. Toutefois, ce contrôle se fait parfois au détriment de la croissance ; les dirigeants sont conduits à freiner volontairement la croissance de leur entreprise pour en limiter les risques, notamment financiers. Ce type de comportement serait-il, in fine, suffisamment propice au maintien de l’hypercroissance dans le temps ? Ne serait-il pas finalement un facteur modérateur de l’hypercroissance ultérieure dans l’entreprise ? Dans le cas de l’entreprise ELEC, les dirigeants ont été guidés dans leur projet de création par une volonté d’accéder à l’indépendance, à une certaine « liberté professionnelle ». Les intentions de croissance sont alors intimement liées au choix d’un mode de vie qui ne pourrait pas s’accommoder d’une croissance trop forte. Les dirigeants, ne souhaitant pas reproduire les tensions ou les contraintes vécues dans leurs expériences professionnelles antérieures, adoptent donc des comportements qui favorisent l’anticipation, le contrôle et la réduction des risques d’une croissance non maîtrisée. Leur satisfaction viendrait alors davantage de la réussite d’un défi professionnel, de la liberté de décision associée à l’acte de création et de la reconnaissance technique de l’entreprise dans son secteur d’activité. Les mesures quantitatives de taille de l’entreprise ou de croissance du chiffre d’affaires ne seraient pas, dans le cas présent, des mesures adéquates de l’intention des dirigeants à développer leur entreprise. D’ailleurs, l’entreprise connaît en 2009, pour la première fois depuis sa création, une diminution significative de 14 % de son chiffre d’affaires, alors que sur le même exercice, son bénéfice net s’accroît de plus de 56 %. En 2010, l’activité diminue à nouveau de 7 %, mais la maîtrise des profits reste la priorité des dirigeants : les résultats sont en hausse de 2 %. Parallèlement, la société se structure à l’international, dans des pays émergents où les marges sont élevées et le risque est faible, et toujours dans le respect des valeurs portées par ses dirigeants.

La deuxième étude de cas révèle une hypercroissance financièrement « tendue », pour laquelle les risques sont faiblement maîtrisés et donc potentiellement dangereux pour l’entreprise. Nous pensons que la tension financière dans ce type de configuration, même si elle peut fragiliser très fortement l’entreprise et la soumettre à un risque de défaillance non négligeable, est au contraire un phénomène extrêmement « mobilisateur » pour les dirigeants. Ces derniers sont alors poussés à améliorer leurs capacités managériales (mobilisation de qualités d’adaptation et d’apprentissage) qui vont leur permettre de maintenir des taux de croissance extraordinaires, voire d’accéder dans le futur à des rythmes de croissance encore plus rapides. Si l’on considère, comme l’a montré Penrose (1959), que cette mise en adéquation des capacités managériales est d’autant plus rapide que la motivation pour la croissance est forte, les dirigeants très fortement orientés vers la croissance devraient surmonter plus aisément les difficultés financières qui les freinent momentanément dans leurs projets de développement. Dans le cas de l’entreprise TRAIL, le démarrage de la société a été guidé par la volonté de son dirigeant de développer et de structurer ses potentiels de création et d’innovation technique. La tension financière engendrée par l’hypercroissance a conduit le dirigeant à « mettre en danger » son entreprise, tout en lui imposant une tension mobilisatrice qui l’a progressivement amené à identifier, rechercher et consolider les ressources nécessaires à une seconde phase d’hypercroissance plus « sereine ». La concentration des pouvoirs, si elle a été nécessaire au démarrage de l’entreprise, a fini par devenir un obstacle majeur à son développement (Julien et al., 2003). De plus en plus incapable d’anticiper les difficultés et de résoudre les problèmes qui s’accumulaient (notamment financiers), le dirigeant a dû décentraliser et accepter un élargissement de l’équipe dirigeante. Quand la décentralisation des tâches s’accompagne, comme dans le cas de l’entreprise TRAIL, d’un apport de fonds nouveaux, les conditions au maintien d’une hypercroissance future sont optimales.

Pour conclure, il nous semble difficilement concevable d’appréhender la problématique financière de la PME en hypercroissance indépendamment des caractéristiques de son dirigeant ou de son équipe dirigeante. Le dirigeant expérimenté (souvent à l’aise dans la gestion) prend peu de risques financiers et module la croissance. Le dirigeant aventurier (souvent fortement innovateur) se développe rapidement, quitte à mettre son entreprise en danger. Les caractéristiques des dirigeants modèlent les intentions de croissance. Les traductions concrètes en matière de décisions managériales prennent alors des configurations variées, de même que les trajectoires de croissance des entreprises. Le contexte d’hypercroissance, parce qu’il est financièrement exigeant et très risqué, serait de nature à exacerber ces influences.