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Introduction

Phénomène complexe, la défaillance d’entreprise a fait l’objet de nombreux travaux. La majorité d’entre eux porte sur le risque de défaillance réellement encouru par l’entreprise. Ils visent à proposer des modèles de prévision de la défaillance (Balcaen et Ooghe, 2006), à en identifier les causes (Carter et Van Auken, 2006) et/ou à comprendre les processus conduisant à la disparition d’une entreprise (Crutzen et Van Caillie, 2007). La finalité de ces travaux est le plus souvent d’améliorer l’anticipation et/ou la compréhension de ce phénomène afin de mieux l’éviter. Plus récemment, des recherches se sont développées, non plus sur la défaillance en tant que telle, mais sur la perception de ce risque par le dirigeant (Shepherd, Wiklund et Haynie, 2009 ; Morgan et Sisak, 2016). Ces travaux mettent le repérage des biais psychocognitifs au coeur de leur réflexion pour comprendre la variété des comportements humains. La complexité du phénomène de défaillance nous amène donc à proposer la mobilisation de ces deux types de travaux dans une optique de confrontation (risque réel de l’entreprise versus perception du risque par le dirigeant).

La disparition, comme la survie, ne relève en effet pas de raisonnements ou de comportements toujours très rationnels. Ainsi, la survie de certaines entreprises moribondes a été maintes fois constatée en économie comportementale en raison de réactions inattendues, fruits de multiples biais psychologiques et d’un manque de rationalité des acteurs. Il en est de même de la disparition. Certaines entreprises disparaissent alors qu’elles étaient a priori tout à fait viables (Khelil, 2016). La disparition n’est pas toujours le résultat d’une combinaison de facteurs exogènes et/ou d’un manque de ressources. Elle peut résulter aussi d’une surestimation des capacités à gérer ces ressources et parfois tout simplement d’une déception du dirigeant à propos de la situation de son entreprise, au regard de ses attentes et de ses buts initiaux (Gimeno, Folta, Cooper et Woo, 1997). Ainsi, le risque de défaillance n’existe pas indépendamment des personnes et des procédures qui permettent de l’évaluer, et son évaluation peut être affectée par des facteurs psychologiques, motivationnels ou situationnels. Nombre de situations concrètes révèlent ainsi un écart entre un risque réel et la perception qu’en a le dirigeant. Vérifier empiriquement ces écarts doit nous permettre d’identifier des situations de surestimation ou de sous-estimation du risque, de mieux en comprendre les raisons pour éviter in fine la défaillance de l’entreprise.

Un focus sur les biais cognitifs susceptibles d’affecter la perception du risque de défaillance et comprendre certains comportements est en ce sens digne d’intérêt. Le biais de surconfiance par exemple a été en effet particulièrement étudié en contexte managérial (Vitanova, 2014). Ce biais est constaté de façon récurrente chez l’entrepreneur (Bessière et Pouget, 2012), le PDG (Malmendier et Tate, 2005 ; Graham, Harvey et Puri, 2013) et le dirigeant de grande entreprise (Russo et Schoemaker, 1992). Concernant ces derniers, la surconfiance serait même un facteur explicatif majeur de leur comportement (Hayward et Hambrick, 1997). Qu’en est-il s’agissant des dirigeants de PME ? Est-ce un trait managérial plus marginal ? Le rôle de la surconfiance dans la défaillance a été étudié, mais le plus souvent dans le domaine de l’entreprenariat (Hayward, Shepherd et Griffin, 2006 ; Caïn, Moore et Haran, 2015 ; Haynes, Hitt et Campbell, 2015 ; Artinger et Powell, 2015). Qu’en est-il dans la gestion au long cours de l’entreprise et notamment en contexte PME ? Certains contextes le favorisent-ils ?

L’objectif de ce travail exploratoire et reposant sur une démarche inductive est ainsi, au regard de la littérature et de l’absence de travaux sur ce point, de constater dans un premier temps l’existence d’une surestimation ou d’une sous-estimation du risque par le dirigeant potentiellement préjudiciable à l’entreprise. Ces deux phénomènes seront ensuite analysés à la lumière d’une approche cognitive via les biais susceptibles d’influer sur la perception.

1. Vers une approche cognitive du risque de défaillance en PME

Une telle approche conduit d’une part à revenir sur les connaissances développées à propos de la situation de défaillance afin d’apprécier le contexte et les variables pouvant affecter la perception de cette situation et, d’autre part, à concevoir les biais inhérents à l’évaluation du risque de défaillance. Après un retour sur la notion de défaillance, il sera exposé les approches classiques de la défaillance puis des travaux plus spécifiques sur la perception du risque de défaillance.

1.1. La notion de défaillance au niveau de l’entreprise

La plupart des études sur la défaillance d’entreprise visant à anticiper leur disparition reposent sur une vision juridique de la défaillance (Altman, 1968 ; Bardos, 2001). Cette vision renvoie à un danger, « la cessation des paiements » et un risque, « celui de disparaître par liquidation » suite à l’ouverture d’une procédure collective. Ce type de défaillance ne doit pas être confondu avec la cessation d’activité qui correspond à un arrêt total de l’activité de l’entreprise parfois sans lien avec une cessation des paiements ou d’éventuelles difficultés. En management, la défaillance renvoie également le plus souvent à une situation de détresse financière de l’entreprise (parfois visible plusieurs années à l’avance) pouvant amener à sa disparition. Ces deux visions abordent la défaillance par le prisme de l’entreprise.

Ces travaux se sont développés selon trois orientations : la prédiction de la défaillance à partir d’un repérage de ses symptômes, l’explication de la défaillance via une analyse de ses causes et enfin la compréhension du processus de défaillance à travers une analyse de sa dynamique. Les travaux les plus nombreux et les plus anciens (Beaver, 1966 ; Altman, 1968) relèvent de la première catégorie et ont pour objectif de tenter de prévoir au mieux la probabilité de défaillance d’une entreprise. Ces recherches reposent sur des outils statistiques (analyse discriminante, régression logistique) et le repérage de certaines combinaisons d’indicateurs comptables et financiers. Ces analyses permettent de révéler les symptômes de la défaillance, de détecter les signes précurseurs des difficultés à venir et in fine d’anticiper la disparition d’une entreprise (Ohlson, 1980 ; Zavgren, 1983 ; Platt et Platt, 1990). Les techniques statistiques classiques de prédiction de défaillance montrant certaines limites (Balcaen et Ooghe, 2006), des études prédictives à base d’intelligence artificielle telles que les réseaux de neurones artificiels ou les algorithmes génétiques ont fait leur apparition (Yang, Platt et Platt, 1999). Toutes ces recherches permettent de fournir le plus souvent un score fonctionnant comme un signal d’alerte en cas de risque de défaillance (Bardos, 2001). Les outils ainsi obtenus intéressent principalement les établissements bancaires (Banque de France) ou les credit managers (AFDCC[4]), dont l’objectif est l’anticipation d’un défaut de paiement.

Cette approche par les symptômes ne fournissant pas une explication globale du phénomène de la défaillance, des auteurs se sont orientés vers la recherche des causes de la défaillance, en remontant plus en amont du phénomène (Casta, 1985 ; Blazy et Combier, 1997). Une revue de la littérature de ce type de travaux faite par Julien (1998) fait ressortir deux causes principales, à savoir le manque de compétences en gestion, notamment dans le domaine financier, et la faiblesse des ressources financières (principalement la sous-capitalisation). Carter et Van Auken (2006) reprennent ces causes et y ajoutent l’environnement économique. De manière générale, même si le contexte n’est pas neutre, le manque de connaissances, de compétences ou d’expérience du dirigeant est souvent avancé dans ces travaux comme une cause majeure de la défaillance.

Les travaux sur le processus de défaillance ont également souligné la complexité de la défaillance. La disparition d’une entreprise est en effet rarement soudaine et trouve ses origines dans une combinaison de facteurs interreliés de natures organisationnelle, stratégique, financière, opérationnelle, cette combinaison étant susceptible d’évoluer dans le temps. Les travaux dans ce domaine proposent dès lors une perspective dynamique de la défaillance et mettent en avant des effets d’enchaînements. Les auteurs parlent alors d’un « chemin de la défaillance » (Koenig, 1985) ou d’une « spirale de la défaillance » (Argenti, 1976 ; Marco, 1989 ; Crutzen et Van Caillie 2007). En relevant d’un enchaînement de facteurs exogènes et/ou endogènes, la défaillance devient aussi un phénomène, dont l’anticipation est plus délicate. Dans le prolongement de ces travaux, certains auteurs proposent des profils de défaillance. Ces profils font référence à différents contextes dans lesquels les comportements du dirigeant peuvent jouer un rôle prépondérant. Ainsi, Ooghe et De Prijcker (2008) définissent quatre profils de défaillance possibles. Le rôle du dirigeant est particulièrement mis en avant dans le profil 3, où l’entreprise, bien que structurée, est mise à mal par une période de forte croissance. Ébloui par la croissance, le management manque de réalisme (suroptimisme exacerbé), ce qui peut l’amener à une perte de contrôle puis une baisse de la performance par manque de lucidité. Ce comportement ne permet plus de percevoir les signaux annonciateurs de défaillance, « because of extreme optimism and unrealistic perception, negatives signals are ignored or attributed to external and temporary factors ». Le contexte combiné à la personnalité du dirigeant explique alors la défaillance de l’entreprise. Dans la même logique, Crutzen et Van Caillie (2009) déterminent sept profils de défaillance dans lesquels le rôle du dirigeant est plus ou moins mis en avant selon le contexte. La défaillance de type 3, « des entreprises en difficulté à la suite de la mauvaise gestion de leur croissance » repose notamment sur une incapacité du dirigeant à gérer un contexte de croissance (le dirigeant ne sait pas anticiper l’augmentation de l’activité de l’entreprise ou n’arrive pas à gérer la structure plus lourde induite par ce surcroît d’activité).

L’inventaire de ces recherches sur l’étude de la défaillance « objective » des entreprises permet un premier constat, la défaillance est un phénomène multidimensionnel et dynamique qui peut trouver ses racines dans de multiples contextes (la variété des profils de défaillance observés). Le dirigeant y prend souvent une responsabilité importante et peut même en être à l’origine. Dans ces premières approches, il est cependant des dimensions et relations au final assez peu questionnées : quelles perceptions le dirigeant a-t-il de la défaillance ? Ces perceptions peuvent-elles affecter significativement ses comportements vis-à-vis de la défaillance (déni, sous ou surestimation du risque) et in fine nuire au repérage de ses symptômes ? Des travaux sur la perception de la défaillance ont tenté de répondre à quelques-unes de ces questions.

1.2. L’incidence des représentations du risque de défaillance au niveau de l’individu

Les auteurs en management évoquent parfois une situation de détresse plus personnelle et psychologique vécue par le dirigeant face au risque de défaillance (Shepherd, Wiklund et Haynie, 2009 ; Morgan et Sisak, 2016). La défaillance est alors observée via le prisme de l’individu et non plus par celui de l’entreprise. La situation réelle de l’entreprise se retrouve alors confrontée à la perception que peut en avoir le dirigeant de manière plus ou moins subjective. Si l’on distingue, comme le suggèrent certains spécialistes de la perception des risques (Kermisch, 2012 ; Peretti, 2000), la représentation du risque de la perception du risque, il est un ensemble de travaux qui, bien que référencés sous le thème de la perception de la défaillance, mettent avant tout en lumière l’incidence des représentations que se fait un dirigeant de la défaillance sur son comportement entrepreneurial.

Les travaux sur la perception sont aimantés par deux objectifs : soit l’objectif consiste à comprendre les conséquences psychologiques d’une expérience passée de défaillance sur le dirigeant soit il s’agit avant tout d’analyser l’impact d’un risque perçu de défaillance sur la gestion de l’entreprise. Dans le premier type de travaux (Ucbasaran, Shepherd, Lockett et John Lyon, 2013), il est étudié la capacité du dirigeant à s’engager à nouveau malgré une expérience de défaillance (Hessels, Grilo, Thurik et Zwan, 2011), à donner du sens à cette défaillance (Byrne et Sheperd, 2015). Les travaux sur la notion de serial-entrepreneur s’inscrivent souvent dans cette logique (Ucbasaran, Westhead et Wright, 2006) ainsi que les recherches mettant en avant le phénomène d’apprentissage induit par une première défaillance (Sitkin, 1992 ; Shepherd, 2003 ; Shepherd, Patzelt et Wolfe, 2011).

Dans le deuxième type de travaux, les auteurs s’intéressent à la capacité d’entreprendre et à l’impact d’un risque perçu de défaillance sur la gestion de l’entreprise (Shepherd, Wiklund, et Haynie, 2009 ; Morgan et Sisak, 2016). Ces études mettent tout d’abord en avant les connotations négatives associées au risque de défaillance. Ce dernier est fréquemment assimilé à un échec par et pour le dirigeant (Morgan et Sisak, 2016). La perception d’un risque de défaillance peut conduire en cela à une certaine détresse émotionnelle de la part du propriétaire-dirigeant (Shepherd, Wiklund et Haynie, 2009), une perte d’estime de soi, situation qui peut avoir de fait une incidence sur sa gestion de l’entreprise. La situation de défaillance est également souvent associée à une pression financière importante et au risque d’une perte d’indépendance (Jenkins, Wiklund et Brundin, 2014). Au final, l’idée même de défaillance fait peur, et la peur n’est pas sans conséquence sur le comportement entrepreneurial. La revue de littérature de Cacciotti et Hayton (2015) montre par exemple clairement l’impact négatif de la peur (anxiété ou inquiétude) sur l’intention d’entreprendre ou sur la capacité à gérer l’entreprise dans la plupart des études. Quelques études mettent cependant en avant certains aspects positifs de la peur. Un niveau de peur « faible » permettrait de rester vigilant et de détecter des opportunités (Klaukien et Patzelt, 2009). La peur ne jouerait pas ainsi uniquement un rôle inhibiteur. Elle doit être vue comme un processus, susceptible d’évoluer dans le temps et pourrait expliquer à la fois l’action et l’inaction (Cacciotti, Hayton, Mitchell et Giazitzoglu, 2016).

Ainsi, la perception d’un risque de défaillance n’est pas neutre dans la gestion de l’entreprise au regard des seules représentations qu’on lui associe. Si la défaillance financière peut être objectivement constatée de diverses manières en termes financiers (cumul ou enchaînement de problèmes de rentabilité, de liquidité, de solvabilité, d’incidents de paiement, etc.), elle est considérée aussi comme appréciable de différentes manières et plus ou moins subjectivement par un dirigeant. Dans le cadre de ce travail de recherche, les deux niveaux d’analyse sont nécessaires à l’instar des travaux de Jenkins et McKelvie (2016), qui mobilisent les deux approches objective et subjective pour une meilleure compréhension de l’échec entrepreneurial au niveau de l’entreprise et au niveau de l’individu.

1.3. Les biais cognitifs dans la perception du risque de défaillance

Comme bien d’autres risques, le risque de défaillance peut être apprécié différemment, car vécu de différentes manières selon qui le perçoit et dans quel contexte. Les travaux en économie et psychologie comportementale admettent en effet depuis longtemps que la perception d’un risque est un phénomène subjectif lié au jugement d’un individu sur sa situation (Kouanbenan, Cadet, Hermand et Muñoz Sastre, 2006). Cette perception dépend de l’environnement de cette situation, de la psychologie, des connaissances, de la culture, de l’expérience, des intérêts et attentes de l’individu et de l’influence exercée par des groupes de pressions, médias, politiques. Cette perception n’est pas pour autant déconnectée de toute réalité. C’est en cela au final un construit social (Kermisch, 2012) combinant un risque plus ou moins objectif de défaillance et les représentations qui lui sont associées, représentations véhiculées par différentes communautés (les dirigeants, leur famille, les partenaires de l’entreprise, les experts, etc.).

Quelques travaux non spécifiques à la PME traitent des biais pouvant impacter la perception de la défaillance ou par anticipation la capacité entrepreneuriale influencée par cette perception. Une revue de la littérature de Mellahi et Wilkinson (2004) sur les travaux sur la défaillance d’entreprise classe les recherches sur les facteurs explicatifs en deux grands courants. Le premier « Deterministic View » regroupe les recherches mettant en avant les facteurs exogènes comme facteurs explicatifs de la défaillance. Le deuxième, « Voluntaristic View » (regroupement des travaux en Organization Study et en Organization Psychology) met le dirigeant et ses perceptions au coeur des explications sur la défaillance. Ces travaux considèrent les perceptions du dirigeant sur la défaillance d’entreprise comme source de biais susceptibles d’influer sur ses décisions rejoignant là les travaux de Crutzen et Van Caillie (2007) et Ooghe et De Prijcker (2008) sur la défaillance. Dans cette mouvance, Brown et Starkey (2000) listent ainsi cinq biais (Denial, Rationalization, Idealization, Fantasy, Symbolisation), susceptibles d’avoir un impact sur la perception du dirigeant et donc sur le risque de défaillance. Macoby (2000) mentionne quant à lui le narcissisme, entre autres biais potentiels du dirigeant dans la perception de la défaillance. Kroll, Toombs et Wright (2000) soulignent le rôle de la surconfiance, de l’orgueil ou encore de la fierté. Un autre biais parfois mobilisé est le biais de suroptimisme vu comme la tendance à surestimer ses perspectives (Bessière et Pouget, 2012).

Le biais le plus souvent étudié à travers cette littérature reste cependant le biais de surconfiance. Artinger et Powell (2015) tentent ainsi d’expliquer la défaillance des start-up et aboutissent notamment à la conclusion selon laquelle la surconfiance aurait un impact non négligeable sur les entrées en marchés risqués. Dans la même logique Caïn, Moore et Haron (2015) étudient l’impact de la surconfiance sur l’entrée des entreprises sur un marché et distinguent trois niveaux de surconfiance : Overplacement/Overestimation/Overprecision. Ils aboutissent à la conclusion que le niveau de surconfiance dépend de la perception du niveau de difficultés des tâches à réaliser. Hayward, Sheperd et Griffin (2006) tentent également d’expliquer l’entrée sur des marchés malgré un taux de défaillance élevé par la surconfiance du fondateur. À l’inverse, Simon, Houghton et Auinon (2000) ne trouvent pas de lien entre la surconfiance, la perception du risque et la création d’entreprise et mettent plutôt en avant l’illusion du contrôle et la croyance en la loi des petits nombres comme biais cognitifs susceptibles d’influer sur la perception.

Dépassant la problématique de l’entrée sur un marché et de manière plus globale de la création d’entreprise, Haynes, Hitt et Campbell (2015) regardent également le comportement d’entreprises déjà existantes et l’influence de la surconfiance à travers deux notions proches, les notions d’« hubris » et de « greed ». Les auteurs aboutissent à la conclusion suivante : si le mécanisme d’influence est propre à chaque entreprise, ces deux caractéristiques ont une influence néfaste sur la vie de l’entreprise à travers la détérioration du capital humain et du capital social.

Le biais de surconfiance est donc souvent mis en avant dans la littérature sur la défaillance comme un facteur susceptible d’influer sur la perception des risques et les décisions des dirigeants, mais au final peu d’études ont été menées spécifiquement sur l’influence de cette variable sur la gestion de l’entreprise au cours de son existence. De plus les travaux sont peu fréquents dans le contexte spécifique de la PME. Or le dirigeant est ici réputé plus central, souvent plus seul, donc sa perception de la situation est encore plus cruciale pour la vie et la survie de son entreprise. Moins de conseillers pour l’éclairer, moins de contre-pouvoir pour le contredire, un contexte où l’erreur ne pardonne pas.

Dans cette perspective, nous souhaiterions confronter le risque de défaillance perçu par le dirigeant au risque réel vécu par l’entreprise (risque de défaillance subjectif versus risque objectif). Il n’y a pas à notre connaissance en effet d’étude constatant ces écarts en général et en contexte PME en particulier et hors contexte de création d’entreprise. Notre objectif est donc de mesurer l’écart ou l’absence d’écart entre la perception du risque et le risque réel encouru par l’entreprise avant de pouvoir nous intéresser aux raisons éventuelles de cet écart.

2. La démarche générale

L’étude repose sur une analyse en deux temps des données collectées dans le cadre de l’« observatoire des pratiques de gestion et de risk management des PME[5] » (observatoire PRISMA) du laboratoire CoActiS. Tout d’abord, afin de mesurer l’existence ou non d’un écart entre la situation d’une entreprise et la perception que s’en fait son dirigeant, nous croisons deux variables binaires, le risque réel et le risque perçu, afin de distinguer quatre situations. L’attention se porte ensuite plus spécifiquement sur les PME faisant face à un risque plutôt élevé sans pour autant le percevoir (Les Myopes) dans le but de comprendre les raisons de la présence d’un écart entre la situation réelle et la perception du dirigeant. Pour cela, nous réalisons des analyses de régressions logistiques binaires permettant d’expliquer le passage d’un état « Lucide » à un état de « Myopie » face au risque de défaillance.

2.1. Les données

L’observatoire PRISMA mis en place par le laboratoire CoActiS, en partenariat avec la région Rhône-Alpes, permet de disposer de données sur les pratiques managériales et de croissance des PME. Un questionnaire est rempli par les dirigeants de PME bénéficiant de formations/conseils subventionnées par la région (dans le cadre du Plan PME[6]), questionnaire qui interroge dix thématiques clés de la compétitivité de ces structures (139 questions au total) : les caractéristiques générales de l’entreprise, l’environnement d’affaires et la stratégie de l’entreprise, le marketing et les relations commerciales, la stratégie industrielle et les services, les ressources humaines, l’innovation, l’internationalisation, la finance, l’organisation, les TIC et le développement durable, l’équipe dirigeante et les caractéristiques du dirigeant. Quasiment tous les secteurs d’activité sont représentés, avec cependant une prépondérance des secteurs de l’industrie et du service à l’industrie, cibles prioritaires du Plan PME. La base de données Diane[7] complète l’ensemble par l’intégration de données financières et comptables.

L’observatoire contient à ce jour près de 2 100 observations collectées entre septembre 2012 et décembre 2016. Le croisement des données issues du questionnaire avec celles provenant de Diane et qui sont décalées dans le temps (deux ans de décalage), réduit la taille de notre échantillon à 1 114 PME interrogées entre 2012 et 2015. Les observations avec des données manquantes ont ensuite été exclues de l’échantillon (5,83 %) ce qui nous laisse 1 049 observations. Les entreprises observées sont majoritairement des entreprises de production de bien (69,6 %) et disposent en moyenne d’un effectif de 25 salariés et d’un chiffre d’affaires de 4 millions d’euros (Tableau 1).

Tableau 1

Descriptif de l’échantillon

Descriptif de l’échantillon

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2.2. Les variables et mesures retenues

Nous avons retenu dans le cadre de cette étude une vingtaine de variables de l’observatoire PRISMA potentiellement en lien avec le risque de défaillance ainsi que des variables financières issues de Diane permettant de qualifier le risque réel de défaillance (Annexe 1).

2.2.1. La mesure du risque perçu de défaillance

La perception du risque est directement appréciée dans le questionnaire par le biais de la question suivante (Q128) : « Avez-vous été confronté à un risque de faillite de votre entreprise sur les trois dernières années ? »

En cas de réponse positive, le dirigeant doit préciser l’année et lister les raisons à l’aide d’une échelle de Likert allant de tout à fait d’accord à pas du tout d’accord. La perception est donc ici appréciée rétrospectivement sur un horizon de trois ans et non de façon projective. Le choix de cette variable permet de retenir une approche du risque de défaillance au niveau de l’individu.

2.2.2. La mesure du risque réel de défaillance

Afin de mesurer le risque réel, la fonction score AFDCC, proposée dans la base de données Diane a été retenue. Il s’agit d’une notation comprenant huit classes et représentant des niveaux de risque de très élevé à minime[8]. Celle-ci fonctionne à l’identique des fonctions scores classiques (Altman, 1968) et est adaptée aux entreprises françaises. Le niveau d’efficacité du score est de 95 % sur l’échantillon utilisé pour sa construction (Oséo, 2011). La fiabilité de ce score a été vérifiée par un test de comparaison de moyennes entre le score, le fait d’avoir été en procédure collective[9] et quatre variables financières permettant de détecter des fragilités dans l’entreprise, et ce sur plusieurs années. Cette approche de la défaillance repose donc sur une analyse des symptômes visibles via des indicateurs financiers susceptibles de révéler des difficultés réelles (1.1.). Une variable de contrôle sur le secteur a également été intégrée pour distinguer les entreprises relevant de l’industrie manufacturière et les entreprises relevant du service à l’industrie.

Pour la suite, les huit classes du score AFDCC ont été réduites à deux classes permettant de distinguer une classe présentant l’existence d’un risque (de 0 à 8,5) et une classe ne présentant pas de risque ou risque faible (de 9 à 20)[10]. Le découpage en deux classes de risque réel permet de respecter une cohérence au regard de la mesure du risque perçu, également représenté via deux classes. Le croisement des deux axes permet ainsi d’obtenir quatre classes, dont la population nous permet de pousser plus avant l’analyse.

2.2.3. Des variables sur le propriétaire-dirigeant et son entourage

Le dirigeant étant souvent au centre du processus de défaillance (Crutzen et Van Caillie, 2009 ; Julien, 1998), a fortiori en contexte PME, nous en avons retenu, dans les variables de l’observatoire, un certain nombre sur son profil. Nous disposons tout d’abord de variables objectives sur son niveau de formation (Q136), sur son ou ses domaines de compétences (Q137), sur son expérience en tant que dirigeant d’entreprise (Q133 et Q135) ou d’entrepreneur en série (Q134). Ces variables sur le dirigeant relèvent de la notion de capital humain (Trébucq, 2015). Deux autres caractéristiques ont été également mobilisées : la confiance en ses compétences (Q126) une variable souvent impliquée dans la surconfiance (Vitanova, 2014) ainsi que les changements récents dans l’équipe de direction (Q123).

Il a été créé enfin pour les analyses une variable pour apprécier/confirmer un éventuel biais de suroptimisme (OPT). Le suroptimisme est ainsi mesuré par le constat d’un écart entre le chiffre d’affaires déclaré réalisable dans le questionnaire à un an (Q23) et le chiffre d’affaires effectivement réalisé cette année-là dans Diane. Cette variable doit nous permettre d’approcher la notion de suroptimisme vue comme une tendance à surestimer ses perspectives (Bessière et Pouget, 2012).

2.2.4. Des variables relatives à ses perceptions de la situation

Afin d’apprécier à quelles perceptions particulières de la situation (Kouanbenan et al., 2006), la perception ou pas du risque de défaillance est associée, il a été extrait du questionnaire les variables suivantes relatives aux perceptions du dirigeant sur la situation : la perception de difficultés de financement (Q95), la perception ou non d’un avantage concurrentiel et sa nature (Q20), la perception de la trajectoire de croissance du marché (Q24) et celle de l’entreprise (Q25) avec un comparatif marché/entreprise (Q26). Ces variables sont complétées par sa perception de la dynamique du secteur (intensité concurrentielle, degré de changement, perspectives d’affaires) (Q27). Le dirigeant fournit aussi un jugement sur la suffisance ou pas de certaines compétences dans l’entreprise (Q67). Ces variables ont pour objectif de permettre de repérer un éventuel biais de suroptimisme ou de surconfiance dans le cadre de l’approche cognitive (Bessière et Pouget, 2012). La variable sur les causes de la perception d’un éventuel risque de défaillance (Q128) est également utilisée pour les dirigeants ayant perçu un risque.

2.2.5. Des variables sur son comportement managérial

L’appréciation de la performance financière de l’entreprise pouvant être toute relative (Gimeno et al., 1997) et dépendre des objectifs du dirigeant ou de la manière, dont il les formalise, il a été retenu la nature de ses objectifs (Q32), l’horizon de ses objectifs (Q29), le focus dominant qu’il donne à son pilotage stratégique (Q31 et Q41) et la formalisation de ses orientations stratégiques (Q40). Il a été également pris en compte la mobilisation des acteurs pour prendre ses récentes décisions (Q37) et la nature de ses décisions stratégiques sur les trois dernières années (Q33) afin de voir si elles étaient en accord ou pas avec sa perception de la situation.

Au-delà de l’approche cognitive, le choix de ces trois types de variables s’inscrit dans le cadre plus large de la théorie des échelons supérieurs qui place le dirigeant au centre du processus stratégique. « If we want to understand why organizations do the things they do, or why they perform the way they do, we must consider the biases and dispositions of their most powerful actors – their top executives. » (Hambrick, 2007)

Ces variables nous permettent de collecter des informations sur le dirigeant (caractéristiques observables), sur sa perception de la situation (biais cognitif) et sur sa vision stratégique (choix stratégiques), tous facteurs susceptibles de jouer sur la relation entre une situation objective de départ et une performance obtenue (Hambrick et Mason, 1984).

3. Les résultats

Sur notre échantillon, 19 % des répondants ont perçu un risque de défaillance (198 sur 1 049), contre 17,9 % dans l’observatoire PRISMA.

3.1. Les écarts entre risque perçu et risque réel

Cette première étape de notre démarche exploratoire consiste à mettre en lumière d’éventuels écarts entre une situation réelle de risque de défaillance et la perception de cette situation par le dirigeant. Les PME de notre échantillon sont donc réparties en quatre groupes, selon le risque réel de défaillance auquel elles font face (grâce au score AFDCC) et la perception de ce risque par le dirigeant (observatoire PRISMA). Comme le montre le tableau 2, il est bien constaté des écarts entre la réalité et les perceptions.

Tableau 2

Risque réel versus perception du risque – quatre groupes

Risque réel versus perception du risque – quatre groupes

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La moitié des dirigeants perçoivent correctement le risque associé à leur situation (Lucides et Zens totalisent plus de 54 %). La part des dirigeants de PME enclins à percevoir ou surestimer un risque de défaillance alors que leur situation semble plutôt favorable est très faible (1,71 % de Paranos). À l’inverse, la proportion de dirigeants qui ne perçoivent pas ou sous-estiment le risque réel de défaillance est très importante (44,14 % de Myopes). Le tableau 3 présente les caractéristiques principales des quatre classes.

Tableau 3

Descriptif des quatre groupes

Descriptif des quatre groupes

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3.2. Les caractérisations des quatre situations

Dans le cadre de cette démarche exploratoire, avant de lancer les régressions logistiques permettant de repérer les facteurs explicatifs de la Myopie, les quatre groupes ont fait l’objet d’une caractérisation via des tests de comparaison de moyenne sur les variables continues retenues et des tests d’indépendance (Khi2) sur les variables nominales présentés en annexe 2.

Les Lucides perçoivent un risque réel (AFDCC moyen compris entre 5,885 et 7,326 selon les années). Leur fragilité est visible à travers l’ensemble des indicateurs financiers pour lesquels elles présentent les valeurs les plus défavorables. Le pourcentage de procédures collectives est également le plus élevé de toutes les catégories avec 26,67 %. En synthèse, le dirigeant des Lucides perçoit les difficultés de son entreprise (a priori plutôt des problèmes d’adaptation au marché). Vigilant à l’égard des pertes supportables par l’entreprise, il ne reste pas seul et va rechercher des conseils ou soutiens. Il se déclare à l’aise pour décider en environnement risqué et prend effectivement des décisions de réduction de son activité, sans pour autant toujours éviter la faillite.

Les Myopes, bien que présentant des niveaux de risque plus élevés que la moyenne (AFDCC moyen compris entre 7,565 et 9,012), ne perçoivent pas de risque. Cette fragilité bien que moindre que celle des Lucides est confirmée par des indicateurs financiers le plus souvent inférieurs à la moyenne de l’échantillon et plus dégradés que pour les Paranos et les Zens. Le pourcentage de procédures collectives est sensiblement plus faible que pour les Lucides, à 5,6 %, mais confirme tout de même un risque réel vécu par ce groupe. Le dirigeant des Myopes perçoit bien des difficultés sur le plan financier, mais ne perçoit pas le risque de défaillance. A contrario, il perçoit un contexte favorable (constats de croissance du marché, de bonnes perspectives d’affaires) qui semble biaiser sa perception de la situation et ne prend pas de décision de réduction de son activité (à l’inverse, il augmente ses effectifs). Il planifie son développement et contrôle l’atteinte de ses objectifs. Les variables caractérisant ce groupe conduisent à s’interroger sur les biais susceptibles d’altérer la perception du dirigeant (3.3.).

Les Paranos ne présentent pas de risque réel (AFDCC moyen entre 12,083 et 12,389), mais déclarent tout de même percevoir un risque. Confirmant la bonne santé de ces entreprises, les procédures collectives sont ici inexistantes. Le peu de variables significatives comme la rentabilité économique en 2013 par exemple, montre que ces entreprises sont globalement très performantes et ne semblent donc effectivement pas présenter de risque réel. Le dirigeant des Paranos perçoit son environnement comme difficile. Plus compétent sur des dimensions techniques que managériales et isolé, il se sent vulnérable dans cet environnement et tend à surestimer un risque sur le plan financier et en termes de défaillance. Il définit sa stratégie « chemin faisant ». Toutefois, ces résultats sont à nuancer, car très peu d’entreprises de notre échantillon peuvent être considérées comme des Paranos.

Les Zens ont un niveau de risque réel faible (AFDCC moyen de 11,987 à 13,451) et ne perçoivent pas de risque de défaillance. Pour ces entreprises les indicateurs financiers présentent des taux plus favorables que pour les Lucides et les Myopes. L’entreprise Zen est plutôt performante financièrement et cette performance est perçue comme étant en phase avec le marché. L’activité est cependant quant à elle perçue à la baisse et cette perception est conforme à la réalité. Ce contexte n’altère pas pour autant sa perception du risque de défaillance (pas de surestimation). Le dirigeant est serein sur certaines compétences de l’entreprise (comptabilité/finance) conforté en cela par les bons résultats. Il est confiant en sa capacité à gérer les risques et les problématiques de financement, mais pas surconfiant. Il est même plutôt plus pessimiste que la moyenne. Il tend également à sous-évaluer les résultats passés de l’entreprise. Le dirigeant ne se laisse pas endormir par les bons résultats passés et présents, il reste centré sur la création du potentiel de demain.

Afin de dépasser la simple description des groupes via les variables utilisées et disponibles à la lecture de l’annexe 2, des régressions logistiques ont été mises en place sur deux groupes en particuliers, les Lucides et les Myopes. Toujours dans le cadre d’un travail exploratoire, l’objectif est maintenant de trouver des pistes de réflexion pour une meilleure compréhension de la Myopie des entreprises. Ce groupe est constitué d’entreprises présentant des niveaux de risque élevés sans que le dirigeant ne souligne un risque de disparition de son entreprise révélant une sorte de Myopie au regard de la situation. Ce groupe est le plus important en termes d’effectif (n = 463)[11].

3.3. Les Myopes versus les Lucides

Afin de comprendre les raisons de la Myopie des entreprises, en contexte de risque élevé, des régressions logistiques ont été menées à travers la construction de cinq modèles prenant chacun comme variable dépendante le fait d’être Myope plutôt que Lucide (variable binaire avec 1 : dirigeants Myopes et 0 : dirigeants Lucides). Le modèle 1 comprend uniquement les variables de contrôle, le modèle 2 les variables sur le dirigeant, le modèle 3 les variables de contexte, le modèle 4 les variables de pilotage et enfin le modèle 5 reprend l’ensemble des variables. À chaque fois, nous contrôlons les résultats par les indicateurs financiers reflétant la situation réelle de l’entreprise en dehors de toute interprétation par le dirigeant. L’ensemble de ces variables ont été décrites dans la partie 2.2. et les résultats sont présentés dans le tableau 4.

Tableau 4

Résultats des régressions logistiques

Résultats des régressions logistiques

*** p-valeur < 0,01 ; ** p-valeur < 0,05 ; * p-valeur < 0,10

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Concernant le modèle 1 ne prenant en compte que les variables de contrôle, il est significatif (p-valeur = 0,008) et repose sur le ratio de liquidité et de profitabilité. Ainsi, plus le ratio de liquidité est élevé (et donc moins l’entreprise a de problème de liquidités) plus l’entreprise a des chances d’appartenir au groupe des Myopes au lieu des Lucides. De même, plus le ratio de profitabilité (ou taux de marge brute) est élevé, plus l’entreprise a de probabilité d’appartenir au groupe des Myopes. Il est probable que le fait de disposer d’une trésorerie à court terme et d’être en plus en capacité de générer des ressources n’incitent pas le dirigeant à voir le risque. Ce résultat n’est pas surprenant au regard de la littérature sur la prévision de défaillance qui met souvent en avant des indicateurs de trésorerie. Ainsi, les dirigeants ne seraient en capacité de voir le risque qu’à l’apparition des symptômes et à proximité de son apparition. Le taux de bon classement des Myopes est de 72,30 % pour ce modèle.

Le modèle 2 construit à partir des variables sur le dirigeant est lui aussi significatif (p- valeur = 0,018) et met en avant l’impact de la présence des organismes publics comme acteur dans la prise de décision du dirigeant. Ainsi le recours à ce type d’organisme diminue la probabilité d’être Myopes. Par leur intervention, le dirigeant bénéficierait d’une autre vision de sa situation, plus « extérieure » à son fonctionnement. En effet, les autres acteurs, davantage partie prenante (comptables, banques, fournisseurs…) ne semblent pas avoir d’influence sur cette Myopie. Le taux de bon classement pour ce modèle est de 75,60 %.

Le modèle 3 sur les variables de contexte est significatif (p-valeur = 0,000) et permet de classer correctement 77,50 % des Myopes. Les variables explicatives sont exclusivement des difficultés de financement, à savoir, les difficultés de trésorerie, le refus d’octroi de nouveaux crédits et les difficultés à trouver de nouveaux actionnaires. La présence de ces difficultés augmente la probabilité d’appartenance de l’entreprise au groupe des Myopes. Ce résultat est assez paradoxal. Si les dirigeants des Myopes ne perçoivent pas un risque de disparition, ils ont cependant bien conscience de difficultés concrètes de court terme. Ils ne sont donc pas victimes d’un aveuglement, mais bien de difficultés à traduire des symptômes précis en difficulté plus profondes susceptibles de mettre l’existence de leur entreprise en péril. Cette hypothèse peut être confirmée par les résultats du modèle 1 qui montre également une vision court-termiste via les indicateurs de liquidité et de profitabilité.

Le modèle 4 basé sur les variables de pilotage est également significatif (p-valeur = 0,031) et 72,80 % des entreprises Myopes sont bien classées. Dans ce modèle, deux variables sont mises en avant. Un pilotage « chemin faisant » diminue les chances d’appartenance au groupe des Myopes, de même pour le fait de prendre les décisions en fonction des pertes que l’entreprise est capable de supporter. À l’inverse des résultats sur le modèle 1 et sur le modèle 3, un pilotage focalisé sur une vision plutôt à court terme ou pour le moins ne privilégiant pas une planification très anticipée éviterait la Myopie. Cela pourrait être en faveur d’un pilotage « agile » de l’entreprise.

Enfin, le modèle 5 reprenant toutes les variables est lui aussi significatif (p-valeur = 0,000) et présente le meilleur taux de bon classement des Myopes de 91,10 %. On retrouve dans ce modèle le rôle des organismes publics tendant à diminuer la probabilité d’appartenance au groupe des Myopes. La variable sur les actionnaires joue le même rôle, alors qu’à l’inverse l’intervention du comité de direction tend à accroître la probabilité de Myopie. Ces résultats confirmeraient la nécessité de faire appel à des acteurs « externes » dans le processus de décision du dirigeant. La présence d’une équipe de direction accroît également le risque d’appartenance au groupe des Myopes, confirmant que « l’entre-soi » serait préjudiciable à la lucidité du dirigeant. Une des variables sur l’expérience pourrait confirmer ce besoin « d’ouverture », à savoir le fait que le dirigeant gère parallèlement d’autres entreprises. Ainsi, plus que le nombre d’années d’expérience en tant que dirigeant, c’est la diversité de l’expérience qui semble limiter les risques de Myopie.

En termes de pilotage, contrôler l’atteinte des objectifs, expérimenter de nouveaux développements et évoluer au gré des opportunités tend à diminuer le risque de Myopie. L’appartenance à un secteur sujet à des changements imprévisibles joue également dans le même sens. Ces variables confirmeraient qu’une entreprise avec un pilotage « agile » permettrait d’éviter la Myopie. À l’inverse la recherche de marché cible, l’évaluation des ressources augmentent la probabilité d’appartenir au groupe des Myopes. La perception de perspectives d’affaires favorables tend également à accroître la Myopie, jouant potentiellement comme un écran de fumée pour le dirigeant qui ne percevrait plus les difficultés, comme le fait d’être sur un marché en décroissance, obligeant probablement le dirigeant à une gestion court-termiste limitant sa capacité d’anticipation d’un risque de défaillance à plus long terme. À l’inverse, les entreprises, dont le marché est dans une phase de stabilisation ont moins de chance d’être Myopes que celles, dont le marché est en phase de croissance. Parallèlement certaines difficultés financières accroissent le risque de Myopie, comme la faiblesse des capitaux propres, le refus d’engagement des actionnaires actuels, le refus d’octroi de crédit bancaire ou les difficultés de trésorerie. A contrario, des délais d’obtention de financement trop longs réduisent la Myopie. Enfin, les entreprises évoluant dans le secteur de l’industrie manufacturière ont plus de chance d’être Myopes que les autres.

4. Discussions et pistes de recherche

Cette étude exploratoire permet de mettre en avant la présence d’écarts entre la situation réelle vécue par les entreprises et la perception de cette situation par le dirigeant. Cet écart est ainsi visible à travers deux groupes, les Myopes et les Paranos, soit près de 46 % des entreprises qui ne sont pas en phase avec le risque réel de défaillance encouru. Partant du principe que la Myopie est susceptible d’accroître le risque vécu par une entreprise, nous nous sommes donc intéressés plus spécifiquement aux entreprises Myopes. Notre analyse vise à trouver des pistes de réflexion susceptibles de mieux comprendre cette Myopie dans le but de l’éviter.

Tout d’abord, force est de constater que les modèles 1 à 4 révèlent peu de variables explicatives, alors que le modèle 5 en présente un grand nombre. Il est donc possible de supposer que la Myopie est le fait de la conjonction d’un ensemble de facteurs interconnectés et que la personnalité du dirigeant, le contexte et les pratiques managériales prises indépendamment ne permettent pas de cerner la complexité du phénomène.

Concernant les raisons de la Myopie, quatre pistes de réflexion peuvent être néanmoins suggérées. Tout d’abord, en lien avec la revue de la littérature, la notion de surconfiance. Au regard des statistiques descriptives par groupe, elle ne caractérise pas de façon systématique la majorité des dirigeants de PME. Cependant, le groupe des Myopes (44,14 %) est associé clairement à une surévaluation par le dirigeant de la performance de son activité, surévaluation qui pourrait être interprétée comme l’effet d’une forme de surconfiance, biais le plus souvent utilisé dans la littérature pouvant expliquer une Myopie vis-à-vis du risque de défaillance (Hayward, Sheperd et Griffin, 2006 ; Caïn, Moore et Haran, 2015). Ce biais mène le dirigeant à percevoir un contexte favorable (Mellahi et Wilkinson, 2004), à poursuivre son activité (Khelil, 2016) et, à maintenir ses engagements (Shepherd, Wiklund et Haynie, 2009) malgré les difficultés rencontrées. Le dirigeant déclare en effet avoir eu des difficultés dans le financement de son activité, mais fort de perspectives d’affaires qui lui semblent favorables, il ne perçoit pas (ou ne conçoit pas mentalement) un risque de défaillance. Au final, comme le notent Ooghe et De Prijcker (2008), les dirigeants manquent avant tout de lucidité sur la performance réelle de leur entreprise.

En revanche, l’optimisme ne semble pas être une piste de réflexion à explorer, puisque cette variable n’est jamais significative, quel que soit le modèle. L’optimisme des dirigeants ne serait donc pas un facteur explicatif de la Myopie des dirigeants du moins dans notre échantillon de PME.

La deuxième piste porte sur le type de pilotage stratégique et le contexte. Ainsi, contrôler les objectifs, évaluer des opportunités nouvelles, imaginer de nouveaux développements et évoluer sur un marché soumis à des changements imprévisibles sont autant de facteurs qui réduisent la Myopie. À l’inverse, l’absence de formalisation stratégique, la recherche de marché cible et l’évaluation des ressources tendent à l’augmenter. Derrière ces constats, il est possible d’évoquer l’agilité de l’entreprise, sa capacité à s’adapter rapidement à un environnement incertain. Un pilotage « chemin faisant », sans se projeter trop en avant permettrait ainsi paradoxalement d’éviter la Myopie. Ce résultat peut être analysé au regard du biais dit de planification selon lequel les entreprises planifiant sur le long terme ne voient pas le danger à court terme, leur attention étant focalisée sur un objectif plus lointain. Une autre explication pourrait se trouver dans le niveau des objectifs que ces dirigeants se sont fixés. Comme Khelil (2016) le montre dans ses travaux sur la défaillance, la satisfaction au regard des résultats dépend en effet aussi du niveau et de la nature des objectifs initiaux. La fixation d’un objectif de faible niveau, et donc facile à atteindre, pourrait expliquer par exemple le fait qu’un dirigeant puisse constater, mais ne pas gérer les difficultés financières, qui sont ignorées faute d’une déception sur l’atteinte de ses objectifs ou d’une insatisfaction sur ce point.

Une troisième piste de réflexion en partie liée à la précédente est issue des indicateurs financiers dans les variables de contrôle. Plus les indicateurs de Profitabilité et de Liquidité sont favorables à l’entreprise, plus celle-ci a de chance d’être Myope. Cela pose la question du seuil. Les entreprises Myopes semblent en effet moins risquées que les Lucides au regard des indicateurs financiers. Il conviendrait d’approfondir l’analyse afin de déterminer éventuellement le seuil à partir duquel les entreprises deviendraient Myopes. La décomposition du groupe des Myopes en sous-groupes pourrait permettre d’obtenir davantage d’information sur ce seuil.

La dernière piste concerne l’influence des acteurs sur la Myopie des entreprises. Ainsi les acteurs « internes » (membres du comité de direction), la présence d’une équipe de direction sont des facteurs augmentant le risque de Myopie. À l’inverse les acteurs « externes » (actionnaires, organismes publics), la diversité des entreprises gérées par le dirigeant diminuent cette Myopie. L’ouverture du dirigeant sur l’extérieur permet de limiter les risques de l’entre-soi et in fine la Myopie. L’accès à d’autres points de vue ou la possibilité de se confronter à une diversité de vues le rend plus lucide sur les capacités de son entreprise. Ce constat peut se traduire facilement en préconisations dans le cadre de programme d’accompagnement des entreprises par une sensibilisation à l’importance des acteurs « externes ».

Cette étude exploratoire permet ainsi de définir quatre classes d’entreprises fonction de la confrontation entre une situation donnée et une acuité visuelle plus ou moins forte du dirigeant. Cette classification peut ainsi être comparée à celle de Smida et Condor (2001) qui distinguent quatre types d’entreprises : Emmétrope, Hypermétrope, Myope faible et Myope fort. Ces classes sont définies en fonction de l’acuité stratégique de l’entreprise définie comme la capacité plus ou moins forte à visualiser un espace proche et/ou un espace lointain. La classe des Myopes faibles pourrait s’apparenter à notre groupe de Myopes, qui sous l’influence de certains biais ne semblent pas percevoir correctement leur environnement (espace lointain), tout en ayant conscience de difficultés concrètes dans leur espace proche. Cette classification nous invite à creuser la notion de champ visuel stratégique proposée par les auteurs.

Elle peut être enrichie par l’approche de Khelil (2016) qui propose de mettre le dirigeant et ses « émotions » (satisfaction, déception…) au centre de l’analyse, ce qui pourrait dans notre cas expliquer les écarts entre situation réelle et situation perçue, écarts susceptibles de paraître irrationnels. La satisfaction face aux résultats dépendrait ainsi du niveau et de la nature des objectifs initiaux. L’auteur obtient cinq classes d’entreprises[12], dont deux qui s’apparentent à deux de nos groupes. Le groupe des entreprises Paranos peut s’apparenter au « Dissatisfied Lord », entreprises pour lesquelles les résultats sont une réussite et qui restent pourtant déçues. Les Megalomaniacs peuvent quant à elles se rapprocher de nos entreprises Myopes, pour lesquelles malgré des difficultés réelles, les dirigeants surestiment leur réussite économique, leur niveau de contrôle et de pouvoir.

Conclusion : limites, perspectives et implications managériales

Cette étude laisse cependant plusieurs questions en suspens et souffre d’un certain nombre de limites. Tout d’abord, une limite inhérente à l’échantillon constitué de PME aux profils très hétérogènes. Ainsi, nombre de secteurs d’activité sont représentés, les tailles sont variables et des entreprises jeunes coexistent avec des entreprises plus anciennes. De plus, cet échantillon pourrait souffrir d’un biais de sélection. En effet, les entreprises enregistrées dans l’observatoire sont des organisations, dont le dirigeant a sollicité une aide auprès d’un acteur de la région. Ce biais pourrait affecter certains constats faits sur la surconfiance ou sur l’optimisme dans l’échantillon qui ne semblent pas ressortir très nettement comme biais explicatif de la Myopie.

La mesure du risque perçu et les choix faits dans la construction des quatre types présentent également des limites. En effet les catégories sont construites à partir du croisement d’un risque réel et d’un risque perçu apprécié en termes binaires (existence ou pas). Il n’est pas pris en compte plus précisément le niveau de risque perçu et il n’a pas pu être apprécié en quoi la perception du risque dépendait ou pas du degré de risque réel, ni étudier si les actions correctives envisagées étaient fonction du niveau de risque perçu.

La temporalité mériterait également de faire l’objet de plus d’attention. La démarche ici ne permet pas d’établir des causalités ni d’étudier certaines temporalités. Il serait intéressant d’étudier le délai entre l’apparition de la perception du risque et la mise en place d’actions correctives quand celle-ci a lieu et repérer les conditions sous lesquelles celles-ci sont décidées (configuration de variables environnementales, organisationnelles, managériales, etc.). En effet, selon les recommandations de Tangpong, Abebe et Li (2015), les symptômes doivent être détectés au plus tôt et suivis rapidement de mesures de désengagement pour être efficaces. La temporalité perceptions/décisions joue pour beaucoup. Si la perception du risque est un préalable à la mise en oeuvre d’actions correctives, cette mise en oeuvre n’est parfois pas suffisamment précoce ou adéquate au regard des difficultés de l’entreprise et la défaillance peut au final ne pas être évitée. Une étude longitudinale est envisagée à partir de l’observatoire qui à terme permettra de disposer de données de panel.

Il serait donc opportun d’observer la trajectoire des entreprises du groupe Myopes, afin de voir sous quelles conditions elles laissent filer le risque et deviennent de futures « Lucides » plus risquées ou au contraire sortent de la zone rouge ? Il est dommage ici que la déclaration du risque perçu dans le questionnaire ne se fasse que de manière rétrospective et non pas en se projetant dans l’avenir avec la formulation d’un horizon pour le risque perçu. Certains travaux montrent en effet que les comportements (et donc les décisions) peuvent dépendre largement de l’horizon perçu du risque (Das et Teng, 2001).

Enfin d’autres facteurs mériteraient d’être intégrés à l’analyse, tels que la peur par exemple, souvent citée dans les études sur la perception de la défaillance. La Myopie pourrait ainsi être le résultat de la peur (Cacciotti et Hayton, 2015) associée à la notion de défaillance. Staw, Sandelands et Dutton (1981) parlent dans ce cas de Threat Rigidity Effect Theory, la menace poussant les dirigeants à maintenir un statu quo. Les données ne nous permettent pas cependant de mesurer ici le niveau de peur et son effet sur le niveau de vigilance de ce groupe d’entreprise et de vérifier les constats de Klaukien et Patzelt (2009), à savoir que seul un certain niveau de peur faible accroît la vigilance des dirigeants, un niveau trop fort pouvant au contraire accentuer le déni.

Toutefois la vérification de l’existence d’un écart entre un risque réel d’entreprise et une perception par le dirigeant, formalisée notamment à travers le groupe des Myopes nous permet d’ores et déjà de formuler deux préconisations managériales. Tout d’abord, ces dirigeants perçoivent certaines difficultés, mais ne semblent pas parvenir à les concrétiser et les intégrer dans leur processus de décision. Un accompagnement ciblé sur le processus décisionnel pourrait être une piste à explorer en faisant interagir le dirigeant avec d’autres acteurs (éventuellement d’autres dirigeants). Simon, Houghton et Auinon (2000) dans cette logique vont jusqu’à proposer des jeux de rôles avec le dirigeant sous le format « avocat du diable » par exemple ou « enquête dialectique ». Ces mises en situation pourraient permettre au dirigeant de prendre conscience de ses réelles difficultés et ainsi de les intégrer dans son pilotage. Dans cette même logique d’« ouverture aux autres », les résultats nous ont également montré que la présence des organismes publics auprès des dirigeants, ainsi que des actionnaires permettait de réduire la Myopie à la différence d’acteurs « internes » (comité de direction), dont la présence tendrait à accroître le phénomène. L’accompagnement du dirigeant doit donc l’inciter à s’ouvrir à des intervenants extérieurs à son entreprise lui permettant ainsi de sortir d’une vision interne de son activité renforcée par des acteurs probablement trop impliqués et peut-être également en manque de lucidité.