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Introduction

L’acte d’entreprendre est un processus qui ne se produit pas nécessairement de façon stratégique et ordonnée, mais qui se compose de sous-processus souvent imbriqués et complexes (Shane, 2012). Les entreprises à internationalisation rapide et précoce (EIRP[1]), dont la singularité tient à la simultanéité de leur création et de leur internationalisation (Oviatt et McDougall, 1994), n’échappent pas à ce constat. Dans le cadre du débat soulevé par Andersen (1993) relatif au processus atypique d’évolution internationale par rapport au modèle explicatif d’UPPSALA (Johanson et Vahlne, 1977), Bacq et Coeurderoy (2010) suggèrent que les théories dérivées de l’entrepreneuriat pourraient compléter l’explication et la compréhension du phénomène. De nombreux cas d’EIRP montrent, en effet, qu’elles expérimentent les mêmes phases d’évolution entrepreneuriale que les entreprises traditionnelles (Romanello et Chiarvesio, 2017, en accord avec Gabrielsson, Kirpalani, Dimitratos, Solberg et Zucchella, 2008). Ces étapes révèlent différents problèmes que rencontrent les entrepreneurs au cours de leur processus entrepreneurial, depuis la création jusqu’à la maturité de l’organisation à l’international (Greiner, 1972 ; Churchill et Lewis, 1983 ; Kazanjian, 1988).

Hors du contexte des EIRP, Fisher (2012) réfléchit ces théories entrepreneuriales et examine le processus de développement d’entreprises nouvelles. Il associe pour la première fois trois perspectives théoriques : le bricolage, l’effectuation et la planification. Fisher montre notamment que leur complémentarité permet de mieux comprendre les comportements entrepreneuriaux dans le temps. Particulièrement et à la différence d’un processus de planification fondé sur la reconnaissance d’une opportunité, de son évaluation et de son exploitation délibérée (Shane et Venkataraman, 2000), le bricolage consiste, pour un individu, à agencer des ressources à portée de main pour résoudre de nouveaux problèmes et saisir de nouvelles opportunités (Baker et Nelson, 2005) cependant que l’effectuation permet à l’entrepreneur, en relation avec d’autres parties prenantes, de considérer une combinaison de ressources disponibles et de se concentrer sur une analyse des effets susceptibles d’être générés par cet ensemble de ressources (Sarasvathy, 2001 ; Sarasvathy et Venkataraman, 2011).

L’objectif de cette recherche est ainsi de saisir ces trois comportements organisationnels dans l’analyse du processus entrepreneurial d’EIRP. Dans le champ de l’entrepreneuriat international, les recherches qui étudient les processus entrepreneuriaux mettent tantôt l’accent sur le bricolage (Garud et Karnøe, 2003 ; Le Loarne-Lemaire et Maalaoui, 2015) tantôt sur l’effectuation (Andersson, 2011 ; Gabrielsson et Gabrielsson, 2013 ; Fuerst et Zettinig, 2015 ; Chetty, Ojala, et Leppäaho, 2015). La conversation scientifique au sein de ce champ a montré combien les deux approches du bricolage et de l’effectuation peuvent être pertinentes pour mieux gérer la rareté des ressources et acquérir les capacités stratégiques utiles à la pérennisation de l’organisation dans le temps (Evers et O’Gorman, 2011 ; Gray et Farminer, 2014 ; Garud et Karnøe, 2003 ; Harms et Schiele, 2012). Plus récemment, des recherches insistent sur les liens entre effectuation et planification (Ciszewska-Mlinaric, Obloj et Wasowska, 2016) ou comparent décisions planifiées et décisions non planifiées au cours de processus d’internationalisation (Crick et Crick, 2014). Gray et Farminer (2014) suggèrent en outre qu’il serait intéressant d’évaluer dans quelle mesure les stratégies les plus couramment associées aux phases initiales de la création de EIRP telles que le bricolage ou l’effectuation (Sarasvathy, 2001 ; Gundry, Kickul, Griffiths et Bacq, 2011) sont remplacées par des approches planifiées, plus traditionnelles ou formelles, au fur et à mesure que les entreprises grandissent, mûrissent et éventuellement déclinent. Toutefois, à notre connaissance, aucune étude n’a combiné les trois approches pour comprendre la démarche entrepreneuriale de dirigeants au cours de l’évolution du cycle de vie de l’entreprise créée, dans un contexte d’internationalisation rapide et précoce. Le contexte est singulier compte tenu de la complexité du processus entrepreneurial déployé dans un contexte international. La mise au point du modèle d’affaires est plus exigeante en raison des capacités organisationnelles requises en termes de démarches administratives et d’adaptation aux spécificités logistiques de chaque pays visé, tout en répondant à une très forte croissance de la demande aux origines géographiques multiples. Les ressources disponibles sont par ailleurs limitées.

Dans ce contexte précis, il apparaît intéressant de comprendre pourquoi et comment un dirigeant d’EIRP jongle entre les différentes démarches (bricolage, effectuation et planification) de la phase d’idéation à celle de maturité au sens de Coviello (2006). Deux questions découlent de cet objectif principal : pourquoi combiner les trois démarches ? Comment sous-tendent-elles le processus entrepreneurial d’internationalisation rapide et précoce tout au long des différentes étapes ? L’étude du cas de la société MOLRAR analyse sur une période de quatorze années une EIRP de technologies de pointe qui commercialise des molécules rares. L’examen du processus entrepreneurial de cette entreprise qui combine bricolage, effectuation et planification apporte une connaissance utile au monde académique et professionnel dans la mesure où elle permet de mieux cerner un processus de création, de croissance et de maturité dans le contexte d’une internationalisation rapide et précoce. L’article est structuré de la façon suivante : après l’analyse de la littérature relative aux étapes du processus entrepreneurial et aux trois comportements de l’entrepreneur dans le contexte des EIRP, nous présentons la méthodologie qui a guidé l’analyse des données et l’émergence des résultats. Les résultats issus de l’analyse de cette étude de cas longitudinale sont ensuite présentés puis discutés afin de souligner les implications de cette recherche.

1. Cadrage conceptuel

L’examen des concepts de bricolage, d’effectuation et de planification et de leur agencement dans le temps (2.2.) nécessite la compréhension préalable des spécificités et des étapes du processus entrepreneurial des EIRP (2.1.).

1.1. Les étapes du processus entrepreneurial d’une EIRP

Dans le cadre de cette étude, nous distinguons six étapes du processus entrepreneurial de l’EIRP, en adaptant la catégorisation d’étape de croissance des entreprises de base technologique proposée par Kazanjian (1988), suivant une démarche similaire à celle de Coviello (2006), largement reprise notamment par Brettel, Engelen et Heinemann (2009), Laurell, Andersson et Achtenhagen (2013), Sigfusson et Harris (2013), ou Gabrielsson, Gabrielsson et Dimitratos (2014).

L’étape 1, d’idéation, débute avec l’origine de l’idée d’affaire et l’émergence d’une vision. Elle culmine par la phase d’agencement des ressources en vue de la création de l’entreprise. La principale problématique de cette phase consiste à reconnaître et/ou à construire les opportunités émergentes. Dans le contexte des EIRP, celles-ci sont plutôt basées sur l’innovation et cocréées avec les clients (Gabrielson et Gabrielson, 2013).

Au cours de l’étape 2, de préparation du lancement de l’affaire, l’entrepreneur est concentré sur le développement d’une première version de produit ou service, l’obtention d’un retour positif du marché international, le design du modèle d’affaires et la captation de ressources (Gabrielson et Gabrielson, 2013).

L’étape 3 est celle du démarrage, des premières ventes avec une entrée dans les marchés internationaux : l’entreprise a alors un produit qui fonctionne et répond aux besoins du marché. Elle capte quelques revenus et reçoit ses premières commandes. Le produit ou service est lancé sur le marché international et est disponible à la vente, mais l’entreprise n’est pas encore consolidée (Gabrielson et Gabrielson, 2013). Dans cette étape, la principale préoccupation est centrée sur la vente. Il s’agit d’atteindre des économies d’échelle et de résoudre les problèmes qui accompagnent le lancement sur les marchés (Gabrielson et Gabrielson, 2013). Dans cette phase qualifiée d’exploration (March, 1991 ; Gabrielsson, Gabrielsson et Dimitratos, 2014), les EIRP ont plutôt tendance à développer un modèle d’affaires ouvert qui lui permettent de réduire les risques et les coûts d’opération (innovation, production, distribution), en s’appuyant sur leur réseau (Alcalde et Guerrero, 2016 ; Glaister, Liu, Sahadev et Gomes, 2014 ; Hallbäck et Gabrielsson, 2013 ; Rialp-Criado, Galván-Sánchez et Suárez-Ortega, 2010).

Au cours de l’étape 4, dite de croissance, l’EIRP connaît une forte croissance de ses ventes, notamment à l’international. Les revenus croissent, les produits et services sont accessibles dans plusieurs marchés. Les principaux problèmes liés à cette étape sont la gestion de la croissance rapide en termes de production, vente et distribution en volume, la résolution des problèmes liés à l’expansion globale et à la pénétration de nouveaux marchés et la réduction de la dépendance des partenaires (Gabrielson et Gabrielson, 2013). Au cours de cette phase d’exploitation des acquis (March, 1991 ; Gabrielsson, Gabrielsson et Dimitratos 2014), les organisations ont alors plutôt tendance à chercher à internaliser leurs activités (Glaister et al., 2014).

L’étape 5 est celle de la consolidation, rationalisation et maturité internationale : le niveau de croissance ralentit, la principale volonté est de maintenir la croissance et l’organisation commence à se diversifier. L’entreprise devient rentable. Elle cherche à créer des synergies entre ses activités internationales en maintenant une forte présence globale. Pour ce faire, elle essaie de trouver un équilibre stratégique entre externalisation et internalisation des activités (Glaister et al., 2014). Les organisations deviennent plus bureaucratiques et cherchent à améliorer leur efficience pour contrer la concurrence, rénover la technologie, ou améliorer leur position sur le marché (Gray et Farminer, 2014). Elles recherchent des réponses plus innovantes aux besoins de clients, aux opportunités de marché et à la pression concurrentielle (Hill, Nancarrow et Tiu Wright, 2002 ; Gray et Farminer, 2014). Les entreprises passent d’une écoute des besoins individuels des clients à une standardisation du marketing et des processus de production pour atteindre des économies d’échelle et créer des synergies entre les marchés internationaux (Gabrielsson, Gabrielsson et Dimitratos, 2014).

Finalement, le processus entrepreneurial peut être précipité vers un changement radical suite à des événements spécifiques tels que l’apparition de nouvelles opportunités, d’une nouvelle technologie ou à l’inverse la perte d’un client important ou d’une ressource. L’entreprise peut alors éventuellement entrer dans une sixième étape, dite de déclin ou de renaissance. Certaines entreprises meurent ici, d’autres renaissent autrement, certaine même renaissent globales (Bell, McNaughton et Young, 2001).

1.2. Bricolage, effectuation et approche planifiée au sein du contexte des EIRP

La revue de littérature cherche à cerner les démarches de bricolage, effectuation et planification qui accompagnent les prises de décision des entrepreneurs au cours des étapes de l’évolution entrepreneuriale. Elle identifie les conversations existantes relatives à ces thèmes dans la littérature sur les EIRP.

1.2.1. Le bricolage

Dans une perspective anthropologique, le concept de bricolage a été introduit par Lévi-Strauss comme se débrouiller avec « les moyens du bord » ou encore mettre en place un système D (Lévi-Strauss, 1962). Il s’agit d’utiliser des ressources qui ne sont pas habituellement valorisées, de trouver de nouveaux usages à ses propres ressources, et de les recombiner de façon originale (Baker et Nelson, 2005) afin d’apporter une solution rapide à un problème. Ses méthodes sont très présentes dans les analyses menées en entrepreneuriat social (Molecke et Pinkse, 2017) plus que celles relatives aux EIRP.

Dans la littérature relative aux EIRP, Baker, Miner et Eesley (2003) se fondent sur le concept de bricolage pour expliquer la création des EIRP. Ils soulignent le rejet de toutes formes de limitations contenues dans le « laisser-faire ». En d’autres termes, les bricoleurs ne se découragent pas face aux événements imprévus, mais recherchent en permanence de nouvelles solutions pour résoudre les problèmes existants. Ils font preuve de créativité à travers le réemploi ou la combinaison de ressources à portée de main pour atteindre leur vision. La débrouillardise repose sur des approches improvisées et sur l’expérimentation. Elle se fonde sur des processus par tâtonnements et implique que les analyses qui précèdent n’ont pu être formellement conduites (Hindle et Senderovitz, 2010). En adaptant les facteurs endogènes à l’entreprise pour surmonter les facteurs exogènes, les actions improvisées se transforment en solutions atypiques pour des problèmes jusqu’alors non résolus (Baker, Miner et Eesley, 2003 ; Wiltbank, Dew, Read et Sarasvathy, 2006 ; Dew, Sarasvathy, Read et Wiltbank, 2009).

Dans la même veine, Le Loarne-Lemaire et Maalaoui (2015) insistent sur la nécessité pour les EIRP d’improviser lors du développement de la gestion de leurs activités. Les auteurs montrent que les processus mis en place sont développés et améliorés (ou du moins modifiés) par des individus qui négocient, anticipent et réalisent des compromis pour que de tels changements se produisent. Ainsi, ils affirment que le processus engagé par les individus en quête de solutions créatives et originales relève davantage du bricolage au sens de Lévi-Strauss que de la mise au point d’un processus de planification clairement défini et établi.

1.2.2. L’effectuation

L’effectuation se situe davantage dans une perspective centrée sur les interactions sociales (Fischer et Reuber, 2011). L’effectuation naît de l’étude de la façon, dont des entrepreneurs experts mobilisent des ressources à leur disposition en interaction avec des parties prenantes pour créer des opportunités, des produits, des entreprises, des marchés (Sarasvathy, Kumar, York et Bhagavatula, 2014 ; Sarasvathy, 2001). Ces entrepreneurs experts sont habiles dans le réseautage (Sarasvathy et Dew, 2008). Cette expertise requise trouve un écho favorable dans l’exigence de compétences des EIRP et se retrouve davantage dans la création de start-up simples (Miller et Le Breton Miller, 2017).

Le point de départ d’une approche entrepreneuriale fondée sur l’effectuation est l’identité de l’entrepreneur (qui il est), l’étendue de sa connaissance (ce qu’il connaît) et son réseau social (qui il connaît) (Sarasvathy et Dew, 2008). Cet ensemble de ressources à sa disposition et leur exploitation sont les facteurs à l’origine de l’émergence des idées d’affaires ou de l’élaboration des objectifs entrepreneuriaux (Chandler, DeTienne, McKelvie et Mumford, 2011 ; Sarasvathy, 2001). L’effectuation décrit, à partir de ces moyens, comment les entrepreneurs décident des différentes actions possibles. Pour les EIRP, l’expérience préalable des entrepreneurs et leur insertion dans des réseaux d’affaires sont ainsi considérées comme des ressources indispensables à leur choix de s’internationaliser précocement (Evers et O’Gorman, 2011).

Comme les bricoleurs, par la combinaison de ressources disponibles, les entrepreneurs qui suivent la voie de l’effectuation créent de nouvelles solutions. En conséquence, la logique « effectuelle » conduit à la création de nouveaux marchés (Sarasvathy et Dew, 2008 ; Read, Song et Smit, 2009) ou à la transformation de marchés existants (Dew, Read, Sarasvathy et Wiltbank, 2011). Également, les entrepreneurs agissent dans un contexte d’incertitude. Toutefois, McKelvie, Haynie, et Gustavsson (2011) démontrent que leur expertise modère l’effet de l’incertitude. En se fondant sur leur expertise, ils minimisent l’importance de l’anticipation en préférant se focaliser sur la création de nouveaux marchés et de nouvelles entités (ce qu’ils savent) (Blume et Covin, 2011 ; Sarasvathy et al., 2014).

La combinaison de ressources et la création/transformation du marché impliquent également l’expérimentation (Daniel, Di Domenico et Sharma, 2015 ; Brettel, Mauer, Engelen et Kuepper, 2012). L’expérimentation a été définie par Nicholls-Nixon, Cooper et Woo (2000) comme une approche par essais-erreurs appliquée à différentes facettes de la stratégie, dans un temps relativement limité, afin de détecter et de créer une base exploitable pour résister. Chandler et al. (2011) confirment que, dans un contexte d’incertitude élevée, l’entrepreneur privilégie l’expérimentation au détriment de la planification. Brettel et al. (2012) développent le concept de la « reconnaissance de l’inattendu » (p. 168) et montrent son impact positif sur les résultats de la R&D dans des contextes très innovants.

Perry, Chandler et Markova (2012) expliquent par ailleurs qu’en plus de l’expérimentation et de la perte pouvant être supportée, la flexibilité, et les préengagements constituent les autres construits principaux de cette perspective. D’une part, la flexibilité est au coeur du processus de prise de décision des entrepreneurs suivant une approche par effectuation. Pour Chandler et al. (2011), ces derniers préfèrent éviter toute action restreignant la flexibilité et la capacité d’adaptation de leur structure. D’autre part, des alliances et préengagements réduisent l’incertitude et permettent de contourner les contraintes de ressources et différents obstacles (Sarasvathy, 2008 ; Kalinic, Sarasvathy et Forza, 2014). Les entrepreneurs essaient d’exercer un contrôle sur ce qui peut être fait avec les ressources disponibles plutôt que de décider ce qui devrait être fait, compte tenu d’une série de prévisions relatives au futur proche (Schweizer, Vahlne et Johanson, 2010). Dans cette optique, ils mobilisent des ressources à partir de leur réseau. L’engagement des parties prenantes fournit de nouvelles ressources au projet entrepreneurial, qui évolue de façon constructive vers l’élaboration de nouvelles idées et de nouveaux objectifs. L’étude de Fuerst et Zettinig (2015) le montre clairement. Elle donne à voir le processus de création de connaissances de quatre EIRP en interaction avec leurs différentes parties prenantes. L’apprentissage tiré de l’expérimentation avec les partenaires permet à l’EIRP d’acquérir les connaissances indispensables à son internationalisation et de réduire l’incertitude. Gabrielsson et Gabrielsson (2013) lors de leur étude de la croissance et pérennisation de quatre EIRP finlandaises parviennent à des conclusions convergentes. Ils montrent notamment que l’approche par effectuation a permis de limiter les besoins en ressources des EIRP tout en favorisant la création plus que l’identification d’opportunités. Ces opportunités se façonnent également plus rapidement à travers l’interaction avec des partenaires du réseau (Crick et Crick, 2014 ; Fuerst et Zettinig, 2015 ; Kalinic, Sarasvathy et Forza, 2014).

L’approche effectuale tout comme celle du bricolage a été mobilisée dans la littérature pour expliquer comment l’internationalisation débute au sein de plusieurs EIRP. Par exemple, dans leur étude de trois cas d’EIRP Irlandaises de transformation de mollusques et de crustacés, Evers et O’Gorman (2011) montrent comment, en s’appuyant sur l’improvisation et le réseautage « expérimental », des entrepreneurs créent des EIRP sans information préalable sur les marchés internationaux, sans expérience liminaire à l’international, en n’ayant réalisé qu’une vague étude des marchés étrangers. Les auteurs concluent que le processus d’internationalisation a été fortement influencé par deux capacités à portée de main : la bonne connaissance préalable des entrepreneurs de leurs produits et secteur d’activité et les contacts d’affaires noués précédemment.

Plus fréquemment que le bricolage, l’effectuation est perçue comme une approche intéressante pour les EIRP (Crick et Crick, 2014 ; Fuerst et Zettinig, 2015 ; Gabrielsson et Gabrielsson, 2013 ; Kalinic, Sarasvathy et Forza, 2014). Notamment, Fuerst et Zettinig (2015) considèrent que l’effectuation est un catalyseur de parties prenantes au sein d’un réseau, qui aide les EIRP à réduire les contraintes d’accès aux ressources.

Alors même qu’approches effectuale et planifiée peuvent coexister chez un même individu (Sarasvathy, 2001), l’effectuation, à la différence de l’approche planifiée, relève d’une stratégie non prédictive (Sarasvathy et al., 2014). Lorsque les entrepreneurs suivent cette approche, ils ne choisissent pas la voie potentiellement la plus profitable, ils n’évaluent pas son coût d’opportunité, et n’entament pas un ensemble d’analyses alternatives élaborées et sophistiquées pour un succès assuré. Au contraire, ils choisissent la voie qui offre le plus d’options possible pour un futur développement de l’organisation (Daniel, Di Domenico et Sharma, 2015). En résumé, ils considèrent la perte qu’ils peuvent supporter (the affordable loss) comme alternative au rendement attendu (Read, Song et Smit, 2009). L’entrepreneur positionné dans cette approche ne pense pas au profit, mais à la diversification des risques (Dew, Read, Sarasvathy et Wiltbank, 2009).

1.2.3. La planification

La planification est l’approche la plus anciennement reconnue dans la littérature en sciences de gestion. À la différence de l’effectuation qui repose sur une logique de contrôle dans un contexte d’incertitude, la perspective causale ou de planification repose sur une logique d’anticipation (Sarasvathy, 2001). Cette perspective est également très présente dans la littérature sur les EIRP (Crick et Crick, 2014 ; Gabrielsson et Gabrielsson, 2013 ; Kalinic, Sarasvathy et Forza, 2014 ; Nummela, Saarenketo, Jokela et Loane, 2014). Le processus planifié retient notamment que les opportunités existent déjà et la mission de l’entrepreneur consiste à les découvrir et à les exploiter (Shane et Venkataraman, 2000). Ces opportunités ont besoin d’être évaluées et discutées par les dirigeants en fonction de leur potentiel à contribuer à la création de valeur à un niveau stratégique (Herron et Sapienza, 1992). Gabrielsson et Gabrielsson (2013) remarquent que lorsque les opportunités sont objectives, c’est-à-dire, qu’elles émanent de l’évolution de l’industrie ou des changements environnementaux plus larges et ne dépendent pas de l’action de l’entrepreneur, une approche planifiée est préférable.

Toujours dans cette perspective, les objectifs sont posés avant toute prise de décision (Harms et Schiele, 2012). Dans le contexte des EIRP, les entrepreneurs qui adoptent une approche par la planification débutent avec en tête un résultat souhaité (une innovation de rupture leur permettant d’atteindre de façon simultanée quelques marchés de taille par exemple) puis ils rassemblent les ressources nécessaires pour atteindre le but qu’ils se sont fixé (Crick et Crick, 2014). L’approche implique l’étude des marchés visés, des analyses de la concurrence, une planification et une prévision à long terme ainsi que des pratiques managériales formelles (Sarasvathy, 2001). L’entreprise est imaginée dès le départ et tous les efforts menés visent à atteindre la vision de l’entreprise préalablement élaborée (Chandler et al., 2011). L’entrepreneur choisit des options fondées sur la maximisation des profits, collecte des informations susceptibles de l’aider à se projeter dans le futur, utilise une connaissance préexistante, rassemble les ressources nécessaires, développe un plan puis le met en oeuvre pour atteindre l’objectif (Sarasvathy, 2001). Toutes les activités sont sélectionnées en fonction de leur potentielle contribution à la stratégie (Nummela et al., 2014).

Élément central de l’approche par la planification, le concept d’intentionnalité tel que défini par Katz et Gartner (1988) permet de mieux en comprendre les fondements et contributions. L’intentionnalité est vue comme une quête systématique d’informations et de ressources à même d’aider les entrepreneurs et leur équipe à atteindre les buts fixés (Fisher, 2012). Dans une approche planifiée, l’intentionnalité se traduit par l’analyse du marché et de la concurrence, la sélection des segments de marché potentiellement les plus profitables, la formulation d’objectifs, la planification de la production et des efforts marketing et de mise en place de processus de contrôle (Kotler, 1991 ; Porter, 1979 ; Gabrielsson et Gabrielsson, 2013). Les entrepreneurs planificateurs établissent et appliquent des processus de contrôle ; ils mettent en place des dispositifs de vérification interne (tableaux de bord, outils de pilotage) ; ils conçoivent et mettent au point une structure organisationnelle bien définie (Fisher, 2012).

Adoptant une perspective organisationnelle, Delmar et Shane (2003) montrent que la planification est bénéfique, en particulier lors de la phase de création d’une nouvelle entreprise. Parmi ses principaux avantages, la planification réduit les risques associés à l’engagement de ressources au sein d’un environnement incertain ; elle permet une meilleure efficacité dans le management des ressources, et facilite l’identification d’actions spécifiques à même d’atteindre des buts plus ambitieux. Même si le processus prend du temps au démarrage, il évite des actions inutiles susceptibles d’empêcher les entrepreneurs de se concentrer sur des activités plus créatrices de valeur et qui contribueront à l’accomplissement de la stratégie.

Les conclusions de Delmar et Shane (2003) consistant à affirmer que la planification est plus efficace dans la prise de décision que les processus par essais-erreurs contrastent avec les affirmations des auteurs qui défendent le bricolage ou encore l’effectuation. Dans la perspective du bricolage, l’improvisation permet l’identification d’opportunités et évite de perdre du temps à rechercher une information qui peut toujours s’avérer imprécise et/ou obsolète (Baker, Miner et Eesley, 2003 ; Di Domenico, Haugh et Tracey, 2010). Par ailleurs, Sarasvathy (2001) affirme que l’approche par la planification demande beaucoup d’efforts. Elle démontre également, à l’aide d’une expérimentation pédagogique, que la planification ne conduit pas nécessairement à la prise de bonnes décisions.

Ainsi, les trois comportements organisationnels ont fait l’objet de discussions quant à leur pertinence et à leur complémentarité tant dans la littérature dédiée aux EIRP que dans l’ensemble des travaux relatifs aux processus entrepreneuriaux. Chandler et al. (2011) ont, notamment, étudié empiriquement les construits qui distinguent et unissent les approches planifiées et effectuelles. Harms et Schiele (2012) ont analysé si, au contraire, elles étaient complémentaires et jusqu’à quel point. Hindle et Senderovitz (2010) suggèrent que ces comportements entrepreneuriaux sont tout à fait compatibles et ne devraient pas être perçus comme mutuellement exclusifs. Il est dès lors intéressant de chercher à comprendre leur combinaison et potentielle complémentarité en se posant la question de savoir pourquoi et comment un dirigeant d’EIRP jongle entre bricolage, effectuation et planification lors de l’internationalisation rapide et précoce de son entreprise.

2. Méthode

La stratégie de recherche privilégiée est celle de l’étude de cas longitudinale. Elle en respecte les principes d’observation et d’analyse fondés sur la contextualisation, le raisonnement dialogique et la multiangulation notamment (Hlady-Rispal, 2015). Elle repose sur une logique abductive qui procède par allers-retours entre les observations du terrain et les cadres conceptuels mobilisés.

2.1. Le choix de MOLRAR

Le cas MOLRAR livre une explication de l’histoire personnelle et entrepreneuriale d’un dirigeant, comme proposé par Perren et Ram (2004) dans leur étude des méthodes de recherche centrées sur les petites entités. Il s’agit d’une étude de cas unique et longitudinale qui a pour objectif de comprendre les processus et les choix qui mènent un entrepreneur à une internationalisation réussie dès la création de l’organisation. Elle expose ainsi une riche histoire qui éclaire les chemins entrepris par l’entrepreneur pour atteindre ses objectifs et cherche à étendre la théorie (Hlady-Rispal, 2015). En dépit de son potentiel de généralisation limité, le cas contribue à la cumulation de connaissances dans un champ donné (Flyvberg, 2006).

Cette étude suit l’évolution du processus entrepreneurial de développement à l’international de l’entrepreneur d’une EIRP de 2004 à 2018. Elle s’intègre à une étude plus large dédiée à l’analyse des modalités d’internationalisation de cas d’EIRP françaises et de leur mode de développement. Le cas s’intéresse à une EIRP française, de technologies de pointe, qui s’est globalisée tout au long de sa chaîne de valeur dès le début de son existence (l’internationalisation s’observe aussi bien par le choix des fournisseurs que par les ventes). Cette organisation commercialise des molécules dites rares dans le monde de la recherche en chimie fine (Annexe 1, la fiche de synthèse de l’étude de cas). Le choix de cette organisation correspond aux critères suivants : (1) elle s’est globalisée dès sa naissance aussi bien par les ventes que par le choix de ses fournisseurs ; (2) elle continue à exister au bout de douze années ; et, (3) la transformation progressive de cette organisation a été étudiée depuis ses débuts en 2004 jusqu’en juin 2016.

2.2. Collecte et analyse des données

L’évolution des choix de l’approche du processus entrepreneurial de l’entrepreneur (bricolage, effectuation et planification) a été examinée à travers cinq entretiens semi-directifs enregistrés et conduits au cours d’une période de neuf ans (2007, 2008, 2009 et 2016), des échanges informels réguliers par courriel, téléphone ou skype et de multiples sources de données secondaires (rapports de réunion, articles de presse, journal de bord du dirigeant, demandes de financements, avec une demande rétrospective de documents pour la période de 2009 à 2016). Les entretiens menés sous forme de questions ouvertes auprès de l’entrepreneur ont été retranscrits à partir des enregistrements pour les entretiens formels, à partir des notes de terrain pour les discussions informelles. La durée approximative de chaque entretien semi-directif était d’une heure à deux heures. Quelle que soit la période des entretiens, une invitation à la narration a été privilégiée. Il s’agissait dans un premier temps d’amener l’entrepreneur à raconter l’histoire du développement international de son entité. La question de départ du récit était de dire l’évolution de l’organisation en prenant soin d’identifier et de citer les événements et les personnes qui avaient contribué à sa consolidation. La suite des entretiens de la première période (2007-2009) était centrée sur la façon, dont les dirigeants génèrent, capturent et partagent de la valeur au cours de leur développement à l’international. Lors des entretiens formels réalisés en 2016, les questions étaient davantage centrées sur la génération de la valeur via les comportements managériaux des dirigeants. Plusieurs schémas et figures représentant l’EIRP ont été repris dans son contexte partenarial et organisationnel pour aider le dirigeant à réaliser un récit rétrospectif le plus détaillé possible. Cette manière d’opérer libère la parole de l’interviewer appelé à commenter un schéma qui synthétise un ensemble de réalités et recherche une meilleure intelligibilité (Hlady-Rispal, 2009).

L’analyse des données cherchait par ailleurs à identifier les évidences qui permettraient de reconnaître l’approche entrepreneuriale suivie par l’entrepreneur, comme l’indiquait la question de recherche. Les entretiens retranscrits ont été codés selon un mode d’inférence abductif en suivant un cadrage conceptuel mobilisant les trois concepts de bricolage, d’effectuation et de planification élaboré lors d’une précédente recherche menée dans un cadre distinct (Servantie et Hlady-Rispal, 2018, Annexe 2). Chaque élément représentatif du concept a servi de code. Chaque phrase a ainsi été analysée pour identifier une approche qui relevait par exemple de l’improvisation individuelle [bricolage], du réseautage [effectuation] ou de l’établissement d’objectifs [planification]. Également, une codification dans le temps a été réalisée pour comprendre le processus d’internationalisation dans ces différentes étapes – de l’idéation à la maturité. Cette deuxième codification a été le fruit de tâtonnements réitérés entre plusieurs modèles de cycles proposés par la littérature (Lam et Harker, 2015 ; Lange, Mollov, Pearlmutter, Singh et Bygrave, 2007 ; Webb, Ireland, Hitt, Kistruck et Tihanyi, 2011) et nos propres observations. Le choix de présentation des données sous un mode narratif a été enfin privilégié afin de retracer les processus complexes qui articulent, défient et revisitent des schémas établis (Lindgren et Packendorff, 2009). Dans le cadre d’une étude de cas unique, la narration facilitait également l’exploration détaillée de la façon, dont un entrepreneur expérimente et articule les trois approches alors qu’il se situe dans le contexte global d’une EIRP. Enfin, la narration permettait de se situer à un niveau cognitif et émotionnel en restituant la complexité du contexte telle que ressentie par l’entrepreneur ainsi que ses idées, ses émotions et les actions vécues (Gartner, 2007). À l’instar de plusieurs recherches relevant davantage de la recherche-action et qui rendent les répondants partenaires de l’investigation (LeBaron, Christianson, Garrett, et Ilan, 2016 ; Ambrosini et Bowman, 2008), les dirigeants ont été associés à l’étude. Une telle démarche permet notamment de corroborer ou de corriger les interprétations des chercheurs (LeBaron et al., 2016). Ce choix a également été motivé en raison du degré d’expertise et de la capacité réflexive des dirigeants sur leur propre parcours et façon d’agir. Ainsi, lors du dernier entretien, le cadre conceptuel élaboré lui a été montré et expliqué ; puis, le dirigeant a été invité à se situer par rapport aux trois comportements bricolage, effectuation et approche planifiée. Il s’agissait de comprendre ensemble la présence ou l’absence de séquence particulière, l’intérêt perçu pour chaque comportement et si l’un d’entre eux était vécu ou perçu comme plus efficient que les autres. Les principaux résultats sont illustrés d’extraits choisis des données collectées (Wolcott, 1990). L’examen du récit au cours des différents épisodes du développement de MOLRAR au regard de la littérature analysée a mis en lumière l’approche dominante du processus entrepreneurial en fonction des situations et du contexte. Le récit a également révélé les choix d’un entrepreneur qui impulse une EIRP face à une situation donnée.

3. Résultats

Les résultats de l’étude de cas sont structurés suivant une déconstruction du processus entrepreneurial de MOLRAR, selon les cinq étapes décrites dans le cadrage conceptuel. Pour chaque épisode, une narration qui synthétise les données collectées a été construite et les approches entrepreneuriales sont analysées.

3.1. Idéation, validation de l’opportunité et vision de départ

De formation chimiste, avec un doctorat en chimie en synthèse organique, orienté vers la recherche de molécules d’intérêt pharmaceutique (1990), M.C. a un très haut niveau d’études et plus de quinze ans d’expérience dans l’industrie de la recherche pharmaceutique. Au cours de son expérience, il est régulièrement confronté à la difficulté de mettre au point des molécules d’intérêt pharmaceutique, dans les contraintes de temps imparties, à cause du temps de fabrication des molécules intermédiaires, souvent difficiles à trouver sur le marché, car dites rares. Ainsi, il a construit, petit à petit, une base de données ad hoc des dites molécules intermédiaires et de leurs respectives techniques de synthèse correspondantes. Cette base de données deviendra le principal actif à l’origine de l’organisation.

Puis, « de fil en aiguille, j’ai étendu ma problématique à celle des autres chercheurs. J’ai demandé comment ils faisaient et il est apparu, avec les restructurations de l’industrie pharmaceutique, que cette demande qui au départ m’était propre, concernait un peu tout le monde. » (M.C., 2007) En effet, la plupart du temps, ces molécules intermédiaires ne sont pas commercialisées, car elles sont rares ; d’autre part, il est très difficile de trouver qui accepterait de se lancer dans la fabrication de petites quantités de ces molécules (entre 1 et 10 grammes, voire 20 grammes).

Dès le départ, la vision de ce que fera l’organisation est claire et globale : « Nous fabriquerons des molécules rares qui ne sont pas commercialisées ; nous travaillerons avec la technique des réactions à composés multiples qui permet de faire des molécules assez rapidement avec un bon rendement, une bonne qualité, de réduire le temps et les coûts [...]. D’emblée, je me suis dit, le marché va être essentiellement à l’international. J’avais une petite voix intérieure qui me disait il faut faire cela en anglais parce qu’en France on n’aura pas beaucoup de demande. » (M.C., 2007)

3.2. Préparation du lancement de l’affaire

Le premier réflexe est de coucher l’idée et la vision sur le papier. Lorsqu’il rencontre le directeur d’une société de chimie fine, qui s’intéresse à son projet et lui propose de monter un laboratoire de recherche. Ils se mettent d’accord pour travailler sur cette problématique bien précise et pour se spécialiser dans les réactions à composés multiples, des techniques spéciales de chimie qui permettent de faire des molécules assez rapidement, avec un bon rendement, une bonne qualité, et donc de réduire le temps de fabrication et d’optimiser les coûts. « Malheureusement, le PDG a eu des problèmes de santé et donc le projet n’a pas vraiment démarré et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de me lancer à mon propre compte. » (M.C., 2007)

M.C. contacte alors l’Université de Bordeaux. Il est accueilli par l’incubateur régional d’Aquitaine (IRA) qui l’entoure pour monter cette activité en mai 2004. Les parties prenantes qui accompagnent les entrepreneurs dans leur processus entrepreneurial, telles que l’IRA, UNITEC[2] ou l’ANVAR[3], le poussent à écrire un plan d’affaires : « Pour rentrer à l’incubateur, on passe devant une commission, il faut faire un plan d’affaires et tout ça et puis il faut faire un budget. [...] Avec l’aide d’UNITEC qui voulait m’épauler pour développer ce laboratoire, nous avons établi un plan avec toutes les aides possibles pour avoir un technicien, un cadre, son propre matériel même si je pouvais utiliser le matériel de la fac. » (M.C., 2007)

Cependant, la réalisation du plan prend du temps ; l’entrepreneur doit alors improviser entre-temps pour continuer à avancer vers les objectifs fixés. M.C. combine les ressources qui sont à portée de main : le temps d’obtenir les fonds pour monter son laboratoire, il s’entoure de deux chercheurs postdoctoraux avec qui il continue à consolider sa base de données ; il met en ligne les produits pour lesquels il anticipe qu’il y a un potentiel, avec l’aide de son frère ; il communique l’existence de cette base de données de molécules rares à toutes les personnes qu’il connaît de l’industrie pharmaceutique, à tous les fournisseurs classiques du monde de la recherche et développement de la chimie (SIGMA, ALDRICH, FLUKA) et dans « toutes les bases de données que je pouvais connaître et qui existent dans le monde. Partout mais vraiment partout. Pas forcément spécialisées. » (M.C., 2007)

La préparation du lancement de l’organisation est minutieuse : « Là, je vous parle comme ça, en deux mots... mais, il faut savoir que c’est un gros travail de préparation qui a pris au moins un an : le temps de mettre au point la base de données, de contacter tous les gens et que ça démarre. » (M.C., 2007) La page internet est traduite en anglais « parce que dans mon idée de créer cette entreprise et, grâce à ma connaissance du milieu par mon expérience passée, je savais que ça allait être 90 % d’étrangers. Petit à petit, il m’a fallu prendre mon indépendance, avoir mon propre matériel donc il y avait vraiment la volonté de créer quelque chose de plus autonome. J’ai démarré avec zéro franc, zéro centime. J’ai obtenu un prêt à taux zéro qui m’a permis de démarrer cette activité de laboratoire (j’ai acheté du matériel, commandé des produits, fait faire des plaquettes, financé quelques déplacements en France), qui m’a permis d’être plus serein, d’avoir plus confiance. » (M.C., 2007)

En revanche, M.C. préfère ne pas se laisser pousser vers une structure de fonctionnement lourde et peu flexible qui ne serait pas adaptée à la réalité et aux besoins réels de l’organisation : « Il ne faut pas se planter dans l’innovation. Ils me disent [l’incubateur] : “vous n’avez pas déposé de brevet ?” J’ai dit : “je ne vais pas m’amuser à déposer des brevets qui ne servent à rien et à dépenser là-dedans”. Je préfère avoir ici un petit chimiste qui sait faire les produits. Donc je n’ai pas besoin de déposer des brevets. Donc, je ne suis pas d’accord sur le concept d’innovation. Moi si je savais vendre des pommes de terre, je vendrais des pommes de terre. Des fois, il ne faut pas se casser la tête. » (M.C., 2009)

3.3. Le démarrage, les premières ventes (2004-2005)

Les premières commandes arrivent en septembre 2004, assez rapidement. « Ce qui m’a surpris moi-même. Je vous parlais d’internet… Avec internet, on a des outils qui vous permettent de voir comment les sites sont consultés, etc. Et, je voyais déjà, en août 2004, qu’il y avait pas mal de gens qui s’intéressaient au site, qui regardaient… Donc, je me suis dit, ça commence à bouger et, en septembre 2004, je commence à avoir des demandes de la Suède, des États-Unis ensuite, puis après le Canada et puis c’est vite venu. » (M.C., 2007)

M.C. doit alors improviser un moyen de répondre à ces demandes : il faut produire les molécules et obtenir une existence juridique pour pouvoir facturer. L’université lui donne accès à ses laboratoires et permet à la société, officiellement créée en février 2005, de produire les molécules commandées.

En revanche, l’activité explose en avril 2005. « À l’époque où on a publié la base de données, on avait des frais de recherche assez énormes et on a commencé à avoir des demandes. Au bout de trois mois, on n’arrivait pas à répondre à la demande à trois avec les moyens qu’on avait. On avait des coûts de fonctionnement qui dépassaient les commandes. On avait beaucoup d’entrée de matériels. [...] En fait, j’étais débordé par manque d’organisation. Il fallait penser à s’organiser et là, c’était autre chose parce qu’il fallait organiser les bases de données clients, les bases de données projet, gérer les demandes, les réponses… il fallait gérer tout ça. [...] J’ai dit, on ne va pas y arriver, il faut qu’on trouve des prestataires. » (M.C., 2007)

3.4. Croissance internationale (2006-2008)

Ne pouvant pas continuer seul, M.C. entre alors dans une démarche de réflexion créative de recherche de solutions et explore différentes alternatives. La première, construire le laboratoire dans une société qui existait déjà. Cela implique de redevenir salarié et de perdre tout le travail de préparation qu’il a fait en amont, ce qui ne l’intéresse pas. La deuxième, trouver des associés/collaborateurs, plutôt chimistes, des jeunes docteurs, prêts à s’impliquer dans l’activité émergente et à relever le défi de répondre aux besoins du marché. Il ne trouve personne, ni en France ni à l’étranger qui soit prêt à prendre les risques du lancement de l’affaire et qui ait une mentalité entrepreneuse.

« Au départ je voulais avoir mon propre labo. J’avais obtenu un plan de financement qui avait été fait par UNITEC qui voulait m’épauler pour développer ce laboratoire. Il s’est trouvé qu’avec la difficulté d’avoir des gens qui voulaient vraiment s’engager là-dedans et avec les demandes croissantes en avril 2005, face à l’incapacité de répondre, je me suis dit, on va chercher ailleurs parce que ça, ça va être trop long à lancer. » (M.C., 2007)

La troisième possibilité consiste à trouver des prestataires. Il cherche d’abord en France où, à l’exception d’une petite société qui accepte de travailler de façon ponctuelle, aucune organisation ne répond positivement à cette demande de prestation de service, car il s’agit de molécules rares, qui ne sont pas décrites et la prestation est complexe. En revanche, il trouve un grand nombre de prestataires à l’extérieur du territoire français : en Russie, en Chine, en Inde, en Allemagne, aux États-Unis… « Et donc, à partir de là, j’ai commencé à chercher d’autres prestataires de services, par rapport à ceux que je connaissais et puis ceux que je pouvais trouver. Et donc, je savais qu’en Russie, en Ukraine, on va dire en ex Union soviétique, il y avait de très bonnes équipes. Je le savais parce que j’avais déjà travaillé avec eux et puis j’avais eu des échos par d’autres personnes que je connaissais. Donc, j’ai contacté ces sociétés-là et c’est avec eux que j’ai vraiment augmenté ma capacité de réponse. D’emblée, ils m’ont fait des produits. » (M.C., 2007)

Cependant, l’expansion internationale par les ressources ne se fait pas sans soucis et appelle davantage d’internationalisation : « [...] c’est très très difficile de gérer avec les Russes par rapport à cette histoire de fêtes, de congés, ils n’ont pas du tout les mêmes congés que nous et ça nous met vraiment dans l’embarras alors que le mois de mai est complètement férié chez eux, donc c’est un peu embêtant. [...] Connaissant ça, j’ai recherché d’autres sociétés, je suis allé à la même période en Inde, j’en ai trouvé quelques-unes, aux États-Unis, où j’en ai aussi, et la Chine est venue très tardivement puisque la Chine est venue à la fin de l’année 2005, où j’ai trouvé de très très bonnes équipes chinoises. Parce qu’en Chine, il y a de tout. Il y a des équipes avec lesquelles j’ai essayé et ça ne marchait pas du tout. » (M.C., 2007)

Parallèlement, l’improvisation est le pain quotidien de l’entrepreneur : « Quand on nous demande de construire des plans sur trois ans, ça me fait un peu rire parce que nous on n’a pas tellement de visibilité. Moi j’ai des visibilités à 3, 4 mois, 5 mois. En fait, c’est la marche en marchant. » (M.C., 2007)

Et l’expérimentation est le secret de l’innovation et, par conséquent, de la différentiation : « Donc, il y a toute une catégorie de molécules, qui ne datent pas d’aujourd’hui, depuis le début que je fais de la recherche… pour lesquelles j’ai développé un procédé qui n’est pas transmis à mes prestataires et ne sera jamais transmis à mes clients. Donc, je n’ai jamais fait de pub sur ces produits-là. » (M.C., 2009)

Cependant, avoir des objectifs est important et oriente la stratégie : « Par contre, on peut avoir des objectifs. Moi, l’objectif que je me suis fixé dans les deux ans, c’est au moins de maintenir ce CA autour de 300 000 euros [...] ; 100 000 euros c’est le minimum pour que ce soit viable [...] ; et puis, avec trois ou quatre personnes, si on fait 500 000 ou 600 000 euros de CA, c’est pas mal, on se paie. » (M.C., 2007)

Finalement, les conséquences liées à l’excès d’improvisation s’en ressentent : « On a oublié toute l’organisation du travail […] Pas de marketing, pas de paiement, etc. ». (M.C., 2008)

3.5. Consolidation, rationalisation et maturité internationale : réussir ce qui avait été planifié (2009-2016)

Après plusieurs années d’improvisation, d’expérimentation et un fonctionnement qui repose sur un réseau (laboratoires de l’université et laboratoires internationaux) qui lui permet de consolider son fonds de roulement, le laboratoire envisagé au départ devient une réalité en 2009. En effet, fin 2008, la pépinière dans laquelle M.C. était installé ferme ses portes. Son comptable l’accueille pendant six mois dans ses locaux, le temps de trouver un terrain et de construire des locaux. « Le projet est un peu trop gros pour être porté par l’entreprise elle-même. Il nous a fallu faire un plan d’affaires et formaliser notre démarche. » (M.C., 2008) Il obtient un prêt relativement facilement puisque ses ventes se sont maintenues autour de 150 000 euros annuels au cours des trois dernières années.

Fin août 2009, M.C. emménage dans ses locaux tout neufs dans un technopôle du sud de la France. Son épouse l’aide dans la gestion administrative. Il entreprend de préparer un dossier à présenter à la région qui lui permette d’obtenir le statut de jeune entreprise innovante et par là même d’obtenir un financement pour acheter du matériel, embaucher un ingénieur de recherche et un technicien.

En revanche, l’expérience et la connaissance de l’entrepreneur lui donnent le flair pour le choix de celles-ci : « Il faut que je finalise ce dossier pour la région et que je commence 2010 avec un ingénieur (docteur ou DESS) et un technicien. Les ingénieurs sont bien préparés, mais n’ont pas d’expérience pratique de la recherche. C’est embêtant. Je me tourne plutôt vers le docteur. Je me méfie, car dans mon expérience, j’ai déjà reçu de tout. […] » (M.C., 2009)

La formalité des organismes de financement de projets de création d’entreprises et les rigueurs administratives poussent les entrepreneurs à prendre des décisions qui ne sont pas intuitivement idéales pour l’évolution organique de l’organisation : « Si je n’avais pas cette idée de faire le dossier pour la région, l’idéal serait de prendre un ingénieur en stage, de le former et de le garder. Ça dépend aussi des écoles. Dans certaines, le stage est en deuxième année, donc on ne peut pas les garder. » (M.C., 2009)

Le laboratoire de recherche est l’occasion pour M.C. de se différencier par rapport aux autres prestataires du marché. Il ne fait pas seulement de la synthèse, il réfléchit en permanence aux nouveaux produits qu’il peut offrir, à leur mise au point et à l’amélioration des procédés d’obtention. Il prête aussi ce service pour ses clients, à la demande. C’est ainsi qu’il est entré dans l’industrie des arômes.

En accord avec les objectifs qu’il s’était fixés, ses ventes annuelles oscillent entre 300 000 et 600 000 euros. Il travaille avec cinq personnes, un ingénieur qui coordonne les activités du laboratoire, trois techniciens et une personne chargée de faire les analyses à l’université. 70 % de la production se fait toujours à travers des prestataires un peu partout dans le monde. Il sous-traite surtout lorsqu’on lui commande de grandes quantités de molécules et se réserve les commandes à l’échelle de 1 à 100 grammes.

Même si le recours au bricolage est moins présent dans le discours de l’entrepreneur, dans cette étape de consolidation, il est la solution d’urgence qui permet de répondre aux demandes des clients lorsqu’aucune des autres démarches ne mène à l’atteinte de l’objectif fixé : « [le recours au bricolage] est vrai pour toutes les molécules ou prestations qui ne rentrent dans aucun de ces cadres-là [planification ou effectuation] ; c’est notre gagne-pain, moi, j’appelle ça le mouton à cinq pattes. » (M.C., 2016)

3.6. Déclin/renaissance globale : nouveau modèle d’affaires (2016-2018)

À partir de 2016, M.C. décide de repenser son modèle d’affaires suite à la maladie d’un de ses proches qui le pousse à se rapprocher de la ville et des médecins et à fermer son laboratoire. Il vend une partie de son fonds de commerce et sa base de données à un client sud-coréen et l’accompagne dans le développement de son entreprise pendant presque deux ans. Depuis, il travaille avec une équipe réduite, en alliance avec l’Université de Bordeaux où il pratique la recherche et développement et aussi avec beaucoup de prestataires internationaux à qui il communique les instructions de fabrication.

Il recentre désormais son activité sur sa connaissance acquise et l’oriente vers le conseil en entreprises. Par exemple, il accompagne une société italienne qui souhaite développer un nouveau marché à l’international ; il a créé une nouvelle base de données de molécules pour un gros client chinois, qui devient son principal client. (M.C., 2016, 2018)

4. Discussion

La discussion met en exergue les démarches entrepreneuriales suivies au cours des différentes étapes du processus entrepreneurial. Puis, elle analyse les apports de chacune des démarches selon les circonstances.

4.1. Un processus entrepreneurial entre effectuation, bricolage et planification

Le contexte initial de la création de MOLRAR, l’identification de la problématique, la validation de l’opportunité et la vision de départ relèvent d’une approche entre bricolage et effectuation. L’idée est née d’un processus d’effectuation puisqu’elle part de la connaissance unique et de l’expérience de chercheur de l’entrepreneur au sein de l’industrie pharmaceutique. En revanche, cette connaissance unique a été générée suivant un processus d’improvisation individuelle qui relève davantage du bricolage. L’opportunité est, elle aussi, validée selon un processus d’effectuation, dans l’échange avec les parties prenantes. Finalement, la vision naît concrètement d’une approche effectuelle, notamment, de l’expérience passée de l’entrepreneur : qui il est, ce qu’il sait, qui il connaît. En accord avec Romanello et Chiarvesio (2017), c’est bien sa connaissance tacite de la nature du marché, par son expérience passée dans l’industrie, qui le pousse à construire un produit unique à vocation internationale.

Les premiers pas vers la création de l’entreprise oscillent, quant à eux, entre planification, effectuation et bricolage. En couchant l’idée sur papier, M.C. entre dans une démarche de formalisation de l’idée qui relève plutôt d’une approche de planification. Cette démarche a l’avantage de lui permettre de mieux communiquer son idée et de l’impulser à travers une démarche effectuelle. En effet, l’idée commence à devenir réalité, dans l’interaction avec les groupes d’intérêt. Par la suite, et face à un événement imprévisible, l’improvisation, relevant davantage du bricolage, permet à l’entrepreneur de faire rebondir son projet vers l’atteinte de sa vision. Il continue alors son processus entrepreneurial selon une démarche effectuelle et est poussé vers une démarche de planification par les institutionnels qui prennent part au projet et lui permettent de capturer de nouvelles ressources. Nous observons, par ailleurs, une claire volonté de l’entrepreneur de maintenir la culture organisationnelle dans une démarche entre bricolage et effectuation. Il choisit de construire une organisation simple et d’établir une culture organisationnelle basée sur le bricolage. Cette démarche lui permettant d’avancer rapidement, d’être flexible et d’avoir les premiers résultats avec les moyens du bord sans s’enfermer dans une logique de lourdeur administrative conséquente de la planification.

Selon Anderson et Eshima (2013), il est à attendre que dans l’étape de démarrage et des premières ventes, l’entreprise jeune ait davantage tendance à recourir à des processus d’essai et erreur de type bricolage sans une stratégie claire. Les événements le montrent. Un mixage entre bricolage et effectuation (principalement, combinaison des ressources à portée de main pour créer des solutions et ressources socialement construites avec les parties prenantes) est l’approche qui permet de répondre aux événements non planifiés. La première solution est de travailler avec les moyens du bord, dans une approche de bricolage, puis de coconstruire le projet selon une approche effectuelle d’interaction sociale (dans ce cas avec l’université). Par ailleurs, dans les premières phases de son développement, l’entreprise n’a pas de processus internes formalisés ni de réputation établie (Brettel, Engelen et Heinemann, 2009). Toutefois, M.C. prend conscience que la planification et l’organisation des processus lui permettraient de gérer et répondre efficacement aux demandes du terrain.

Le cas MOLRAR montre clairement comment l’expansion internationale par les ressources n’est absolument pas liée à une planification stratégique, mais relève d’une approche improvisée qui se situe à mi-chemin entre bricolage et effectuation pour résoudre un problème de capacité de réponse. Dans la veine de Cao, Hartung, Forrest et Shen (2011), nous trouvons que M.C. choisit de construire un réseau stratégique en partant de sa connaissance, pour démultiplier ses capacités de gestion et ainsi pouvoir répondre aux besoins de l’organisation et de sa clientèle. Par ailleurs, ce sont ses capacités entrepreneuriales en termes de construction de réseau qui conduisent à l’internationalisation rapide et précoce (en accord avec Romanello et Chiarvesio, 2017). En effet, lorsque les relations de réseau ne fonctionnent pas bien, l’entrepreneur continue à expérimenter d’autres contacts, dans une démarche relevant tant du bricolage que de l’effectuation, afin de continuer à avancer. En fin de compte, l’improvisation et l’expérimentation sont les moteurs de l’organisation même si, dans cette étape, le besoin de démarche planifiée commence à se manifester face au désordre qui découle des autres démarches.

Selon Anderson et Eshima (2013), l’entreprise en phase de consolidation pourrait avoir davantage recours à la planification et la création de routines. En effet, dans cette étape, la structuration de capacités organisationnelles devient fondamentale pour réussir une croissance durable (Romanello et Chiarvesio, 2017). Cette étape de l’évolution du cas MOLRAR relève davantage d’une approche planifiée, mais pour d’autres raisons. Une démarche de planification est essentielle pour accéder à des financements externes et réunir les ressources nécessaires à tout nouveau projet d’expansion. La connaissance et l’expérience accumulées par l’entrepreneur au cours de toutes ces années lui permettent de mieux gérer les démarches de planification.

Finalement, la phase de renaissance globale relève d’une approche effectuelle, basée sur les connaissances de l’entrepreneur et ses relations.

4.2. Les apports des différentes démarches entrepreneuriales selon les circonstances

Planification, effectuation et bricolage ont parfois été présentés dans la littérature comme des approches divergentes du comportement entrepreneurial (Hindle et Senderovitz, 2010). Le cas MOLRAR montre le contraire. Notre étude complète ainsi l’approche de Sarasvathy (2001) qui affirme qu’effectuation et planification peuvent coexister en dépit de leurs dissemblances. Nous enrichissons l’analyse par l’éclairage des travaux relatifs au bricolage. En ce sens, nous nous situons dans la même veine qu’Andersson (2011) et Fisher (2012), en éclairant les facettes distinctives et partagées entre les trois approches entrepreneuriales du bricolage, de l’effectuation et de la planification ; nous appliquons enfin ce cadrage théorique à un processus d’internationalisation analysé sur plus de dix années.

Le cas MOLRAR expose que la planification est importante pour penser la stratégie, l’effectuation pour coconstruire le développement de l’organisation, le bricolage pour inventer des solutions créatives ad hoc.

La planification sera ainsi observée dans une situation où le dirigeant a nécessité d’organiser ses idées, de penser le fonctionnement de l’organisation, d’établir une vision et des objectifs concrets que l’EIRP doit atteindre sur le long terme et à les partager à l’aide d’un discours cohérent et convaincant. Elle est aussi le moyen d’accéder à d’importantes sources de financement lorsque l’entreprise ne peut pas mener à bien le projet d’elle-même (ni même à travers des prestataires), ce qui est le cas pour les EIRP qui sont amenées à se développer très rapidement à l’aide de moyens financiers élevés. Ces résultats ne valident pas les propositions de Chetty, Ojala, et Leppäaho (2015) selon lesquelles les EIRP choisissent une logique de planification en contexte d’incertitude.

L’effectuation est indispensable pour faire avancer l’organisation dans l’échange avec les parties prenantes par les chemins alternatifs qui permettent de contourner les obstacles qui se dressent le long du processus. Cette approche est dominante dans le cas MOLRAR, ce qui est en accord cette fois avec d’autres propositions telles que celles de Chetty, Ojala, et Leppäaho (2015).

Le bricolage, quant à lui, est un mécanisme créatif davantage interne à l’organisation qui permet de transgresser les obstacles pour atteindre des solutions d’urgence dans le court terme. Il permet d’innover davantage au-delà de ce qui aurait pu être planifié et la capacité de s’adapter aux exigences de l’environnement (Hill et Rothaermel, 2003 ; Anderson et Eshima, 2013). Même si le recours au bricolage est moins présent dans le discours de l’entrepreneur, il permet notamment de répondre aux demandes des clients lorsque ni l’effectuation, ni la planification ne permettent d’atteindre les objectifs ou missions confiées par les clients.

L’étude montre par ailleurs qu’il n’y a pas de séquence particulière pour les trois approches et qu’elles sont menées simultanément, ce qui renforce les résultats de l’étude de Ciszewska-Mlinaric, Obloj et Wasowska (2016). L’EIRP connaît une expansion internationale rapide qui appelle une simultanéité des trois approches avec un mixage entre effectuation et bricolage qui permettent de trouver des solutions à ce qui n’a pas pu être planifié. La démarche est hybride entre un bricolage qui relève de la débrouillardise à l’interne (Baker, Miner et Eesley, 2003) et d’une coconstruction de solutions via l’effectuation à l’externe à travers le réseau, autre caractéristique clé des EIRP (Fuerst et Zettinig, 2015). Dans les deux cas, le dirigeant expérimente des solutions pour accroître ses capacités et pour innover.

Enfin, aucune approche n’est considérée comme étant plus efficace que les autres, elles sont bien complémentaires. À l’instar de Fisher (2012), d’Andersson (2011) ou de Servantie et Hlady-Rispal (2018), le cas MOLRAR montre ainsi clairement que le processus entrepreneurial efficace ne relève pas de façon exclusive d’une approche planifiée, effectuelle ou de bricolage, mais plutôt d’un mixage des trois. Sarasvathy (2001) avait mis en opposition la planification et l’effectuation sur de nombreux aspects : la logique sous-jacente, les données, les inconnues, les critères de prise de décision, les compétences employées, les résultats, etc. Le cas MOLRAR établit distinctement que ces deux approches ne s’opposent pas, mais plutôt se complètent. Si le projet fait ses premiers pas selon un clair processus d’effectuation tel que défini par Sarasvathy (2001), une alternance permanente entre l’approche par l’effectuation, par le bricolage et celle par la planification est à plusieurs reprises observée. L’étude de Servantie et Hlady-Rispal (2018), menée dans le contexte de l’entrepreneuriat social, parvient aux mêmes conclusions.

Le cas MOLRAR relate, quant à lui, la combinaison des trois approches par un même individu. Il illustre le cas d’entrepreneurs « ordinaires », qui s’internationalisent précocement, pour assurer la pérennité de leur affaire sans viser la croissance à tout prix.

Conclusion

Cette recherche complète les études sur la démarche entrepreneuriale de dirigeants au cours de l’évolution du cycle de vie organisationnel de l’entreprise créée, dans un contexte de développement à l’international rapide et précoce.

En termes de contributions, nous montrons comment des organisations contraintes par le temps et par le peu de ressources peuvent innover et gagner un avantage concurrentiel en dépit des limites qui leur sont imposées en ayant recours aux trois approches (Senyard, Baker, Steffens et Davidsson, 2013 ; Baker, Pollock et Sapienza, 2013). Nous participons ainsi à la conversation sur l’effectuation en tant que théorie plutôt adaptée aux entrepreneurs experts (Sarasvathy et Dew, 2008) et la tendance de l’entrepreneur expert à utiliser cette approche plutôt que la planification (Hindle et Senderovitz, 2010 ; Dew, Sarasvathy, Read, et Wiltbank, 2009). Notre étude montre, au contraire, que le dirigeant d’EIRP ici étudié qui n’est ni expert, ni complètement novice dans l’activité qui est la sienne. Il adopte tour à tour les trois comportements. L’effectuation n’est donc pas réservée aux seuls entrepreneurs experts.

Sur le plan théorique, cette étude contribue ainsi aux réflexions relatives aux dynamiques complexes des approches entrepreneuriales. Elle participe à la conversation scientifique suggérée par Bacq et Coeurderoy (2010) en étudiant le phénomène depuis une perspective entrepreneuriale. Nous soutenons que le contexte d’internationalisation, a fortiori à tendance rapide et globale, amplifie les phénomènes observés. Le cas MOLRAR est un cas exemplaire d’internationalisation avant même le dépôt du statut juridique de l’EIRP, qui ne peut être étudié à la loupe des théories de la littérature en affaires internationales. L’analyse conduite révèle que l’internationalisation rapide et précoce n’est pas le résultat d’un processus planifié de croissance internationale, mais bien d’un processus de recherche de solution improvisée pour répondre aux attentes du marché. En ce sens, l’internationalisation rapide et précoce est le résultat d’une approche entrepreneuriale émergente, d’un processus d’effectuation en alternance avec des périodes de planification et de bricolage. En particulier, la spécificité « EIRP » accentue le phénomène étudié, c’est-à-dire, le jonglage entre planification, effectuation et bricolage compte tenu de la complexité du processus entrepreneurial déployé. Le plan d’affaires, caractéristique d’un processus de planification, est indispensable pour convaincre et capturer des ressources, notamment des investisseurs étrangers. Le réseautage qui permet de démultiplier les capacités organisationnelles avant même le démarrage de l’entreprise se construit à travers un processus d’effectuation. Le rôle prépondérant du dirigeant qui se débrouille avec les moyens du bord pour résoudre les problèmes liés à la croissance rapide et garantir l’offre faite au marché international relève finalement du bricolage.

Sur le plan méthodologique, cette étude de cas unique est longitudinale. Le riche matériau permet une analyse en profondeur qui montre l’évolution d’un entrepreneur EIRP et présente l’intérêt d’avoir pu saisir la vision et valider les résultats de celle-ci chemin faisant. En outre, par la présentation du modèle conceptuel au dirigeant et l’écoute de ses commentaires, la mixité des approches, leur finalité et utilité respectives ont été confirmées. Notre demande de commentaire singularisé au cas de son EIRP, lui a permis de donner du sens à son parcours, à son apparent manque de planification, et de donner de la valeur à ses capacités entrepreneuriales de réseautage et de bricolage. Une réflexion sur l’alternance entre les trois comportements a permis de clarifier sa démarche, là où, a priori, il voyait une complexité, dont la dynamique était difficile à expliciter.

Sur un plan managérial, cette étude souligne qu’au-delà de la capacité à construire une vision et des projections, il est tout aussi important d’accompagner l’entrepreneur dans une réflexion sur la construction d’un réseau et de le positionner dans des situations où flexibilité et créativité sont requises. L’approche effectuelle et le bricolage apparaissent ici comme la clé de la résilience avec laquelle les entrepreneurs doivent jongler pour continuer à progresser. Si l’accompagnement à l’entrepreneuriat au sein de PEPITE[4] notamment bannit désormais une logique exclusive de planification, il peut être utile de réfléchir à des outils pédagogiques qui prennent en considération ces trois logiques de façon plus identifiée. Par ailleurs, l’analyse des différentes étapes du processus entrepreneurial au regard des trois approches permet de clarifier l’évolution d’un processus entrepreneurial là où apparemment le désordre règne. L’étude montre que les entrepreneurs utilisent tout ce qui est à leur portée et que, dans ce sens, ils conjuguent (sans le savoir) des techniques, des approches, et des méthodes de travail de nature très diverses.

La limite de cette l’étude tient dans l’examen exclusif d’un cas d’EIRP dans un contexte français. La conduite d’une étude de cas longitudinale confinée à un seul contexte contraint sa reproductibilité. Nous pensons toutefois que le protocole développé permet une description détaillée et instructive d’un mode de déploiement à l’international qui suggère la présence simultanée de trois approches dotées d’utilités complémentaires. Il serait ainsi intéressant, dans le cadre de recherches futures, de valider ces résultats préliminaires sur d’autres cas d’EIRP, aux logiques managériales distinctes, et, mieux encore, de comparer les résultats avec des EIRP qui ne soient pas entrées dans une structure d’accompagnement française à l’entrepreneuriat. Ces choix enrichiraient la connaissance des éléments déclencheurs de chacune des trois approches en interaction avec les deux autres. Ils permettraient également d’étendre l’analyse à de nouveaux contextes en menant d’autres études de cas adoptant un protocole de recherche interpays longitudinal tel que préconisé par Chetty, Partanen, Rasmussen et Servais (2014).