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Quelle est la problématique de recherche et quels sont les objectifs visés ?

Le diamant de MM, ou la grille de diagnostic stratégique en TPE a fait l’objet de nombreuses publications et applications. Elle a pour objectif premier de fournir un outil de réflexion individuelle et/ou collective, préalable à la décision, qui mette en relation la, ou les logiques d’action et les pratiques, envisagées ou effectives. Elle s’inscrit dans une conception pragmatique de la recherche, à laquelle nous nous sommes attachés depuis exactement un demi-siècle.

La grille se présente comme un schéma « en diamant » – conformément à une figuration que l’on trouve couramment chez les pragmatistes, notamment à Harvard. Les liens entre les quatre « pôles » interactifs (buts, activités, environnements, organisation) abordent les questions fondamentales (légitimité, culture, compétitivité, métier, mission, identité vs image, dedans-dehors).

Le diamant ouvre la voie à une maïeutique propre au pragmatisme. La, ou les personnes ou groupes concernés, contrairement à des approches plus techniques ou formatées, sont incités à ouvrir plus spontanément leur questionnement aux multiples dimensions de temps et d’espace. Les problèmes de cohérence logique et de faisabilité pratique, de l’entrepreneur et/ou de l’entreprise, sont ainsi sans cesse remis en question, ce qui permet un processus d’accoutumance et d’appropriation de la part des utilisateurs, qu’il s’agisse d’individus ou d’organisations, facilitant leur propre réflexion.

Cette grille possède notamment l’avantage de relativiser le rôle des propos déclaratifs, souvent assimilés à des « faits ». Si la relation est suivie dans le temps et que la confiance s’instaure, cette démarche peut être considérée comme plus à même de saisir la « réalité », pour autant que ce mot ait un sens pour un chercheur pragmatiste. Dans cet esprit, le rôle imparti au conseiller ou au chercheur dépasse la seule dimension technicienne ou prescriptive, sans prétendre à une démarche propre aux ethnologues. L’intervenant doit, en d’autres termes, élaborer sa propre grille MM, sachant que chacun des mots-clés ouvre sur des principes, des modèles, des théories, voire des débats épistémologiques hautement complexes.

Historique de la relation avec les praticiens

La relation a débuté par une enquête (1965) du CERESC (Conseil de la comptabilité) et des études de cas sur les pratiques de coûts et de contrôle de gestion, inspirée par l’enquête pragmatiste d’Oxford sur le full cost (coût complet). Les enquêtes menées en Tunisie (1968) ont conclu à la compétitivité supérieure des PME. À Montpellier, dès 1971, les recherches, avec l’appui de la CCI, de la chambre des métiers et des PME locales (en fait, des TPE), ont successivement porté, en une quinzaine d’années, sur les stratégies, comme l’intégration régionale, la sous-traitance, la dépendance, les services, les pratiques commerciales, la prise de risque, les transferts de technologie.

L’Équipe de recherche sur la firme et l’industrie (ERFI), créée en 1975, a, à la fin des années 1970, accueilli la première antenne provinciale de l’EGEE (Entente des générations pour l’emploi et l’entreprise[1]). Mêlant des chercheurs, des praticiens retraités et des étudiants de MSG[2], des équipes se chargeaient d’un soutien auprès de TPE. À partir de 1985, avec l’aide de la FNEGE[3] et de la coopération avec l’Université du Québec à Trois-Rivières, les recherches sur l’artisanat et les services se sont concrétisées par La petite entreprise, ouvrage collectif considéré comme pionnier[4].

La grille MM a trouvé sa forme « canonique » à l’occasion d’une réflexion menée, avec Louis-Georges Soler, chercheur à l’X[5], et des agriculteurs, au sein de l’Institut de gestion et d’économie rurales. Le but était de former les conseillers des centres d’économie et de gestion rurales (CGER) à l’approche diagnostique pour les exploitations et les entreprises en milieu rural. Elle a été mise en oeuvre dans un certain nombre de CGER, et a donné lieu à une publication à l’ENESA Dijon[6], par deux consultants (M. Guichard et R. Michaud[7]). Des projets ont été primés par des instances régionales de développement[8].

La parution des manuels et ouvrages de cas, individuels et collectifs, où la grille était expliquée et appliquée, a incité un large public, notamment de conseillers et de consultants, à en préconiser l’utilisation, tant au plan pédagogique, de formation, que pragmatique, d’application. Ainsi le groupe Sentein[9], spécialisé dans la formation dans le secteur de l’économie sociale, l’utilise depuis de nombreuses années. Chaque établissement de santé doit réaliser un suivi régulier des « pôles » de la grille, pour s’assurer de la cohérence et la faisabilité des projets et des actions. Les responsables et cadres de ces organismes peuvent suivre un master professionnel à Lille, où l’épreuve principale porte sur un cas d’application de la grille MM. Ce modèle, sous le nom de « Diamant de Marchesnay », a été reconnu comme suffisamment robuste pour se voir délivrer la certification AFNOR.

Figure 1

Le Diamant de Marchesnay

Le Diamant de Marchesnay

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Problèmes rencontrés

Un tel développement n’est toutefois pas sans difficulté pour les chercheurs. Ainsi, certains problèmes ou certains obstacles ont été rencontrés au cours des années.

Sur le plan scientifique

L’obstacle majeur aura été la légitimation de la démarche pragmatique. L’enseignement et la recherche française en gestion ont longtemps transformé la démarche nord-américaine, originellement pragmatiste (lire Andrews[10]), en un scientisme à base d’empirisme logique, où les cas sont plus axés sur « la » solution que sur la détection (« inquiry » de Peirce) des problèmes, au sein d’un système de gestion, par nature complexe.

Éternelle histoire de l’ivrogne et du réverbère, une telle démarche exclut d’emblée 98 % des entreprises déclarées qui naissent (pendant que d’autres meurent) chaque année (sans compter l’économie souterraine…), à savoir des microentreprises individuelles. L’approche pragmatique, qui prône la libre confrontation et la maïeutique en vue de l’action « utile », au sens millien, privilégie les perceptions et les représentations, et remet à sa place, centrale, l’entrepreneur, l’être le plus concerné en l’occurrence par la conséquence de ses actes.

Comme l’a souligné James, le besoin de théories, modèles, principes est plus que jamais prégnant. Mais il importe que la recherche en entrepreneuriat s’ouvre encore davantage vers des disciplines que certains contempteurs considèrent comme « molles », comme les « humanités », ou « hermétiques », comme les « sciences de laboratoire ». On en apprend plus sur l’entrepreneur en lisant Balzac (ou Darwin) qu’en consultant nombre de publications « savantes »… Quant aux sciences cognitives, elles révolutionnent la compréhension des processus de décision, comme l’avait pressenti Herbert Simon, influencé par William James, fondateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale.

Sur le plan de la gestion

Toute équipe universitaire est confrontée au « phénomène bureaucratique », en sorte que le directeur de recherche est d’abord en quête de ressources matérielles, financières, et surtout humaines. L’ERFI, équipe d’accueil du programme doctoral, créée en 1975, a disposé de bureaux, d’un secrétariat (partagé), d’une bibliothèque.

En revanche les ressources financières, à côté des dotations ministérielles, se sont (modestement) accrues de contributions de la FNEGE, ou du CNRS[11], et d’apports occasionnels de divers fonds, notamment dans le cadre du programme EGEE. Les enquêteurs n’ont pu être rémunérés, le paiement de vacations aux jeunes chercheurs étant interdit. Ainsi, les financements ministériels sur les projets « Artisanat » et « Services » ont permis de publier l’ouvrage collectif sur la petite entreprise paru chez Vuibert, ainsi que des déplacements et des participations à des congrès, essentiellement pour les allocataires de recherche, et, évidemment les membres permanents de l’ERFI.

L’obtention de l’IDEX (Initiative d’excellence Entrepreneuriat) a permis au laboratoire, qui a succédé à l’ERFI et élargi à d’autres équipes, de disposer d’une plus grande marge de manoeuvre. N’en prennent que plus de poids les préconisations que nous suggérons en conclusion.

Sur le plan de la mise en oeuvre

Le bénévolat a donc prévalu pour les interventions auprès des entreprises. Les institutions locales ou régionales nous sont apparues plus souvent demandeuses qu’offreuses… La mise en oeuvre pratique a été le fait des entreprises et institutions concernées, à savoir les CGER pour le secteur rural et le groupe Sentein pour l’économie sociale. Par ailleurs, l’ERFI a bénéficié d’une relation forte avec la maison des entreprises de Saint-André-de-Sangonis (Grand Montpellier), qui nous a permis d’entretenir des relations fortes et constantes avec un groupe d’entrepreneurs pendant plusieurs années. Cette expérience a permis de vérifier in vivo l’intérêt de la grille, adoptée par les participants, dont plusieurs ont obtenu le prix annuel de la TPE décerné par la région. Nombre de ces cas se retrouvent dans des publications diverses.

S’il faut s’en tenir à la satisfaction exprimée par ses utilisateurs, on devrait supposer que l’accueil a été aisé. Il n’en a rien été : la grille (y compris dans l’enseignement de base) rebute au départ l’auditeur, peu habitué, dans notre système éducatif, à aborder les questions sous l’angle de la complexité. J’ai souvenance du cas Fer de Lance, assez court, abordé en DESS à Aix-en-Provence, où une jeune étudiante s’écria (comme le firent mes élèves ingénieurs de l’Agro) « mais c’est très simple ! », proposant d’emblée « la » solution (peu cohérente et infaisable…) alors qu’un « étudiant », quarantenaire en congé formation, s’exclama, perplexe « c’est horriblement compliqué ! », en détaillant les multiples problèmes. Répétons que le système éducatif français a encore un long chemin à emprunter pour accepter une démarche évolutive, relativiste, pluraliste, axée sur l’utilité des conséquences (individuelle, collective, sociétale).

Bénéficiaires

En ce qui concerne les bénéficiaires, on mentionnera d’abord les étudiants, au travers des cours et des manuels, puis des publications (mémoires, thèses, articles[12]) pour ceux qui ont certes choisi la carrière d’enseignant-chercheur, notamment en entrepreneuriat et PME, mais aussi ceux qui ont créé leur entreprise, à l’instar de François Legros, qui a implanté en France le système de vidéoconférences (me permettant de recevoir à distance la médaille de l’UQTR…). La mise en oeuvre des masters à finalité professionnelle aura contribué à la diffusion de la grille. Mais l’essentiel des retombées professionnelles s’est situé du côté des micro-entrepreneurs, dans le cadre des clubs de patrons, comprenant des artisans et des prestataires de service. En particulier, la notion de stratégie de singularité a pu être appliquée et justifiée à partir de la grille.

Par ailleurs, les responsables et acteurs des établissements sociaux ont notamment pu organiser leur adaptation aux directives de l’Agence nationale de santé (et des ARES, les agences régionales) en se conformant au « modèle » (au sens pragmatique) donné par la grille. Dans tous les cas de figure, la grille a permis aux acteurs de porter un regard différent sur leurs intentions, comme sur leurs pratiques. Par exemple, la question de légitimité a pu être resituée dans un cadre plus large, impliquant des savoir-faire, une culture ou des missions. La notion de « plan » a pu être sortie d’une conception purement quantitative et procédurale, pour intégrer les approches les plus récentes en contrôle de gestion. Plus généralement, la grille, en relativisant l’apport des « modèles » au regard des pratiques, a permis d’introduire les avancées les plus récentes dans les sciences de gestion – d’autant que celles-ci intègrent de façon croissante des outils et des problématiques transférées d’autres disciplines. Ainsi, parler des « compétences » attendues d’un entrepreneur dépasse de nos jours le seul domaine des « capabilités gestionnaires ».

L’apport majeur a finalement consisté à changer la façon de percevoir les « choses », avant de prétendre résoudre les « problèmes ». L’approche pragmatique repose avant tout sur le postulat d’ipséité, chaque individu ayant sa propre perception, fruit de son histoire, de sorte que le passé est aussi important que l’avenir (venturus en latin, cf. le venturing nord-américain). La condition d’altérité, de rapport aux autres, apparaît dès lors que le lien doit être établi dans la recherche d’une oeuvre commune. En quelque sorte, la grille est une forme d’apprentissage de la démocratie, comme l’entendent les néo-pragmatistes : parole d’un archéo- pragmatiste…

Apport pour la recherche en entrepreneuriat

Certains concepts venus des pragmatistes sont devenus courants dans la recherche en gestion, telle l’abduction, héritée de Peirce. De même, les approches venues de la sociologie imprègnent désormais les recherches sur et dans les organisations, comme l’enactment (appropriation sociale) ou l’effectuation, ou les modèles de contrôle ou de performance de la gestion (de préférence baptisés en worldglish…). Des questions longtemps esquivées, puis esquissées, y ont, de nos jours, acquis droit de cité, comme les problèmes de gouvernance et d’éthique.

Toutes ces avancées sont focalisées sur le résultat considéré comme majeur de l’action entrepreneuriale, à savoir la création d’une entité organisée. L’entrepreneur est alors censé n’avoir, selon l’expression de Say, que « le talent d’administrer ». Or, la post-modernité se caractérise par le culte de la performance individuelle, un rejet de l’« horreur managériale », et, par voie de conséquence l’explosion de la microentreprise, au sens large. Dès lors, la recherche en entrepreneuriat devrait partir de l’entrepreneur lui-même, de ses pratiques et de ses modes de comportements, des processus, en le situant tant au plan temporel (passé et « ad-venir ») que spatial (zones résiliaires et formes d’altérités).

Aussi, comme on a tenté de le montrer avec la grille, il faut aller plus loin, et partir des perceptions individuelles, plutôt que de s’en tenir au recensement de « faits », qu’ils soient comptabilisables ou déclaratifs, en acceptant de « gérer la complexité ». Si nous observons, tel Bruno Latour, « la vie de laboratoire[13] », nous voyons que les programmes de recherche sont l’oeuvre d’une équipe travaillant sur la durée, et, bien souvent, en transfert de technologie vers des entreprises ou d’autres labos : siégeant au conseil scientifique d’une université pluridisciplinaire, j’ai pu juger des différences, voire des fossés.

Dans le domaine entrepreneurial, trop de travaux sont encore individualisés et calqués sur un échéancier étroit (thèse comprise). Les laboratoires qui se sont constitués au cours de ces vingt dernières années gagneraient à s’engager sur des programmes de plus longue haleine, en collaboration étroite avec des institutions et des entrepreneurs, avec des soutiens matériels et financiers conséquents. Quant aux recherches, il y aurait avantage à retourner la perspective et à partir des individus pour remonter à la logique d’action et aux pratiques. Reconnaissons que cette posture est acceptée, sinon adoptée, de façon croissante, mais en faisant toutefois l’impasse sur le problème de la solipséité. Dans cet esprit, la démarche en termes de grille offre d’intéressantes perspectives, confortées par les découvertes incessantes dans les sciences cognitives, lesquelles remettent en cause les frontières entre les disciplines.