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Le présent ouvrage de Sennett est révélateur d’une ouverture actuelle vers les sciences sociales et cognitives, plus en prise avec la « réalité » et les pratiques. Dans un ouvrage antérieur (« Le Travail sans Qualités »), l’auteur s’affiche « radicalement empiriste », selon l’expression de James, en déclarant qu’« une idée doit se frotter à l’expérience concrète sous peine de devenir une simple abstraction » (p. 12).

R. Sennett enseigne la sociologie du travail à la New York University et à la London School of Economics. Auteur notamment de Travail sans Qualités (2000), La Chair et la Pierre (2003), Respect (2003), La Culture du Nouveau Capitalisme (2006) il rappelle dans la conclusion de « The Craftsman » son allégeance au pragmatisme, à William James et surtout à John Dewey (auteur notamment de « Art as experience », traduit chez Folio-Essais). Dans cette même conclusion, il évoque le « réveil » du courant néo-pragmatiste, notamment en Allemagne et au Danemark, ainsi (et surtout) que l’école américaine, représentée, selon lui (p. 384) par Rorty (récemment décédé), Bernstein… et lui-même (ainsi, à notre sens, que Putnam, entre autres). Les travaux menés dans les pays francophones, consacrés aux pratiques entrepreneuriales, attestent de ce « réveil » du pragmatisme.

Sennett est aussi proche de l’École de Francfort. S’appuyant sur la « condition de l’homme moderne » décrite par Hanna Arendt, il fait sienne sa distinction entre l’« Animal laborans » et l’« Homo faber », en rappelant (p. 17) « que l’Homo faber est le juge du travail matériel et de la pratique; il n’est pas le collègue de l’Animal laborans, mais son supérieur ». Le salarié moderne, pris dans la « cage de fer » de la bureaucratie weberienne, n’est pas maître, initiateur de, et créateur dans, son travail. L’Homo faber, représenté, selon Sennett, dans le capitalisme, par la figure de l’« artisan » (crafstman), entend développer son savoir-faire dans l’exercice de sa fonction de producteur. Notons que Sennett répugne à utiliser le terme de créativité, qu’il juge « trop chargé de romantisme » (sic, p.389).

D’emblée, le lecteur francophone, tout comme le traducteur, se heurte au particularisme du mot « artisan », du moins dans l’éthos français. En tant que « fonction », l’artisanat se réfère à l’économie pré-industrielle, et, en tant qu’« institution », au corporatisme, lequel n’a certes pas disparu, puisque les Chambres de Métiers ont été recréées après la Grande Guerre, dans les années 20 (« pour remercier les Poilus »). Les dictionnaires traduisent l’adjectif « artisanal » par des expressions telles que « small-scale », « hand-made », voire « traditional ». L’embarras est visible, puisque le titre lapidaire (The Craftsman) est remplacé, assez bizarrement, par une périphrase, d’ailleurs discutable, que n’arrange pas le sous-titre (« la Culture de l’Artisanat »)! Pour clore cette question sémantique, il nous semble, en prolongeant le leadership et l’entrepreneurship, que le craftsmanship, au demeurant cité dans le texte et attribué à Deming (p. 47) aurait été le bienvenu.

Quoi qu’il en soit, R. Sennett offre une présentation « kaléidoscopique », par moments érudite, à d’autres minutieusement descriptive. Articulée en trois parties, les titres s’ordonnent autour de trois thématiques : l’artisan, le métier, l’artisanat.

  • La première partie, largement historique, va de l’Antiquité jusqu’à la situation actuelle, en passant par l’atelier et le machinisme, pour identifier l’artisan et sa position sociale au cours des âges ;

  • La deuxième partie entend décrire ce qu’est le métier artisanal, en détaillant les rôles de la main, les modes d’expression (attitudes?), la formation (outils d’éveil), la complexité et l’incertitude (« résistance et ambiguïté » soit largement une résistance à l’ambiguïté) ;

  • Enfin, la troisième partie explicite ce qui différencie l’activité dite « artisanale », à savoir un travail « de qualité » et des aptitudes particulières, débouchant sur une « singularité ».

En toile de fond, l’idée majeure est que le dépassement du mode de fonctionnement actuel du capitalisme passe par le développement d’une attitude « artisanale » à l’égard de la production. Pour Sennett (p. 41), « le rythme expérimental de la résolution et de la découverte de problèmes fait du potier antique et du programmeur moderne les membres d’une même tribu ». In fine, l’approche entrepreneuriale sera élargie aux activités en émergence, dans lesquelles fleurissent les stratégies « singulières », tout en sachant que – Héraclite oblige- « à mesure que la compétence s’accroît, la nature de ce que l’on répète change ». Mais, plus généralement, les activités de service impliquent cette relation pragmatique entre l’identification et la résolution du problème. Selon Sennett (p. 289), « le processus cumulatif du saut intuitif (…) est bien un raisonnement, mais il n’est pas de forme déductive; il s’agit, en fait d’une forme particulière d’induction en ayant recours à une méthode entre l’induction et la déduction (de fait, abductive, sans que Sennett mentionne nommément cette expression, héritée de Peirce).

R. Sennett décrit l’évolution depuis l’artisan isolé, puis l’atelier, jusqu’aux entrepreneurs-artisans, à la Renaissance, en particulier dans les « arts majeurs » (par opposition aux “arts mineurs”). Ainsi « maints artistes prospérèrent grâce à la singularité de leur travail », impliquant des connaissances tacites, des secrets de fabrication. Au Siècle des Lumières, « l’Encyclopédie affirme que le verre imparfait, de fabrication manuelle, a ses vertus; l’irrégularité, la singularité et ce que l’auteur (N. B. : de l’article Verrerie) appelle vaguement un caractère » (p. 144). Au dix-neuvième siècle, Ruskin entrevoit « la relation intime entre le fait de résoudre des problèmes et celui d’en découvrir un… (N B. : contrairement aux machines) les gens font des découvertes, tombent sur des hasards heureux (p.157)… l’artisan est l’emblème de tous ceux qui ont besoin de la possibilité d’hésiter… de faire des erreurs » (p. 159), en excluant la virtuosité, la simple prouesse technique. Ruskin aura des successeurs, en la personne de Veblen, The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts, 1899 et Wright Mills. Le chapitre suivant, intitulé « conscience matérielle » (plutôt : « de la matière ») aborde la question du changement et de l’évolution du métier sous un angle historique. R. Sennett prend l’exemple du potier (évoqué également par Mintzberg pour la stratégie émergente) pour souligner « l’importance de l’échec salutaire dans la métamorphose intérieure de la forme type » (p.174), puis celle du briquetier, dont le travail est identifié et contrôlé par un poinçon (Sennett aurait pu s’inspirer des tailleurs de pierre, les « maçons »).

La deuxième partie constitue une description détaillée des diverses facettes du « métier » artisanal, à partir d’un examen minutieux des propriétés créatives de la main, dans le but de développer de « bonnes pratiques », des « formes de compréhension mentale qui émergent de l’acquisition de compétences manuelles spécialisées et subtiles » (p.242). Il en découle un principe de formation, des « instructions », selon lesquelles « à l’atelier ou au laboratoire, la parole semble plus efficace que les instructions écrites » et que « l’apprentissage devient local » (p. 245), en prenant l’exemple des multiples modes de découpage et de cuisson d’un… poulet, selon les indications écrites ou la confection de visu (p. 249 et s.). R. Sennett aborde ensuite le rôle des outils, selon qu’ils sont confectionnés par, et adaptés à l’homme, au terme d’un processus intuitif qu’on qualifiera d’abductif. S’appuyant sur des pratiques, comme le travail de la peau, l’auteur montre que l’artisan va « créer de la complexité » afin de surmonter les résistances qu’il a suscitées. Ainsi « en zone limitrophe, c’est là que se font les réparations, que techniciens, infirmières ou vendeurs résolvent les problèmes délicats et ambigus » (p. 311).

Enfin, dans la troisième partie, R. Sennett aborde la question de la « qualité » (on pourrait parler de spécificité), en partant de l’idée que « c’est la motivation et l’aspiration à la qualité qui poussent les gens sur des voies différentes, et ce sont les conditions sociales qui façonnent ces motivations » (p. 325). On retiendra qu’à ses yeux « le bon artisan évite le perfectionnisme qui peut se dégrader en démonstration délibérée » (p. 352) et que « les routines ne sont pas statiques pour les bons artisans; elles évoluent, et les artisans s’améliorent » (p.357). Enfin, dans un dernier chapitre, Sennett se réfère au poète Schiller pour insister sur l’importe du jeu comme facteur de créativité chez l’Homo ludens (Huizinga), tant pour la création autonome et évolutive de règles que pour l’acceptation de la complexité. Au total (p. 372) « au fondement de l’artisanat, on trouve trois aptitudes élémentaires : la faculté de localiser, de questionner et d’ouvrir ».

La conclusion présente l’intérêt de dévoiler l’attachement de R. Sennett à la tradition pragmatiste, notamment à Dewey. Une de ses conclusions majeures et que « l’objet matériel que fabrique l’homme n’est pas un fait neutre, mais une source de gêne parce qu’il est de la main de l’homme » (p. 393).

Résumer davantage un ouvrage aussi « kaléidoscopique » n’aurait guère de sens. Ce qui importe, c’est sa contribution à l’orientation de la recherche en entrepreneuriat vers l’observation des pratiques fondées sur des stratégies aussi innovantes que singulières, mais dans une acception de ces deux termes très différentes de celles héritées des paradigmes classiques. En témoignent par exemple les recherches menées par les équipes de Clermont-Ferrand et Nancy sur le montage de projets singuliers (P. Lièvre) ou novateurs (C. Schmitt). Bien entendu, le monde de l’artisanat devrait tirer amplement profit des recherches néo-pragmatistes.