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Cet ouvrage collectif est le produit d’un groupe de travail créé en 2013 à HEC Montréal pour étudier les déterminants de la croissance d’entreprise, particulièrement celle des entreprises à forte croissance. Plusieurs études et rapports, dont ceux de l’OCDE et des auteurs, ont déjà documenté ce phénomène : l’intérêt de ce livre est d’en proposer une synthèse, en notant que la littérature scientifique recensée (cf. chapitre 1) date principalement des années 1990 (presque la moitié des 116 références) pour seulement douze références depuis 2010. Les résultats présentés mériteraient donc d’être actualisés.

Le premier chapitre (O. Kay) présente « la documentation de recherche sur les PME à forte croissance », discutant notamment leurs déterminants. Le deuxième chapitre (M. Ibanescu) rassemble « statistiques, informations et considérations générales sur les entreprises en croissance » pour plusieurs pays (Suisse, Allemagne, États-Unis, Canada…). Le chapitre 3 (P.-A. Julien) analyse « les défis de la croissance des entreprises québécoises », dont l’attitude de la direction (« volonté de croître », aptitudes managériales, faible aversion au risque) est, selon l’auteur, le déterminant premier – le second déterminant étant la mobilisation des salariés (en temps et en compétences). Les conséquences et la spécificité de cette seconde caractéristique appellent cependant discussion : d’une part, l’implication du salarié est à la fois source de gains de productivité, mais aussi menace pour sa santé ; d’autre part, ce mode de management est assez général, au-delà des seules gazelles, et activer l’implication du travailleur motive souvent la réduction de taille des organisations productives, qu’il s’agisse d’entreprises privées ou d’administrations publiques (dans la lignée, par exemple, de la théorie des contingences structurelles). Le chapitre 4 (S. Chalançon) liste « l’intervention gouvernementale, programmes et propositions pour les PME en forte croissance du Québec », que le chapitre 5 (K. Joyal) approfondit par l’analyse des rapports OCDE (2002, 2005, 2009, 2010, 2013), articulant les leçons des « politiques pour soutenir les entreprises à forte croissance » autour d’un « design d’un écosystème entrepreneurial » (l’auteur détaille plus précisément dans un chapitre ultérieur le rapport OCDE 2010). Enfin, L.J. Filion propose son analyse de la « croissance des entreprises : enjeux, défis, information et scénarios de croissance ».

Dans son ensemble, le livre doit être compris à la lumière de la commande passée aux auteurs par le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal, à savoir : « quelles sont les façons de stimuler et de soutenir la croissance d’entreprise ? » D’où le souci de dégager dans chaque chapitre des recommandations pour les politiques publiques, qui peuvent aussi bien être lues comme des conseils utiles aux entrepreneurs eux-mêmes.

On comprend moins la focalisation quasi exclusive sur les « gazelles », entreprises à forte croissance, qui grossissent « de 20 % et plus par an pendant au moins trois années consécutives », bien qu’elles représentent « seulement 4 % à 6 % des entreprises ». D’une part, le titre général de l’ouvrage annonçait un questionnement plus large. D’autre part, malgré les justifications avancées, il n’est pas toujours facile d’isoler le rôle spécifique de ce type d’entreprises dans les phénomènes analysés (emploi, investissement, exports, pérennité). Cela étant, pour qui ne connaît pas les gazelles, ce livre constituera une bonne entrée en matière.

Pourquoi encourager ces entreprises à forte croissance[1] ? Du point de vue des politiques publiques, d’abord, le premier enjeu (cf. chapitre 2) est celui de l’emploi : selon les auteurs, les gazelles ne sont que « 2 % à 10 % des entreprises pérennes » mais « génèrent entre 40 % et 60 % des nouveaux emplois selon les pays ». L’autre enjeu identifié est celui de la capacité d’innovation : quel que soit le pays, l’effort d’investissement en R&D semble supérieur à la moyenne pour ce type d’entreprise. Comment naissent ces gazelles ? L’explication majoritaire qui se dégage du livre est centrée sur l’entrepreneur et les qualités qu’il doit réunir pour réussir : volonté ; compétence ; capacité à s’entourer, à s’insérer dans des réseaux, c’est-à-dire, pour reprendre la belle formule de P.-A. Julien « vouloir, savoir et pouvoir ». Mais cette interprétation ne mérite-t-elle pas un examen plus approfondi ? Un premier point de discussion est méthodologique : l’accroissement d’une valeur initialement petite se traduit mathématiquement par un taux de croissance supérieur au même accroissement appliqué à une valeur plus importante (ajouter 5 à une valeur de 5 constitue une croissance de 100 %, contre 1 % si l’on passe de 500 à 505). Comment cet artefact est-il pris en compte dans la construction de la catégorie des gazelles ? Rassurons cependant le lecteur : cette interrogation ne nie pas la réalité du phénomène puisque les gazelles ne sont pas toutes des entreprises nouvelles ou des petites entreprises. Un second point est économique. L’analyse des « écosystèmes entrepreneuriaux » (chapitre 5) rapporte une intéressante étude de Napier et al. (2012) montrant que, quel que soit le groupe de pays (anglo-saxons, nordiques ou européens), les conditions de marché, le cadre réglementaire et, dans une moindre mesure, l’accès au financement, sont des facteurs jugés prépondérants pour favoriser la très forte croissance, la capabilité entrepreneuriale étant à l’inverse classée au dernier rang. Alors que plusieurs chapitres signalent aussi, exemples à l’appui, qu’un cas de figure type de la forte croissance est le positionnement sur une niche commerciale en expansion, il aurait été utile d’expliciter plus ce versant de la réussite entrepreneuriale. Au fond, dans cet ouvrage, se dessine en creux une vision de l’entreprise qui s’accorde bien à la théorie structuriste de l’entreprise : les facteurs personnels et les facteurs environnementaux ne valent que par la qualité de leurs interactions. L’existence d’une demande porteuse ne produit aucun effet si elle n’est pas saisie par des investissements personnels et collectifs ; les compétences d’un entrepreneur ne peuvent seules transformer en or une croissance générale en plomb. De ce point de vue, on regrette donc que le cadre d’analyse du chapitre 6 n’ait pas plus structuré l’ensemble de l’ouvrage, non pas pour uniformiser les analyses, mais pour mieux intégrer les informations apportées par les différents auteurs.

Par ailleurs, un autre enjeu de l’analyse des gazelles vaut pour les entrepreneurs eux-mêmes : leur taux de survie à cinq ans (environ 50 %) apparaît supérieur à la moyenne. C’est un signal important pour ceux qui veulent pérenniser leurs projets, et pour lesquels, on l’a dit, le « vouloir croître » est un facteur de réussite. Mais peut-être faudrait-il rapporter cette observation au fait que, en moyenne, les petites entreprises (moins de cinq salariés) ont un taux de survie plus faible que les grandes (dix à quinze points d’écart selon une étude sur les États-Unis d’Amérique rapportée au chapitre 3) : il faudrait donc étudier la corrélation de la survie avec la taille du projet au démarrage. Cela éclairerait aussi utilement le sujet souvent politisé de la création d’entreprise : en France, par exemple, l’abaissement du seuil minimum légal de capital social, jusqu’à sa suppression en 2003 pour les SARL, est souvent présenté comme un facteur favorable à la dynamique entrepreneuriale, sans discuter les contraintes de financement de l’entreprise à court et moyen termes. Autrement dit, pour paraphraser un économiste du développement (Rodrik, 2005) : produire une forte croissance est une chose, la faire durer en est une autre.

Terminons enfin par un regret quant à l’absence de réponse à la double question que suscite le titre de l’ouvrage : pourquoi faut-il nécessairement de la croissance, et de quelle croissance parle-t-on ? Certes, la conclusion évoque les débats sur la critique de la croissance, mais n’en tire pas d’implications pratiques. Les PME, qui peuvent être innovantes aussi sur le terrain institutionnel par leur capacité d’engagement personnel, pourraient pourtant trouver là des… relais de développement, ne confondant pas croissance de la valeur ajoutée avec croissance de la consommation d’entrants.