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Reprendre une entreprise est un sujet d’actualité depuis la fin des années 90, période à laquelle les pouvoirs publics, les institutions et les acteurs entourant les dirigeants de PME ont pris conscience de l’importance à venir du nombre d’entreprises qui allaient changer de gouvernance. Les conseils se sont spécialisés dans ce domaine, et les consultants ont proposé des ouvrages se concentrant très fréquemment sur deux aspects essentiels de la transmission d’entreprise : (1) Où et comment trouver une entreprise à reprendre ? (2) Comment évaluer et réunir le financement permettant de réaliser l’achat ? Ces guides pratiques sont, la plupart du temps, destinés à l’acquéreur. Les chercheurs ont également investi ce sujet en élaborant les processus suivis par le vendeur, l’acquéreur et en proposant des réflexions sur la rencontre et les relations unissant ces deux acteurs.

Cet avant-propos montre à quel point la transmission d’une PME, c’est-à-dire le passage de relai d’un dirigeant à un autre à la tête de l’entreprise, est un sujet sur lequel il est pertinent de s’attarder, à la fois du fait de son actualité et parce que les ouvrages sur le sujet foisonnent. Pourtant, celui proposé par Henri Mahé de Boislandelle et Jean-Marie Estève parvient à innover dans cette littérature destinée aux acteurs de la transmission d’entreprise : non seulement il fournit encore des approfondissements et apporte des informations actuelles, mais il met en avant les valeurs humaines essentielles, et suggère une méthode de préparation au transfert.

Les approfondissements et informations actuelles

L’une des grandes forces de l’ouvrage, et ce point est souligné dans les préfaces, réside dans l’apport très important des auteurs sur les dimensions « immatérielles, de nature managériale, cognitive, psychologique » (p. 15) que les auteurs qualifient de « zones d’ombre » de la transmission d’entreprise. Pour cela, les auteurs proposent de nouveaux outils pour repérer les attitudes des acteurs, le leadership du cédant et du repreneur, le noyau dur du personnel, les caractéristiques culturelles de l’organisation… autant de thématiques peu traitées, jusque-là, dans les guides pratiques portant sur les transferts d’entreprise.

Le chapitre 3 notamment s’affranchit des traditionnels audits juridiques et financiers jugés les seuls pertinents pour évaluer l’entreprise (ces éléments étant étudiés dans le chapitre 2) pour développer une étude approfondie de l’entreprise cible à travers ses audits managériaux, réticulaires et humains.

Au titre des approfondissements encore, envisager l’entreprise à travers ses cycles de vie matériels, ceux du personnel et du dirigeant, et celui de l’organisation est particulièrement inédit. Il conduit à envisager l’organisation comme un acteur autonome, dont il est nécessaire d’étudier l’évolution pour la confronter à l’analyse utile à l’éventuel repreneur. Cette conception met également l’accent sur la dimension temporelle d’un transfert de PME.

Si des éléments demeurent comme l’opacité du marché ou la confidentialité qui entoure un transfert de PME, l’ouvrage met, en revanche, l’accent sur l’actualité récente. Ainsi, les auteurs développent-ils les conséquences de la loi Hamon, votée en juillet 2014 portant sur l’obligation des PME (dont l’effectif est inférieur à 250 salariés) d’informer tous les salariés d’un projet de transfert.

Les valeurs humaines et sociales de la transmission d’entreprise

Les auteurs considèrent l’organisation comme une intelligence collective (chapitre 1) et proposent de manager cette intelligence collective, en marge du management individuel (entre un manager et son collaborateur) et du management d’équipe (entre un manager et son équipe). Ce management de l’intelligence collective (MIC) consiste à : « développer et gérer les ressources intellectuelles d’une équipe pour lui donner la capacité de coconstruire, de partager et d’innover » (p. 28). Le ton de l’ouvrage est donné : les auteurs insistent, en effet, sur la dimension humaine, comme socle de la PME. Même dans le deuxième chapitre, plus technique, traitant notamment de l’évaluation de l’entreprise et de la recherche de financement, les auteurs ne négligent pas les aspects humains dans l’équation. Ils développent en particulier les intérêts des différents acteurs, vendeur et acquéreur bien entendu, mais en allant au-delà, en manifestant l’intérêt de la famille du vendeur et celui du personnel, voire celui de l’entreprise (p. 59).

Logiquement, par conséquent, Henri Mahé de Boislandelle et Jean-Marie Estève suggèrent d’ajouter l’audit managérial (p. 102) aux traditionnels audits juridiques et financiers de l’entreprise cible. Cet audit managérial vise à déterminer le style de management et de leadership du vendeur. Les auteurs fournissent une grille de lecture fort utile pour noter et organiser les impressions de l’acquéreur, suscitées par son interlocuteur, impressions qui sans cette grille restent des intuitions. Avec cet outil, les impressions sont posées sur le papier. La logique est la même concernant l’audit organisationnel qui a pour objet de « connaître l’organisation formelle et informelle et le poids du personnel impliqué » (p. 102). Dans la pratique, le vendeur peut identifier un certain noyau dur parmi ses collaborateurs. La grille proposée dans l’ouvrage permet à l’acquéreur de se forger sa propre opinion, et d’organiser ses constats vis-à-vis de ses futurs salariés. Le noyau dur ainsi déterminé peut diverger de celui du vendeur. Enfin l’audit de transférabilité des réseaux sociaux du vendeur vers l’acquéreur donne une idée à ce dernier, du poids du premier dans l’entreprise, dont il va prendre la direction. L’ouvrage est ici très précis sur les paramètres à observer et propose des éléments facilitateurs de la transférabilité (convergences culturelles ou sportives, pour ne citer que deux exemples).

La manière, dont les auteurs abordent les problématiques humaines et managériales, est remarquable, car elles sont associées aux différentes phases du processus, en prenant le soin de rendre compte de la diversité des cas de transferts. Leur développement sur les conséquences attitudinales sur les parties prenantes internes est particulièrement intéressant à découvrir. Enfin, proposer un management des séparations est inédit. Il concerne autant la relation entre le vendeur et l’acquéreur, que chacun de ces acteurs pris isolément, ou encore les relations qui les lient aux collaborateurs de l’entreprise.

Les auteurs s’attachent donc à montrer à quel point il est crucial de prendre en compte ces dimensions humaines, managériales et collectives pour la réussite d’un transfert d’entreprise. Ils mesurent les conséquences de ne pas prendre ces aspects en considération. La proposition de la méthode TEAM s’impose par conséquent pour éviter les pièges qui consisteraient à n’aborder l’opération que dans une perspective de techniques comptables.

Méthode TEAM (démarche de transmission d’entreprise par apprentissage managérial) à partir de deux expériences

Cette méthode est la « marque de fabrique » de Jean-Marie Estève, dans la mesure où il a non seulement lui-même mis en place, et donc expérimenté cette pratique de préparation et de management des transferts, mais également réalisé un travail de doctorat sur ce sujet. Cette méthode est une pratique d’incubation d’intrapreneurs destinés à prendre la suite de leur actuel dirigeant. Autrement écrit, le dirigeant repère (voire recrute) un salarié (ou plusieurs) possédant les qualités requises pour lui succéder. Les auteurs parlent de GRI (gestion des ressources intrapreneuriales) correspondant à quelques salariés présents au sein du noyau dur, ayant potentiellement un profil d’entrepreneur. Dans cette conception, la PME est présentée comme incubatrice d’entrepreneurs. Cette incubation passe par la GRI, et se mesure par l’implication au travail, que les auteurs déclinent sous plusieurs dimensions. L’incubation donne l’occasion aux dirigeants en poste, d’accompagner la future équipe de dirigeants vers ses nouvelles fonctions. La fin de l’incubation (celle-ci étant d’une durée variable) concrétise le passage de relai entre le vendeur et l’intrapreneur (ou l’équipe d’intrapreneurs) devenu repreneur. La transmission est ainsi plus douce, et mieux acceptée, car elle est préparée en interne et annoncée depuis longtemps. Pour les auteurs, « le statut de salarié dépendant peut évoluer vers celui de dirigeant autonome à condition de créer les conditions d’émergence à travers un processus d’incubation » (p. 168). L’ouvrage illustre cette méthode à partir de deux cas et les auteurs expliquent que cette méthode a, de surcroit, été adoptée par des PME soucieuses de résoudre leur transfert en impliquant les collaborateurs à potentiel entrepreneurial. Les exemples comparés entre les deux PME ayant expérimenté cette méthode sont particulièrement intéressants.

Cette méthode innovante de préparation à un transfert est une manière originale de mener un RES (rachat de l’entreprise par les salariés). Surtout, elle s’inscrit dans la durée, dans une logique de continuité et de pérennité, puisque les générations se succèdent avec la méthode, chacune préparant la suivante à son rôle d’acheteur dirigeant.

Originalité

L’ouvrage comporte cinq chapitres. Le premier porte sur le marché de la cession/reprise/transmission ; le deuxième est consacré aux problématiques juridico-techniques et économiques de la cession/reprise ; le troisième porte sur les audits stratégiques, managériaux, réticulaires et humains ; le quatrième aborde les problématiques managériales et humaines des transmissions en PME ; le dernier chapitre présente la méthode TEAM au travers de deux exemples.

L’originalité de l’ouvrage réside indéniablement dans le regard que les auteurs portent sur une opération jusque-là souvent abordée à travers les techniques de gestion financière et juridique. Elle réside également dans le savant mélange entre les résultats issus de la recherche académique et l’expérience de terrain menée par l’un des auteurs. L’ouvrage montre donc à la fois une préoccupation pragmatique de la manière, dont un transfert peut/devrait être mené et une distanciation appréciable notamment sur les aspects émotionnels qui affectent chacun des acteurs (vendeur, acquéreur et salarié-s). Ce guide s’adresse d’ailleurs à chacun d’eux, chacun pouvant puiser dans l’ouvrage à la fois des clés de compréhension de l’attitude de l’autre, mais également des conseils pratiques, utiles à chacune des étapes du processus. La méthode TEAM s’avère sans aucun doute précieuse pour tout dirigeant soucieux du devenir de son entreprise.

Le lexique sur le vocabulaire technique des transferts d’entreprise est une autre originalité, fort appréciable pour les candidats aux transferts, afin de les préparer au parcours qui les attend et de les accompagner dans la compréhension de leurs interlocuteurs.