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La délocalisation d’entreprises n’a jamais eu bonne presse. On admettra que ce n’est pas la campagne électorale marquée du sceau de la démagogie du nouveau locataire de la Maison-Blanche à Washington qui a pu améliorer la vision que s’en fait le commun du mortel. On se rappellera que Donald Trump, pour expliquer les pertes d’emplois dans la Rost belt, confondait relocalisation (vers le Mexique) et reconversion par le recours à la robotisation. Est-ce la raison qui a conduit l’éditeur de mettre en première couverture bien en évidence, en blanc sur fond obscur, le mot « mondialisation » devenu depuis longtemps familier à tout un chacun ? Ceci, alors que le sous-titre, en petits caractères sombres, évite d’attirer vraiment l’attention. Les impératifs du marketing semblent s’être imposés. Oui, il est vrai que parler de délocalisation oblige à jouer dans les plates-bandes d’un sujet encore tabou comme on le mentionne dès le début de cet ouvrage écrit à six mains, mis à part le premier chapitre.

Martine Boutary est professeure en commerce international à l’Université de Toulouse alors que Marie-Christine Monnayer est présentée ici comme professeure émérite de l’Université de Toulouse 1 Capitole. J’ai connu cette dernière à l’époque où elle était maître de conférences à Bordeaux 1 et formait un threesome[1] avec P.Y. Léo et J. Philippe (tous deux de Marseille III). Quant à Josée St-Pierre, je la côtoie depuis ses tout premiers jours à l’UQTR. Spécialisée en finances, suite à de nombreuses réalisations, elle détient la responsabilité de la chaire du Canada sur la gestion de la performance et des risques des PME. Ces trois auteures, en évitant de trop s’autociter, ont fait en sorte que l’on ne puisse s’assurer sans l’ombre d’un doute laquelle peut revendiquer la totalité de tel ou tel chapitre. On ne trouve donc pas, et c’est heureux, d’effets de rupture qui caractérisent trop souvent les ouvrages collectifs.

Leur objectif consistait moins de mettre en évidence les conditions de succès des délocalisations que de signaler ce qui peut en faire une étape dans un processus de développement conduisant soit au succès ou à l’échec. Plutôt que d’aborder le phénomène en se plaçant sous l’angle macroéconomique, c’est en se positionnant dans la réalité managériale des dirigeants de PME qu’il leur a été possible de déceler comment la mondialisation avait un effet sur leur mode d’organisation. Jean-Paul Lemaire, professeur émérite à ESCP Europe, leur sert de maître à penser avec son modèle PREST représenté par la figure 1.1. (que Google permet de retracer telle quelle). On y trouve la représentation des effets des mutations de l’offre et de la montée en puissance de la concurrence sur les stratégies d’entreprises lesquelles se voient également influencées par la technologie et les progrès des systèmes d’information. Sur cette base se pose la question de recherche (p. 11) : en quoi la mondialisation peut-elle avoir un impact sur le mode d’organisation des PME bien intégrées à leur territoire ? Six chapitres précédés d’une préface et succédés d’une postface contribuent à répondre à ce questionnement.

Dans sa préface, J.P. Lemaire endosse la démarche des auteures qui s’appuient sur des études de cas de cinq entreprises françaises et québécoises de différents secteurs d’activité. Leur analyse longitudinale, signale-t-il, permet de faire ressortir des itinéraires possibles tout en dégageant des éléments de rationalisation d’ordre stratégique.

Pour le chapitre 1, une note de bas de page précise qu’un certain Bertrand Sergot[2] en est le principal responsable. Il offre un aperçu bien détaillé sur les travaux en science de la gestion se rapportant aux délocalisations et leurs enjeux. Les références, dont plusieurs sont récentes, se veulent détaillées à un point tel que la lecture du chapitre apparaîtra rébarbative au lecteur simplement à la recherche d’information sur la problématique faisant l’objet de l’ouvrage. Par ailleurs, tout étudiant de 2e ou 3e cycle et tout chercheur en voie de préparer un projet de recherche ou de publications, sera bien servi par les orientations que leur fournit l’auteur. Ce dernier, sur la base de ses nombreuses lectures, affirme que le terme de délocalisation se réfère, comme on pouvait s’y attendre, à l’ensemble des transferts d’activités des entreprises à l’échelle internationale. Une définition de l’INSEE fait allusion au déplacement en totalité ou en partie des moyens de production vers un lieu d’arrivée que l’on devine à l’extérieur du pays.

Le chapitre 2 s’intitule Les PME, sujets de délocalisation ? Suite à ce qui le précède, je m’interroge sur la pertinence du point d’interrogation. La première sous-section traite des PME et de leur proximité. Voilà qui pourrait fortement intéresser les régionalistes de mon club. Il est, en effet, question de proximité cognitive, organisationnelle, socioculturelle, institutionnelle. Ma foi, ne manque que la proximité géographique mise de l’avant depuis le milieu des années 90 par ce qu’il a été convenu de désigner comme étant l’école française de la proximité, dont André Torre, l’actuel rédacteur en chef de la Revue d’économie régionale et urbaine s’avère un des piliers. L’influence de cette école a débordé les frontières de l’Hexagone comme en fait foi un ouvrage appelé à devenir un classique que je ne saurais trop recommander aux lecteurs de la RIPME (Torre et Wallet, 2014). Je pense aussi aux travaux de à R. Boschma, qui est deputy-chief editor de Regional Studies, en plus d’exercer son art à l’Université de Lund en Suède et à l’Université d’Utrecht. Il me paraît alors curieux de ne trouver ici qu’une obscure référence non publiée de B. Pecqueur (2012), l’un des auteurs pourtant parmi les plus prolifiques de l’ASRDLF[3], dont les écrits sur le développement territorial font autorité.

La section suivante porte sur la méthodologie utilisée par les auteures de part et d’autre de l’Atlantique. Oui, elles font dans le qualitatif à l’aide d’études de cas. Faut-il qu’elles s’en défendent en précisant qu’il s’agissait d’analyser en profondeur cinq entreprises sans chercher à valider des hypothèses ? Comme il se doit, il importe de préserver l’anonymat. En conséquence, on précise avoir eu recours à une forme de maquillage sur les produits fabriqués, les pays visés et le nom des entreprises tout comme ceux attribués à leurs dirigeants qui ont fait l’objet d’entrevues. Ce sont, du côté de la douce France, Médicis (dispositifs médicaux) – Mécanix (tôlerie fine) – Floralys (parfumerie et autres produits de niche associés), pour le pays aux arpents de neige, ce sont : Maillot (maillots de bain, autres que… burkinis) et Unibec (divers vêtements). Pourquoi délocaliser Médicis ? Because les 35 heures. Ce passage m’a soutiré un sourire. Hey oui, cette politique qui résulte d’une véritable improvisation lors des législatives de 98[4] n’a pas manqué, à nouveau, de faire l’objet de débats lors de la dernière présidentielle. Pour Médicis, un rapide calcul a fait comprendre que cette mesure imposée par le nouveau gouvernement faisait disparaître la marge. C’est donc à l’étranger que des emplois allaient être créés contrairement à l’objectif visé par le gouvernement Jospin. Oui, on le sait : l’enfer est pavé de bonnes intentions, surtout quand des politiques n’ayant jamais mis les pieds dans une entreprise se mêlent d’interférer dans leur fonctionnement.

Comme pour chacune des cinq entreprises, les coûts occupent le devant de la scène, le chapitre 3 s’y consacre. La question se pose : combien coûte une délocalisation ? Comme l’évaluation s’avère difficile, on lit sans surprise que beaucoup de décisions résultent de l’intuition du dirigeant, oui le pif ou encore le nif comme on dit en Kabylie. Or, on comprendra l’existence de coûts cachés telle l’incertitude. L’augmentation des salaires en Chine sert d’exemple. Le choix de stratégie de niche constitue une autre source de coûts cachés. Ici, les deux entreprises québécoises se trouvent concernées par l’allusion aux valeurs, dont elles sont porteuses. Oui, l’éthique fait partie des valeurs de ces entreprises comme l’indique une fort intéressante note de bas de page (p. 131) où on lit que ces chefs d’entreprise accordent une grande importance à l’approche humaine dans les relations internationales en s’opposant aux conditions de travail exécrables pouvant être décelées quitte à perdre des opportunités de « bonnes affaires ».

Avec le chapitre 4, les auteures s’attardent sur le concept d’entrepreneuriat en considérant la nécessité d’aborder la délocalisation en tant que situation entrepreneuriale. Elles s’appuient sur une définition de l’OCDE voulant que l’entrepreneur soit celui qui prend des risques […] qui innove à travers de nouveaux produits ou services, etc. Effectivement, quand on parle de comportements entrepreneuriaux on ne pense par uniquement en termes de création d’entreprise, on se rapporte à des prises de décisions de nature variée faisant partie du quotidien d’un dirigeant. Ainsi, pour motiver sa délocalisation, le dirigeant de Médicis évoque une hausse brutale des salaires, alors que pour Unibec la valeur du dollar et le manque de compétences locales furent déterminants. Du côté de Maillot la décision s’explique par la levée des quotas sur les importations de textile non sans toutefois que son dirigeant, à nouveau, ne prenne en considération les valeurs de l’entreprise : Nous, on travaille uniquement avec des usines qui ont un code d’éthique.

Le tableau 4.2., inspiré d’Étrilard (2004) donne les cinq dimensions du continuum entrepreneuriat-stratégie. Ces dimensions sont : décisionnelle, cognitive, contextuelle, organisationnelle et opérationnelle. En guise d’application, Unibec se prête à l’exercice à la faveur du tableau 4.3.

L’incertitude et le risque, considérés comme éléments incontournables de la stratégie de délocalisation, font l’objet du chapitre 5. La section 5.2. distingue l’une et l’autre sur la base que l’incertitude se prête mal ou pas du tout au calcul probabiliste. On pense aux conséquences d’un nouveau gouvernement sur les relations d’affaires. Pour le risque, comme l’occurrence d’un nouveau tsunami dans le Sud-Est asiatique, le recours aux probabilités est envisageable. On évoque ici (p. 190) les risques connus, connaissables et inconnaissables.

Deux longs tableaux 5.1. et 5.2. donnent respectivement pour chacune des entreprises d’abord les risques et réactions des dirigeants face aux facteurs externes, et ensuite face aux facteurs endogènes. Ouf ! Le lecteur va apprécier que l’échantillon ne compte que cinq entreprises, car le tout devient un tantinet fastidieux. Dans la conclusion de ce chapitre, les auteures signalent que l’on entend souvent dire que les PME sont peu stratégiques dans leurs décisions, celles-ci relevant plus, tel que déjà mentionné, de l’intuition que d’un processus structuré. Or, ce n’est pourtant pas ce que semble dégager leur analyse des entreprises étudiées.

Avec le dernier chapitre, pour traiter des nouvelles voies de l’internationalisation, les auteures ont recours au modèle relativement connu d’Uppsala et au modèle moins connu d’OLI. Avant d’y arriver, le tableau 6.1. présente les étapes d’internationalisation des cinq entreprises ce qui laisse voir une grande diversité dans les processus. Mais, il est bien précisé (p. 223), et ce en caractère gras, que la réalité diffère de ce que vise à représenter le modèle d’Uppsala. Ce dernier, pas très jeune, remonte à 1977 : les délocalisations n’étaient alors pas à l’ordre du jour. On nous fait retenir que les délocalisations n’arrivent pas en fin de processus : rien à voir avec la dernière étape. La figure 6.2. présente un processus de développement circulaire, toutefois, avec des bulles dûment numérotées de 1 à 5… sans relation de type hamiltonien comme l’enseigne la théorie des graphes. Comme on peut lire que les observations ne confirment passystématiquement les modèles (il s’agit du modèle d’Uppsala), on peut à tout le moins dire qu’elles ne s’en éloignent pas d’une façon radicale. Pour justifier leur analyse, les auteures, tout en reconnaissant une mise à jour (2009) du modèle d’Uppsala, attirent l’attention sur l’approche réseau qui permettrait de comprendre comment la délocalisation peut se situer dans un modèle en début de processus.

Et, on en arrive au modèle OLI[5] pour traiter d’implantation en dehors d’un cadre de linéarité et de progressivité. Trois critères structurent la réflexion peut-on lire et orientent la décision de délocalisation : les avantages de propriété, de localisation et d’internationalisation. Le tableau 6.2. fait voir pour les cinq cas les avantages OLI.

La conclusion générale de l’ouvrage se veut d’une lecture fort agréable. Comme soulagées de l’accomplissement de leur mission, les auteures semblent (enfin) pouvoir se permettre d’écrire sans être soumises au protocole guindé de la forme académique qui conduit à constamment citer Pierre-Jean-Jacques. Ceci, jusqu’à ce qu’elles me rappellent à mon bon souvenir notre amie Nadine Levratto abondamment citée (trop ?) au début de l’ouvrage.

Le tout débute par une curieuse allusion à la soi-disant montée en puissance des pays émergents. S’il s’agit du BRIC, je me demande à quels pays on se rapporte ici, car mis à part l’Inde, la puissance surtout pour le Brésil et la Russie, manque à l’appel depuis au moins deux ans. En fait, cette conclusion prend parfois la forme d’une introduction, ce qui rappelle les jeunes au niveau de la maîtrise pour qui une introduction doit annoncer ce que l’on va voir alors que la conclusion doit révéler ce que l’on a vu… Mais ici, certains rappels s’avèrent utiles.

En postface, Pierre-André Julien revient sur les tabous en signalant le problème, trop familier aux Québécois, de la corruption avant de se rapporter à celui qui fait l’objet du volume. Ensuite, l’accord de libre-échange signé à l’automne 2016 entre le Canada et l’Union européenne lui fournit le prétexte de citer un texte de Maurice Allais datant de 2010 montrant les limites, voire les dangers du libre-échange. L’auteur évoque le dumping de produits agricoles américains en Haïti suite au séisme de 2010 qui afflige grandement les petits producteurs locaux. Pas nouveau : dans les années 90, suite à l’adoption du cynique consensus de Washington, le pays fut envahi par le riz subventionné venant des États-Unis alors qu’à l’époque Haïti était autosuffisant à 90 % pour ce produit de base.

Pour conclure, le seul reproche que je me permets de signaler, j’y reviens, a trait à l’abondance de références bibliographiques qui donne lieu trop souvent à une lecture hachurée. Les auteures ont parfois trop tendance à vouloir imiter le style d’une revue académique destinée presque exclusivement aux chercheurs, ce qui n’est pas le cas pour un volume, surtout comme celui-ci susceptible d’intéresser grandement tout intervenant auprès des PME, voire les chefs d’entreprises eux-mêmes. Les auteures (tout en étant encore jeunes…) ont suffisamment de réalisations et d’étoffe pour voler davantage de leurs propres ailes sans devoir assurer leurs arrières par des références non indispensables.

J’ai fait allusion à l’ASRDLF. On trouve, ici et là, en plus de B. Pecqueur, des noms familiers de cette association : Bouga-Olga, Carrincazeaux, Levratto, Sassen, Planque. Or, il en manque beaucoup. Christophe Schmitt a écrit percevoir une ouverture interdisciplinaire entre les économistes et les gestionnaires (2014, p. 142), je me permets d’exprimer des doutes, car, je ne la vois pas vraiment cette ouverture. Si les gestionnaires lisent abondamment à en juger par leurs bibliographies bien garnies, ils se situent dans un autre monde. Des passerelles sont à construire. Pour ce faire les membres de l’ASRDLF et de l’AIREPME doivent se lire et se citer (mais, pas exagérément).