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Introduction

Cet article étudie la représentation sociale de l’intuition dans la presse française. En entrepreneuriat, l’intuition est une notion ambivalente, tantôt présentée comme un outil indispensable à ceux qui prennent des décisions dans un environnement incertain (Harper, 1988 ; Kickul, Gundry et Barbosa, 2009), tantôt décriée comme un processus peu fiable, incontrôlable, hasardeux (Bonabeau, 2003). Les rapports d’interdépendance cognitive et affective entre intuition et prise de décision sont multiples, comme l’indique une littérature de plus en plus riche en psychologie, management et entrepreneuriat (Akinci et Sadler-Smith, 2012 ; Betts et Paterson, 2011 ; McCraty, Atkinson et Bradley, 2004 ; Myers, 2010 ; Woiceshyn, 2011). Néanmoins, au-delà des aspects fonctionnels de l’intuition, il est nécessaire d’explorer les représentations sociales qui circulent à son propos dans l’espace public, afin de comprendre si l’intuition est une notion valorisée, ou, au contraire, une notion envisagée avec suspicion par rapport à la démarche entrepreneuriale.

L’objectif de cette recherche est de mettre en évidence la représentation sociale de l’intuition entrepreneuriale dans la presse française. Dans le pays de Descartes, les entrepreneurs, les journalistes et les politiques ont tendance à mettre en avant une image héroïque de l’entrepreneur qui décide en connaissance de cause et qui agit après avoir mûrement réfléchi et élaboré son plan d’action (Radu et Redien-Collot, 2008). Dans ce contexte culturel, reconnaitre un rôle majeur à l’intuition serait perçu comme un risque d’abandon de la raison aux conséquences imprévisibles. Notre prémisse de départ serait que l’image de l’intuition dans la presse française aurait un impact sur son utilisation par les entrepreneurs. En d’autres termes, la confiance perçue en ses propres intuitions serait susceptible d’augmenter ou bien de diminuer chez les entrepreneurs en fonction de la manière dont le discours public encourage ou déconseille l’appel à l’intuition. En effet, les médias installent et légitiment une certaine représentation de l’intuition entrepreneuriale, et en tant que « producteurs de la réalité sociale » ils ont un impact similaire aux « prophéties qui s’autoréalisent » (Berger et Luckman, 1967).

Nous avons recueilli la totalité des articles de la presse française reliant intuition et entrepreneuriat, entre le 5 août 2003 et le 5 août 2012. À partir d’une grille d’analyse du discours, nous avons classé et étudié 700 articles, ce qui nous a permis de repérer les dimensions centrales de la représentation de l’intuition dans l’espace public français. Après une revue de la littérature consacrée à l’intuition dans la littérature entrepreneuriale et managériale, nous présenterons notre méthodologie et nos principaux résultats de recherche.

1. Revue de la littérature

1.1. Qu’est-ce que l’intuition ?

Le tableau 1 présente un ensemble de définitions de l’intuition, nous avons retenu pour cet article la définition de Sinclair et Ashkanasy (2005, p. 357), car elle met en évidence le rôle des processus de traitement de l’information dans l’élaboration d’une réponse qualifiée comme intuitive, tout en soulignant l’aspect non conscient de ce processus. Cette définition souligne les soubassements affectifs et cognitifs de l’intuition, tout en reconnaissant le caractère de « connaissance » de l’intuition. Selon les auteurs ci-dessus, l’intuition serait donc « un processus de traitement de l’information non séquentiel, qui comprend à la fois des éléments cognitifs et des éléments affectifs, et qui a comme résultat la production d’une connaissance qui ne repose pas sur des processus conscients ». À la suite de Jung (1924), Isaack (1978) notait que l’intuition se construit sur la base d’impressions, de conjectures, de perceptions disponibles dans la mémoire à long terme de l’individu. En fonction du contexte, l’individu peut décider que la réponse intuitive est suffisamment pertinente pour passer directement à l’action, ou bien il peut choisir de mobiliser d’autres catégories de connaissances, plus rationnelles, afin d’agir efficacement. L’intuition apparaît ainsi comme un processus qui repose sur des apprentissages et des expériences stockées en mémoire sous la forme de connaissances implicites, tacites et explicites, et qui permet à l’individu de formuler une idée, une intention, ou une solution. D’un point de vue fonctionnel, l’intuition est susceptible de faire son apparition lorsque l’individu, confronté à une situation ou à un problème, mobilise rapidement et de manière inconsciente ses connaissances, qu’il synthétise dans un schéma cognitif utilisé comme un levier automatique pour l’action. L’intuition est à distinguer des apprentissages implicites, « car les gens savent s’ils ont une intuition, mais ils ignorent s’ils sont engagés dans un processus d’apprentissage implicite » (Atkinson et Claxton, 2000, p. 256). Le passage de l’apprentissage implicite à l’intuition s’effectue à travers les connaissances tacites qui contribuent à l’élaboration des réponses intuitives. Les connaissances tacites (Polanyi, 1958) sont indissociables des expériences subjectives de l’individu qui « en sait plus que ce qu’il est capable de verbaliser ». Selon Barnard (1938), ces connaissances inexprimables verbalement seraient indispensables pour agir dans le monde concret.

En somme, l’intuition repose sur des processus d’apprentissage implicites mis en place lors de la confrontation avec le monde réel et conduisant l’individu à stocker des connaissances dans la mémoire à long terme. En situation de prise de décision, l’activation de ces connaissances se ferait de manière automatique sous la forme d’un jugement intuitif.

Tableau 1

Définitions de l’intuition

Définitions de l’intuition

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1.2. L’intuition dans la prise de décision managériale et entrepreneuriale

L’analyse du fonctionnement des jugements intuitifs en situation de management a conduit Herbert Simon (1987, p. 63) à une définition de l’intuition comme un ensemble de cognitions articulées et stockées en mémoire à long terme sous forme d’« habitudes » ou de « schémas ». Les managers expérimentés y feraient appel, selon lui, de manière récurrente dans le cadre de leur activité, et la qualité de ces schémas augmente avec l’expérience managériale. La fiabilité des réponses intuitives dépendrait ainsi de l’expertise de l’individu dans un domaine donné de la pratique sociale. Ces schémas se forment dans le temps, à travers des expériences et des apprentissages multiples, conduisant progressivement l’individu à reconnaître dans les différents stimuli de l’environnement les éléments « typiques » lui permettant d’analyser rapidement la situation, de faire le lien avec des schémas déjà disponibles en mémoire, et de les appliquer à une nouvelle situation sous la forme d’une réponse intuitive rapide, générée de façon automatique. Selon Simon (1987), une décision professionnelle efficace dépend néanmoins de la mobilisation conjointe des capacités intuitives et des compétences d’analyse d’ordre rationnel.

Dans le champ de l’entrepreneuriat, la littérature consacrée au rôle de l’intuition dans la prise de décision s’est développée ces dix dernières années en s’appuyant sur les apports théoriques de la théorie de la « rationalité limitée » de Simon. Plus globalement, la recherche interdisciplinaire sur la prise de décision en psychologie, sciences cognitives, apprentissage organisationnel et management stratégique, s’est intéressée notamment aux origines, aux caractéristiques et au fonctionnement de l’intuition (Khatri et Ng, 2000 ; Atkinson et Claxton, 2000) ; à son statut au regard des modèles de décision rationnels et à son rôle dans les théories du double traitement de l’information (Dane et Pratt, 2007 ; Miller et Ireland, 2005 ; Sadler-Smith et Shefy, 2004) ; à ses implications en tant que compétence stratégique managériale (Hodgkinson et al., 2009 ; Sinclair et Ashkanasy, 2005 ; Hernandez, 2006) ; à sa validité en tant que concept dans les pratiques de recherches entrepreneuriales (Mitchell, Friga et Mitchell, 2005 ; Blume et Covin, 2011) ; enfin, à son rôle dans le processus de détection d’opportunités (Dutta et Crossan, 2005 ; Baron et Ensley, 2006) et aux conditions de sa mise en oeuvre par des entrepreneurs novices et expérimentés (Kahneman et Klein, 2009 ; Sadler-Smith, 2010 ; Blume et Covin, 2011).

Les études existantes indiquent que les entrepreneurs font appel à leur intuition plus souvent que les managers (Hodgkinson et al., 2009). En effet, selon Shane (2003) les décisions entrepreneuriales seraient particulièrement risquées, d’abord parce que les entrepreneurs se confrontent à l’absence d’information concernant les prix et les quantités des produits/services futurs ; ensuite, même si ces informations étaient disponibles, il serait impossible de savoir à l’avance si les décisions prises auraient des conséquences favorables ou défavorables, au vu des changements qui interviennent en permanence dans l’environnement et sur les marchés ; enfin, afin de réussir la mise sur le marché d’un produit ou d’un service, les entrepreneurs doivent prendre des décisions concernant l’allocation de ressources, « sur la base d’autres informations que celles dont disposent les autres acteurs » (Shane, 2003, p. 59).

En somme, ces contributions nous conduisent à penser que les entrepreneurs utilisent plus leur intuition que les managers, et que les entrepreneurs font appel à l’intuition notamment en situation d’urgence ou d’incertitude. La probabilité d’un usage plus fréquent et plus maîtrisé de l’intuition semble augmenter chez les entrepreneurs expérimentés, qui disposent d’un répertoire de connaissances tacites plus riche que les entrepreneurs novices et qui seraient capables d’activer et de mobiliser ces connaissances afin d’agir efficacement.

1.3. L’intuition dans la détection d’opportunités entrepreneuriales

Allison, Chell et Hayes (2000) notent que les entrepreneurs qui réussissent seraient plus intuitifs dans leurs styles cognitifs que les managers, ce qui contribuerait à l’identification et à l’exploitation réussies d’une opportunité. L’intuition jouerait un rôle important dans les processus cognitifs mis en oeuvre pour détecter des opportunités de marché, et il y aurait une corrélation positive entre intuition et intentions de croissance des entrepreneurs (Dutta et Thornhill, 2008 ; Ravasi et Turati, 2005 ; Allinson et al., 2000). Selon Dutta et Crossan (2005), la découverte d’une opportunité entrepreneuriale se déroule dans quatre temps, à travers quatre types de processus cognitifs et sociaux distincts. La première étape de la découverte d’une opportunité serait l’intuition ; en effet, dans un environnement en mutation, les individus sont amenés à s’appuyer d’abord sur leurs expériences afin de fournir une première réponse intuitive face à la nouveauté. Au fur et à mesure que l’opportunité se forme dans l’esprit de l’individu, une deuxième étape intervient : ce sont les processus d’interprétation qui permettent de veiller à la cohérence de l’idée et à sa compréhension par autrui. La troisième étape, l’intégration, intervient lorsque l’individu souhaite partager et transformer son idée avec d’autres acteurs. Pour qu’une opportunité soit exploitée sur un marché, une quatrième étape serait nécessaire, l’institutionnalisation, qui fixe l’opportunité dans la structure organisationnelle, ainsi que dans les procédures et les stratégies de la nouvelle entreprise.

Les recherches actuelles indiquent des différences significatives entre les entrepreneurs expérimentés et les entrepreneurs novices dans la découverte des opportunités entrepreneuriales. Baron et Ensley (2006, p. 1340) posent l’hypothèse que le taux d’échec élevé des entreprises créées par des entrepreneurs novices pourrait s’expliquer par la place importante qu’ils concèdent à l’intuition dans leur prise de décision. Plus centrés sur « la nouveauté », « l’aspect moderne », la supériorité perçue de leur produit ou service, les entrepreneurs novices risqueraient de s’arrêter à la première étape de la détection d’opportunités, l’intuition. À l’opposé, les entrepreneurs expérimentés seraient susceptibles de consacrer plus de temps aux étapes d’interprétation et d’intégration des informations, ce qui les conduirait à la mise en oeuvre d’un cadre cognitif plus efficace pour reconnaître et exploiter des opportunités d’affaires, articulant réponses intuitives et validation rationnelle des alternatives pour une prise de décision optimale (Salas, Rosen et DiazGranados, 2010). L’exploitation d’une opportunité entrepreneuriale demande par conséquent l’élaboration de nouveaux cadres cognitifs, dont l’appel à l’intuition, à la créativité, à l’expertise et à la vigilance (Sadler-Smith, 2010). D’un point de vue discursif, Blume et Covin (2011) observent que les entrepreneurs auraient tendance à évoquer assez souvent l’intuition pour expliquer leurs décisions et leurs comportements. Mais le discours sur l’intuition serait à prendre avec précaution, car les individus ne sont pas conscients de leurs processus intuitifs, ce qui justifie leur difficulté à les identifier de manière précise et fiable, et d’en parler de manière honnête.

En somme, l’intuition semble intervenir notamment dans la détection des opportunités entrepreneuriales et les décisions concernant l’exploration de nouveaux marchés. Les entrepreneurs expérimentés seraient plus susceptibles de l’évoquer publiquement pour expliquer leurs décisions.

1.4. L’intuition comme représentation sociale

Dans la mesure où l’intuition désigne à la fois un processus cognitif et un objet de discours dont les individus évoquent les caractéristiques et qu’ils coévaluent dans le cadre de leurs interactions sociales, l’intuition peut être étudiée en tant que représentation sociale. En psychologie, les représentations sociales sont définies comme des structures de connaissances collectivement élaborées et partagées, et dont le rôle est à la fois de dire « comment le monde est » et « comment il devrait être » (Chabrol, 1988 ; Ghiglione, 1986 ; Jodelet, 1989 ; Sperber, 2000). La relation dialectique entre pratiques et représentations sociales est particulièrement significative en entrepreneuriat, où les individus ont besoin non seulement d’une infrastructure légale, économique et politique appropriée, mais aussi d’une « infrastructure cognitive favorable » au développement de l’activité entrepreneuriale (Krueger, 1996).

Les médias jouent un rôle central dans la circulation des représentations sociales au sein d’une culture (Johansson, 2004). L’univers social est objectivé et internalisé sous forme discursive ; c’est par rapport à ce « monde de sens commun » (Moscovici, 1976) que les individus sont amenés à se positionner dans leurs réflexions et leurs décisions. La lecture et l’interprétation du discours de la presse relative à l’intuition sont susceptibles d’exercer un impact important sur la fréquence d’occurrence de la notion d’intuition dans l’espace public et les modalités d’évaluation des réponses dites intuitives. En d’autres termes, le regard collectif symbolisé par les médias a potentiellement la capacité d’inciter les individus à valoriser certains processus cognitifs plutôt que d’autres (la raison au détriment de l’intuition, ou inversement), par des stratégies communicationnelles visant à encourager ou, au contraire, à déconseiller l’utilisation de l’intuition entrepreneuriale. En somme, quelle est la représentation sociale de l’intuition entrepreneuriale dans la presse française ? L’image communiquée par la presse est-elle susceptible de faciliter ou bien de freiner l’usage de l’intuition par les entrepreneurs novices et consacrés ?

2. Cadre méthodologique

2.1. Corpus

Nous avons analysé 700 articles publiés entre le 5 août 2003 et le 5 août 2012 dans les journaux et les magazines français. Les articles ont été recueillis sur la base Lexis Nexis, qui donne accès de manière exhaustive à l’ensemble de la presse française (quotidiens nationaux et régionaux, magazines, presse spécialisée, lettres d’actualité, dépêches d’agences de presse, et presse sur Internet). Dans un premier temps, nous avons identifié les articles de la base Lexis Nexis utilisant le terme « intuition », ainsi que deux de ses synonymes en langage courant, « instinct » et « flair », ce qui nous a permis de recueillir un total de 855 articles à partir des mots clés suivants :

  • intuition + entrepreneuriat ;

  • intuition + entrepreneur ;

  • instinct + entrepreneur ;

  • instinct + entrepreneuriat ;

  • flair + entrepreneur ;

  • flair + entrepreneuriat.

Nous avons ensuite effectué une recherche supplémentaire dans la catégorie des articles associant l’intuition, l’instinct et le flair au mot clé « entrepreneur », en ajoutant les mots clés suivants : « succès », « échec », « opportunité », « ressources » et « marché », afin d’analyser plus finement le rôle perçu de l’intuition dans la réussite entrepreneuriale. Enfin, dans un troisième temps, nous avons éliminé les articles qui apparaissaient deux fois dans le corpus (155 au total). Ceci nous a amenés à constituer un corpus d’analyse de 700 articles, que nous avons étudiés et classés à l’aide du logiciel NVivo pour l’analyse quantitative, et d’une grille d’analyse élaborée à partir de notre cadre théorique pour l’analyse qualitative (voir Annexe 1 pour la liste des supports utilisés).

Tableau 2

Corpus

Corpus

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2.2. Grille d’analyse

L’ensemble du corpus a été étudié à partir d’une grille d’analyse que nous avons élaborée en nous appuyant sur le cadre théorique relatif à l’intuition en entrepreneuriat et psychologie sociale. Les contributions existantes indiquent tout d’abord la richesse des définitions de l’intuition et ses connexions avec l’expérience concrète de l’individu, ses sensations et ses émotions. La rapidité et le caractère spontané des jugements intuitifs sont également soulignés. La littérature présentée met en avant l’utilisation de l’intuition par les entrepreneurs, notamment expérimentés. Chez les entrepreneurs novices, l’appel à l’intuition serait plus risqué. Notre objectif a été de vérifier d’abord dans quelle mesure la presse française confirmait ces dimensions de l’intuition. Ensuite, nous nous sommes intéressés aux conséquences de l’utilisation de l’intuition : est-elle évoquée en lien avec le succès ou bien l’échec entrepreneurial ? Enfin, l’évaluation de l’appel à l’intuition nous a semblé importante à observer : dans quelle mesure les journalistes l’évoquent-ils à travers des termes positifs ou négatifs ? De plus, nous avons pris en compte une série d’indicateurs de type linguistique permettant d’interpréter les propos des acteurs cités dans la presse en lien avec leur cotexte et le contexte de production.

En somme, les objectifs centraux de notre grille d’analyse ont été les suivants :

  • Identifier les contextes d’occurrence du terme « intuition » et de ses deux synonymes les plus utilisés en langage courant, « instinct » et « flair » (portraits d’entrepreneur, histoires de vie, innovation, succès ou échec entrepreneurial) ;

  • Repérer les évaluations sociales de l’usage de l’intuition en contexte entrepreneurial (évaluation positive vs. négative vs. neutre) ;

  • Repérer les acteurs qui évoquent le terme « intuition » et les modalités d’énonciation les plus utilisées (délocutif « on », « il », « elle », « ils », « elles » ; allocutif « tu », « vous » ; élocutif « je », « nous ») ;

  • Identifier les théories naïves des acteurs dans l’espace public mobilisées pour parler d’« intuition » (processus vs. résultat) ;

  • Repérer le rapport à la connaissance et à la prise de décision de l’intuition entrepreneuriale (utilisation par des entrepreneurs novices vs. consacrés) ;

  • Repérer les occurrences et les associations du terme « intuition » par rapport aux différentes étapes du processus entrepreneurial (découverte d’opportunité, mobilisation de ressources, émergence organisationnelle et création de valeur).

L’ensemble des 700 articles a été analysé à la fois quantitativement et qualitativement à partir de cette grille d’analyse.

2.3. Méthode d’analyse des données

Pour le traitement des données recueillies à travers notre grille d’analyse, nous avons d’abord utilisé le logiciel NVivo pour l’analyse quantitative des occurrences. Ensuite, nous avons utilisé une méthode d’interprétation sociolinguistique, l’analyse de discours, afin de repérer les éléments centraux de la représentation sociale de l’intuition dans la presse française. Cette méthode est utilisée depuis de nombreuses années pour étudier le discours des médias (Bell et Garrett, 1997 ; Billig, 1993). Selon Alvesson et Karreman (2000), il y aurait deux techniques principales d’analyse de discours, la première prenant en compte le contexte extralinguistique – économique, culturel, social – des documents pour restituer le sens du discours dans sa dimension « située », alors que la deuxième serait plus intéressée par l’utilisation de la langue dans un corpus de textes, sans référence à un contexte extérieur.

Notre choix a été de nous orienter vers une approche mixte (Maingueneau, 1991), en essayant à la fois d’être vigilantes par rapport à l’utilisation de la langue (notamment dans ses aspects relatifs aux modalités énonciatives), et à relire systématiquement les articles au regard du corpus d’ensemble (cotexte) et en lien avec leur environnement plus global de production et de réception (contexte français). Selon Maingueneau (1991, p. 96), l’objet de prédilection de l’analyse de discours est l’énoncé médiatisé, élaboré dans un cadre institutionnel doté de règles d’énonciation contraignantes sur le plan du contenu et de la forme, et qui engage un rapport aux fondements et aux valeurs (Maingueneau, 1991, p. 153). Ces énoncés sont le résultat d’un positionnement des acteurs dans l’espace social et ils permettent de légitimer ou de remettre en question « une certaine organisation de l’univers » (Maingueneau, 1991, p. 100). Cette approche nous a semblé la plus adaptée pour rendre compte de la représentation sociale de l’intuition dans la presse française.

3. Résultats

Nous avons découvert que les articles utilisant le terme « intuition » l’associent notamment à la notion d’« entrepreneur » (88 % des articles) et beaucoup moins à la notion d’« entrepreneuriat » (12 % des articles). Mobilisée majoritairement dans des portraits, des interviews et des histoires d’entrepreneurs, l’intuition est présentée comme un processus mis en oeuvre lors de l’exploration du « marché » (34 % des articles) et comme une qualité conduisant l’entrepreneur au « succès » (30 % des articles). Son ambivalence est évoquée explicitement par 13 % des articles, qui soulignent le caractère « irrationnel » et « imprévisible » de l’intuition conduisant à l’échec entrepreneurial.

3.1. Analyse quantitative des résultats

Entre le 5 août 2003 et le 5 août 2012, 387 articles utilisent le terme « intuition » en lien avec l’entrepreneuriat, par rapport aux plus de 15 000 articles consacrés aux entrepreneurs. À ceci s’ajoutent les articles qui emploient les termes « flair » (137 articles) et « instinct » (174 articles). Globalement, on constate une légitimité réduite de l’intuition dans le discours de la presse relatif à l’entrepreneuriat, une légitimité qui connaît un léger renforcement progressif entre 2007 et 2010 lorsqu’on constate une multiplication par deux du nombre d’occurrences moyen rencontré auparavant, et une augmentation exponentielle en 2011, année électorale, qui enregistre une croissance quatre fois supérieure par rapport à 2010. La baisse significative des occurrences de l’« intuition » en 2012 suggère le fait que son utilisation en contexte électoral répondait peut-être à un certain besoin de « héros » dotés de capacités « exceptionnelles » et « mystérieuses », dont l’intuition, en pleine période de crise (voir Graphique 1). Le terme « instinct » connaît une évolution similaire, avec une lente augmentation de 2003 à 2009, puis un bond significatif en 2011 (passage de 20 à 40 articles par année) et une baisse en 2012. Quant au terme « flair », celui-ci connaît une augmentation en 2006 (passage de 4 articles en moyenne par année entre 2003 et 2005 à 20 articles en 2006), pour se stabiliser ensuite au même niveau jusqu’en 2012.

Graphique 1

Évolution du nombre d’occurrences du terme « intuition »

Évolution du nombre d’occurrences du terme « intuition »

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Une vue d’ensemble du corpus nous indique que les termes « intuition », « flair » et « instinct » apparaissent d’abord associés au terme « entrepreneur » (92 % des articles), et bien plus rarement à la notion d’« entrepreneuriat » (8 % des articles). Les données recueillies dans le cadre de notre grille d’analyse indiquent que les contextes d’occurrences du terme « intuition » sont significativement homogènes, indépendamment du type de support – presse quotidienne et magazines, et des mots clés qui ont guidé la constitution du corpus. L’intuition, le flair et l’instinct sont évoqués avant tout lorsqu’on parle du succès entrepreneurial (34 % des articles). Ces termes sont utilisés notamment lorsqu’on fait le portrait d’un entrepreneur (43 % des articles) ou lorsqu’on raconte une histoire de vie (26 % des articles). Beaucoup plus rarement, l’intuition est mise en avant lorsqu’on parle d’échec entrepreneurial (9 % des articles). Dans l’esprit collectif, l’intuition entrepreneuriale apparaît donc plutôt comme un facteur de succès. À ceci contribuent les évaluations du terme « intuition » qui sont dans leur grande majorité positives (65 % des articles), et qui soulignent l’efficacité de l’utilisation de l’intuition dans la prise de décision entrepreneuriale (47 % des articles).

De manière parfaitement cohérente par rapport aux constats de la littérature, l’intuition, le flair et l’instinct sont évoqués en lien avec des entrepreneurs « experts » ou consacrés (55 % des articles), et de manière seulement marginale lorsqu’on parle d’entrepreneurs novices (7 % des articles) pour signaler que dans le cas de ces derniers, l’usage de l’intuition est risqué et conduit généralement à l’échec. Le type de connaissances mobilisées par l’intuition est bien identifié par la presse, qui souligne la place des connaissances implicites (30 % des articles), sans oublier l’apport des connaissances et des apprentissages explicites (12 % des articles). Enfin, l’intuition est présentée comme le résultat d’une prise de décision (46 % des articles), dont on tente de décrire le fonctionnement, sans beaucoup de succès, car le processus reste inconscient ou préconscient (22 % des articles).

Par rapport aux différentes étapes du processus entrepreneurial, l’intuition, le flair et l’instinct sont associés majoritairement à la notion de « marché » (37 % des articles) et beaucoup moins aux notions d’« opportunité » (9 % des articles) ou de « ressources » (13 % des articles). Si la revue de littérature souligne le rôle de l’intuition dans la découverte d’opportunités entrepreneuriales, la presse française n’évoque que très rarement cette notion. L’analyse des articles concernés indique néanmoins que la discussion des opportunités s’effectue à travers le terme de « marché », qui renvoie à un vocabulaire moins technique et spécialisé que celui d’« opportunité ».

Qui parle d’intuition dans la presse française ? L’analyse des modalités énonciatives indique une majorité significative d’énonciations délocutives, en « il » ou « elle » (68 % des articles). L’intuition apparaît ainsi comme un phénomène qui « n’arrive qu’aux autres » ou un effet narratif recherché pour sa capacité à dramatiser un récit. Quelles seraient les raisons possibles de cette hésitation à parler publiquement de ses propres intuitions ? Nous pensons que ce silence est symptomatique d’une certaine représentation sociale de l’intuition dans l’espace public français.

3.2. Analyse qualitative des résultats

L’analyse de discours des 700 articles du corpus nous a permis de repérer les éléments centraux de la représentation sociale de l’intuition dans la presse française. L’intuition apparaît comme un objet protéiforme et contradictoire, à la fois utile pour détecter des opportunités et conquérir de nouveaux marchés, et dangereux pour ceux qui n’ont pas assez d’expérience en matière de création d’entreprise, voire imprévisible dans ses conséquences (« un pari fou »).

D’une part, l’intuition, le flair et l’instinct sont présentés comme des facteurs de succès, qui permettent aux entrepreneurs de comprendre les tendances d’évolution des marchés, de détecter des opportunités et de mobiliser des ressources rares. D’autre part, l’intuition, le flair et l’instinct sont présentés comme des facteurs irrationnels intervenant dans la créativité, et qui poussent à l’action, car ils agissent comme une source d’audace, associée au « culot », au « feeling », à la « clairvoyance » voire à la « niaque ». La représentation sociale de l’intuition semble ainsi se dessiner sous la forme d’un champ de tensions en équilibre fragile entre un versant lumineux et un versant plus sombre, qui souligne le risque d’un abandon de la raison conduisant à des comportements contre-productifs lorsque l’intuition n’est pas contrebalancée par une analyse rationnelle.

La presse française reconnaît aux entrepreneurs la nécessité d’« écouter ses intuitions » et de les « laisser s’exprimer », car ces intuitions peuvent être à l’origine de succès parfois impressionnants en affaires. Mais on attire aussi l’attention sur ce que l’on pourrait appeler « le bon usage de l’intuition », et qui demande la mise en place d’un aller-retour permanent entre intuition et raison, afin de valider ses intuitions par un processus plus rigoureux et analytique d’investigation de la réalité. C’est de cette façon que les entrepreneurs peuvent renforcer la fiabilité de leurs réponses intuitives en situation de décision stratégique ou opérationnelle. En filigrane, la presse française semble partager une idée complémentaire : l’intuition serait une compétence qui se développe dans le temps, et qui dépend du niveau d’expertise des individus dans un domaine donné de la pratique sociale ; en effet, les entrepreneurs consacrés auraient plus de chances de réussir lorsqu’ils font appel à leurs intuitions que les entrepreneurs novices.

Enfin, au-delà de la représentation de l’intuition comme un processus et un résultat nécessitant une validation rationnelle, l’intuition apparaît aussi dans certains articles comme un phénomène mystérieux, incontrôlable, autonome, aux propriétés presque magiques. En somme, un phénomène en partie secret aussi bien pour les spectateurs que pour l’acteur lui-même, un phénomène de l’ordre de l’intime, dont il est difficile de faire état dans l’espace public, d’où le peu d’occurrences en « je » lorsqu’on parle d’intuition.

Discussion et conclusion

L’intuition, avec ses deux synonymes les plus utilisés en langage courant, l’instinct et le flair, a progressivement fait son entrée dans la presse française à partir de 2003, sans toutefois se rapprocher du nombre d’occurrences du terme « raison » associé à l’entrepreneuriat. Si ce dernier connaît un nombre d’apparitions notable (plus de 3 000 articles annuels), l’intuition monte à plus de 200 occurrences en 2011, tout en enregistrant une moyenne très basse sur l’ensemble du corpus (25 à 30 articles par an). On est encore très loin, il nous semble, de la légitimité qui lui est reconnue dans la littérature entrepreneuriale. L’image ambivalente qui se dégage de l’intuition entrepreneuriale dans la presse française est moins partagée par les notions d’instinct et de flair qui sont associées de manière plus forte au succès entrepreneurial. En effet, évoquer l’instinct et surtout le flair d’un entrepreneur revient à célébrer une qualité rare, alors qu’évoquer son intuition laisse ouvert le champ des possibles en termes de conséquences, car l’intuition peut conduire aussi bien au succès qu’à l’échec du point de vue du discours de la presse.

La représentation sociale de l’intuition dans la presse française met rarement en avant les processus d’apprentissage et les expériences multiples conduisant à la formulation d’un jugement intuitif. L’image communiquée serait plutôt celle d’une « intuition sans passé », telle une apparition mystérieuse qui vient de nulle part et dont la validité reste à confirmer par la pratique, plus proche d’un jugement divinatoire que d’une solution synthétisant des années d’apprentissages explicites et implicites. Certes, son association heureuse avec des histoires de réussite d’entrepreneurs confirmés semble accorder une certaine épaisseur à la notion d’intuition, associée à l’expérience et à l’« expertise entrepreneuriale ». Néanmoins, la presse reste hésitante quant à la localisation et à la genèse exacte de cette expertise entrepreneuriale conduisant à de « bonnes intuitions » : s’agit-il d’une capacité à détecter des opportunités comme dans la littérature entrepreneuriale ? S’agit-il d’une qualité personnelle ou bien d’une compétence acquise avec le temps ? L’image qui s’en dégage est celle d’une qualité saluée unanimement lorsqu’elle mène au succès et décriée lorsqu’elle semble devancer la raison et pousser à une action « irréfléchie ».

Quant au discours rapporté des entrepreneurs novices et consacrés, peu d’entre eux racontent leurs expériences de succès ou d’échec dans les affaires en invoquant leurs intuitions. Les entrepreneurs français se sentent-ils autorisés à utiliser leur intuition pour détecter des opportunités et prendre des décisions efficaces ? La conclusion de notre étude sur la représentation sociale de l’intuition dans la presse française est plutôt mitigée : l’intuition semble se confronter à un problème de désirabilité sociale. Même si la presse reconnaît son rôle dans certains contextes entrepreneuriaux, elle souligne systématiquement la nécessité d’une expertise préalable dans la création d’entreprise pour que l’intuition puisse porter tous ses fruits. En cela, la presse suit le conseil de Sadler-Smith et Shefy (2004), qui recommandent aux entrepreneurs et aux managers d’utiliser conjointement leur intuition et leur raison, afin d’arriver à une prise de décision optimale, qui reposerait ainsi sur « une utilisation intelligentedes jugements intuitifs » (Sadler-Smith et Shefy, 2004, p. 88). Dans la même veine, Simon avait bien souligné l’idée que ce serait « illusoire de vouloir contraster les styles de management intuitifs et analytiques » (Simon, 1987, p. 63), les deux étant tout aussi nécessaires pour la mise en oeuvre d’un comportement managérial performant.

Nos résultats semblent indiquer que l’intuition est de l’ordre de l’intime. Les entrepreneurs hésitent à en parler non seulement parce qu’ils savent qu’ils vont devoir justifier son utilisation ou évoquer les moyens qu’ils ont mis en oeuvre pour « tester » et « valider » leurs réponses intuitives, mais aussi parce que parler d’intuition, c’est parler indirectement de soi, de ses désirs, de ses croyances, de ses valeurs personnelles, car l’intuition puise dans nos expériences et notre mémoire, et articule des éléments de connaissance auxquels nous n’avons pas accès de manière consciente ; parler d’intuition renvoie donc à la fragilité de la raison et du contrôle que les individus peuvent exercer sur leur environnement et sur eux-mêmes. D’autre part, nos résultats invitent aussi à l’optimisme : l’intuition peut être développée de manière active, et sa place dans l’éducation, l’accompagnement et la communication à l’intention des entrepreneurs serait à repenser. En effet, Kahneman et Klein (2009, p. 520) rappellent que les individus peuvent acquérir et renforcer leur « expertise intuitive » dans un environnement d’apprentissage adapté, doté d’« un degré de prévisibilité élevé et suffisamment d’opportunités pour développer cette compétence ».

Certes, ces résultats sont à prendre avec des précautions, car les limites de cette recherche concernent notamment le choix des mots clés et des co-occurrences (succès, échec, opportunité, ressources, marché). Des recherches supplémentaires pourraient explorer le rôle perçu de l’intuition dans les différentes étapes du processus entrepreneurial, et étudier comment les entrepreneurs articulent au niveau discursif l’évocation de l’intuition et de la raison pour expliquer leurs décisions en affaires.

Cette étude constitue une première étape d’un projet de recherche conçu en trois phases. Partant de nos conclusions sur la représentation sociale de l’intuition entrepreneuriale, nous allons explorer l’usage qu’en fait un échantillon de créateurs lors du lancement de leurs activités. S’inspirant de la typologie des compétences proposée par Dreyfus et Dreyfus (1986), notre sélection inclura des entrepreneurs « novices » et « experts ». À l’aide d’une méthodologie bâtie autour d’une approche de story-telling, notre intention sera de recueillir leurs témoignages relatant des moments-clés vécus comme décisifs pour le devenir de leur entreprise. Au travers de ces histoires, nous tenterons de cerner l’utilisation de l’intuition, les perceptions qu’ont les entrepreneurs quant à son utilité dans la prise de décision stratégique et les impacts possibles sur la performance de la structure créée. Ces histoires de vies d’entrepreneurs seront racontées dans un deuxième article qui s’intitulera « L’usage de l’intuition – chez l’entrepreneur novice et expert » et permettront de concevoir la troisième phase de la recherche, consistant en l’analyse du rôle de l’intuition dans la formation et l’accompagnement des entrepreneurs.