Article body

Cet ouvrage a pour objectif de nous aider à pénétrer un peu plus le monde de l’innovation et de la créativité en contexte PME. Cela permet une confrontation de deux notions souvent (mal) mobilisées dans la littérature que sont l’innovation et la créativité. Les aborder conjointement est en effet ambitieux, car se posent dès lors des problèmes de définition de termes, de notions associées et de recouvrement des notions. C’est tout l’enjeu de ce volume 19, Innovation et créativité en PME, qui s’inscrit dans la collection Smart Innovation des éditions ISTE. Les deux préfaces de Wim Vanhaverbeke et Gaëtan de Sainte-Marie nous placent délibérément dans un double cheminement : celui de la recherche scientifique universitaire et celui de ses applications vues sous l’angle des décideurs. L’ouvrage est en cela particulièrement éclairant tant il est nécessaire de se faire une bonne représentation des notions complexes d’innovation et de créativité. Celles-ci sont souvent abordées concurremment pour expliquer ce qui conduit une entreprise à obtenir un succès commercial et sont en fait utilisées pour justifier toute production nouvelle et utile. L’ambiguïté dans le choix des termes est encore plus conséquente lorsqu’il s’agit d’étudier les combinaisons d’idées diffuses et peu visibles qui aboutissent à une réussite entrepreneuriale. L’aptitude des entreprises à développer un avantage concurrentiel peut certes dépendre de l’innovation (Drucker, 1985 ; Cohendet et Llerena, 1999), toutefois, si l’innovation réussie est toujours source de valeur nouvelle, en revanche la création de valeur nouvelle n’a pas systématiquement une innovation comme source unique (Deeds, De Carolis et Coombs, 1998). De plus, aborder la notion de créativité dans un cadre entrepreneurial laisse penser que le résultat généré par cette créativité (le produit, le processus) apportera de la performance et renforcera le modèle d’affaires. Nous pouvons contribuer à cette réflexion, mais avec une certaine vigilance, car la créativité peut conduire à des résultats négatifs ou non attendus (que l’on nommerait alors sérendipité). Nous pouvons définir la créativité comme un phénomène de création cérébrale de connaissances, dont l’objet est situé dans un espace spécifique plus ou moins ouvert au sein duquel des acteurs sont en relation (Jaillot, 2018). C’est une notion en cela difficile à appréhender surtout lorsque l’on veut aborder l’aspect collectif et collaboratif des PME comme nous le proposent Claudine Gay et Bérangère L. Szostak. C’est d’ailleurs la notion d’idée qui est mobilisée par les auteures pour expliquer la création de connaissances nouvelles qui conduiront éventuellement à une innovation. L’angle de vue de l’innovation à partir du slack créatif (chapitre 4) permet de bien identifier l’origine des connaissances qui formeront éventuellement les innovations des PME. Avant d’arriver à ce thème du dernier chapitre, les auteures prennent le soin de bien situer leur démarche et nous permettent une construction pas à pas des enjeux, mutations et perspectives de l’innovation et de la créativité en contexte PME.

La problématique posée consiste à expliquer pourquoi et comment certaines PME sont innovantes et créatives malgré des contraintes spécifiques liées à leurs caractéristiques. Ces spécificités des PME sont rappelées sous l’angle d’auteurs emblématiques et c’est la nature potentiellement innovante de la PME qui est étudiée plutôt que la recherche des facteurs favorables à l’innovation et à la créativité. Les réponses apportées reposent sur des sources de données multiples et variées : des travaux académiques de références issus de la littérature, le recueil de discours de chercheurs et de professionnels et enfin, une analyse experte des auteures de l’ouvrage. De nombreux encarts illustratifs permettent une immersion dans la pratique. Les recueils ou textes proposés sont particulièrement intéressants, même si ce sont parfois des exemples de grandes entreprises qui viennent illustrer l’étude de la PME, l’objectif étant alors de fournir une source d’inspiration. Tout cela forme un maillage cohérent et pertinent des points de vue.

Le design de l’ouvrage est constitué en quatre chapitres articulés autour du mécanisme de mise en oeuvre de l’innovation au sein des PME. Les auteures posent tout d’abord les fondements du fonctionnement des PME au sein de leur environnement. Le premier chapitre « La PME dans son environnement : du déterminisme à l’innovation stratégique » traite du rapport de la PME avec son environnement et des conséquences sur la nature de l’innovation. L’environnement constitue autant des menaces que des opportunités pour les PME et devrait les obliger à évoluer, mais si elles sont censées agir, l’ampleur des évolutions est telle que c’est souvent la non-décision qui s’impose et c’est pourtant cette forme d’inaction sécuritaire qui produit de la confusion. Les auteures relèvent que cette relation de la PME à l’environnement est encore peu expliquée dans la littérature et proposent un cadre d’analyse sous l’angle de vue stratégique. Si les approches stratégiques déterministes et volontaristes sont citées, c’est pour mieux positionner une troisième voie qui consiste à prendre en compte la complexité de la dynamique concurrentielle. Les fondamentaux de la stratégie sont rappelés pour mieux les situer dans un contexte de PME. La première approche considère la stratégie comme une logique qui guide le processus par lequel une organisation s’adapte à son environnement. Le sens donné à la veille stratégique constitue alors une piste intéressante pour une PME par rapport aux ressources à mobiliser. La seconde approche s’inspire de la théorie des ressources et crée une rupture en termes d’enjeux, car elle permet de s’émanciper des contraintes de l’environnement grâce à une intention d’atteindre des objectifs même si les ressources ne sont pas forcements disponibles. L’entreprise ne subit pas les contraintes de son environnement et participe de ce fait, si ce n’est à le modifier, peut-être à le modeler pour correspondre à ce qu’elle peut faire. Deux facteurs majeurs sont identifiés : la créativité de l’entrepreneur qui se situe au centre de l’activité et les conséquences d’une proximité qu’il le conduit à prendre des décisions rationalisées par les ressources mobilisables. Les auteures proposent ensuite une évolution conceptuelle pour penser la transformation de l’environnement. L’entreprise doit passer d’une recherche de l’avantage concurrentielle à un changement permanent de celui-ci. Cela constitue une forme d’innovation qui repose sur la capacité d’une entreprise à réinventer continuellement sa stratégie. Des méthodes sont proposées pour développer cette innovation stratégique, dont l’utilisation du business model censée provoquer une rupture dans les facteurs clés de succès traditionnels en place. A priori si les stratégies de rupture sont plus favorables aux startups, les PME bénéficient d’atouts non négligeables à la condition de les exploiter.

Le cadre d’analyse stratégique posé, les auteures nous entraînent ensuite dans la dimension temporelle qui implique des changements, des mutations. Le chapitre 2 « Dynamiser les capacités innovantes des PME dans un monde en mutation » est structuré en deux parties. La première présente un cadre de compréhension des grandes mutations de l’environnement des PME avec une attention particulière portée à la transformation digitale. La seconde partie développe des propositions à l’intention des PME afin de dynamiser leur capacité d’innovation dans ce contexte. L’avènement du numérique implique des mutations économiques et sociales importantes qui doivent être prises en compte par les PME. Les auteures prennent appui sur les conséquences de la numérisation sur l’économie, qui devient collaborative, et en particulier sur la transformation des biens privatifs en biens collectifs. Le modèle économique traditionnel a été remis en question par un modèle basé sur une reproductivité à coût nul des biens produits par le secteur du numérique. Les auteures distinguent les « fournisseurs de contenus numériques » des « développeurs de plateformes digitales » en apportant une typologie de ces dernières. La dynamisation des capacités innovantes des PME est facilitée par le modèle des plateformes, car il permet de renverser les positions dominantes des acteurs en place. Une partie est aussi consacrée à l’économie collaborative positionnée entre économie du partage et innovation sociale. Cet aspect mériterait à lui seul un développement complet. Des propositions sont ensuite faites pour éviter que les PME ne se fassent surprendre par les mutations de leur environnement. L’anticipation, grâce à la détection des signaux faibles, permet d’éviter le déni d’un business model dépassé et de prévoir la transformation selon un sens stratégique. Les auteures décrivent l’innovation comme un moyen d’effectuer cette transformation. Sans chercher à être dans la disruption, la PME peut aussi être en lisière de son marché, de son activité et proposer des innovations raisonnables contribuant à affirmer une expertise sur des points précis de son activité qui peut d’ailleurs imposer diverses formes d’innovations, non uniquement technologiques. Les auteures poursuivent ensuite en proposant des méthodes, illustrées par des exemples ad hoc, permettant à la PME d’augmenter son potentiel d’innovation et de mieux saisir ou créer des opportunités d’affaires. C’est, à mon sens, un apport non négligeable que les décideurs devraient apprécier.

Les auteures répondent ensuite à la question délicate de la formation des idées nouvelles dans une PME. Comment disposer d’un stock important d’idées mobilisables en fonction des intentions stratégiques. Qui jouent un rôle dans la constitution de ce stock d’idées ? La notion d’idée pose la question du terme de créativité choisi pour le titre de l’ouvrage. Cela engendre que l’on assimile l’idée, en tant que résultat mental fixé, dont on peut exprimer la forme, à la créativité en tant que phénomène de construction de connaissances. Les auteures ont fait le choix de privilégier cette approche pratique du résultat créatif que l’on retrouve dans le titre du chapitre 3 « Innovation et slack créatif en PME ». Les idées nouvelles, et leur stock, proviennent de deux espaces : l’organisation et l’environnement. Le slack créatif est abondé d’idées nouvelles fournies en interne par le leadership du décideur et par les salariés. Concernant les idées issues de l’extérieur, les auteures assimilent le territoire à un espace cognitif de construction d’idées et le décrivent comme un vivier. C’est dans ce chapitre que se joue la confrontation entre deux notions souvent mal mobilisées dans la littérature que sont l’innovation et la créativité. L’angle de vue de l’innovation à partir du slack créatif permet de bien identifier l’origine des connaissances nouvelles qui formeront éventuellement les innovations des PME. Les territoires en tant que construits sociaux expriment bien cette coconstruction de nouvelles ressources cognitives. Cette notion de territoire est ensuite relativisée dans un monde numérique, les frontières d’un territoire ne devant plus être décrites uniquement par la géographie. Est posé alors le problème pour une PME d’être capable, du point de vue humain ou matériel, de mobiliser les ressources d’un territoire ou de nouer des relations sous une forme pertinente. Ce chapitre explique ainsi comment est nourri le slack créatif. Le lecteur se demande alors comment ces idées (et lesquelles ?) se transforment ensuite pour devenir innovation. C’est en partie à travers les notions de légitimation et de construction sociale que les auteures nous dévoilent ce processus.

Le quatrième chapitre « Innovation et construction sociale de l’idée nouvelle en PME » traite de ce sujet difficile de la transformation des idées en innovation. Les auteures avancent le principe que la capacité à convaincre s’appuie sur la légitimité du contenu de l’idée et de son porteur, en général le dirigeant en PME. Deux axes sont proposés pour traiter de la légitimation de l’idée : la rhétorique et l’action engagée autour de celle-ci. En s’intéressant à ce que les entrepreneurs sont, plutôt qu’à ce qu’ils font, les auteures prennent cependant le soin de ne pas centrer le débat uniquement sur l’individu gérant solitairement sa PME, mais tiennent compte de l’aspect collectif de la légitimation de l’idée. Un débat sur la définition de l’entrepreneur est ouvert de nouveau à l’aune de la légitimation du rôle joué par un dirigeant de PME. Dans tous les cas, les porteurs d’idées doivent exposer leurs propositions pour convaincre les parties prenantes, qu’elles soient externes ou internes, et pour lesquelles les enjeux sont différents. Les auteures abordent ensuite les aspects pratiques de la construction sociale de l’idée au sein des PME. Le design thinking est proposé comme méthode pertinente de management stratégique de l’innovation en tant qu’outil qui permet l’émergence puis la transformation des idées en innovations créatrices de valeur. Elle est associée à la propriété industrielle qui est présentée à la fois sous son aspect classique d’usages des droits de la propriété, mais aussi (et peut-être surtout) comme un outil d’appropriation des innovations existantes.

À la lecture de cet ouvrage, les chercheurs et les décideurs disposeront de clés d’entrée intéressantes pour se saisir de la problématique de l’innovation et de la créativité en PME dans un monde en mutation. Les ouvertures proposées vers le monde numérique et les data (outils de digitalisation, plateformes, propriété industrielle…) et les propositions de méthodes fondées sur le design thinking et le business model en font un ouvrage attrayant au contenu dense et explicatif.