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Introduction

Nombreuses sont les recherches menées aujourd’hui sur le processus de création et de développement de l’entreprise et nombreux sont, également, les travaux sur le rôle des réseaux sociaux et plus particulièrement celui de l’appel à la foule dans la gestion de l’entreprise. Le processus de décision d’un entrepreneur novice, ayant une idée novatrice, peut-il être influencé par une foule anonyme, cliente ou par les fournisseurs potentiels ? Le concept de l’entrepreneur rationnel, qui commence un projet de création d’entreprise avec une idée novatrice et qui, ensuite, planifie les actions à mener, prévoit les sources de financement, rédige un plan d’affaires, ne résiste pas à l’observation des pratiques des entrepreneurs (Sarasvathy et Germain, 2011). Pour comprendre le processus de prise de décision d’entrepreneurs américains, Sarasvathy (2001) a mené une étude auprès de chefs d’entreprise qui met en évidence une forme de rationalité différente, appelée « raisonnement effectual » (effectual reasoning). Ce raisonnement amène l’entrepreneur à utiliser les ressources qu’il possède et à saisir les opportunités émanant des potentielles parties prenantes de l’entreprise. Partant du principe que l’entrepreneur a rarement une idée précise de son modèle d’affaires et ne peut planifier sa stratégie en détail, ses décisions sont prises en interaction avec ses autres partenaires, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation. Analysé ainsi, le processus décisionnel n’est plus un processus d’optimisation, mais plutôt un processus destiné à trouver une solution satisfaisante avec de nombreuses parties prenantes impliquées (Andersson, 2011). Selon la théorie de l’effectuation, l’entrepreneur coconstruit son projet avec différents acteurs, car il est en possession de ressources financières très limitées qui ne lui permettent pas de recruter les experts nécessaires. Cependant, dans la phase de création de l’entreprise, l’entrepreneur a rarement accès à des réseaux développés.

Or dans la littérature, peu de travaux expliquent comment un entrepreneur, poursuivant une logique effectuale, construit son réseau de partenaires. La théorie de l’effectuation mérite d’être approfondie sur ce point, car elle n’a pas encore fait l’objet de tests empiriques concluants (Sarrouy-Watkins et Hernandez, 2015 ; Berends, Jelinek, Reymen et Stultiëns, 2014). La plupart des travaux scientifiques s’intéressent aux conditions d’utilisation/d’application, par les entrepreneurs de la logique effectuale ou causale (traditionnelle) (Harting, 2004 ; Sarasvathy et Kotha, 2001). Si les travaux théoriques et empiriques mettent bien en évidence l’importance du réseau (Coviello, 2006 ; Johanson et Vahlné, 2009 ; Dominguez, Mayrhofer et Obadia, 2017), en revanche, ils ne fournissent pas d’indication sur la manière, dont ce réseau peut être créé, ni quel est l’impact réel des partenaires sur l’organisation et sur la future stratégie de l’entreprise.

Cependant, dans tout processus de création puis de développement de l’entreprise, des interactions entre l’entrepreneur et différents partenaires ont lieu. Grâce aux différentes plateformes de partage (plateforme d’appel à l’épargne populaire, plateforme de financement, plateforme collaborative, plateforme d’échange), l’entrepreneur peut solliciter des « partenaires » potentiels. L’entrepreneur qui débute son activité a la possibilité de faire appel aux internautes pour obtenir des financements (Calmé, Onnée et Zoukoua, 2016), pour enrichir ses connaissances (Howe, 2008) ou simplement pour solliciter des avis (Renault, 2014). Cet appel à la foule crée de nouvelles opportunités pour coconstruire des réseaux (Onnée et Renault, 2014). Or, il n’existe pas, à notre connaissance, de recherche spécifique sur l’analyse conjointe de l’appel à la foule et de l’impact de l’apport des internautes sur une entreprise ayant adopté une logique effectuale. Pourtant, l’entrepreneur est largement influencé par les différents apports financiers et intellectuels des internautes, le rendant de facto, plus flexible dans ses orientations et également plus opportuniste.

D’où notre problématique sur les déterminants et les conséquences de l’appel à la foule sur la gestion d’une PME qui suit une logique effectuale. Ainsi, l’enjeu de cet article est de comprendre comment, et dans quel but, l’entrepreneur peut coconstruire son réseau lors de la création de l’entreprise et comment il enrichit son réseau avec le développement de l’entreprise grâce à l’appel à différents types d’externalisation vers la foule (parties prenantes potentielles). Nous nous intéresserons également à l’impact de l’appel à la foule sur les orientations prises par l’entrepreneur. Dès lors, notre problématique s’articule autour de la question suivante : comment l’appel à la foule peut-il contribuer et impacter un processus effectual de création et de développement d’une entreprise ? Pour cela, il conviendra de définir quelles sont les motivations de l’appel à la foule, lors des phases de création puis de développement de l’entreprise, mais également de déterminer les conséquences de l’appel à la foule sur la gestion de l’entreprise.

C’est à travers l’étude du cas de l’entreprise 1083, start-up française qui fabrique des jeans et des chaussures « made in France », et qui a adopté une logique effectuale plutôt que causale lors de sa création, que nous allons chercher les éléments de réponse à ces questions. Dans une perspective longitudinale, cette recherche s’appuie à la fois sur des entretiens menés au sein de l’entreprise 1083 ces cinq dernières années, sur l’analyse de documents secondaires internes et externes relatifs à cette entreprise, ainsi que sur une analyse netnographique (Kozinets, 2002) de la communauté de 1083. Ces analyses et les entretiens auprès du dirigeant et des salariés de 1083 vont, en effet, nous permettre d’étudier de façon longitudinale cette entreprise depuis sa création et de poursuivre l’étude pendant la phase de développement, nous permettant ainsi d’identifier les différentes conséquences de l’appel à la foule sur la gestion de cette entreprise.

Dans cette perspective, cet article va s’articuler autour de trois parties. La première partie sera consacrée à la revue de la littérature portant sur les liens qui existent entre la logique effectuale et l’appel à la foule. Dans la deuxième partie, nous présenterons l’entreprise 1083. Nous montrerons que l’entrepreneur a suivi une logique effectuale en créant sa société et que l’appel à la foule fait partie intégrante de sa démarche. L’analyse de l’entreprise 1083 nous permettra d’identifier différentes formes d’appel à la foule et de comprendre les motivations qui poussent l’entrepreneur à y recourir. Puis nous analyserons les conséquences des apports de la foule sur la gestion de l’entreprise. Dans la troisième partie, nous présenterons nos résultats et les discuterons en reprenant les cinq principes de la théorie de l’effectuation. Notre conclusion sera consacrée à la présentation des apports théoriques et managériaux de notre recherche, ainsi qu’aux pistes de développement futur.

1. Revue de la littérature portant sur les liens entre entrepreneuriat et appel à la foule

Dans leurs travaux, Schenk et Guittard (2012) s’intéressant aux plateformes participatives montrent que celles-ci sont l’émanation d’institutions universitaires, de grandes multinationales, mais surtout de start-up. L’entrepreneur qui est en train de créer une nouvelle structure, manquant de moyens financiers et humains, sera à la recherche de solutions gratuites ou peu coûteuses. Le recours à la foule peut lui procurer alors les aides, matérielles et intellectuelles, dont il a besoin. L’appel à la foule s’inscrit ainsi dans la logique entrepreneuriale, dans le sens où l’entreprise qui décide de s’appuyer stratégiquement sur la foule pour réaliser une tâche le fait dans le but de créer des richesses (Burger-Helmchen et Pénin, 2011).

Dans l’optique, de cette nouvelle « économie créative » (Matthews, Rouze et Vachet, 2014), on peut trouver les traces de l’existence d’une nouvelle modalité pour le développement de l’entrepreneuriat permettant de forger une culture d’entreprise, de se lier à des communautés, d’affirmer une identité ou encore de coconstruire l’offre de l’entreprise avec ses clients.

1.1. Théorie entrepreneuriale de l’effectuation

La recherche sur l’effectuation a été inspirée par les travaux de Sarasvathy et Simon (2000) sur la rationalité limitée. L’être humain ne serait pas strictement rationnel (Simon, 1959), car il est limité par ses capacités cognitives, telles que les limites physiologiques concernant ses capacités de calcul et par des contraintes psychologiques, comme l’existence de biais cognitifs et de sophismes. En outre, il convient d’ajouter qu’il évolue dans un environnement dynamique et instable, où les phénomènes sont interdépendants (Sarasvathy, 2001).

L’effectuation inverse les principes fondamentaux de la logique de la rationalité prédictive, et montre les limites de la planification, telles que définies par Mintzberg (1994). La logique causale repose sur le principe que le futur d’une entreprise peut se prévoir grâce à la déduction, à des analyses de rentabilité et de la concurrence et à des prévisions de la demande. Utilisant cette logique l’entrepreneur pourrait donc faire un choix rationnel (Perry, Chandler et Markova, 2012), définir un objectif préalable et des ressources nécessaires à la réalisation du projet. Dans un environnement imprévisible, et lorsque le but est d’exploiter la conjoncture, la logique effectuale est plus appropriée que la logique causale (Sarasvathy, 2001). Selon Sarasvathy (2001), l’avenir est imprévisible au sens de Knight (1921), car l’entrepreneur ne peut pas mesurer la probabilité d’occurrence de tel ou tel phénomène, car il n’est pas possible de connaître et/ou de reconnaître toutes les informations essentielles à mobiliser pour agir dans et sur son environnement. De plus, les préférences des acteurs sont instables et l’augmentation de la masse d’informations disponibles ne réduit pas pour autant l’incertitude (Wiltbank, Dew, Read et Sarasvathy, 2006). Face à cette incertitude et à l’inefficacité de la planification, l’entrepreneur doit être réactif, car la multiplication des observations dans l’action lui permet de découvrir de nouvelles opportunités (Kickul, Gundry, Barbosa et Whitcanack, 2009).

Résumant le travail de Sarasvathy, Silberzahn (2014) reprend les cinq principes qui caractérisent cette logique de l’effectuation :

  1. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ou « The bird-in-hand principle » : le créateur d’entreprise évalue les ressources en sa possession pour déterminer son champ d’action. L’entrepreneur novice (Read et Sarasvathy, 2005) construit son projet à partir des ressources qu’il possède, à savoir, sa personnalité, ses connaissances et ses réseaux.

  2. La perte acceptable : l’entrepreneur détermine ce qu’il accepte de perdre (de l’argent ou du temps). Il ne peut pas réduire l’incertitude, mais il peut calculer une perte acceptable élaborant, ainsi, son projet dans une logique de limitation des coûts.

  3. Le patchwork fou : l’entrepreneur s’appuie sur les ressources des parties prenantes pour coconstruire avec elles. L’environnement est endogène donc l’entrepreneur peut le cocréer avec le réseau de ses partenaires, des investisseurs ou de ses clients. La relation avec les parties prenantes est essentielle. Elle est interactive et permet la création de valeur et le développement de l’entreprise (Read, Dew, Sarasvathy, Song et Wiltbank, 2009).

  4. La limonade : l’entrepreneur tire profit des événements inattendus. Dans cette démarche expérientielle, l’imprévu fait partie de ce modèle, les contingences et les surprises obligent l’entrepreneur à s’adapter, mais lui ouvrent aussi de nouveaux horizons.

  5. Le pilote dans l’avion : l’entrepreneur contrôle l’avenir par ses actions. Il ne peut prévoir l’avenir, mais il peut l’influencer et même en contrôler une partie.

L’approche effectuale part du principe que les ressources de l’entrepreneur novice sont très restreintes. Ses moyens financiers sont insuffisants pour lui permettre de recruter les experts nécessaires. Selon la théorie de l’effectuation, si l’interactivité avec les parties prenantes est cruciale pour le développement de l’entreprise, le réseau de l’entrepreneur demeure souvent limité à ce stade. Ce qui revient à s’interroger sur les moyens de trouver des ressources, des clients, des partenaires qui vont permettre à l’entreprise de se développer.

C’est dans ce contexte que l’appel à la foule peut être nécessaire, le financement participatif permettant de lever des fonds et les réseaux sociaux d’interroger les futurs clients sur leurs attentes.

1.2. L’appel à la foule

Dans la littérature, il existe différentes définitions du crowdsourcing (en français « appel à la foule » ou « externalisation vers la foule »). L’apparition du concept d’appel à la foule est associée à la fin des années quatre-vingt-dix à la présentation du programme « InnoCentive » de l’entreprise Eli Lilly du secteur pharmaceutique. Le but de ce programme était de créer une plateforme de partage d’idées entre les patients, les médecins et les scientifiques pour trouver de nouvelles solutions médicales (Schenk et Guittard, 2012).

Ce n’est toutefois qu’en 2006 que Howe introduit le mot « crowdsourcing » ; il apporta une première définition du phénomène : « Simplement défini, l’appel à la foule représente l’acte d’une entreprise ou d’une institution de prendre une fonction autrefois exécutée par les employés et de l’externaliser à un réseau indéfini (et généralement large) de personnes sous la forme d’un appel ouvert. Cela peut prendre la forme d’une production par les pairs (lorsque le travail est effectué en collaboration), mais souvent aussi par des personnes seules. La condition sine qua non est l’utilisation du format d’appel ouvert et le large réseau de travailleurs potentiels ». (Howe, 2006, p. 1)

Par la suite, Lebraty (2007, p. 9) explique que l’appel à la foule « signifie l’externalisation par une organisation, via un site Internet, d’une activité auprès d’un grand nombre (foule) d’individus, dont l’identité est le plus souvent anonyme ». Il explique son apparition par une configuration sociotechnique, qui serait apparue avec le développement d’Internet et l’essor du mouvement de logiciels libres des années quatre-vingt (Lebraty et Lobre, 2015). Ainsi, l’appel à la foule serait favorisé par le développement des TIC et par la volonté de collaborer entre acteurs de communautés d’informaticiens amateurs.

Plus tard, Estellés-Arolas et González-Ladrón-De-Guevara (2012) ont sélectionné 40 définitions d’appel à la foule provenant d’articles scientifiques publiés entre 2006 et 2011. Les auteurs proposent une définition cohérente : l’externalisation vers la foule « est un type d’activité participative en ligne par laquelle un individu, une institution, une organisation à but non lucratif ou une entreprise propose à un groupe d’individus aux connaissances diverses, hétérogènes et numérotées[1], par le biais d’un appel ouvert et flexible, l’exécution volontaire d’une tâche. L’exécution de la tâche, d’une complexité et d’une modularité variable, à laquelle le public doit participer en apportant son travail, son argent, ses connaissances et/ou son expérience, implique toujours un bénéfice mutuel. L’utilisateur recevra la satisfaction d’un type des besoins, que ce soit la reconnaissance économique, sociale, l’estime de soi ou le développement des compétences individuelles, tandis que le crowdsourcer obtiendra et utilisera à son avantage ce que l’utilisateur a apporté à l’entreprise, dont la forme dépendra du type d’activité entrepris » (Estellés-Arolas et González-Ladrón-De-Guevara, 2012, p. 9-10).

Cette définition apporte deux idées nouvelles par rapport à la définition d’Howe : d’une part, le fait que la foule puisse apporter un financement, et d’autre part la notion de réciprocité (ici bénéfice mutuel) attendue de cet apport entre l’entreprise et l’apporteur. Gerber, Hui et Kuo (2012) mettent en perspective les motivations de la foule parmi lesquelles : obtenir des récompenses, aider les autres, faire partie d’une communauté et soutenir une cause.

Pourquoi l’entrepreneur fait-il appel à la foule ? Howe (2008) a défini quatre grandes situations pour lesquelles l’entreprise fait appel à la foule :

  1. afin de mobiliser l’intelligence et à la sagesse de la foule et ainsi profiter de ses connaissances ;

  2. afin de recourir au travail et à la créativité de la foule ;

  3. pour solliciter le vote de la foule « pour faire un tri parmi le flot de contributions qu’elle génère » (Renault, 2014, p. 82) ;

  4. dans l’optique de rechercher un financement par la foule via une plateforme participative. Sur ce dernier point, Calmé, Onnée et Zoukoua (2016) montrent que les conditions d’obtention de financements, dans le cadre d’une création d’entreprise, sont difficiles et c’est pourquoi les entreprises ont recours au financement participatif.

    Soulignons que Schenk et Guittard (2012) apportent une précision aux points 1 et 2 d’Howe en expliquant que l’entreprise fait appel à la foule dans trois cas : a) pour réaliser une tâche simple, à grande échelle pouvant être confiée à un grand nombre de personnes à moindre coût ; b) pour la résolution d’un problème complexe par des experts ; c) pour tirer profit de la capacité créative des individus.

    Ainsi aux quatre points d’Howe, différents travaux théoriques et empiriques permettent de rajouter de nouveaux éléments[2] ;

  5. la foule permet de créer des contacts, elle partage auprès de ses réseaux son engouement pour le projet et contribue à la réussite du projet (Onnée et Renault, 2014). Elle apporte un soutien moral à l’entrepreneur qui, dans la phase de lancement du projet, peut douter non seulement de son projet, mais aussi de ses capacités ;

  6. Onnée et Renault (2014) ajoutent que la foule permet de renforcer le capital social initial de l’entrepreneur. Elle a de plus un rôle crucial dans la promotion des projets auprès de ses réseaux et connaissances. Elle devient en quelque sorte une ambassadrice des projets en communiquant sur les valeurs partagées ;

  7. Goasdoué (2016) revient sur cette idée et l’illustre dans le cas du financement participatif pour les médias d’information. Ces derniers font appel au financement participatif aussi bien pour lever des fonds, sinon plus, que pour communiquer sur leur projet. La foule est alors un vecteur de communication important ;

  8. pour Burger-Helmchen et Pénin (2011), le recours à la foule stimule également la concurrence, car il met en compétition les équipes internes avec d’autres chercheurs, « ce qui stimule les chercheurs, accroît la productivité et permet de surmonter les résistances au changement » (p. 264) ;

  9. l’appel à la foule permet aussi à l’entreprise d’externaliser l’échec, car elle ne paye que pour les produits ou services qui répondent à ses attentes (Burger-Helmchen et Pénin, 2011).

Ces neuf raisons de faire appel à la foule vont nous servir de grille de lecture pour analyser les déterminants de l’appel à la foule pour l’entreprise française 1083. Pour chacune de ces neuf raisons, les auteurs ne font pas, explicitement, la distinction entre les déterminants liés à la création de l’entreprise et ceux liés à son développement. Cette distinction nous semble importante afin de répondre à notre problématique.

De plus, tous ces travaux n’examinent pas, spécifiquement, les conséquences de ces apports sur la gestion de l’entreprise. D’où notre question : quelles sont les conséquences de l’appel à la foule sur la gestion de l’entreprise ? Si, par exemple, une entreprise a été créée avec l’aide de fonds levés sur une plateforme de financement participatif, il peut être intéressant de regarder quelles sont alors, les contreparties demandées par la foule. Ceci impliquera d’analyser les conséquences sur la gestion quotidienne de l’entreprise, sur ses orientations stratégiques, sur son organisation et son développement.

2. Étude de cas longitudinale de la PME 1083

Il s’agit donc maintenant, à travers l’étude de l’entreprise 1083, de montrer d’une part, en quoi l’appel à la foule favorise la création et le développement de l’entreprise et d’autre part, quelles sont les conséquences de l’appel à la foule sur la gestion de l’entreprise. Assiste-t-on à un mode de management ouvert, plus transparent, plus participatif ? La logique effectuale suivie par l’entrepreneur lors de la création et du développement de l’entreprise est-elle renforcée par ces appels à la foule ? Et enfin, quels enseignements peut-on tirer de l’étude de cet « entrepreneuriat participatif » pour les créateurs d’entreprise et pour les parties prenantes de l’entreprise ?

2.1. Méthodologie

Nous avons opté pour une méthodologie qualitative au caractère exploratoire par le biais d’une étude longitudinale de cas unique. Nous avons choisi cette méthode, car elle permet la construction de la théorie par une analyse des phénomènes nouveaux et originaux grâce à l’étude approfondie d’un cas exemplaire et révélateur (Flyvbjerg, 2004 ; Yin, 2014).

Nous avons retenu d’étudier l’entreprise 1083 sur la base des éléments suivants :

  • une entreprise ayant adopté une logique effectuale, qui a été créée en faisant appel à la foule et dont l’entrepreneur doit avoir une appétence particulière pour les réseaux sociaux. Initialement, nous avons travaillé sur quatre entreprises, repérées pour le non- formalisme de leur projet entrepreneurial au moment de leur création (aucune n’a fait de plan d’affaires, les entrepreneurs sont tous très opportunistes). Nous avons retenu 1083 qui a été créée par un informaticien, lequel s’était auparavant essayé, sans succès, à la vente en ligne de produits écoresponsables. Pour se financer dès sa création, l’entreprise 1083 a déposé son projet sur la plateforme de financement Ulule. Puis, elle a développé un blogue (1083.fr) qui lui permet de recueillir les avis et suggestions de ses clients et de ses fournisseurs quant au développement et à l’amélioration de ses produits. Le choix de l’entreprise 1083 est assez illustratif dans la mesure où son créateur est issu du monde informatique et a lui-même une grande appétence pour les usages d’Internet. C’est aussi un bon exemple de jeune entrepreneur novice de la génération Y ;

  • une entreprise pour laquelle nous avions suffisamment de recul, afin de pouvoir analyser les conséquences de l’appel à la foule sur sa gestion (succès de la création et durée de vie de plus de cinq ans). Le choix d’un cas unique est approprié en cinq circonstances (Yin, 2014). L’une d’entre elles est le cas longitudinal qui consiste à étudier un seul cas en, au moins, deux moments différents. Son objectif est de spécifier comment certaines conditions évoluent au cours du temps, selon des intervalles temporels sélectionnés en fonction du rythme présumé auquel les changements interviennent (Yin, 2014). L’entreprise a été créée en mars 2013 et nous avons analysé les deux étapes distinctes : la phase de création (de mars à octobre 2013) et la phase de développement (de novembre 2013 à mars 2018).

Au cours de cette période, nous avons collecté les données primaires et secondaires. Les données primaires ont été obtenues lors d’entretiens semi-directifs avec le créateur de l’entreprise et avec le chargé du développement (soit six heures d’entretien). Toutes les notes prises pendant ces entretiens ont été retranscrites et ensuite validées par l’entrepreneur. Des entretiens informels avec quatre employés de 1083 présents au siège de l’entreprise et dans deux de ses magasins (à Lyon et à Romans) nous ont permis de compléter ces données. Nous avons assisté à une prise de décision lors du choix d’un logo et nous sommes devenues clientes de cette entreprise pour comprendre le fonctionnement de la communauté d’acheteurs. Nous recevons les courriels d’information et de sollicitation et nous pouvons ainsi avoir accès aux commentaires des clients.

Nous avons mené une analyse netnographique des communautés d’internautes de 1083. La netnographie selon Kozinets (2002) implique qu’un chercheur rejoigne un forum en ligne, tribu électronique ou autre média social en accès libre pour observer et enregistrer les discussions à des fins d’analyse. Dans notre cas, nous n’avons pas participé à un forum, mais nous avons choisi de sélectionner et d’analyser les discussions en ligne qui nous apparaissaient pertinentes.

La collecte et l’analyse de données ont suivi les protocoles de recherche netnographique établis et développés par Kozinets (2002). La première étape a consisté à identifier les communautés particulières correspondant à la thématique de notre recherche. Nous avons choisi d’étudier les interactions sur deux médias : le blogue de 1083 et la page Facebook de 1083. Ces deux supports de la stratégie digitale de l’entreprise ont vu le jour au moment de sa création (28 mars 2013, création de la page Facebook par Thomas Huriez et 30 mars apparition du premier article sur le blogue). L’entrepreneur informe et échange constamment avec ces parties prenantes.

Nous avons suivi les publications sur ces plateformes de partage pendant cinq années (de mars 2013 à mars 2018). Pendant cette période, afin de traiter l’ensemble des données, nous avons utilisé la méthode du codage thématique ouvert préétabli qui a ensuite été enrichie au cours de l’analyse. Nous avons suivi les consignes de Pettigrew, Woodman et Cameron (2001) en explorant à la fois les contextes, les contenus et les processus, ainsi que leurs interactions au cours du temps (Pettigrew, Woodman et Cameron, 2001). Plus de 95 (sur 165) articles sur le blogue et 866 (sur 2 650) posts et commentaires sur Facebook ont été retenus comme matériel de recherche. Le codage a consisté à identifier les deux phases du processus entrepreneurial (la création et le développement de l’entreprise). Nous avons ensuite cherché à identifier à quel moment et pour quelles raisons l’entreprise faisait appel à la foule. Puis, nous avons cherché à voir dans quelle mesure les différents acteurs répondaient à l’appel de l’entreprise (en suivant le nombre de commentaires et le nombre de « J’aime »). À travers les allers-retours entre théorie et empirie, nous avons suivi une méthode abductive dans laquelle le cadre original a été successivement modifié (Dubois et Gadde, 2002). En effet, dans une étude de cas unique, il est nécessaire d’enraciner les construits explicatifs dans les données et de bien les relier à la littérature afin de renforcer leur crédibilité et leur validité externe (Eisenhardt, 1989). Ensuite, nous avons procédé à une vérification par les acteurs, c’est-à-dire à une procédure par laquelle tout ou partie des conclusions d’un rapport de recherche final est présenté aux personnes qui ont été étudiées afin de solliciter leurs commentaires. Suivant le conseil de Kozinets (2002), – selon lequel une triangulation minutieuse et une immersion à long terme dans la communauté peuvent être utiles pour aider les chercheurs à distinguer les extrémistes marginaux endurcis d’un groupe de consommateurs plus typique afin de fiabiliser l’interprétation –, nous avons réalisé une triangulation des données netnographiques opérée avec les données venant des entretiens avec les employés de 1083, avec la lecture d’un ensemble d’articles de presse nationale et régionale concernant l’entreprise 1083, ainsi qu’avec les courriels de l’entreprise destinés à ses clients.

2.2. Étude empirique : étude longitudinale de l’entreprise 1083

Dans une démarche effectuale, le créateur de 1083 a lancé sa structure sans idées préconçues, et n’a pas formulé d’objectifs à atteindre ni à court ni à long terme. Il a pris en considération les moyens et les ressources, dont il disposait, et a évalué les opportunités que lui offrait l’environnement. Il s’est en effet installé suite à un héritage dans une zone économique spécialisée sur le textile : Marques Avenue[3]. Fort de ces éléments, il a pris la décision d’ouvrir son premier magasin de vêtements. Ensuite, son modèle d’affaires a été modifié, affiné en fonction des différentes opportunités qui se sont présentées et selon, également, les interactions avec les interlocuteurs rencontrés par hasard. Par exemple, la rencontre avec un artisan qui fait de l’enrobage de fil électrique a abouti à la fabrication de tongues françaises utilisant la même technologie. L’idée de 1083 est de choisir une offre populaire, c’est-à-dire des jeans, portés par le plus grand nombre et de se différencier en réalisant une production écoresponsable (utilisation de matières provenant de cultures bio) de conception française. À la différence d’autres marques éthiques, 1083 essaie de proposer des produits abordables, bien coupés et cherche à créer une image jeune et sympathique.

La démarche de l’entreprise suit une logique effectuale, observable à travers le prisme des cinq principes de l’effectuation, que l’on peut résumer dans le tableau 1. Les verbatim sont tous extraits des interviews réalisés avec le fondateur.

Tableau 1

Les cinq principes de l’effectuation pour la PME 1083

Les cinq principes de l’effectuation pour la PME 1083

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2.3. Les déterminants qui conduisent 1083 à faire appel à la foule

2.3.1. Phase 1 : création de l’entreprise en 2013

En mars 2013, T. Huriez lance la marque 1083 grâce à une des formes d’appel à la foule : le financement participatif. Il utilise la plateforme Ulule qui met en relation des porteurs de projet et des internautes souhaitant soutenir ces projets. Les projets financés par Ulule doivent être créatifs, innovants, solidaires ou à portée citoyenne. Le fonctionnement est simple : les internautes participent au financement du projet et, en échange, reçoivent une contrepartie. L’objectif de T. Huriez était d’obtenir 10 000 euros pour financer l’achat de matières premières. « On peut assez facilement trouver un financement traditionnel pour un achat de machine, mais c’est beaucoup plus compliqué pour financer le stock » explique Thomas Huriez lors du premier entretien. Pour certains investissements, l’entrepreneur ne pouvant pas recourir aux modes traditionnels de financement, l’appel à la foule est devenu la solution alternative (Tableau 3, motivation 4). Il propose alors aux clients de précommander les jeans et les chaussures. Cela lui a permis de lancer une production et de réaliser une marge sur ses ventes. Grâce à l’appel à la foule, il a dépassé son objectif de 1 108 %, en obtenant 936 précommandes pour un montant de 111 000 euros. Il a tenu à expliquer à ses clients comment allait être utilisé l’argent des précommandes : « Un bon tiers va directement financer vos commandes, c’est-à-dire vos 801 jeans et vos 400 sneakers, un autre bon tiers financera tous les frais divers (commission Ulule, frais d’expédition et de logistique, TVA, etc.) enfin le petit tiers restant va nous permettre de constituer un réel stock de démarrage de tous nos modèles… ceci, et c’est fondamental pour la pérennité de notre filière, en payant comptant nos partenaires… contents, mais surtout rassurés et confiants. » (Blogue 1083.fr, mai 2013) C’est une contrepartie de l’appel à la foule, l’entrepreneur, pour maintenir la confiance de ses parties prenantes, joue le jeu de la transparence en expliquant en détail l’utilisation des fonds.

L’autre intérêt du financement participatif pour T. Huriez (entretien, juillet 2017), « c’est surtout un excellent outil de communication, grâce aux réseaux sociaux, pour lancer une marque. Ce système nous permet de sécuriser le projetau démarrage en maîtrisant nos stocks et en faisant correspondre la production à la demande des consommateurs ». De plus, l’entrepreneur explique que l’utilisation d’une plateforme comme Ulule augmente considérablement le référencement et la notoriété de sa marque sur Internet, ce qui devient même un facteur plus important pour la survie de l’entreprise que le montant investi par les internautes. T. Huriez a ainsi compris que l’appel à foule, pour financer un projet via une plateforme reconnue, permet d’assurer une campagne de communication d’envergure (Tableau 3, motivation 7).

La demande de financement auprès des communautés en ligne a permis à l’entrepreneur novice de tester ses idées. La foule a apporté son soutien moral, a facilité la création des contacts avec différents acteurs, en partageant ses avis enthousiastes sur le projet avec ses réseaux.

Dans ce projet, les internautes avaient deux mois pour se manifester. « Pour démarrer la production, j’avais tablé sur 100 précommandes, ce qui me permettait de financer la moitié du stock de matières premières. » (Blogue 1083, mars 2013) Cet objectif a été atteint dès la première semaine. « Je ne sais pas comment commencer cette première news tellement je ne n’en reviens pas de ce démarrage. Un grand merci à tous pour ces premières précommandes, pour votre confiance, c’est tellement encourageant ! » (Blogue 1083, mars 2013) Dans la phase de lancement du projet, l’encouragement de la foule est ainsi primordial pour l’entrepreneur, qui, pétri de doutes et sans certitude sur la potentialité réelle, se questionne sur le caractère réalisable de son idée (Tableau 3, motivation 5).

En quelques mois, au fur et à mesure de l’enregistrement des commandes (200, 350, 396 et 415 précommandes enregistrées), T. Huriez arrive à financer l’ensemble de la première production de 1083 et à préparer l’avenir. « Ça dépasse toutes nos espérances », conclut T. Huriez (Blogue 1083, mars 2013) qui avait promis de relier Menton à Porspoder à vélo soit 1083 kilomètres, une fois les 1083 précommandes atteintes. En dormant pendant la traversée de la France chez les internautes qui ont soutenu son projet, il a reçu le soutien des membres de la communauté qui l’ont non seulement accueilli chaleureusement, mais aussi encouragé à continuer son aventure entrepreneuriale (Tableau 3, motivation 5).

Ensuite, T. Huriez cherche des idées, demande des avis, parfois très précis, nécessitant des connaissances pointues, à la foule. De telle façon, il obtient les conseils sur le choix de la toile. Un internaute « expert » écrit une page d’arguments et d’explications sur le blogue de 1083 (décembre 2013) : « La toile japonaise ou selvedge est une toile extrêmement serrée et beaucoup plus résistante que la moyenne avec des bords finis permettant au jean de ne pas s’effilocher pour un oui ou pour un non. À l’origine, ces toiles étaient produites en Europe… » (Tableau 3, motivation 1).

Parallèlement, l’appel à la foule a permis à Thomas Huriez et à ses équipes de recueillir de nouvelles idées (couleurs des chaussures, longueur des jeans…) chez les consommateurs de la marque. Tout est fabriqué sans surplus et en fonction des attentes réelles des clients. Sur le blogue 1083, on pouvait ainsi lire en décembre 2013 : « Merci beaucoup d’avoir été si nombreux à partager vos idées et vos remarques en commentaires du précédent billet. J’ai lu attentivement chacun d’eux, les enthousiastes, les raisonnables, les mécontents, je les ai décortiqués/relus/confrontés/et même comptés ! » La communauté apporte non seulement de nouvelles idées (Tableau 3, motivation 2 : faire appel au travail et à la créativité de la foule), mais exprime aussi son opinion sur les produits, permettant d’analyser le potentiel de marché et d’appréhender les goûts des consommateurs.

Depuis la création de l’entreprise, l’entrepreneur sollicite la foule. Il essaie de mesurer les résultats des différents « sondages », donne et analyse les résultats des consultations (Tableau 2) et ainsi justifie ses choix : « Vous êtes 7 sur 10 à encourager le lancement des pulls » (Blogue 1083, décembre 2013) ou « Merci à tous pour votre participation massive au petit sondage sur le tissu des fonds de poche des jeans. Entre les Facebook de 1083, de Modetic, et Ulule, j’ai compté 137 votes ! » « Si le carreau l’emporte haut la main pour vous les hommes (65,79 %), il est aussi majoritaire pour vous les femmes (39,39 %)… j’ai donc le plaisir de vous annoncer l’adoption des carreaux pour tous ! » (Blogue 1083, décembre 2013) Le grand nombre de réponses permet de quantifier et de classer les opinions des clients, ce qui s’apparente à une enquête de satisfaction sur un échantillon significatif (Tableau 3, motivation 3 : jugement de la foule). La foule travaille en remplissant les différents questionnaires et, en contrepartie, l’entrepreneur prend en compte le vote des internautes lors de la décision finale. La foule devient donc une partie prenante active au sein de l’entreprise (Tableau 3, motivation 2 : faire appel au travail de la foule).

Enfin, si le problème devient plus complexe, il essaie d’associer les parties prenantes en prenant des paris, en créant du suspense. Avant de se lancer dans la deuxième campagne de financement participatif (décembre 2013), il demande l’avis de la foule. « Du coup la grande question est : trouvez-vous le projet pertinent/innovant/intéressant ? Si oui, est-ce qu’on se lance ? Si re-oui, est-ce qu’on se lance maintenant ? Qu’en pensez-vous ? » (Blogue 1083, décembre 2013)

Dans cette deuxième campagne sur Ulule, T. Huriez n’hésite pas à demander à la foule de faire la promotion du projet auprès de ses réseaux et connaissances : « J’espère que vous serez nombreux à partager cette initiative sur les réseaux sociaux… et en parler à votre entourage pour faire de l’économie circulaire une énorme boule de neige ! » (Blogue 1083, décembre 2013) L’entrepreneur élargit ainsi son capital social grâce aux contacts et à la propagation des internautes (Tableau 3, motivation 6 : accroître le capital social initial).

Pour rallier encore la foule à sa cause, il justifie le choix de la marque de pulls : « Je me suis d’abord concentré sur vos avis partagés sur la marque Le Tricolore. Échanger ainsi est absolument passionnant ! Si capitaliser sur la marque 1083 est certes tentant commercialement, je veux que ces pulls participent à crédibiliser l’économie circulaire, et nous démontrent qu’il y a trop d’intelligence collective pour continuer de déshabiller la planète ainsi. C’est discutable bien sûr et peut-être que je me trompe, mais je me dis que ces pulls seront mieux compris s’ils sont expliqués à travers un concept dédié. Cela en parfaite complémentarité des nouveautés 1083 que nous travaillons déjà et que je vous présenterai… ces prochaines semaines ! » (Blogue 1083, décembre 2013)

Soulignons que déjà, pendant le lancement de 1083, le créateur créait des liens de proximité avec ses clients, notamment en parlant de sa vie privée (de sa femme, de la naissance de sa fille) et en utilisant les prénoms de ses proches et de ses employés dans sa communication. On cite l’entrepreneur et Charlotte (sa femme), ses employées (Marie, Pitou) ou ses client(e)s (Annie des Pyrénées-Atlantiques). T. Huriez exprime ainsi sa gratitude et remercie et complimente sa communauté. Il l’informe de son évolution : « Nous sommes le samedi 26 octobre (2013), il est 22 h 09… arrêtons le temps quelques instants. 2060 : c’est le nombre de fans sur Facebook. 1775 : c’est le nombre de précommandes enregistrées. 1765 : c’est le nombre de clients rêvés que vous êtes : impatients évidemment, compréhensifs heureusement, encourageants bougrement ! » (Blogue 1083, octobre 2013)

Autant d’éléments qui visent à renforcer les liens entre l’entreprise et les parties prenantes.

2.3.2. Phase 2 : développement de l’entreprise sur la période 2014-2018

À cette étape, le dirigeant a défini son modèle économique, le projet se concrétise de plus en plus. Le nombre de partenaires augmente ainsi que s’accroît la communauté sur les réseaux sociaux. La participation de la foule et la transparence de l’entreprise deviennent les principes clés de ce modèle : « Le développement de 1083 repose sur un modèle économique en circuit court qui nous permet de relocaliser entièrement la fabrication de notre offre en France (jeans, T-shirts, chaussures, ceintures, vestes) et de les proposer au prix du marché ; une démarche innovante, participative et transparente de toute notre aventure entrepreneuriale. Une modéliste, un atelier de production plus proche, des coupes femmes qui prennent mieux en compte les “grandes” tailles. » (Blogue 1083, février 2016)

Dans cette phase, la proximité et la communication avec les clients deviennent le coeur de la politique de l’entreprise. Depuis 2015, l’entreprise 1083 poste un message tous les jours sur Facebook (Tableau 3, motivation 7 : outil de communication). Pour fidéliser ses clients, susciter leur intérêt, l’entreprise publie quotidiennement de nouveaux contenus sur le site. C’est aussi une source de motivation pour l’équipe de 1083 : « Nous répondons inlassablement sur Facebook et avec plaisir à vos réserves, car elles nous défient et nous offrent l’opportunité de développer notre pensée, de l’illustrer, et d’expliquer notre démarche sous des angles nouveaux » (Blogue 1083, mars 2017) (Tableau 3, motivation 7 et motivation 8 : stimulation d’une équipe interne).

Les clients évaluent les produits, peuvent appeler directement l’entreprise et surtout donnent des conseils. « Quand je soulève un problème sur le blogue de 1083, dix jours après j’ai à ma disposition non seulement quinze cerveaux de l’entreprise qui y ont réfléchi, mais aussi l’avis pertinent de centaines de clients qui partagent leurs idées gratuitement et qui nous font grandir ! » (Entretien, juillet 2017)

T. Huriez souligne que les avis de la foule sont d’un très haut niveau d’expertise et que les idées proposées sont novatrices et applicables. Jamais, sans les communautés d’internautes, il n’aurait pu avoir accès à une telle variété d’expertises (Tableau 3, motivation 1 : acquérir des connaissances et motivation 2 : faire appel au travail de la foule).

La communauté s’accroît, par conséquent, les réponses ont davantage de valeurs, car elles sont plus nombreuses et plus variées. La méthode pour solliciter la foule évolue aussi, elle devient plus commerciale : « Gagnez le jean 1083 de votre choix en participant à nos recherches ! En effet, plus nous recueillerons vos mesures réelles, plus notre nouveau guide des tailles sera précis donc pratique. » (Facebook, septembre 2017) Les quatre mesures ont été présentées dans des mini-vidéos qui ont été vues par 7 500 personnes. Cette tâche de prise de mesures est simple, en revanche, elle nécessite la participation d’un grand nombre de personnes ; sans les internautes, le financement de ces recherches pourrait devenir assez coûteux (Tableau 3, motivation 2 : faire appel au travail de la foule).

L’entreprise 1083 continue d’améliorer ses produits et ses services, et n’oublie jamais de remercier la foule pour le rôle vital qu’elle exerce en prodiguant des conseils et en soutenant et portant la cause de 1083 : « Aujourd’hui, on veut dire MERCI à tous ceux qui expriment en commentaires leurs doutes/interrogations sur les choix que l’on est amené à faire au fur et à mesure que 1083 avance. Enfin, MERCI bien sûr à vous tous aussi qui dites “j’aime” ou qui partagez nos publications ! » (Blogue 1083, mars 2017) Ce soutien moral de la foule, exprimé par le nombre de « j’aime », devient crucial pour l’entrepreneur. À la fin de chaque année ou à l’occasion du dépassement d’un nombre important de suiveurs (+1 000) sur la page Facebook, il fait le bilan ou organise un concours pour les membres de sa communauté. Le tableau 2 présente la croissance du nombre de personnes qui confirment l’attitude positive envers la marque 1083 (le nombre de « j’aime » de 2013 à 2018). Le nombre de « j’aime » en mars 2018 a atteint 48 800 internautes (Tableau 3, motivation 6 : renforcer le capital social).

Tableau 2

La croissance de la communauté 1083

La croissance de la communauté 1083
Source : Page Facebook 1083

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Par les différents messages postés sur Facebook, Twitter ou sur son blogue, T. Huriez cherche à sensibiliser et éduquer les consommateurs. 1083 reçoit aussi des collégiens, des lycéens et des chercheurs dans son atelier à Romans pour expliquer les enjeux de la production locale, bio et ceux du recyclage. Au cours de ces visites, il prodigue des conseils aux consommateurs : « Comment s’y retrouver lorsque vous faites vos courses ? Voici nos deux conseils : interrogez les marques sur leurs réseaux sociaux sur l’origine détaillée de leurs fabrications… et cherchez le label Origine France Garantie… » (Blogue 1083, novembre 2017) L’entrepreneur enseigne à sa communauté comment choisir une « bonne » marque de vêtements, en montrant quels attributs et valeurs il faut prendre en compte. T. Huriez inconsciemment utilise une technique de marketing afin de différencier ses produits de la concurrence. L’attribut primordial est « la fabrication française », car l’entreprise socialement responsable produit à Romans en faisant appel à la main-d’oeuvre locale. Elle limite le transport (écologie) et préserve ainsi le savoir-faire local. L’éducation des consommateurs est aussi faite sur les réseaux sociaux. La communauté adhère à ces principes, les propage et souvent les alimente avec de nouveaux propos. C’est la foule qui prend le relais autant que l’enseignant de bonnes pratiques (Tableau 3, motivation 10 : éducation des consommateurs).

Ce rôle d’éducateur se double d’un rôle d’influenceur. L’entreprise 1083 travaille avec une vingtaine de partenaires locaux, dans la Drôme, en Auvergne-Rhône-Alpes et ailleurs en France. Les relations avec ses distributeurs et ses fournisseurs sont basées, non pas sur la mise en concurrence, mais sur l’échange et la coopération. Le fonctionnement en réseau dynamique avec toutes les parties prenantes (des fournisseurs aux distributeurs) permet l’émergence de nouveaux concepts. Il facilite le partage de savoir-faire et les compétences collectives s’améliorent. Le réseau ne se limite pas aux distributeurs, fournisseurs et à ses clients. Pour le jeune entrepreneur, chaque occasion est bonne pour créer de nouveaux partenariats. Via les réseaux sociaux et son blogue, il présente et valorise ses partenaires : « Hier c’est Jean-Louis Gonnin, le dirigeant de la manufacture des drapeaux UNIC S.A., qui est venu nous aider en partageant son savoir-faire. » (Blogue 1083, décembre 2017) Il valorise aussi les restaurateurs ou les politiciens : « Un grand merci aux services de l’agglomération et de la ville, en particulier Mourad Hader pour le lien précieux entre tous, et aux élus de l’agglo représentés par MM. Jacques Bonnemayre et Nicolas Daragon pour votre confiance. » (Blogue 1083, novembre 2017) Outre la communication, c’est une stratégie « donnant-donnant ». Le partenaire rend service à 1083 et l’entreprise le met en avant publiquement via les réseaux sociaux.

Avec un appel à la foule croissant, le dirigeant de 1083 peut aussi faire pression sur ses partenaires (Tableau 2, motivation 11 : influence sur les parties prenantes). En mai 2016, 1083 a fait une proposition de rachat de l’ancienne usine Charles Jourdan en offrant un euro symbolique. En échange, l’entreprise propose d’assumer l’ensemble des travaux de dépollution. Dès lors, l’entreprise informe ses parties prenantes et recherche des appuis, via les réseaux sociaux : « Au niveau économique, notre projet est chiffré par nos architectes et économistes à 5 millions d’euros. Pour les financer, si notre projet est retenu par l’agglomération et la ville, nous avons convenu avec nos partenaires bancaires de réaliser une levée de fond de 1,5 M€ qui servira d’apport à un emprunt de 3,5 M€. Le prévisionnel que nous avons réalisé avec notre expert-comptable montre que l’augmentation régulière de notre activité (c’est-à-dire des commandes) permettra bien de couvrir les 300 000 €/an de remboursements de l’emprunt de 3,5 M€ sur quinze ans… » (Blogue 1083, avril 2016) Une élue locale, s’exprimant à la radio, a suggéré que l’opposition aurait fait capoter ce projet. La réponse de 1083 a été immédiate en informant la foule de tous les détails et des enjeux de ce rachat. Le rachat a été finalement conclu. La communauté a eu un impact sur la prise de décision.

Enfin, poursuivant son développement, l’entreprise informe en permanence la foule de ses actions, de ses choix et explique sa stratégie : « Ce passé nous incite à penser 1083 différemment, pour réussir à rester agiles en grandissant. Concrètement plutôt que de rêver de devenir une entreprise de 1 000 personnes, on choisit de construire une filière qui pourrait être composée de 40 entreprises de 25 personnes (par exemple). Ainsi chaque entreprise a ses oeufs dans différents paniers, et c’est pour cela que nous recevons régulièrement d’autres ateliers avec qui nous augmentons nos capacités de production pour fabriquer vos commandes. » (Facebook, novembre 2017)

3. Résultats et discussion

L’étude du cas de l’entreprise 1083 nous a permis d’identifier onze déterminants de l’appel à la foule. Neuf ont préalablement été déjà identifiés par la littérature managériale et deux nouveaux sont apparus grâce à cette étude : l’éducation des consommateurs et l’influence sur les parties prenantes. L’entrepreneur fait appel à la foule pour éduquer les clients afin d’orienter le choix des attributs qu’ils prennent en compte au moment de l’achat. En sachant qu’un attribut de marque peut être objectif, c’est-à-dire correspondre à une réelle particularité de la marque, ou subjectif, il peut être construit par le biais de la communication publicitaire, la perception d’un attribut peut être modifiée en fonction des informations fournies. La communauté d’internautes peut efficacement valoriser un ou plusieurs attributs du produit, en propageant rapidement des informations sur le sujet.

La foule peut remplir un rôle d’influenceur des parties prenantes. Cette puissance est comparable – voire plus forte – à celle d’un média traditionnel. Les membres de la communauté sont souvent extrêmement engagés, déterminés pour atteindre un objectif. En constituant un groupe, ils s’encouragent mutuellement et se sentent indestructibles (car souvent anonymes). Dans notre étude, l’entrepreneur, par les explications détaillées présentées à la foule d’une injustice qu’il déclare subir, sollicite consciemment les membres de son réseau afin d’obtenir l’appui de sa communauté. L’effet de masse (le nombre de commentaires sur Internet) fait s’incliner la partie adverse.

Nous pouvons ainsi présenter les différentes motivations de l’entreprise 1083 et les mettre en correspondance avec les résultats décrits par les travaux identifiés dans la revue de littérature.

Tableau 3

Les motivations de l’entreprise 1083 pour faire appel à la foule

Les motivations de l’entreprise 1083 pour faire appel à la foule

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Deux nouvelles motivations (10 et 11) apparaissent suite à notre étude. Quelle que soit la cause défendue, et sans porter de jugement normatif, c’est un moyen de manipuler d’une certaine façon une partie de la foule concernée.

La figure 1 montre de façon synthétique le lien entre la théorie de l’effectuation et les différentes motivations de l’appel à la foule dans la phase de création et de développement de l’entreprise.

Selon le premier principe de la théorie de l’effectuation, le créateur d’entreprise démarre avec les moyens qui sont en sa possession, sans avoir réellement planifié sa progression. Sauf exception (en cas d’héritage par exemple), l’entrepreneur novice à ce stade a accès au financement traditionnel de façon très limitée, car les montants investis dans l’entreprenariat, tant dans le cadre du capital-risque que dans le domaine bancaire, tendent à diminuer ces dernières années (Calmé, Onnée et Zoukoua, 2016). L’appel à la foule est alors une des rares options permettant la mobilisation de ressources financières (Howe, 2008). En outre, lorsque le montant obtenu dépasse largement le montant espéré, le créateur a confirmation que son projet plaît à la foule. Ainsi comme Onnée et Renault (2014) le précisent, le financement participatif, en plus d’apporter du capital, s’assimile à un encouragement de la part des contributeurs. La campagne de financement participatif a « une portée émotionnelle tant pour les contributeurs que pour les porteurs de projet » (Onnée et Renault, 2014, p. 15). En témoigne la récente campagne de financement lancée le 20 juin 2019, pour le lancement du jean infini (Ulule, 2019). T. Huriez prévoyait initialement de lancer la production du jean à partir de 100 précommandes. À trois jours de la fin de la campagne, mi-juillet, il en était à 649 % de son objectif initial et il s’engageait auprès de ses clients à réitérer son voyage en vélo dans l’autre sens et avec eux. Le porteur du projet, submergé d’émotions par son succès, entre quasiment en communion avec ses clients qui l’encouragent.

Figure 1

Logique effectuale et déterminants de l’appel à la foule

Logique effectuale et déterminants de l’appel à la foule
Source : Inspiré par Read et al., 2009.

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De même, lors de la phase de création, l’entrepreneur a rarement accès à un réseau à proprement parler, c’est alors qu’il fait appel à la foule pour le créer. L’entrepreneur a souvent des connaissances, mais qui ne constituent pas une communauté. Le nombre de ses parties prenantes peut être limité. De plus, possédant des ressources financières très limitées, il ne peut recruter les experts nécessaires pour développer son activité ni recruter un grand nombre d’employés pour exercer des tâches simples. Dans ces deux cas, il va chercher l’aide d’internautes. Nous avons ainsi montré comment le créateur a construit son réseau de partenaires en ayant recours à la foule durant la création et le développement de l’entreprise. Alors que la théorie effectuale stipule que la création du réseau n’est pas planifiée, il semblerait ici que la constitution du réseau soit ciblée selon la nature des tâches qui sont demandées aux différents membres (clients, fournisseurs, financeurs). En revanche, comme l’explique cette théorie, l’orientation qui sera prise par l’entreprise dépend bien des propositions et contributions des différents membres du réseau de l’entreprise et celles-ci ne sont pas connues d’avance.

Enfin, en ce qui concerne la communication, au début de son activité, l’entreprise manque de moyens financiers humains pour payer les frais d’une campagne de communication et pour faire du référencement payant. Le recours à la foule, comme le montre le cas de l’entreprise 1083, peut à la fois apporter le financement, amener de nouvelles pistes de réflexion, permettre d’exécuter des tâches à la fois complexes et/ou simples et être un vecteur efficace de communication. La foule peut aussi remplir le rôle d’une boussole, qui guide l’entrepreneur dans ses choix, lors du stade de définition et de mise en oeuvre du projet.

L’appel à la foule ne diminue pas avec le développement de l’entreprise, bien au contraire. C’est un phénomène cumulatif qui s’autoentretient. Dans la théorie de l’effectuation, l’entrepreneur coconstruit son projet avec différents acteurs, il crée un « patchwork fou ». Ensuite, en fonction des opportunités ou d’événement inattendus, il ajuste son projet. Ces phénomènes apparaissent dans la phase de développement de 1083. C’est la foule, dans notre cas, qui permet la création du « patchwork fou ». Grâce aux réseaux sociaux et au blogue de l’entreprise, le dirigeant a trouvé ses partenaires (les fournisseurs, les clients, les distributeurs, les journalistes, les chercheurs, les hommes politiques). Le dernier principe de la théorie de Sarasvathy suppose que l’entrepreneur soit capable d’avoir un impact sur l’avenir (« le pilote dans l’avion »). Dans le cas de l’entrepreneur, cela semble être le cas par ses discussions avec la foule. Avec Facebook et sur son blogue, il éduque ses clients potentiels, essaie de les faire adhérer à sa cause. En expliquant en détail la gestion de son entreprise et en demandant aux internautes d’exécuter les tâches plus ou moins élaborées, l’entrepreneur implique la foule dans le but d’orienter ses choix de consommation vers les produits de l’entreprise.

L’entrepreneur reste à l’affut d’opportunités, ce qui peut impliquer un lien de dépendance entre la foule et l’entreprise. Si l’entrepreneur réussit à réduire l’éventuelle dépendance qu’il peut avoir avec ses fournisseurs, il accroît en revanche sa dépendance vis-à-vis de ses clients et autres « suiveurs ».

L’excès de transparence, la fourniture continuelle d’informations à la foule le contraint à respecter ses valeurs, à tenir ses engagements. C’est un processus qui s’autoentretient et se renforce. La logique effectuale est ainsi renforcée par ces appels à la foule et inversement, parce que le dirigeant cherche à s’inspirer des apports de la foule, cherche à saisir les opportunités qu’il identifie via l’appel à la foule, il inscrit le développement de l’entreprise dans un processus d’effectuation.

L’entrepreneur n’a jamais rédigé de plan d’affaires et suit une logique effectuale qui va être renforcée par les apports des internautes. En revanche, même s’il fait preuve de beaucoup d’opportunisme (et reste éloigné d’une logique causale), il reste fidèle à ses valeurs de production de proximité, éthique et responsable. L’appel à la foule le conforte dans le choix de ses valeurs. Il reçoit d’une certaine façon l’accord, voire l’assentiment des internautes clients et ne peut dévier de sa trajectoire d’entrepreneur socialement responsable. Ainsi, pourrait-on rajouter au vu du prolongement des travaux de Schenk et Guittard (2012), un élément supplémentaire selon lequel l’entreprise fait appel à la foule lorsqu’elle recherche l’assentiment de cette dernière. Ce qui sera confirmé par les travaux de Onnée et Renault (2014).

Selon les thèses dominantes, les plateformes collaboratives contemporaines incarnent une sorte de fusion entre les domaines autrefois distincts de la production et de la consommation (Matthews, Rouze et Vachet, 2014). Les conclusions d’analyses économiques sur l’appel à la foule montrent comment ce phénomène s’inscrit dans un long processus de réintégration des consommateurs au sein du cycle de production de biens et services courants (Kleemann, Voss et Rieder, 2008). L’étude du cas de l’entreprise 1083 est édifiante sur ce dernier point. Finalement, la foule participe à la création de valeur pour l’entreprise tout au long des étapes, de la production à la commercialisation des produits. Dans le cas de 1083, la foule a apporté les moyens financiers et humains en partageant ses idées, son expertise et en donnant son avis.

Ainsi, les conséquences de l’appel à la foule sur la gestion de l’entreprise sont de renforcer la logique effectuale suivie par l’entrepreneur lors de la création et du développement de l’entreprise. Il en découle un mode de management que l’on peut qualifier « d’ouvert », plus transparent, plus participatif, mais dans le cadre présent d’une relative « démocratie participative », le dirigeant s’impose de nouvelles contraintes : ce n’est plus le conseil d’administration qui vote les décisions, mais bien la foule. On peut s’interroger sur les limites d’un tel modèle. À l’instar des PME cotées en bourse (Hirigoyen, 2009), le dirigeant de 1083 se voit obligé de rendre publics ses résultats, de communiquer sur ses intentions et d’une certaine façon, il fait participer la foule à la gouvernance de l’entreprise. Il devient dépendant du mécanisme de gouvernance qui représente, non pas ici le marché boursier, mais la foule qu’il sollicite.

Toutefois, l’entreprise veut faire une nouvelle levée de fonds pour financer les travaux de rénovation de l’usine Charles Jourdan qui démarrera en 2020 ; elle mixera financement participatif et demande de prêt bancaire. Elle cherche ainsi à préserver son indépendance en ne permettant pas aux investisseurs de prendre trop de parts dans l’entreprise ni en dépendant exclusivement des apports financiers de la foule.

Conclusion

L’étude longitudinale du cas de l’entreprise 1083 nous a permis, d’une part, de mettre à jour le lien existant entre la logique effectuale de création et de développement d’une entreprise et le recours à la foule. Ces deux phénomènes se renforcent mutuellement, car l’appel à la foule permet de créer des opportunités pour l’entreprise et de cette façon, l’entrepreneur poursuit le développement de son activité selon une logique effectuale. D’autre part, le processus d’effectuation impose une coconstruction du projet entrepreneurial avec plusieurs parties prenantes, ce qui semble donner de la cohérence à l’emploi du recours à la foule. Ainsi, l’appel à la foule permet « d’opérationnaliser » la théorie de l’effectuation. L’entrepreneur est amené à saisir les opportunités et il doit dans le même temps se créer des opportunités.

Cette étude nous a aussi permis d’identifier deux nouvelles raisons qui ont motivé l’entreprise à avoir recours à la foule : l’éducation des consommateurs et l’influence que l’entreprise peut exercer sur ses partenaires.

Nous avons également constaté que, même si la foule participe à la création de valeur pour l’entreprise, les conséquences de l’implication de celle-ci peuvent devenir contraignantes par la suite pour le dirigeant. L’entrepreneur reste constamment sous surveillance de la foule, ce qui peut constituer un risque, surtout en sachant que la foule ne suit pas toujours un raisonnement rationnel : elle est « apte à se soumettre à quiconque » et elle peut être une source « d’impulsions potentiellement destructrices » (Méric, Jardat, Mairesse et Bradet, 2016).

Émanant de notre recherche, certaines recommandations managériales peuvent être utiles pour aider les entrepreneurs novices à lancer et ensuite développer leur activité. L’entrepreneur qui suit la logique effectuale peut, au moment de la création, grâce à la foule, trouver un financement, externaliser différentes tâches (simples ou même très complexes) sans avoir à verser de gratification financière. La foule peut être une source d’inspiration, de conseil, de soutien moral. Elle peut influencer certaines parties prenantes de l’entreprise et permettre de rallier de nouveaux clients potentiels aux valeurs de l’entreprise, en les éduquant. Nous recommandons à l’entrepreneur de dépasser la simple logique financière de l’appel à la foule. Il doit s’appuyer sur la foule afin d’augmenter l’engagement de ses parties prenantes, en profitant de la foule pour étendre et solidifier son réseau.

La foule, en revanche, demande toujours une contrepartie : celle-ci peut prendre la forme d’un bien matériel ou d’un retour d’informations quant à l’utilisation des sommes versées. Dans notre étude, l’entreprise est amenée à faire preuve de transparence, allant même jusqu’à la divulgation de faits personnels. La transparence impose de mettre en accord ses valeurs et ses engagements éthiques avec les pratiques de l’entreprise. Sans cela, la foule peut sanctionner une conduite qu’elle jugerait dissonante avec les valeurs portées par l’entreprise, mais les réactions de la foule sont assez imprévisibles. Nous pouvons ainsi préconiser aux dirigeants d’entreprise de faire appel à la foule à titre consultatif, mais de conserver aussi, une certaine distance avec elle. Nous pensons que non seulement, l’entrepreneur n’est pas condamné à subir les choix imposés par la foule, mais, bien au contraire, il doit être actif et ne jamais perdre de vue qu’il a les moyens d’influencer la foule. Il convient de rester le plus possible le maître du jeu en essayant d’anticiper les effets pervers induits par l’appel à la foule.

Notre recherche comporte un certain nombre de limites, notamment celles relatives à la généralisation des résultats. Notre étude exploratoire, avec un cas unique longitudinal, même s’il nous paraît pertinent et riche, est limitée par notre positionnement interprétativiste, car nous ne pouvons pas généraliser nos résultats. De plus, notre recherche netnographique pourrait être enrichie par une catégorisation et une analyse liées aux caractéristiques des membres de la foule. Cela pourrait faire apparaître quels sont les objectifs des membres et, par là même, définir quel type de membres constitue un danger potentiel pour l’entreprise.

La nécessité de la transparence, la divulgation des éléments stratégiques, financiers et personnels impactent la gestion quotidienne de l’entreprise 1083. De plus, la nécessité de communication quotidienne engendre des coûts supplémentaires. La foule s’engage et s’habitue à participer à la prise de décision. Même si le système de la consultation de la foule n’est pas formalisé, on peut se demander si la foule ne se retournera pas contre l’entreprise, si un jour son avis ou ses conseils ne sont plus pris en compte. Cette interrogation peut donner lieu à une recherche future qui consisterait à comparer le rôle de la foule à celui des actionnaires minoritaires qui investissent dans la PME. Il s’agirait d’étudier quelles sont les conséquences de l’obligation de transparence relative dans les deux cas sur la gouvernance de l’entreprise.