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Introduction

Le développement de l’innovation en contexte de PME a suscité l’engouement de nombreux chercheurs (Fréchet et Goy, 2017 ; Pinget, Bocquet et Mothe, 2015). Par ailleurs, le baromètre FNEGE 2015[1] révèle que les dirigeants, sensibles à cette question, semblent attendre des préconisations afin de mieux animer et organiser l’innovation au sein de leur structure. Ces derniers sont contraints de repenser leur processus d’innovation au regard des nombreux bouleversements environnementaux auxquels ils sont confrontés.

La littérature dédiée à l’innovation en PME a permis de mettre en exergue une diversité de leviers et de barrières tant sur le plan organisationnel que d’un point de vue environnemental (Strobel et Kratzer, 2017 ; Madrid-Guijarro, Garcia et Van Auken, 2009).

Si des auteurs suggèrent très tôt de mettre en exergue le rôle de la GRH dans le développement et l’adoption d’une innovation (Van de Ven, 1986), Mohnen, Palm, Van der Loeff et Tiwari (2008) regrettent que les pratiques de management des RH fassent l’objet de peu d’attention dans les travaux sur l’innovation. Cette recherche est centrée sur la gestion des ressources humaines qui constitue un antécédent organisationnel de l’innovation encore peu étudié en PME (Adla et Gallego-Roquelaure, 2019).

L’enjeu de la GRH semble d’autant plus important dans un contexte de PME puisque les ressources humaines constituent l’un des principaux obstacles à l’innovation (Strobel et Kratzer, 2017 ; Madrid-Guijarro, Garcia et Van Auken, 2009). À titre d’exemple, ces derniers sont liés à la charge de travail élevée des salariés (Larsen et Lewis, 2007) ou encore à leur manque de formation et/ou de qualifications (Tourigny et Le, 2004). Par ailleurs, en raison des ressources limitées des PME (De Massis, Audretsch, Uhlaner et Kammerlander, 2018), les dirigeants ne sont pas toujours en mesure de mettre en place des pratiques de GRH mobilisatrices coûteuses à l’image de l’instauration d’incitations financières. Dès lors, si des spécificités inhérentes à ce type d’organisation ont été mises en lumière, les PME demeurent protéiformes et dénaturées[2] pour certaines (Torrès et Julien, 2005). La dynamique relationnelle, sur laquelle repose leur GRH souvent informelle et intuitive (Mahé de Boislandelle, 2015), voire discrétionnaire (Pichault et Nizet, 2013), nous amène à nous interroger sur les mécanismes relationnels entre la GRH et l’innovation en PME. Dans la lignée des travaux de Laursen et Foss (2014), nous nous focalisons sur ces mécanismes au travers de la théorie du don/contre-don de Mauss (1925). S’intéressant à une forme d’échange bien particulière entre les acteurs, cette assise théorique fournit un éclairage sur la valeur des liens sociaux entre les individus, et plus précisément, entre le dirigeant et les salariés de la PME.

Contrairement à la théorie de l’échange social (Blau, 1964) et au contrat psychologique relationnel (Delobbe, Herrbach et Lacaze, 2005), la théorie du don/contre-don offre davantage la possibilité de prendre en considération le contexte dans lequel se déroulent les échanges (Pihel, 2008). L’auteur ajoute qu’elle permet de mettre en perspective les interactions durables et le contexte dans lequel les dynamiques d’échange s’opèrent. Par ailleurs, cette assise théorique ne se restreint pas à l’étude d’une relation d’échange bilatérale. Nous définissons le don comme un geste intéressé et consenti s’inscrivant dans une relation entre acteurs, et générant un endettement mutuel. En s’inscrivant dans une perspective relationnelle, cette recherche vise donc à comprendre comment la relation entre la GRH et l’innovation en PME évolue au travers des mécanismes relationnels du don/contre-don au cours d’un projet d’innovation ?

Plus précisément, notre objectif est double : identifier les mécanismes du don/contre-don en contexte de PME et comprendre leurs rôles dans la relation entre la GRH et l’innovation.

Une étude qualitative a été menée auprès d’une PME française ayant développé un projet d’innovation technologique.

Les résultats révèlent que la logique du don évolue au travers de deux étapes clés : libérer les dons visant à innover, et refuser de rendre les dons en matière de GRH. Ces étapes soulignent l’enjeu d’un contexte organisationnel propice, des liens sociaux intenses et du rôle de certaines pratiques de GRH.

Nous abordons, dans une première partie, la littérature relative aux liens existants entre GRH et innovation en PME au travers de la théorie du don/contre-don. Dans une deuxième, nous analysons le cas d’une PME déployant un projet innovant, avant de discuter les résultats obtenus dans une dernière partie.

1. La GRH et l’innovation en PME sous le prisme du don

Cette première partie présente les spécificités de l’innovation en PME, avant de souligner l’enjeu de la gestion des ressources humaines. Enfin, l’approche maussienne du don apporte un éclairage sur la relation entre la GRH et l’innovation en PME.

1.1. Retour sur l’innovation en PME

Si l’on se réfère à l’enquête communautaire sur l’innovation (CIS) 2014 portant sur la période 2012-2014, on constate que les PME innovent davantage que les entreprises, dont l’effectif est supérieur à 250 salariés[3].

Les travaux portant sur l’innovation se sont multipliés et ont fait émerger de nombreux débats. L’innovation renvoie à « la mise en oeuvre d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé nouveau ou sensiblement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l’entreprise, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures » (OCDE, 2005, p. 54). Nous attirons l’attention sur le fait qu’elle est susceptible de revêtir ainsi une multitude de formes. Dans cette recherche, le type d’innovation qui nous intéresse plus particulièrement est l’innovation technologique de procédé. Celle-ci implique l’ajout d’éléments et/ou des modifications de la chaîne de fabrication au niveau des techniques, du matériel ainsi que des logiciels (OCDE, 2005). Cette forme d’innovation place essentiellement le focus sur l’interne (Schilling, 2005). Gopalakrishnan, Bierly et Kessler (1999) soulignent que son développement fait appel à des connaissances techniques qui se veulent souvent complexes et tacites. Concernant ses finalités, l’innovation de procédé peut consister à introduire davantage de flexibilité et à réduire les coûts de production (Simonetti, Archibugi et Evangelista, 1995). Aussi, elle est susceptible d’offrir la possibilité de renforcer l’efficacité de la production ou encore d’améliorer la qualité du processus de production (Schilling, 2005).

Au-delà de la nature et de l’objet de l’innovation, des chercheurs se sont intéressés au degré de nouveauté de l’innovation qui fait référence à son intensité. Amara et Landry (2005) suggèrent de penser l’innovation comme un continuum, dont les deux extrêmes sont composés de l’innovation incrémentale et de l’innovation radicale.

L’innovation radicale peut se manifester par le développement de nouvelles caractéristiques ou la création d’un nouveau processus (Garcia et Calantone, 2002). Si elle repose sur le déploiement de nouvelles techniques, cette forme d’innovation peut également engendrer l’ouverture de nouveaux marchés à partir des opportunités générées (Ettlie, Bridges et O’keefe, 1984). À l’opposé, l’innovation incrémentale engendre des améliorations et des ajustements dans les pratiques mises en oeuvre ou les routines existantes (Cooper, 1998). Notons qu’une attention particulière mérite d’être accordée à la dimension temporelle : une innovation radicale deviendra incrémentale au fil du temps (Schilling et Thérin, 2006). Cette nuance amène à s’interroger sur la relativité de l’innovation. Dans la lignée d’auteurs tels que Van de Ven (1986), nous avons considéré que l’objet introduit était perçu comme étant nouveau par les membres de l’organisation adoptante.

Cette recherche s’intéresse plus particulièrement aux PME, qui constituent une terre propice à l’innovation (CIS, 2014). Plusieurs auteurs appellent à prendre en considération leurs particularités pour mieux cerner le développement de l’innovation au sein de ce type de structure puisque le processus d’innovation des PME semble façonné par une diversité de spécificités contextuelles (Ajzen, Rondeaux, Pichault et Taskin, 2016). Parmi celles-ci, nous retrouvons l’âge, la taille de l’entreprise ou encore la structuration organisationnelle. À titre d’illustration, une structure participative et peu formalisée est susceptible de s’avérer propice à l’innovation (Bessant et Tidd, 2007). À l’inverse, Terziovski (2010) a montré qu’une structure formalisée et flexible peut permettre à l’entreprise d’obtenir de meilleurs résultats en matière d’innovation. En raison de la capacité d’adaptation aux bouleversements environnementaux qu’elle procure aux PME, la flexibilité organisationnelle constitue en effet une source d’innovation incontestable (Hausman, 2005).

Kaufmann et Tödtling (2002) précisent que les PME innovent de manière à se spécialiser sur un marché de niche, leur offrant ainsi la possibilité de se différencier et de développer leur compétitivité. Ces auteurs soulignent que ce choix stratégique est en outre motivé par l’amélioration de la qualité, l’augmentation de la productivité ainsi que la réduction des coûts. Notons que la stratégie d’innovation des PME peut revêtir deux formes. Un premier ensemble de travaux révèle que les dirigeants, ayant adopté une stratégie d’innovation à la fois formalisée et planifiée, obtiennent de meilleurs résultats (Fréchet et Goy, 2017). Un second ensemble de travaux décrit la stratégie d’innovation des PME comme étant le plus souvent de nature émergente (De Jong et Marsili, 2006).

En PME, si la stratégie d’innovation est impulsée par le dirigeant la plupart du temps, elle n’est pas l’affaire d’un seul homme. En effet, les salariés, faisant partie des principales ressources disponibles pour innover en PME, viennent en soutien au dirigeant (Pichault et Picq, 2013). Les études menées se sont plus particulièrement intéressées à leurs caractéristiques personnelles agissant comme de véritables leviers : leur attitude face à l’innovation (Martinez-Roman, Gamero et Tamayo, 2011), leur niveau d’éducation (Keizer, Dijkstra et Halman, 2002) ainsi qu’à leurs compétences (Romijn et Albaladejo, 2002). L’attitude positive des salariés, passe à la fois par une importante motivation et une absence de résistance au changement (Martinez-Roman, Gamero et Tamayo, 2011). Dans leur étude, Keizer, Dijkstra et Halman (2002) ont précisé que le niveau d’éducation des salariés favorise l’innovation en indiquant que celui des dirigeants exerce une influence plus faible. Par ailleurs, au-delà de la formation suivie par les salariés, leurs précédentes expériences professionnelles encouragent l’innovation (Becheikh, Landry et Amara, 2006).

Parallèlement, les faiblesses de la PME en matière de ressources humaines ont été assimilées à un obstacle de taille. Premièrement, le manque de formation et/ou de qualifications des salariés travaillant au sein de ce type de structure a été pointé à plusieurs reprises (Tourigny et Le, 2004). Deuxièmement, l’attitude adoptée par les dirigeants à l’égard du risque et du changement vient compléter la liste d’obstacles (Madrid-Guijarro, Garcia et Van Auken, 2009). Troisièmement, le manque d’expertise des salariés a été souligné par Hewitt-Dundas (2006).

Allant plus loin, certaines études empiriques ont permis de mettre en lumière différentes pratiques de GRH contribuant à l’innovation.

1.2. La relation entre la GRH et l’innovation en PME

Afin de comprendre la relation entre l’innovation et la GRH en PME, revenons sur les spécificités des pratiques de GRH dans ce contexte.

La GRH est définie comme : « l’ensemble des activités qui permettent à une organisation de disposer des ressources humaines correspondant à ses besoins en quantité et en qualité » (Cadin, Guérin et Pigeyre, 2007, p. 5). Plus précisément, nous nous intéressons aux pratiques formelles ou informelles qui renvoient à la mise en oeuvre des activités en lien avec celle-ci (recrutement, formation, communication, etc.). Des perspectives différenciées sont présentes dans la littérature, d’un côté, la GRH est autocentrée sur le dirigeant (Lai, Saridakis, Blackburn et Johnstone, 2016) et d’un autre, celle-ci peut être partagée (Adla et Gallego-Roquelaure, 2018).

Dans la première perspective, les pratiques de GRH sont généralement peu formalisées et autocentrées sur le dirigeant (Lai et al., 2016). Le recrutement s’effectue le plus souvent par le bouche-à-oreille en faisant appel aux réseaux personnels et professionnels du dirigeant (Jack Hyman et Osborne, 2006). Notons aussi qu’à l’instar d’autres pratiques de GRH, l’évaluation est subjective et la formation « sur le tas » ainsi que le tutorat sont généralement privilégiés. La politique de rémunération est arbitraire : les PME ne possèdent pas toujours de grille de rémunération (Wapshott et Mallett, 2015). Cette perspective s’inscrit dans la convention discrétionnaire dépeinte par Pichault et Nizet (2013) contenant des pratiques de GRH informelles au regard du rôle central joué par le dirigeant, dont les décisions reposent essentiellement sur des critères subjectifs.

Paradoxalement, dans la seconde, des chercheurs soulignent que le caractère informel des pratiques de GRH favorise la forte implication des salariés de la PME adhérant davantage au projet de l’entreprise (Psychogios, Szamosi, Prouska et Brewster, 2016). Cela se traduit par des relations plus saines entre ces derniers et les dirigeants (Psychogios et al., 2016). Les salariés bénéficient ainsi d’une meilleure qualité de l’emploi et sont davantage impliqués dans la prise de décision (Tsai, Sengupta et Edwards, 2007). Dans la continuité de leurs travaux, Adla et Gallego-Roquelaure (2018) montrent que la GRH informelle et arbitraire, généralement présente en contexte de PME (Mahé de Boislandelle, 2015 ; Pichault et Nizet, 2013), peut laisser place à une GRH partagée entre le dirigeant et les salariés. Celle-ci, coconstruite par les acteurs, se veut bienveillante et souhaitée par l’ensemble des membres de l’entreprise. Cette forme de GRH rend compte de la complexité et de la richesse des relations dans ce type de structure.

En ce qui concerne l’innovation, Hayton (2003) a montré que la GRH se met au service de la stratégie d’innovation lorsque les pratiques instaurées encouragent notamment la collaboration, la prise de risque et l’expérimentation. La formation agit également comme un levier d’innovation dans la mesure où elle permet de développer les compétences des salariés (Adla, 2018 ; Antonioli et Della Torre, 2016). Dans son étude longitudinale menée auprès d’un échantillon de 275 PME françaises, Aït Razouk (2014) a souligné l’importance d’employer le capital humain à bon escient. En ce sens, cet auteur a particulièrement insisté sur la participation des salariés aux projets d’innovation, qui bénéficieront ensuite d’une récompense monétaire. Cette liste de pratiques de GRH est enrichie par le rôle clé joué par le partage d’informations et d’idées permettant de trouver de nouvelles solutions pour répondre aux problématiques rencontrées et favoriser la compréhension mutuelle (Sheehan, 2014 ; Aït Razouk, 2014). Enfin, le recrutement fait également partie des pratiques de GRH suscitant l’innovation en PME lorsqu’il repose sur un processus formalisé (Sheehan, 2014). Plus précisément, cet auteur indique que certaines méthodes sont particulièrement propices à l’innovation à l’image du recours à un cabinet de recrutement. Dans leurs travaux, Adla et Gallego-Roquelaure (2016) ont montré que des pratiques supplémentaires peuvent susciter l’innovation : les conditions de travail en vigueur, la mobilité interne ou encore la communication.

Au-delà des pratiques de GRH impulsant l’innovation, Curado (2018) a désigné la relation de confiance tissée entre les différents acteurs de l’entreprise. En ce sens, cet auteur met en évidence les échanges et les interactions interpersonnels sur lesquels reposent certaines pratiques de GRH orientées vers l’innovation.

Par ailleurs, des pratiques, telles que les récompenses sous diverses formes, la communication ou encore la responsabilisation, se mettent au service de l’innovation organisationnelle et assurent sa pérennité (Dubouloz, 2014).

L’analyse de la littérature révèle que les pratiques de GRH tournées vers l’innovation varient d’une organisation à une autre sans pour autant que cela ne les empêche d’innover. Le recours à une approche centrée sur les pratiques apporte ainsi des éléments de réponse insuffisants concernant les mécanismes qui sous-tendent la relation entre la GRH et l’innovation. Par ailleurs, la littérature sur la GRH en PME fait peu écho aux mécanismes relationnels reliant les acteurs de l’entreprise. Or, dans ce type de structure, les relations sont primordiales, et contribuent à l’évolution de la GRH et de l’innovation.

1.3. L’échange de dons au coeur de la GRH et de l’innovation en PME

Au cours d’un voyage au coeur des îles de Trobriand, l’anthropologue Malinowski (1922) a choisi de s’intéresser aux sociétés primitives pour mener ses investigations. Dans son ouvrage, cet auteur nous entraîne dans son périple et nous conte l’ensemble des rites auxquels il a assisté durant son immersion. Il nous fait découvrir, plus précisément, la « kula » qui est une pratique consistant à échanger des dons au sein d’une tribu ou entre des tribus. Malinowski (1922) a observé la circularité et la régularité de ces échanges au sein de la société. Ce constat l’a conduit à assimiler les cercles dessinés par ces derniers à la notion de réseau, et a remarqué qu’ils donnaient naissance à des alliances intertribales. Il indique que les éléments circulant dans ces échanges étaient des « soulavas » (colliers) et des « mwalis » (bracelets taillés et polis dans une coquille). Ce type de don-échange était réalisé dans une relation de réciprocité équilibrée où la contrepartie était respectée. Toutefois, les parties prenantes ont souligné qu’il ne s’agissait pas de « gimwali » (troc) en mettant en avant le caractère désintéressé du don, dont la finalité consiste avant tout à créer un lien social (Malinowski, 1922).

Ayant fait l’objet de nombreux développements dans diverses disciplines, le don s’invite désormais en sciences de gestion et plus précisément dans le champ de la GRH comme en attestent notamment les travaux de Berthoin Antal et Richebé (2009) ou encore de Balkin et Richebé (2007) portant sur différentes pratiques de GRH telles que la formation ou encore le partage de connaissances dans des organisations de tailles et secteurs variés.

Le don maussien repose sur une double ambivalence au regard de son caractère volontaire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé (Mauss, 1925). Celui-ci ne résulterait donc pas d’une manoeuvre altruiste dans la mesure où le contre-don est attendu (Berthoin Antal et Richebé, 2009). Dans cette approche, le lien social peut primer sur les intérêts personnels que les acteurs n’hésitent pas à sacrifier.

Mauss (1925) propose un processus séquentiel composé de trois étapes : donner, recevoir et rendre. Ce cycle débute lorsque l’un des acteurs donne : ce geste implique pour le donateur de sacrifier une partie des ressources détenues. Effectuer un don constitue une action consentie, mais néanmoins incertaine dans la mesure où aucun retour n’est garanti. Lorsque le destinataire du don le reçoit, deux possibilités s’offrent alors à lui : l’accepter ou le refuser. Si l’individu l’accepte, il va à son tour réaliser un don pour préserver la relation. Ce contre-don, différé dans le temps, ne fait pas l’objet d’une planification.

En outre, celui-ci respecte une norme de réciprocité et non un principe d’équivalence : l’échange se veut équitable. Dans son ouvrage, Alter (2009) souligne que la réciprocité ne s’exerce pas uniquement entre deux individus, mais entre l’individu et la communauté, elle profite donc à un tiers qui peut s’apparenter entre autres à un projet, à un groupe ou à l’entreprise. On parle dès lors de réciprocité généralisée. Une nouvelle dynamique de don, fondée sur le même cycle ternaire, s’enclenche.

Le donateur est soumis à une pression exercée par une pluralité de facteurs de contingence. Cette idée rejoint le concept de « fait social total » de Mauss (1925) qui appelle à une prise en considération du contexte dans lequel est encastré l’échange. Les différents facteurs internes et externes de contingence ne peuvent être occultés au regard des spécificités de la structure, de l’interdépendance des multiples sphères et de la perméabilité des frontières organisationnelles. Ce paradigme permet ainsi d’avoir une approche par le contexte, ce qui permet d’intégrer les spécificités de la PME dans laquelle se déroulent les échanges. Privilégiant un mode de gestion informel, et se caractérisant par une proximité entre le dirigeant et les salariés, la PME est une terre propice à l’échange (Brinckmann, Grichnik et Kapsa, 2010). Ce constat nous a incités à proposer une perspective originale fondée sur la théorie du don/contre-don (Mauss, 1925). Au regard des nombreuses logiques informelles qu’elles renferment (Torrès et Julien, 2005), les PME semblent constituer un contexte particulièrement favorable à l’échange de don/contre-don entre acteurs. La proximité, caractérisant ce type de structure, favorise le développement de relations fortes entre ses différents membres (Torrès et Julien, 2005). Par ailleurs, l’innovation, reposant sur un processus collectif et interactif, résulte d’échanges de don/contre-don entre acteurs (Alter, 2009). Dès lors, des politiques de GRH adaptées nécessitent d’être mises en place afin de favoriser l’adonnement des salariés (Caillé et Grésy, 2014) en direction de l’objectif commun. Il convient de préciser que si la GRH peut comporter une dimension stratégique en PME, elle demeure bien souvent fondée sur des ajustements mutuels en raison de son caractère informel (Wapshott et Mallett, 2015).

Ainsi, l’adoption de cet ancrage théorique nous permettra de mieux cerner les mécanismes qui sous-tendent la relation entre la GRH et l’innovation en ouvrant une nouvelle voie de conceptualisation. La revue de littérature montre que celle-ci a été essentiellement abordée au travers de pratiques et d’outils. Les précédents développements empiriques n’ont pas permis d’expliquer pleinement leurs effets sur la GRH (Jimenez-Jimenez et Sanz-Valle, 2008 ; Laursen et Foss, 2003). Si les pratiques de GRH constituent un premier point d’entrée intéressant, nous proposons d’aller plus loin dans la réflexion en mobilisant la théorie du don/contre-don afin d’observer la relation entre la GRH et l’innovation sous un nouvel angle. Celle-ci nous éclaire davantage sur les dimensions sociales et relationnelles en montrant les mécanismes qui se jouent et les processus qui s’enclenchent.

2. Proposition d’un mécanisme du don/contre-don entre la GRH et de l’innovation en PME

2.1. Méthodologie de la recherche

2.1.1. Contexte de l’étude

À partir du sens donné par les acteurs à l’expérience vécue, l’objectif de ce travail est donc d’identifier les mécanismes du don/contre-don entre acteurs se situant au coeur de la relation entre la GRH et l’innovation en PME. Dans cette optique, nous effectuons une description dense et détaillée du phénomène étudié permettant à la fois de mettre en lumière les différentes significations des actions et de les replacer dans le contexte dans lequel elles se déroulent (Geertz, 1998). Aussi, la méthode de l’étude de cas a été estimée préférable (Gehman et al., 2018). Compte tenu de l’approche globale et encastrée que nécessite l’approche du don maussien, une analyse approfondie du contexte est indispensable.

La PME Geom a été étudiée au regard de plusieurs critères :

  • la taille, le chiffre d’affaires et l’indépendance : un effectif compris entre 50 et 100 salariés pour mieux comprendre les enjeux de la GRH a été privilégié. À partir de 50 salariés, une PME commence à structurer sa GRH en passant d’un niveau administratif à un niveau de gestion stratégique des ressources humaines (Mahé de Boislandelle, 2015), susceptible d’engendrer des difficultés d’organisation de la GRH. Par ailleurs, au-delà de 100 salariés, la PME voit ses caractéristiques intrinsèques évoluer et se rapprocher davantage de celles de la moyenne entreprise tendant ainsi vers une dénaturation trop importante ;

  • la nature et le degré d’intensité de l’innovation : l’entreprise devait avoir réalisé au moins une innovation technologique incrémentale au cours des trois dernières années. Dans le cas Geom, à titre d’exemple, les salariés avaient construit leurs propres drones pour collecter les données sur le terrain à partir d’un lidar (laser) qu’ils avaient eux-mêmes assemblé. En outre, le dirigeant de la PME possédait une forte volonté d’innover pour les années à venir ;

  • une localisation en Auvergne-Rhône-Alpes, région reconnue comme étant un haut lieu de l’innovation.

Pour accéder à ce terrain d’investigation, nous avons commencé par recenser les PME, implantées dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, correspondant aux critères de sélection retenus en croisant plusieurs sources d’informations telles que la base de données financières DIANE. L’objectif était de vérifier que le chiffre d’affaires, la taille ainsi que le critère d’indépendance étaient conformes à la définition donnée par la Commission européenne. La localisation du siège social de ces entreprises a parallèlement été observée.

Ensuite, nous avons utilisé la base de données Factiva pour trouver des articles de presse relatifs aux PME présélectionnées et avons parcouru leur site internet afin d’observer leur caractère innovant. Nous avons également suivi les informations régulièrement publiées par des organismes tels que l’Agence d’études et de promotion de l’Isère (AEPI). Ces différentes sources de données nous ont aidés à identifier la PME Geom.

Enfin, nous avons contacté le dirigeant de la PME par courriel, qui a accepté de nous accorder un entretien. Cette rencontre nous a permis de préciser certaines informations relatives aux projets d’innovation réalisés et d’échanger sur la fonction RH de l’entreprise. Intéressé par un tel sujet, ce dernier nous a ouvert les portes de son entreprise pour mener à bien notre étude.

Créée en 1954, la PME Geom était initialement un cabinet de géomètres familial. Très rapidement, l’entreprise fait parler d’elle en devenant en 1961 la première société de son secteur d’activité à intégrer des activités telles que la photogrammétrie. Le fondateur de Geom a ensuite transmis l’entreprise à son fils Nathan en 1987. Celui-ci a opté pour la mise en place d’une stratégie de diversification des services en proposant des applications de levés topographiques aussi bien terrestres qu’aériennes avant de les élargir par la suite au domaine maritime. Cette stratégie l’a amené à revoir ses statuts et à se constituer en SAS en 2014. Cette même année, approchant progressivement de la retraite, le dirigeant a choisi de transmettre l’entreprise à Julien, l’un de ses salariés, tout en demeurant actionnaire et en prenant part à toutes les décisions. Cette PME, dont l’activité principale est la géométrie, topographie et photogrammétrie, compte 76 salariés. Elle a un chiffre d’affaires de 6,5 millions d’euros et s’appuie principalement sur le directeur général et une chargée des RH pour piloter sa gestion des ressources humaines.

Afin de comprendre les logiques du don/contre-don, un projet d’innovation se déroulant de 2013 à 2016 a été étudié. Il s’agit d’un projet de développement d’un logiciel pour fiabiliser la chaîne de traitement des données. Portant sur la modélisation de l’incertitude du sol et la valorisation des données, l’objectif était de développer des applications permettant de faciliter la navigation des outils et d’évaluer les risques liés aux chutes de pierres et aux inondations au travers d’un logiciel renfermant un indicateur de confiance. En d’autres termes, il s’agit du développement et du déploiement d’une innovation technologique de procédé. Dans ce cadre, elle a collaboré avec plusieurs partenaires, dont la PME Math qui a joué un rôle central. Fondée en 2003, l’entreprise Math est spécialisée dans la modélisation des données au travers des mathématiques appliquées. Elle est composée de 32 collaborateurs, essentiellement des ingénieurs de recherche et des docteurs, qui élaborent des techniques innovantes sur mesure se situant au carrefour de l’informatique et des mathématiques. Nos observations ont révélé que des échanges de don/contre-don s’opèrent entre des acteurs issus de ces deux organisations. Ces collaborations avec des partenaires externes ont été intégrées comme des facteurs contextuels lors de la reconstitution du projet d’innovation. En effet, les verbatim collectés lors des entretiens menés avec ces acteurs sont perçus comme des données secondaires nous permettant de bénéficier d’une vision globale. Dans le cadre de cet article, nous nous centrons essentiellement sur les relations de don/contre-don internes afin de mettre en lumière le rôle clé joué par la GRH. Par conséquent, un niveau d’analyse intra-organisationnel a été retenu.

2.1.2. Recueil des données

Suivant la recommandation de Gehman et al. (2018), nous avons diversifié nos modes de collecte : entretiens semi-directifs, observations et analyse documentaire. Dix-sept entretiens rétrospectifs (Tableau 1) ont été analysés (Calabretta, Gemser et Wijnberg, 2017) sur trois périodes afin de comprendre l’évolution de la GRH et de l’innovation. Pour pallier le biais rétrospectif, nous nous sommes appuyés sur les phases du projet d’innovation développées par Calabretta, Gemser et Wijnberg (2017) : avant le projet, phase initiale, premiers stades de l’exécution, phase d’exécution, derniers stades de l’exécution, clôture du projet et après projet. Ces différentes phases permettent de reconstituer plus aisément le processus complexe sur lequel reposent le phénomène étudié ainsi que les mécanismes se trouvant au coeur de celui-ci (Langley, 1997). Aussi, l’objectif était de guider les personnes interrogées dans la reconstruction de l’expérience vécue (Miles, Huberman et Saldana, 2013). Au cours de notre première rencontre avec le dirigeant, celui-ci nous a aidés à repérer des personnes à rencontrer : des membres de l’encadrement de direction, des salariés participant au projet d’innovation ainsi que les relais RH ont alors été sélectionnés. Par la suite, nous avons également eu recours à l’approche « effet boule de neige » (Miles, Huberman et Saldana, 2013) : des membres de la PME nous ont orientés vers d’autres individus internes susceptibles d’avoir un intérêt pour notre recherche. En somme, onze entretiens avec des acteurs internes ont été menés en 2016, les premiers résultats nous ont conduits à interroger, dans un second temps, cinq acteurs externes en 2017 (Tableau 1). Le dirigeant de Geom nous a recommandé de les rencontrer au vu des rôles directs et indirects qu’ils étaient susceptibles d’avoir joués durant la conduite du projet d’innovation étudié. Les entretiens ont été menés à l’aide de trois guides d’entretiens[4] :

  • un pour l’encadrement de direction : l’entreprise et son environnement (organisation interne, stratégie d’innovation, contexte externe), le déroulement du projet d’innovation[5] (facteur déclencheur, étapes, leviers et freins, rôle des participants, attentes) et la GRH (organisation de la fonction RH, pratiques déployées, liens entre les pratiques et le projet d’innovation mené) ;

  • un pour les homo donators : l’entreprise et son environnement, le déroulement du projet d’innovation et la GRH ;

  • un pour les partenaires externes : l’organisation et la relation avec l’entreprise Geom, le déroulement du projet d’innovation et la GRH de l’entreprise Geom.

Comme le montre la présentation des thèmes composant les trois guides d’entretien, ces derniers sont assez proches afin d’être en mesure de croiser les perceptions des acteurs plus aisément. Nous avons néanmoins fait varier certaines questions sur les parties GRH et déroulement du projet d’innovation en fonction du type de population. Celles-ci sont notamment liées aux attentes des salariés et à leur prise en considération.

Tous les entretiens menés ont été enregistrés et intégralement retranscrits. La durée des entretiens est comprise entre 40 minutes et 2 h 30. Une fiche de synthèse de l’entretien a été envoyée et validée par chaque interlocuteur.

Fin 2017, une restitution s’est déroulée de la manière suivante : un tour de table, un rappel des objectifs de l’étude, une présentation des principaux enseignements tirés, une discussion sur les pratiques présentées et une conclusion/synthèse. Une synthèse a été envoyée aux participants à l’issue de la restitution afin de bénéficier d’un nouvel effet miroir. Enfin, nous avons souhaité rencontrer à nouveau le dirigeant en 2018 afin de vérifier certaines données en croisant ses propres perceptions. La combinaison des divers modes de collecte présentés nous a permis d’effectuer une triangulation des données visant à contourner les biais d’interprétation en recoupant les informations recueillies (Yin, 2012).

Tableau 1

Phase de collecte des données

Phase de collecte des données

* Les homo donators sont des personnes s’inscrivant dans des relations de don/contre-don, et étant partie prenante du projet d’innovation étudié.

** Treize documents internes ont été consultés, mais seuls trois sont mobilisés dans le présent article.

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2.1.3. Analyse des données

Dans une visée compréhensive, nous avons opéré un codage thématique de notre matériau empirique en suivant la méthodologie de Gioia, Corley et Hamilton (2013). Conformément à cette approche, le codage de premier rang a émergé du terrain de façon inductive. La montée en abstraction propre à la démarche de Gioia, Corley et Hamilton (2013), a fait l’objet de plusieurs allers-retours entre la théorie et le terrain, dans une logique abductive.

La figure 1 montre comment nous sommes passés de dix-sept codes de premier rang à quatre thèmes de second rang, puis à deux dimensions agrégées.

À titre d’illustration, « la tendance au bricolage », concept de premier ordre, a émergé des entretiens au travers notamment du verbatim suivant : « Même en termes de technologies, on essaie de s’équiper au maximum, mais ce n’est pas toujours possible… Ça coûte très cher dans notre domaine… On fait du bricolage avec ce qu’on peut pour avancer ! » (Ingénieur lidar, homo donator PME Geom)

D’un autre côté, le retour à la littérature nous a permis de faire émerger des concepts de second rang relatifs au contexte organisationnel propice. Dans d’autres cas, la confrontation de nos données empiriques avec les travaux existants a fait apparaître que certains aspects n’avaient pas encore été étudiés, à ce jour, dans la littérature et constituaient, à ce titre, de potentiels apports théoriques. Il s’agit par exemple du « lien social intense ».

Afin de clarifier notre grille thématique, nous proposons une définition de nos trois principaux thèmes de second rang. Le contexte organisationnel de cette PME fait référence au fait social total de Mauss. Autrement dit, il s’agit de la multitude de sphères (économiques, sociales…) dans lesquelles les dons sont échangés. En contexte PME, ce contexte organisationnel se traduit par le profil du dirigeant, l’organisation et l’environnement. Les liens sociaux intenses correspondent aux relations privilégiées nouées entre le dirigeant et certains salariés participant à des projets d’innovation, et font référence à l’échange dans la théorie du don/contre-don. En contexte de PME, on parle d’intensité du fait de la proximité qui caractérise ce genre de structure. Nous entendons par les pratiques de GRH, les pratiques agissant comme des leviers[6] d’innovation.

Notre grille combine donc des dimensions issues de notre cadre théorique et des dimensions nouvelles. Une fois celle-ci construite autour de deux dimensions (libérer des dons visant à innover et refuser de rendre les dons en matière de GRH), nous avons finalement procédé au codage systématique, sous Word, de toutes les données recueillies (constitution d’un fichier de 10 580 mots, structuré selon notre grille). Cette étude d’un cas unique présente un réel potentiel dans la mesure où elle nous a permis d’accéder à des données riches (Langley et Abdallah, 2011). La structuration des données correspondant à une grille d’analyse thématique (Figure 1) va nous permettre d’organiser de façon analytique nos résultats.

Figure 1

Structuration des données du cas étudié (adaptée de Gioia, Corley et Hamilton, 2013)

Structuration des données du cas étudié (adaptée de Gioia, Corley et Hamilton, 2013)

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2.2. Résultats

Les résultats sont présentés à partir des dimensions agrégées et des thèmes de second rang de notre structuration des données.

2.2.1. Libérer des dons visant à innover

Nos résultats révèlent que la première étape consiste à libérer les dons. Elle fait référence aux différents leviers facilitant la circulation des dons entre les acteurs. Elle reprend essentiellement les deux premières étapes de la logique du don proposée par Mauss : « donner et recevoir ». Autrement dit, lors de cette étape se déroulant dans un contexte organisationnel propice au développement du projet d’innovation, les trois populations (encadrement de direction, homo donators impliqués dans le projet d’innovation et partenaires externes) donnent et reçoivent.

Contexte organisationnel propice

De nature curieuse, ingénieur topographe et titulaire d’un doctorat, le dirigeant de Geom est à l’origine du contexte organisationnel propice à l’innovation lors de la phase initiale du projet. Lorsqu’il ne détient pas les compétences nécessaires à la mise en oeuvre de son projet d’innovation, il tire profit de ses connexions avec l’environnement externe en nouant des relations de confiance avec des partenaires d’innovation tels que le dirigeant de Math. La libération d’un don, s’effectuant au-delà des frontières organisationnelles, a été profitable au projet étudié. Nous parlons de libération du don du dirigeant puisque ce dernier décide de se saisir d’une opportunité dans son environnement pour mener à bien son projet en soumettant une idée au dirigeant de Math. Il a également choisi d’associer à celui-ci des chercheurs d’un laboratoire universitaire. La collaboration avec des partenaires externes permet au dirigeant de Geom de transposer son idée au sein d’un projet cohérent avec la stratégie de l’entreprise lors de la phase initiale. Au fil des chantiers menés, le dirigeant a élaboré une stratégie d’innovation visant à analyser de manière efficace les données collectées et à évaluer leur qualité. Les acteurs de la PME sont alors amenés à développer de nouvelles méthodes afin d’accroître la création de valeur, ainsi que de renforcer la fiabilité des processus d’acquisition et de traitement utilisés.

« La stratégie d’innovation de Geom, c’est d’apporter de la plus-value à ce qu’on sait produire ! C’est d’une part, apporter une analyse plus efficace des données qu’on produit, donc pas simplement produire de la donnée, mais analyser de la donnée ! C’est tout à fait dans le cadre de ce projet où on produit de la donnée et ensuite, on est capable de dire, cette donnée, voilà quelle qualité elle a, et pas simplement de façon globale, mais de façon très précise. » (Responsable lidar, encadrement de direction PME Geom)

Ce projet consiste à créer un indicateur de confiance à partir de modèles mathématiques de manière à fiabiliser la prise de décision relative aux données détectées. Cette collaboration permettait in fine à Geom d’introduire un nouveau dispositif dans sa chaîne de traitement et d’améliorer en parallèle la qualité des services fournis. « Je ne connaissais pas Geom avant le montage du projet… Je pense que je n’étais pas sur le montage au départ… En fait, c’est un réseau, c’est une personne qui connaît Geom et qui connaissait Math qui a proposé qu’on monte un projet ensemble par rapport au besoin de Nathan qui est à l’origine de tout ça ! Comme notre dirigeant l’a dit, ça pouvait nous ouvrir de nouvelles portes comme accéder à un nouveau marché… » (Partenaire d’innovation, cofondateur PME Math)

Lien social intense et GRH

Lors de la phase initiale du projet d’innovation, le dirigeant s’appuie également sur les relations privilégiées nouées avec ses salariés : il attend qu’ils s’adonnent durant le projet d’innovation. Pour ce faire, cet acteur mobilise un levier relationnel : il s’agit d’un lien social intense tissé avec des personnes impliquées dans des projets d’innovation. Le fait d’entretenir une relation de confiance permet aux salariés de se livrer plus facilement : le dirigeant de la PME peut ainsi voir les dons qu’ils peuvent faire au bénéfice de l’entreprise. Les principaux acteurs impliqués dans l’innovation ont une ancienneté élevée et la majorité d’entre eux n’ont connu que cette entreprise. Ces derniers détiennent tous a minima un bac +5 dans leur domaine respectif. « Les gens comme moi, Raphaël [Ingénieur lidar], Gabriel [Chargé d’affaires], on a tous des masters ! On est ingénieurs ou commerciaux en gros ! On a aussi les membres de la direction comme Livio, Nathan, Julien et Rémi qui ont des niveaux d’études encore plus élevés ! On est tous là depuis un bon moment, entre 10 et 30 ans facilement. » (Responsable photogrammétrie, homodonator, PME Geom)

La contribution à des projets d’innovation passés a favorisé le développement d’un lien social intense entre les acteurs impliqués. Elle correspond à un endettement du dirigeant vis-à-vis de ces derniers. Les dons antérieurs ont pu emprunter les formes suivantes : temps, connaissances, outils, expériences, compétences, conseils, énergie, vision, soutien, informations.

Ce lien social intense repose en outre sur une GRH très informelle en ce qui concerne notamment le processus de recrutement ou la gestion des compétences. Lors de la phase initiale, le dirigeant use de ces liens sociaux intenses tissés avec certains salariés pour détecter les compétences nécessaires à la réalisation de son projet. « Il a fallu entretenir le drone qu’on avait construit, on avait besoin de ces compétences. On a identifié dans le groupe quelqu’un qui, chez lui, était dans l’aéromodélisme, c’est son hobby ! Il était intéressé, on lui a proposé, il a dit oui ! » (Directeur topographie, encadrement de direction PME Geom)

Au vu de ses besoins, le dirigeant a recruté un salarié en contrat à durée déterminée (CDD) en raison de ses compétences spécifiques. « C’est Alexis qui était là pour quelque temps et qui a travaillé au sein du service Lidar, il est ingénieur. Il a essayé de développer des techniques, des outils. » (Chargée des RH, homo donator, PME Geom)

Ensuite, la formation s’effectue de manière informelle au travers de discussions avec des salariés plus expérimentés. Ces derniers prennent plaisir à transmettre des informations sur les subtilités du métier et leurs connaissances sur les techniques utilisées par l’entreprise. « La formation, elle est surtout en interne, il y a des sachants et des nouveaux quoi ! Quand on a besoin de quelque chose, on va voir une personne qui sait ! On s’entraide sans problème ici ! » (Responsable lidar, encadrement de direction, PME Geom)

Ces opportunités sont alimentées par la communication : il s’agit ici de temps informels tels que les repas quotidiens. Des petits groupes de travail peuvent aussi être créés de façon informelle sur certains sujets précis ou pour suivre des projets en cours. Ces modes d’échange d’informations jouent un rôle déterminant dans le développement des liens sociaux et in fine dans l’innovation. Un audit social, réalisé en 2015, a d’ailleurs mis en lumière la nécessité de « développer la communication et donner de la vision sur les perspectives d’entreprise ». Pour autant, les échanges se déroulent de manière informelle dans la mesure où aucun espace n’est dédié au partage d’idées à l’exception des réunions organisées avec les partenaires externes. Si la majorité des pratiques de GRH présentées jusqu’ici étaient déjà en vigueur avant le début du projet d’innovation, d’autres pratiques ont été spécifiquement déployées lors des premiers stades de l’exécution et de la phase d’exécution. Elles visent à faciliter l’adonnement des salariés en direction de l’objectif commun.

Les dons offerts par les salariés dans ce cadre sont davantage spontanés, même si Nathan, en tant que chef de projet, tente de réguler et coordonner les dons entre les différents membres de la PME. « Nos idées sont plutôt les bienvenues ! On n’attendait pas les réunions, on allait directement voir Nathan ou on en parlait en déjeunant. C’est vrai que des fois, je me bats un petit peu pour faire accepter que peut-être ça va coûter cher ce que je propose… Mais on en a besoin et on va le retrouver l’investissement qu’on va faire sur un truc, on va le récupérer derrière ! Ils me croient, pas de souci là-dessus ! » (Ingénieur lidar, homo donator PME Geom)

Dans le cadre du projet étudié, Nathan a mis en place une équipe de travail composée de salariés issus de différents services : il a privilégié la complémentarité et la transversalité de l’équipe. Par ailleurs, le directeur général et Nathan souhaitent que l’ensemble des salariés bénéficient d’espaces de liberté afin d’expérimenter, tester de nouvelles idées ou bricoler de nouveaux outils. Le management par la confiance encourage la prise d’initiatives des salariés. Ces pratiques font écho à la culture d’innovation qui s’est progressivement installée dans la PME au fil du temps et que le nouveau dirigeant tient à faire perdurer. « Je trouve que l’on a pas mal de libertés au quotidien et pour mener les projets d’innovation ! On nous fait confiance au niveau du suivi du travail. On est très autonomes un petit peu à tous les échelons ! Chacun se fait confiance mutuellement, on sait qu’on doit être à la hauteur ! » (Responsable photogrammétrie, homo donator PME Geom)

Les pratiques de GRH informelles mobilisées encouragent la mobilisation des salariés qui s’adonnent pleinement. Avec le recul, Nathan reconnaît qu’il s’est beaucoup appuyé sur son ressenti, ses envies du moment sans solliciter ses salariés de façon formelle à partir de leurs compétences clairement identifiées. « J’ai eu de la chance de trouver ce partenaire, qu’il accepte et qu’en interne les salariés jouent le jeu… si c’était à refaire, je clarifierai certains points : qui sait faire quoi et qui a envie de faire surtout. » (Responsable lidar, encadrement de direction PME Geom)

Progressivement, lors de cette phase, un endettement mutuel s’installe et va amener à une remise en question des dons libérés.

Notons que lors de cette première étape, les dons échangés entre les acteurs prennent différentes formes : énergie, conseils, expertise, temps de travail supplémentaire, informations, confiance, autonomie, connaissances, confiance, soutien.

2.2.2. Refuser de rendre les dons en matière de GRH

Consciemment ou inconsciemment, l’encadrement de direction refuse de rendre les dons attendus par les homo donators en matière de GRH.

Contexte organisationnel en tension

Au fil du projet, des difficultés apparaissent en ce qui concerne notamment les ressources humaines et financières lors de la phase d’exécution. Au travers des rapports financiers communiqués par le dirigeant de la PME, on constate que les capacités d’autofinancement de l’entreprise sont réduites et que celle-ci possède une trésorerie assez faible qui la contraint à contracter des emprunts bancaires. Dans la même veine, une étude sectorielle de 2015 (pilotée par Observatoire des métiers des professions libérales et la Commission paritaire nationale de l’emploi et de la formation) pointe les ressources limitées du secteur sur les plans humains, financiers et technologiques. Par ailleurs, ce projet repose sur un important enrichissement mutuel au vu de l’intensité de leurs échanges et de la qualité du lien social tissé.

Si l’ancien dirigeant[7] a réussi à recruter un salarié dans le cadre de ce projet, les ressources demeurent largement insuffisantes. En effet, les salariés manquent de temps pour s’investir pleinement. « C’est chronophage quand même pour nos gens ! On n’a pas de gens dédiés à la R&D, à l’innovation, qui sont payés que pour ça ! Ils sont déjà débordés… » (Dirigeant, encadrement de direction PME Geom)

Parallèlement à ces difficultés, les clients ont vu leur enveloppe budgétaire diminuer : la PME doit ainsi se doter de nouveaux outils plus puissants sur le plan informatique et adaptés pour faire face à l’évolution de son métier. Ces pressions émanant de l’environnement externe contribuent à la fragilisation de l’organisation lors de la clôture du projet. Elle est inhérente à un manque de structuration, au désordre permanent introduit par l’innovation ainsi qu’au virage stratégique opéré par l’entreprise. Les salariés de Geom sont en quête de repères en raison des effets produits par l’innovation. « Il faut qu’on impose des temps d’échange pour donner du sens sur ce qu’on est en train de faire, mais on a un peu de mal à le faire… On voit que certains sont un peu perdus, ils ne savaient même pas qu’on avait un projet d’innovation comme celui-ci… L’innovation, ça sème un peu le bazar à certains endroits… » (Directeur topographie, encadrement de direction PME Geom)

Détérioration du lien social intense et GRH

Les divers obstacles énoncés ont participé à l’émergence de freins relationnels au vu des tensions interpersonnelles engendrées par les changements de contexte organisationnel. Celles-ci ont contribué à la détérioration du lien social intense unissant une partie des salariés à la direction. En effet, lors de la clôture du projet d’innovation, le manque de reconnaissance s’inscrit dans une dynamique de réciprocité négative dans la mesure où les dons offerts n’ont pas été rendus. Certains salariés sont résignés par ce manque de gratitude à leur égard, qui a participé à la détérioration du lien social intense. Par ailleurs, le manque de stimulation et d’incitation tout au long du projet, souligné par les salariés, traduit une volonté de réduire les risques associés à leur adonnement. Ces frustrations sont susceptibles de créer un blocage et des tensions relationnelles. Le manque de communication concernant les résultats obtenus à la suite de l’investissement des salariés a créé des frustrations au regard des dons coûteux offerts qui se font parfois au détriment de leur santé. Le directeur général considère, quant à lui, que la reconnaissance est liée avant tout au mode de management instauré ainsi qu’à l’environnement de travail offert. « Il n’y a pas de retours, c’est dommage parce qu’au bout d’un moment… Quand on y met de l’énergie voire quelques fois qu’on y passe un peu la santé, on voudrait savoir un peu si ces efforts, pas qu’ils n’ont pas été vains, mais que ça a valu le coup quoi… » (Responsable photogrammétrie, homo donator PME Geom)

« On a quand même un management bienveillant, paternaliste ! On est plutôt sympa avec les collaborateurs, il n’y a pas trop de pression, on rigole et il y a des moments amicaux. Ça compense peut-être le fait qu’il n’y ait pas systématiquement des primes pour des gens qui participent à l’innovation par exemple. La reconnaissance n’est pas forcément pécuniaire ! » (Directeur général, encadrement de direction PME Geom)

Il y a donc un décalage de perception entre l’encadrement de direction et les salariés. La détérioration du lien social intense est en outre étroitement liée à une perte de sens de certains acteurs de la PME qui n’a cessé de s’amplifier au fil du temps. Celle-ci est liée à des problèmes de communication qui causent des déperditions d’informations. Par conséquent, de légères tensions commencent à apparaître entre certains acteurs à l’issue du projet. « C’est un peu spécial dans le sens où moi par exemple, je participe aux réunions de photos, mais pas aux réunions lidar ! C’est deux technologies un peu complémentaires finalement et qui sont au centre de l’innovation chez nous ! En tout cas, les deux sont embarquées dans des vecteurs volants… Je participe à l’une et pas à l’autre alors que je vends les deux ! Pourquoi ? Je ne sais pas... » (Chargé d’affaires, homo donator PME Geom)

« Moi, je suis dans une période charnière, les petites folies du début, OK, c’est bon, j’ai compris ! Je commence à prendre mes libertés, je me calme là-dessus. » (Responsable photogrammétrie, homo donator PME Geom)

Ce projet d’innovation amène l’encadrement de direction à former une partie des salariés à l’usage de ce nouvel outil pour qu’ils puissent se l’approprier. L’apprentissage se fait à nouveau par les échanges en s’appuyant sur des salariés qui vont apporter leur soutien et donner de leur temps pour partager leurs connaissances et des informations. Si les contre-dons attendus par les salariés ne sont pas satisfaits, ces derniers doivent néanmoins s’adonner à nouveau pour répondre à la fragilité de l’organisation. « On leur a beaucoup demandé, on s’investit encore et encore, et au final on s’épuise. Certains nous ont reproché de ne pas avoir de retour, de la reconnaissance par exemple. Y’a eu un bon élan, mais ça peut être démotivant, aujourd’hui je m’en rends compte. L’échange doit se faire dans les deux sens. » (Responsable lidar, encadrement de direction PME Geom)

L’ancien dirigeant est conscient que l’endettement mutuel crée une dynamique permettant de faire évoluer le projet, mais génère à terme des frustrations et des déceptions. Il considère que le contre-don est incontournable pour que les salariés s’investissent pleinement dans le projet en donnant de leur temps et pour qu’ils aient envie d’en faire de même dans les projets à venir. « J’ai peur qu’il n’y ait pas la même dynamique dans nos futurs projets, trop demander sans donner, ce n’est pas bon au final. » (Responsable lidar, encadrement de direction PME Geom)

Ne percevant pas la détérioration des liens sociaux intenses et la frustration ressentie par les salariés, l’encadrement de direction décide de rompre la chaîne de dons en refusant de rendre. À titre d’exemple, le télétravail peut être perçu comme un contre-don attendu par les salariés. Cette pratique leur permettrait de bénéficier d’une plus grande souplesse et d’accroître leur motivation.

Dans le tableau 2, nous proposons de synthétiser les principaux dons libérés par le dirigeant dans un premier temps et par les salariés dans un second temps. Nous recensons ensuite les dons refusés par le dirigeant.

Tableau 2

Les principaux dons libérés et refusés

Les principaux dons libérés et refusés

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La modélisation présentée (Figure 2) retrace l’évolution significative du contexte, du lien social et des pratiques de GRH tout au long du projet au travers des étapes du don : la libération et le refus de rendre les dons.

Figure 2

Modélisation du mécanisme de don/contre-don entre la GRH et l’innovation en PME

Modélisation du mécanisme de don/contre-don entre la GRH et l’innovation en PME

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Cette modélisation souligne les mécanismes du don/contre-don entre la GRH et l’innovation en PME, et plus particulièrement trois éléments propices aux échanges de dons : le contexte organisationnel, le lien social intense et certaines pratiques de GRH.

3. Discussion : apports, limites et perspectives de la recherche

Trois principales contributions méritent d’être discutées. La première est relative à la perception des dons dans un projet d’innovation. La deuxième porte sur l’endettement mutuel des salariés et du dirigeant. La troisième est relative aux spécificités de la GRH en contexte d’innovation. Enfin, les implications managériales, les limites et les perspectives de recherche viennent conclure cet article.

3.1. La perception des dons dans un projet d’innovation

Dans la lignée de Pihel (2008), notre recherche souligne l’existence de chaînes de dons qui se superposent. Celles-ci correspondent aux dons échangés de manière successive entre les acteurs impliqués dans la relation. Plus précisément, le lien social intense unissant le dirigeant à une partie de ses salariés repose sur la création et le développement d’une relation de confiance, sur les caractéristiques personnelles des salariés ainsi que sur leur adonnement antérieur en matière d’innovation. Alter (2012) associe la valeur du lien social aux sacrifices réalisés en vue de créer et de nourrir ce dernier. En ce sens, l’intensité du lien social est à la fois tributaire de pratiques de dons passées et de l’intérêt porté aux dons présents que sont susceptibles d’apporter certains salariés. Cette forme d’échange prend tout son sens en contexte de PME où l’ensemble des membres de l’entreprise prennent part à l’innovation de manière directe ou indirecte à diverses phases du processus.

Pour comprendre la relation entre la GRH et l’innovation de manière plus approfondie, nous avons proposé deux étapes permettant de relier ces éléments : libérer des dons pour innover et refuser de rendre des dons en matière de GRH. Imbriqué au sein de celles-ci, nous retrouvons le processus de Mauss : « donner, recevoir, rendre », dont les diverses étapes sont susceptibles de se superposer. Notons également que celles-ci peuvent se dérouler durant les différentes phases du projet d’innovation. Plus précisément, le fait de « donner et recevoir » est omniprésent dans la libération des dons pour innover. Si le don initial repose sur la saisie d’une opportunité offerte par un acteur externe dans le cas présent, la GRH joue néanmoins un rôle prépondérant dans la libération des autres formes de dons sur le plan intraorganisationnel. En outre, les dons réalisés par les salariés visent à atteindre l’objectif commun défini par le dirigeant. Cet acteur central n’a d’ailleurs aucun mal à les accepter et donc à s’endetter à l’égard des salariés. Les deux premières étapes de Mauss apparaissent ainsi dans la première étape de nos résultats. Toutefois, selon Caillé et Grésy (2014), il est souvent difficile d’identifier le don initial et le donateur qui en est à l’origine. Les auteurs considèrent que le processus du don répond à une demande implicite et suggèrent d’ajouter une étape supplémentaire : « demander, donner, recevoir, rendre ». Nos résultats révèlent que les dons offerts permettent en effet de répondre à une demande implicite formulée par le dirigeant à la suite de son engagement dans le projet d’innovation. Cet acteur s’appuie sur les logiques informelles et les relations de proximité pour faire part de ses besoins aux salariés. Si le dirigeant libère des dons en vue d’innover dans un premier temps, les salariés font également de même dans un second temps.

En ce qui concerne l’étape « refuser de rendre les dons en matière de GRH », il s’agit de la dernière étape du processus de Mauss « rendre ». Nos résultats révèlent que les salariés s’adonnent à la suite des premiers dons libérés par le dirigeant. Au cours d’un projet d’innovation long et difficile à mener, notons qu’ils attendent malgré tout en retour de nouveaux dons du dirigeant en termes souvent de pratiques de GRH. L’originalité de cette recherche est de pouvoir intégrer l’innovation et la GRH dans l’approche maussienne du don en soulignant les limites lorsque notamment le dirigeant ne rend pas les dons offerts par les salariés. De surcroît, si Mauss a développé un processus visant à comprendre la structuration et le mode de fonctionnement des échanges interpersonnels, nous proposons deux étapes pour relier la GRH et l’innovation au niveau organisationnel. Ces deux perspectives s’imbriquent et sont donc complémentaires. Nous réalisons ainsi une analyse micro des différents processus sociaux qui se jouent et des mécanismes relationnels qui s’enclenchent pour relier la GRH et l’innovation.

Au regard des divers leviers actionnés, le contexte organisationnel se prête particulièrement à l’échange de don/contre-don. Si Alter (2009) a souligné que les entreprises ont tendance à refuser les dons offerts par leurs salariés, les membres de l’encadrement de direction n’hésitent pas à les accepter. Néanmoins, on observe un décalage de perception en ce qui concerne les contre-dons. En effet, les acteurs ne possèdent pas nécessairement les mêmes attentes en matière de contre-dons. D’un côté les membres de l’encadrement estiment évoluer dans une relation d’échange équitable en offrant aux salariés des contre-dons passant par un management bienveillant et des conditions de travail agréables. D’un autre, les salariés attendent des contre-dons en termes de souplesse, en ce qui concerne les heures de travail, et la rémunération notamment. Si l’on se réfère à l’étude prospective de l’OMPL et de la CPNE-FP, il convient de préciser que, parmi les professions libérales, les géomètres-experts font partie de celles ayant le niveau de rémunération le plus bas. En outre, les dons offerts par les salariés ne sont pas perçus ni identifiés en tant que tel par le dirigeant, ce qui peut parfois expliquer l’absence de contrepartie. En ce sens, les efforts coûteux fournis par les salariés peuvent s’apparenter à du travail invisible au sens d’Alter (2009). Il s’agit par exemple du temps d’apprentissage ou encore d’adaptation au nouvel outil développé dans le cadre de l’innovation. Aussi, nous constatons que si les liens sociaux sont particulièrement intenses entre les acteurs de la PME et que la dimension affective s’est invitée au sein de la relation, les salariés n’osent pas les exploiter pour formuler une demande, ce qui entraîne une rupture de la chaîne de dons.

Enfin, la détérioration des liens sociaux intenses résulte en partie de l’évolution du contexte organisationnel et des pressions exercées par l’environnement externe qui ont engendré des tensions. Les ressources limitées, dont les PME sont dotées sur le plan humain et financier (De Massis et al., 2018), ont contribué à cette détérioration et n’ont pas permis de répondre à certaines attentes des salariés.

3.2. Le nécessaire endettement mutuel des acteurs

Le fait d’accepter les dons du dirigeant en contexte d’innovation place les salariés dans l’obligation implicite d’effectuer à leur tour des contre-dons. Comme Akerlof (1982), nous observons un effet de levier : plus le dirigeant effectue des dons, plus il attend de contre-dons de ses salariés en contrepartie. Ces derniers vont enclencher une nouvelle dynamique de don au vu de l’« endettement mutuel » (Caillé et Grésy, 2014). Cet échange continu profite à l’entreprise (Alter, 2012) : nous retrouvons ici la dimension intéressée du don évoquée par Mauss (1925). Un don n’est pas systématiquement altruiste dans la mesure où le contre-don est attendu. Si le dirigeant a choisi de déployer divers leviers de développement de l’innovation, c’est dans le but d’assurer sa performance. Il attend des salariés qu’ils soient acteurs du projet d’innovation en s’appuyant notamment sur leur expérience dans des projets d’innovation passés. Alter (2009) a souligné que la direction témoigne difficilement sa gratitude à la suite des dons offerts par les salariés. En agissant ainsi, le dirigeant nie les efforts consentis par les salariés dans le cadre de l’innovation et rompt la chaîne de dons évoquée par Pihel (2008). De ce fait, la dynamique de réciprocité s’est ainsi révélée négative : aucun contre-don n’a été rendu. Si celui-ci se veut de plus en plus immédiat dans les entreprises (Alter, 2009), cette frustration intervient plus globalement à la suite des précédents projets d’innovation menés. Leur déception est d’autant plus importante au vu de l’intensité du lien social et de la relation de confiance nouée avec le dirigeant. Lors des dernières phases du projet, si la direction a choisi de rompre la chaîne de dons, qui se veut normalement sans fin, ces perturbations ont eu peu de conséquences sur l’innovation étudiée. Néanmoins, cette décision est susceptible d’impacter les récentes démarches d’innovation technologique de procédé dans lesquelles l’entreprise s’est engagée.

En effet, certains acteurs de la PME Geom déplorent le manque de stimulation et d’incitation dans le cadre de l’innovation qui les conduit désormais à réguler leurs efforts. En outre, la perte de sens résulte d’un manque de soutien, de communication ou encore d’accompagnement à l’égard des salariés. Le partage de la vision stratégique représente un don précieux pour innover, mais qui n’est pas offert par le dirigeant. Pour autant, l’endettement mutuel s’inscrit dans une dynamique générant à nouveau une chaîne de dons nécessaire à l’articulation de la GRH et de l’innovation.

3.3. La GRH en contexte d’innovation et les relations de don/contre-don

La GRH informelle repose dans ce cas sur une politique de GRH davantage fondée sur les relations entre les acteurs. Si elle génère des frustrations et des déceptions en matière de contre-dons attendus, celle-ci facilite a priori les échanges de dons.

À l’inverse, une GRH formalisée aurait tendance à s’inscrire dans une gestion du don et à nuire à celui-ci en l’enfermant dans des instruments de gestion non orientés vers la relation.

Nos résultats montrent ainsi que la logique du don se fonde sur une forme d’apprentissage par les salariés qui préfèrent désormais se protéger : les dons se sont avérés particulièrement coûteux en raison de leur surinvestissement et des freins organisationnels auxquels ils ont été confrontés. Par conséquent, certaines pratiques de GRH, telles que le manque d’incitation et de récompenses, ont conduit à un essoufflement des salariés qui se désengagent plus ou moins progressivement jugeant l’échange inéquitable (Alter, 2009). Dans ce contexte précis, celui-ci est également lié au manque de communication ainsi qu’à l’absence de pratiques de GRH telles que le télétravail. N’ayant pas conscience de l’essoufflement des salariés, l’encadrement de direction a peu fait évoluer ses pratiques de GRH.

En s’engageant dans le projet, le salarié s’adonnera en direction de l’objectif commun. Ces dons, combinés à ceux des autres acteurs impliqués dans le projet, viendront alimenter les dons détenus au niveau collectif. Les pratiques de GRH masquent ainsi des relations de don/contre-don intervenant à différents niveaux : allant de l’individu à l’organisation. La complexité de ces chaînes de dons contribue à créer une dynamique dans laquelle la GRH et l’innovation évoluent. Les résultats montrent que des pratiques de GRH, telles que le travail en équipe ou encore la sollicitation du partage d’idées, facilitent la circulation des dons entre les acteurs et le développement du lien social intense. Elles façonnent le comportement adopté par les salariés de la PME. Par ailleurs, on constate également que certaines pratiques de GRH, à l’image du télétravail, peuvent être entendues par les salariés comme des dons ou des contre-dons non réalisés.

Ainsi, la GRH informelle, créant cet échange et cette relation, peut être bénéfique à la condition que les salariés reçoivent les contre-dons attendus. Le modèle proposé apporte des précisions sur l’usage des mécanismes complexes du don/contre-don dans un cadre managérial. Il met en évidence les effets produits par la GRH sur cette forme d’échange bien particulière. Il souligne également les enjeux de l’adéquation entre les pratiques de GRH en vigueur et les attentes des salariés pour tirer profit des mécanismes de don/contre-don. Le modèle proposé est propre aux PME dans la mesure où les spécificités de ce type de structure sont mises en lumière au travers du contexte organisationnel. Toutefois, des organisations de tailles plus importantes pourraient, dans une certaine mesure, se l’approprier en l’adaptant à leurs spécificités.

3.4. Les implications managériales

Au travers de cette recherche, des pistes de réflexion visant à créer un cercle vertueux entre la GRH et l’innovation sont proposées.

Nos implications managériales plaident en faveur du sens donné au projet d’innovation. En effet, pour libérer les dons et générer un adonnement en retour, il convient de communiquer et d’accompagner les salariés tout au long de celui-ci. Pour s’assurer de leur bonne compréhension des enjeux, les dirigeants peuvent leur demander de reformuler leurs attentes. Aussi, nous les encourageons à impliquer les salariés dans le projet dès le départ pour accroître leur degré d’adhésion à celui-ci et exploiter au mieux leur potentiel.

La libération des dons nécessite de passer par le développement d’une culture du don en s’appuyant sur des facteurs organisationnels tels que l’histoire de l’entreprise, ses valeurs et le contexte économique dans lequel elle évolue. Cette culture nécessite d’être coconstruite par l’ensemble des acteurs de la PME afin de renforcer leur engagement dans cette forme d’échange. À titre d’illustration, elle peut passer par la création d’un langage commun. Dès lors, nous suggérons aux relais RH de communiquer sur la dynamique de don/contre-don et de sensibiliser les acteurs au fonctionnement de ce cycle afin de prévenir toute forme de frustration. En outre, l’implication des membres de l’encadrement intermédiaire dans l’animation des relations de don/contre-don est indispensable dans la mesure où ils se situent à l’interface entre le dirigeant et les salariés. Ces acteurs peuvent aider les dirigeants à identifier les attentes des salariés au vu de la proximité partagée avec leurs équipes et de la relation de confiance nouée. Aussi, il convient de les responsabiliser et de les sensibiliser aux enjeux de la reconnaissance du travail fourni par leurs équipes. Par ailleurs, l’instauration d’un réel dialogue permettrait également de détecter les premiers signes de désengagement et de comprendre les motifs du comportement adopté par les salariés.

Il est essentiel que les dirigeants acceptent les dons offerts par les salariés. Aussi, ils sont invités à lever tout empêchement à cette forme d’échange, tant sur le plan organisationnel que relationnel, afin de ne pas risquer d’amoindrir les capacités d’innovation des membres de la PME. Dans cette optique, nous leur conseillons de susciter davantage la prise d’initiatives des salariés en créant, par exemple, des espaces de liberté qui leur permettraient de prendre conscience de la confiance accordée. Par ailleurs, il pourrait être intéressant d’identifier des salariés susceptibles de jouer un rôle clé dans la dynamique de don/contre-don. Ces derniers auraient la possibilité de promouvoir celle-ci ou de favoriser la circulation des dons au travers de leur profil collaboratif. Leur repérage s’effectuerait dès le recrutement où la place du savoir-être deviendrait grandissante.

Par ailleurs, nous recommandons à ces acteurs de s’interroger fréquemment sur l’intensité des liens sociaux tissés avec leurs salariés de manière à réagir rapidement lorsqu’un début de détérioration des relations se dessine. Pour l’identifier, les dirigeants doivent être attentifs aux différents signes trahissant de possibles frustrations tels qu’un refus de rendre ponctuellement des services ou une régulation des efforts habituellement fournis. Pour autant, la détérioration des liens sociaux est parfois susceptible de produire des effets positifs dans la mesure où elle génère une prise de conscience chez les dirigeants et les relais RH. En effet, ces derniers peuvent choisir de faire évoluer les pratiques de GRH afin d’améliorer les relations entre les membres de l’entreprise.

Cette recherche leur offre des pistes de réflexion pour (ré)aménager leur GRH en privilégiant des logiques relativement informelles de manière à ne pas nuire à l’échange de don/contre-don entre acteurs. Un excès de formalisme peut se révéler être contre-productif : les acteurs doivent accepter de ne pas tout structurer et planifier dans les moindres détails. Il est essentiel que la GRH comporte un caractère flexible de manière à pouvoir évoluer plus facilement et à répondre aux divers changements environnementaux auxquels l’entreprise fait face.

Conclusion

La théorie du don/contre-don peut paraître encore obscure pour certains dirigeants de PME dans la mesure où elle permet difficilement de distinguer l’ensemble des chaînes de dons (Pihel, 2008) qui se superposent.

Par ailleurs, une attention particulière a été accordée aux relations de don/contre-don existant entre les membres de la PME au regard des données que nous avions en notre possession. Cette forme d’échange entre acteurs internes et partenaires externes n’a pas été suffisamment approfondie.

Pour restituer nos propos, nous avons été contraints d’adopter une perspective linéaire de manière à obtenir un modèle intelligible. Dans cette optique, nous nous sommes appuyés sur les différentes phases du projet d’innovation étudié en donnant ainsi l’impression que le processus d’innovation se voulait séquentiel et linéaire. Or, comme Julien et St-Pierre (2015) l’ont évoqué, les PME ne sont pas aussi organisées dans les faits. Cette recherche prend donc l’apparence de liens de causalité et d’un ordonnancement de la logique du don/contre-don. Cela peut sembler contradictoire avec la théorie du don/contre-don où les échanges entre les acteurs s’entremêlent. Aussi, la réalisation d’une analyse par phase du projet d’innovation présente des limites dans la mesure où il n’est pas toujours aisé de distinguer les frontières entre les diverses étapes du processus étudié (Langley, 1997).

En outre, l’organisation de l’entreprise pourrait être repensée de manière à favoriser les échanges entre les salariés afin de développer le lien social. Les interactions entre les membres de l’organisation doivent être encouragées et non cloisonnées à certains espaces telles que les réunions. L’étude de l’évolution du design organisationnel semble également être une piste prometteuse à suivre pour identifier plus précisément les lieux d’échanges de don/contre-don entre les acteurs. Dans cette recherche, une approche dynamique a été adoptée afin d’intégrer les changements.

Enfin, cette recherche reposant essentiellement sur une rétrospection, des biais cognitifs liés à l’interprétation des acteurs ont pu être introduits malgré les différentes précautions que nous avons prises en étudiant entre autres un projet d’innovation récent. C’est la raison pour laquelle nous envisageons de mener une étude longitudinale en suivant en temps réel un projet d’innovation du début à la fin afin de valider ou de faire évoluer notre modèle. Notre recherche n’a pas pour ambition de généraliser des résultats, mais vise à comprendre un phénomène étudié au travers d’une approche originale de manière à enrichir les travaux existants : elle a donc actuellement une valeur exploratoire. Deux autres PME seront étudiées en parallèle de manière à ajuster la modélisation développée.