Article body
En pleine crise sanitaire de la Covid-19 au printemps 2020, Pascal Demurger, directeur général de la MAIF, entreprise française célèbre pour sa signature d’assureur militant, défend le monde de l’assurance attaqué de toutes parts par ces mots : « Les assureurs ont un rôle à jouer dans la société, pour amortir les chocs, pour accompagner les populations dans les crises. C’est cela qui nous guide. Sans doute le secteur dans son ensemble aurait-il dû agir dans ce sens plus tôt, plus vite, plus fort. »[1] Hasard ou coïncidence, ce grand dirigeant français a publié à l’été 2019 un essai ambitieux sur sa vision de l’entreprise du xxie siècle, dont il a confié la préface à Nicolas Hulot, écologiste engagé et ancien ministre français de la Transition écologique et solidaire en 2017-2018. Ce dernier confirme que « les entreprises doivent devenir des acteurs d’une transition écologique et sociale d’ampleur. […]. La RSE (responsabilité sociétale des entreprises) est certes devenue un garde-fou tangible et louable, mais un changement d’échelle est désormais impératif […]. Le graal du xxie siècle est de donner au travail une dimension de plaisir, car, oui, l’entreprise est un objet politique. Oui, celle-ci peut et doit, elle aussi, changer le monde. » (p. 11-13)
L’introduction intitulée L’âge de la conscience revient sur les défis majeurs auxquels notre monde est confronté : montée des inégalités sociales, changement climatique, etc. et précise l’impérieuse nécessité de dépasser les réponses bien connues comme la RSE pour davantage s’engager dans un modèle d’entreprise politique tel que désormais pratiqué au sein de la MAIF, un modèle faisant de son engagement une source majeure de sa performance.
L’ouvrage est construit autour de deux parties : la première, L’entreprise, menace ou secours pour le monde ?, questionne le rôle de l’entreprise en proie à une inconséquence économique couplée à une impuissance politique croissante et la seconde, L’entreprise politique, de l’expérience au modèle, décrit et analyse la révolution opérée à la MAIF durant ces dernières années pour en proposer un modèle réplicable à l’ensemble des entreprises pour changer le monde et atteindre un développement plus respectueux de l’environnement et des personnes.
Dans la première partie, Pascal Demurger commence par dénoncer la folie du monde actuel tiraillé entre inconséquence économique et impuissance politique. Les révolutions techniques successives depuis la machine à vapeur jusqu’à la transformation digitale en cours ont profondément bouleversé nos modes de vie, tout en provoquant des catastrophes tant économiques que sociales et environnementales. La financiarisation à outrance de l’économie est présentée comme l’une des causes majeures de la montée des inégalités sociales. La perte de sens tant décriée, notamment par les jeunes générations, se trouve encore amplifiée par une mondialisation effrénée des échanges commerciaux, dont les limites sont pourtant reconnues (pénurie de masques de protection en France au début du printemps 2020…). Par ailleurs, les impacts de cette mondialisation à outrance sur l’environnement sont globalement de moins en moins sujets à débat, grâce aux travaux du GIEC[2] et à la multiplication des initiatives sur de nombreux sujets comme la sobriété numérique autour du collectif The Shift Project[3] visant à décarboner l’économie. S’agissant de la digitalisation, l’auteur semble sceptique sur sa capacité à se fondre dans l’économie de marché dans la mesure où il met l’accent sur ses dérives en lien avec la question des libertés individuelles. Autrement dit, « financiarisé, mondialisé, digitalisé, le capitalisme semble dénaturé. Là où il fut pendant deux siècles synonyme de progrès collectif, adossé à une vague de libéralisme politique, il nous impose aujourd’hui un reflux puissant, nous plaçant entre les mains de géants hors de contrôle » (p. 61). Face à des « États dépassés », l’auteur ne peut que regretter leur « impuissance dans la résolution des problèmes sociaux et environnementaux » (p. 67), ce qui légitime l’appel à de nouvelles responsabilités assumées par les entreprises.
La première partie se poursuit par la pertinence de la responsabilité politique de l’entreprise, autrement dit d’avoir un impact positif sur la Cité. Ainsi l’entreprise est-elle confrontée à la nécessité de répondre à des attentes croissantes de ses parties prenantes, notamment ses salariés et clients. Au-delà, elle est sommée d’agir pour le bien commun, ce qui marque un changement encore plus en profondeur. Si Pascal Demurger revient sur le mouvement en faveur de la RSE à l’oeuvre depuis une trentaine d’années, il insiste sur le fait qu’il convient de changer d’échelle en encourageant les entreprises à adopter de manière plus systématique des logiques politiques. Une vigilance accrue à l’égard des entreprises tant en externe (lobbys) qu’en interne (marque employeur) les contraint donc à réinventer leur posture d’acteur économique. Tout ceci renvoie explicitement aux travaux de chercheurs bien connus comme Segrestin et Hatchuel (2012) dans leur ouvrage Refonder l’entreprise.
La seconde partie de l’ouvrage repose sur l’idée que les intérêts contradictoires doivent être dépassés pour atteindre un alignement plutôt que d’essayer vainement de les concilier. Cet état d’esprit s’incarne à la MAIF par trois principes clés que l’auteur prend le temps de détailler au travers de nombreux exemples concrets issus de son expérience de dirigeant, avant de présenter son modèle d’entreprise du xxie siècle.
Le premier principe est « sois le changement que tu veux voir dans le monde », célèbre phrase de Gandhi reprise par l’auteur. En accord avec ce principe, Pascal Demurger illustre ses propos d’exemples concrets comme le recours à des plateformes téléphoniques localisées en France, des initiatives visant à limiter les impacts sur l’environnement (énergie produite à partir de ressources renouvelables, utilisation de pièces automobiles de réemploi, etc.), un engagement dans l’investissement responsable ou encore une intégration raisonnée de l’intelligence artificielle dans les processus.
Le deuxième principe est appelé « l’audace de la confiance » en réponse aux attentes des salariés. « Dans un monde gangréné par le redoutable fléau de la défiance » (p. 129), l’auteur fait le pari d’un management fondé sur la confiance. Si l’idée n’est pas neuve, Pascal Demurger la revisite pour en faire le socle du management de l’entreprise du xxie siècle tout en reconnaissant que la confiance n’est pas un mode de fonctionnement spontané dans l’entreprise. Après un détour par les théories X et Y de McGregor de la fin des années soixante, l’auteur précise les trois ressorts essentiels de l’épanouissement au travail : le sens (et son corollaire le sentiment d’utilité sociale), l’attention à l’autre et l’exigence. Manager par la confiance ne s’improvise pas, cela s’explique par l’importance de veiller au bien-être de chacun, de motiver et d’accroître l’engagement de tous, de jouer la carte de l’intelligence collective, autant de thèmes largement débattus dans nos communautés de recherche. La recherche de l’épanouissement au travail n’a rien de philanthropique, l’objectif clairement affiché reste l’atteinte de la performance. Un tel changement de posture ne s’improvise pas, il demande une stratégie d’enrôlement bien pensée. À la MAIF, la démarche adoptée est celle du volontariat des collaborateurs, mais aussi de l’organisation d’un événement fondateur en 2015, en l’occurrence un séminaire de cadres destiné à enclencher un cercle vertueux. À force d’exemples pratiques, Pascal Demurger détaille la méthode déployée à la MAIF pour manager par la confiance en s’appuyant sur l’organisation du travail et le système de rémunération. Après seulement quelques années, les résultats de cette responsabilisation progressive en termes d’épanouissement des collaborateurs, de la qualité du dialogue social et de la performance de l’entreprise sont au rendez-vous et l’auteur les justifie en trois points : (1) la confiance repose sur un nouveau rôle dédié au cadre : « Le management par la confiance est tout sauf une absence de management. Il requiert, au contraire, beaucoup du manager. » (p. 168) ; (2) la bienveillance rime avec exigence et (3) la vigilance à l’égard des salariés qui refusent de jouer le jeu du collectif.
Le troisième principe est « l’obsession du long terme » à contre-courant du diktat moderne d’un tempo toujours plus rapide : « immédiateté, urgence, temps court : l’étau est puissant » (p. 179). Face à ces injonctions, la MAIF fait le pari de relations pérennes avec ses clients, les sociétaires, en misant sur la qualité avant le bénéfice par la notion de conseil désintéressé basé sur l’empathie, autrement dit une gestion humaine des sociétaires.
Partant de ces trois principes, Pascal Demurger termine par sa proposition d’un modèle d’entreprise politique pour le xxie siècle. Réussir un tel pari n’est possible qu’à deux conditions : « une profonde sincérité sur le fond et une véritable radicalité dans la manière » (p. 199). Ni compromis ni petits arrangements, mais de la sincérité dans la conviction qu’à long terme, les intérêts de l’entreprise se confondent avec ceux de l’ensemble de ses parties prenantes. Sur la forme, « le modèle ne peut fonctionner pleinement que s’il est parfaitement cohérent et donc que tout, dans l’entreprise, est aligné » (p. 203), cela renvoie à la notion bien connue d’alignement stratégique. Enfin, l’auteur revendique la pertinence de son modèle d’entreprise politique au-delà du monde du mutualisme auquel la MAIF appartient. Selon lui, « il est d’autant plus urgent d’agir qu’aller vers l’entreprise politique relève d’une transformation culturelle profonde. Or, rien ne prend davantage de temps que de changer une culture » (p. 213).
L’auteur conclut son essai par le constat des limites de la RSE et par sa conviction de la nécessité absolue « d’assumer une véritable responsabilité politique de l’entreprise » (p. 215). Changer la donne à grande échelle impose de dépasser les bonnes volontés individuelles au profit d’un mouvement de transformation en profondeur initié dans le contexte français par la loi PACTE[4] adoptée au printemps 2019 proposant outre la notion de « raison d’être » (Valiorgue, 2020), le statut d’entreprise à mission (Levillain, 2017). Selon l’auteur, « la légitimation des entreprises ne pourra être garantie que par des processus de labellisation rigoureux dans leur méthode et dont le contrôle sera confié à des organismes incontestables » (p. 220). Cette nécessité fait écho à une mission parlementaire[5] chargée au printemps 2020 de réfléchir à la manière la plus judicieuse de reconnaître l’engagement RSE des entreprises, alors que de nombreux labels existent déjà sur le marché comme le label LUCIE[6] et font l’objet de travaux de recherche depuis plusieurs années (Gautier et Berger-Douce, 2016). Pour autant, l’auteur plaide en faveur d’un label européen unique susceptible d’enclencher une mutation plus en profondeur des organisations.
Pour conclure, Pascal Demurger livre un vibrant plaidoyer en faveur d’un leadership éthique et gage de performance. Il propose un modèle d’entreprise profondément engagé, ayant un souci sincère de ses impacts sur ses parties prenantes, y compris l’environnement naturel, et capable d’aller chercher une grande part de sa performance dans cet engagement. Cette entreprise engagée du xxie siècle s’appuie sur un management guidé par la recherche de sens, l’encouragement de l’autonomie, le pari de la bienveillance envers les collaborateurs. L’illustration par le cas de la MAIF est d’autant plus parlante que les résultats concrets sont détaillés par l’auteur : une diminution drastique du taux d’absentéisme ou encore des résultats financiers multipliés par quinze en l’espace de dix ans. Alors, on ne peut qu’adhérer au modèle de la MAIF qui se veut duplicable à toutes les organisations selon son dirigeant qui ne cesse de prôner l’importance d’un sentiment de fierté collective comme moteur de l’engagement. Pour résumer, la clé de l’entreprise du xxie siècle semble résider dans la capacité à remplacer une ambition personnelle de réussir par une ambition collective de contribuer. De quoi inspirer des dirigeants toujours plus nombreux dans les années à venir…
Appendices
Notes
-
[1]
Magazine Challenges, 16 avril 2020.
-
[2]
GIEC : groupe intergouvernemental d’experts sur le climat.
- [3]
-
[4]
PACTE : plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises.
-
[5]
Il s’agit d’une mission d’étude des labels RSE. En vertu de l’article 174 de la loi PACTE, cette mission devra alimenter la réflexion du gouvernement sur les conditions de mise en place d’une structure de revue et d’évaluation des labels de responsabilité sociale des entreprises permettant de valoriser des produits, des comportements ou des stratégies.
- [6]
Références
- Gautier, A. et Berger-Douce, S. (2016). La labellisation, levier de l’institutionnalisation de la RSE en PME. Revue internationale PME, 29(1), 143-170.
- Levillain, K. (2017). Les Entreprises à mission, un modèle de gouvernance pour l’innovation. Paris, Éditions Vuibert.
- Segrestin, B. et Hatchuel, A. (2012). Refonder l’entreprise. Paris, Le Seuil.
- Valiorgue, B. (2020). La raison d’être de l’entreprise. Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal.