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Introduction

Depuis la publication en 1953 de l’ouvrage d’Howard Bowen, intitulé Social responsibilities of the businessman, de très nombreuses recherches ont été menées sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein des grandes entreprises et des PME, sur les motivations et les freins à la RSE et l’impact de la RSE sur les performances financières et sociales des entreprises (Arlow et Gannon, 1982 ; Bergeron, Boulerne, Roy et Wolff, 2010 ; Benhamou, Diaye, Crifo, 2016 ; Porter et Kramer, 2006). La RSE est notamment un levier d’innovation pour les entreprises (Berger-Douce, 2011 ; Bocquet, Le Bas, Mothe et Poussing, 2013 ; Bocquet et Mothe, 2013). En revanche, la RSE dans les très petites entreprises (TPE) est moins étudiée, malgré le nombre élevé d’entreprises concernées[2]. Cette faible attention accordée à la RSE dans les TPE peut en partie s’expliquer par l’absence de réglementations contraignantes en matière de RSE pour ces entreprises. Seules les entreprises de plus de 500 salariés sont dans l’obligation de reporter leurs actions et résultats en matière de RSE sous forme d’un rapport annuel qui peut être intégré dans le rapport financier[3]. Les pratiques RSE des TPE sont néanmoins intéressantes à étudier au regard des caractéristiques de ces entreprises. Même si les TPE ont moins de ressources (financières, humaines) pour s’engager dans des démarches RSE, elles peuvent être plus agiles et innovantes dans leurs pratiques de la RSE.

Au sein des TPE, les entreprises artisanales constituent un terrain idéal pour l’étude des pratiques RSE. Par définition, une entreprise artisanale est immatriculée au Répertoire des métiers des chambres de métiers et de l’artisanat, exerce une activité de production, de transformation, de réparation ou de prestation de services et doit générer l’essentiel de son revenu de cette activité. Pour la plupart des métiers, un diplôme, un titre et/ou une expérience professionnelle sont requis. En 2018, l’artisanat en France comptait 1,3 million d’entreprises réparties dans les secteurs du bâtiment (48 %), des services (30 %), de la production (13 %) et de l’alimentation (9 %). En termes de poids économique, ces entreprises emploient 3,1 millions d’actifs (dirigeants et salariés) et ont réalisé un chiffre d’affaires de 300 milliards d’euros sur l’année 2017[4]. La très grande majorité des artisans comptent moins de 10 salariés[5].

Comme toutes les TPE, les entreprises artisanales peuvent manquer de temps et de ressources pour s’engager dans des démarches RSE, mais l’activité artisanale, qui repose sur des savoir-faire, des compétences métier et sur des services de proximité, se prête bien à la RSE (Fournier et Boutillier, 2006 ; Picard, 2006). Les dirigeants de ces entreprises participent directement à la production et sont proches de leurs salariés et de leurs clients. De ce fait, ils peuvent mieux percevoir les préoccupations des consommateurs en matière d’achat responsable et la nécessité d’y répondre par des actions visibles et crédibles comme la mise en avant de certificat de qualité ou d’écolabels (Amara et Zghal, 2008 ; Dekhili et Achabou, 2011 ; Lecompte et Valette-Florence, 2006 ; Lafont et Rodhain, 2019). De même, ils sont très attachés à préserver le caractère familial de l’entreprise et peuvent développer avec leurs employés des relations très personnelles (Boutillier et Fournier, 2009).

Depuis quelques années, les chambres de métiers et de l’artisanat, les organisations professionnelles et les pouvoirs publics se mobilisent pour sensibiliser les entreprises artisanales aux enjeux de la RSE. Le numérique constitue un deuxième enjeu important pour les entreprises artisanales. Comme la RSE, le numérique peut permettre à ce type d’entreprises de dépasser leurs activités routinières pour aller vers une offre de produits ou de services plus innovante (Boldrini, Journé-Michel et Chene, 2011). Pour ces raisons, les pouvoirs publics portent toute leur attention à leur numérisation et cherchent à les accompagner à travers divers dispositifs et soutiens financiers (par exemple les aides France Num pour la transformation numérique des TPE et PME[6]). De même, les chambres de métiers et de l’artisanat ou la CAPEB (métiers du bâtiment) proposent des ressources, conseils et formations dédiés à la transformation numérique. Toutefois, la montée en compétences numériques et l’investissement dans les technologies numériques entraînent des changements organisationnels et productifs et une évolution des métiers et des conditions de travail au sein des entreprises. Des actions RSE peuvent alors être nécessaires pour accompagner ces transformations et en maîtriser les coûts (Porter et Kramer, 2006). En même temps, les technologies numériques peuvent rendre plus accessibles et plus efficaces certaines pratiques RSE (en termes d’optimisation des consommations d’énergie et de matières premières ou de management de la qualité). Le numérique apparaît donc comme un levier pour développer des pratiques RSE et créer de la valeur partagée (Porter et Kramer, 2011).

L’objet de cet article est précisément de comprendre les liens entre les compétences et usages numériques au sein des entreprises artisanales d’une part et leurs pratiques responsables en matière environnementale et sociale d’autre part. Les entreprises qui ont fortement investi dans le numérique sont-elles plus engagées dans des pratiques responsables ? Le degré de transformation numérique d’une entreprise artisanale a-t-il un effet sur les pratiques RSE au sein de cette entreprise ?

Pour répondre à ces questions, nous exploitons une enquête réalisée par l’observatoire M@rsouin en novembre 2017 auprès de 1 019 dirigeants d’entreprise artisanale en Bretagne dans les secteurs du bâtiment, de l’alimentation, de la production de biens, hors alimentaire, et des services. Dans cette enquête, la RSE est appréhendée à travers cinq pratiques responsables sur le plan environnemental ou social : l’écolabellisation, le tri sélectif, des plans d’économie d’énergie et de réduction des émissions polluantes, des plans d’amélioration des conditions de travail et de sécurité des salariés et enfin le management de la qualité par la norme ISO 9001. Les dirigeants ont aussi été interrogés sur les compétences et usages numériques au sein de leur entreprise et sur leurs dépenses numériques. Ces questions permettent de mesurer l’intensité et la diversité des usages numériques des entreprises artisanales et leurs capacités à s’approprier ces technologies. Nos principaux résultats montrent que les entreprises artisanales les plus avancées en termes de compétences et d’outils numériques sont aussi celles qui ont le plus de pratiques responsables (sur le plan environnemental et social). À l’inverse, les entreprises éloignées du numérique sont moins engagées dans des pratiques RSE.

La section suivante présente une revue de littérature sur la RSE dans les petites entreprises et sur les liens entre numérique et RSE au sein de ces entreprises. La troisième section décrit les données d’enquête et les modèles économétriques qui nous permettent de tester les relations entre RSE et transformation numérique. Dans la quatrième section, nous commentons les résultats des régressions. Enfin, la cinquième section conclut sur les principaux enseignements et les limites de cette étude.

1. Revue de littérature

1.1. Les freins et facteurs favorables à la RSE dans les petites entreprises

Les études et enquêtes sur la RSE dans les entreprises artisanales sont peu nombreuses (Boutillier et Fournier, 2009 ; Thévenard-Puthod et Picard, 2015). Nous élargissons donc notre revue de littérature aux études réalisées auprès de TPE et de PME. Ces études permettent de recenser les facteurs favorables et les freins à la RSE dans de petites entreprises, artisanales ou non.

La RSE est souvent mal connue et mal comprise par les dirigeants de petites entreprises (Callot, 2014). Ces entreprises se contentent le plus souvent d’appliquer la réglementation en vigueur sans chercher à aller au-delà. Certains dirigeants peuvent néanmoins pratiquer au quotidien la RSE sans le savoir (Auberger et Quairel, 2004 ; Paradas, 2011). Les trois formes de RSE les plus fréquentes dans les petites entreprises sont la RSE mimétique, la RSE normative ou la RSE coercitive (Courrent et Capron, 2012 ; Gond et Igalens, 2008). La RSE mimétique consiste pour une petite (ou moyenne) entreprise à copier les actions RSE des grandes entreprises et à adopter leurs « bonnes pratiques ». La RSE normative consiste à concevoir et appliquer des normes, des labels, des règles au niveau d’un secteur d’activité ou au sein d’un groupe d’acteurs économiques. Enfin, la RSE coercitive consiste à adopter des pratiques sous la pression d’un fournisseur ou d’un client. Les deux dernières formes de RSE soulignent l’importance du secteur d’activité pour expliquer l’adoption (volontaire ou forcée) de pratiques responsables (Benhamou, Diaye et Crifo, 2016).

Dans les petites entreprises, les dirigeants ont un rôle clé dans la mise en oeuvre ou non d’actions RSE (Quairel et Auberger, 2005). Plusieurs études soulignent que la RSE n’est pas une priorité pour les petites entreprises (Auberger et Quairel, 2004 ; Berger-Douce, 2008 ; Bazillier et Suarez, 2011). Par ailleurs, certains dirigeants déclarent ne pas se sentir concernés par les enjeux du développement durable (Chavy et al., 2013), même si la principale raison est un manque de ressources financières et de compétences pour engager des actions qui sont coûteuses (Borga, Citterio, Noci et Pizzurno, 2009 ; Bergeron et al., 2010) et dont le retour sur investissement est jugé incertain (Gautier, Berger-Douce et Brodhag, 2013). Par ailleurs, les petites entreprises sont souvent contraintes de s’adapter à leur environnement sans pouvoir le modifier dans une direction plus favorable à la société (Chavy et al., 2013). D’autant plus que leur petite taille limite l’impact social et environnemental de leur activité et donc ne facilite pas la prise de conscience qu’elles ont une responsabilité sociétale (Courrent et Capron, 2012). La structure très centralisée des petites entreprises (avec un pouvoir de décision concentré), elle aussi, ne favorise pas la démarche RSE qui doit impliquer toutes les parties prenantes et notamment les salariés (Quairel et Auberger, 2005). Enfin, le manque de temps des dirigeants est l’une des causes les plus évoquées pour justifier l’absence de démarche RSE (Berger-Douce, 2008), notamment dans les microentreprises ne disposant pas de salariés pour mener ces actions (Bayad, Schmitt et Boughattas, 2008).

Du côté des facteurs favorables à la RSE, les petites entreprises se révèlent être plus agiles et plus innovantes dans la conception et la mise en oeuvre de pratiques RSE. C’est le cas notamment des entreprises qui ont choisi de développer leur activité (produits ou services) sur la base de fortes valeurs éthiques, sociales ou écologiques (Quairel et Auberger, 2005). Plus globalement, les dirigeants de petites entreprises ont des incitations à adopter des pratiques responsables afin d’améliorer leur image auprès de leurs clients (Bazillier et Suarez, 2011) et de renforcer l’adhésion et la motivation de leurs salariés (Berger-Douce, 2008). La pression des donneurs d’ordre (clients), qui eux-mêmes ont des obligations RSE dans leurs politiques d’achat, peut aussi accélérer la diffusion de pratiques RSE au sein des petites entreprises (Gond et Igalens, 2008).

Dans le cas des entreprises artisanales, une démarche RSE peut être motivée par le désir de bien faire son métier et de le valoriser (Boutillier et Fournier, 2009 ; Polge, 2008). Toutefois, les dirigeants d’entreprise artisanale mettent eux aussi en avant l’insuffisance des ressources humaines et financières comme frein à la RSE. Ils sont convaincus que la réglementation liée à la RSE va devenir de plus en plus contraignante (au moins au niveau environnemental) et déclarent déjà ressentir la pression des parties prenantes (Boutillier et Fournier, 2009). Toutefois, grâce à leur petite taille, les entreprises artisanales savent apporter des réponses individualisées aux besoins exprimés par leurs clients et leurs salariés (Fourcade, Gallego, Polge et Saoudi, 2010).

L’environnement numérique (équipements, usages, etc.) des entreprises artisanales peut-il aussi jouer un rôle dans la mise en oeuvre de pratiques RSE ? Nous allons dans la suite expliciter les relations possibles entre numérique et RSE au sein de ces petites entreprises.

1.2. Les relations entre numérique et RSE dans les petites entreprises

Les technologies numériques et les réseaux électroniques transforment les activités économiques et chaînes de valeur (de la conception à la distribution en passant par l’approvisionnement) et sont porteurs de nouveaux services et modèles d’affaires (Brynjolfsson et McAfee, 2014 ; Goldfarb et Tucker, 2019 ; Porter et Heppelmann, 2014). Le numérique a aussi des effets importants sur l’organisation et les conditions de travail (Bloom, Garicano, Sadun et Van Reenen, 2014). L’automatisation peut par exemple détruire de l’emploi ou rendre obsolètes certaines compétences (Frey et Osborne, 2017), suscitant des craintes et des résistances de la part des salariés. Ainsi, une entreprise ne peut tirer pleinement avantage de ses investissements numériques que si elle les complète par une montée en compétence des salariés (notamment par des actions de formation). Une écoute de toutes les parties prenantes (les salariés, mais aussi les clients et fournisseurs) permet aux dirigeants de faire de meilleurs choix technologiques et de créer plus de valeur à partir de ces technologies. Les enjeux de transformations numériques sont donc indissociables des enjeux RSE pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille.

Côté environnemental, les équipements numériques (ordinateurs et réseaux informatiques) peuvent s’avérer énergivores. Les entreprises qui ont de fortes dépenses numériques peuvent devenir plus sensibles à la question des économies d’énergie et au recyclage des matériels. Ainsi, Bohas, Dagorn et Poussing (2014) montrent, à partir d’une enquête sur 815 entreprises luxembourgeoises, que les actions RSE de nature environnementale les plus fréquentes consistent à réduire la consommation électrique des équipements numériques.

Côté social, le numérique peut accroître la satisfaction des salariés, en leur donnant plus d’autonomie et de flexibilité, par exemple en facilitant le télétravail (Mayo, Gomez-Mejia, Firfiray, Berrone et Villena, 2016). Toutefois, le numérique peut aussi avoir des effets négatifs sur les salariés, en augmentant leur stress ou en réduisant leur productivité (en cas d’excès d’usage ou de mauvais usage des outils numériques). Une solution peut consister à encadrer les usages numériques sur le lieu de travail et en dehors (mise en place de chartes et de bonnes pratiques sur l’usage des courriels professionnels par exemple).

L’essor du commerce électronique peut aussi soulever des problèmes de diverses natures (impact sur l’environnement, sur les fournisseurs, sur les clients…). Par exemple, la publicité digitale peut être plus intrusive et les données collectées lors d’une visite du site de l’entreprise ou lors d’un achat en ligne peuvent être plus ou moins bien protégées. Les entreprises qui se développent dans le commerce électronique peuvent répondre à ces problèmes par l’adoption d’un code de bonne conduite (Jiménez et al., 2021).

À travers les arguments avancés précédemment, il ressort que le numérique peut éveiller les consciences des dirigeants sur leurs responsabilités sociales et environnementales et les amener à agir (Porter et Kramer, 2006). En modifiant la manière de produire et de travailler, le numérique peut devenir un levier de création de valeur partagée au sens de Porter et Kramer (2011) dans lesquels les engagements RSE trouvent toute leur place. Par ailleurs, les entreprises qui disposent d’outils numériques et d’un site Web peuvent plus efficacement conduire des actions RSE et mieux communiquer dessus (en interne et en externe) (Okazaki, Plangger, West et Menendez, 2020 ; Ver, Golob et Podnar, 2021). Les dirigeants peuvent de fait réduire le coût de la RSE et accroître le bénéfice attendu en termes d’image et d’attractivité grâce au numérique. Troise et Camilleri (2021) soulignent d’ailleurs l’intérêt des réseaux sociaux (Twitter et Instagram) pour faire connaître à l’extérieur les actions RSE. L’ensemble de ces éléments nous permet de formuler la proposition suivante : plus une entreprise artisanale (a) dispose de compétences numériques et (b) utilise des outils et des applications numériques, plus elle s’engage dans des pratiques RSE.

Cette proposition repose aussi sur l’idée que le déploiement efficace du numérique au sein d’une entreprise nécessite d’engager, à la suite, des actions RSE. Les outils numériques ne peuvent produire des effets positifs en termes de baisse des coûts, de satisfaction des clients et d’amélioration de la qualité de vie au travail que si leur déploiement s’accompagne d’une réorganisation substantielle de l’entreprise. Cette réorganisation doit être acceptée et partagée par les salariés, mais aussi par les fournisseurs et les clients. En l’absence de toute démarche RSE, l’entreprise perdra du temps et devra faire face à des résistances lors de ces réorganisations induites par le numérique. Les entreprises qui ont investi dans le numérique (et qui ont plus de compétences et d’usages numériques) devraient donc être plus incitées à mettre en oeuvre des actions RSE pour accroître le retour sur investissement de leurs outils numériques.

Pour tester cette proposition, nous utilisons une enquête menée auprès d’entreprises artisanales qui ont été interrogées sur leurs pratiques RSE et leurs compétences et usages numériques. En contrôlant pour d’autres caractéristiques socio-économiques, nous sommes en mesure d’estimer si l’état de transformation numérique d’une entreprise (en termes de compétences et d’outils numériques) a un impact sur ses pratiques RSE. Dans la section suivante, nous présentons l’enquête, l’ensemble des variables utilisées et les modèles économétriques.

2. Données et méthodologie

2.1. Présentation de l’enquête

Nous mobilisons une enquête réalisée auprès de 1 019 dirigeants d’entreprise artisanale (de moins de 50 salariés) en Bretagne par l’observatoire de recherche M@rsouin en septembre 2017[7]. La représentativité de l’échantillon est assurée par la méthode des quotas (en croisant la taille des entreprises [effectifs] et le secteur d’activité). Nous avons contacté 2 240 entreprises sur la base d’un fichier de la chambre de métiers et de l’artisanat de Bretagne, recensant l’ensemble des entreprises artisanales bretonnes, soit 59 000 entreprises. Nous avons eu 1 019 entreprises qui ont répondu favorablement à l’enquête, soit 45 % de l’ensemble des entreprises contactées, ce qui constitue un taux de réponse très satisfaisant pour une enquête auprès d’entreprises.

Les entreprises artisanales (EA) sont classées en microentreprises (de 0 à 9 salariés), dont les entreprises individuelles sans salarié), et en petites entreprises (10 à 49 salariés[8]). Notre échantillon se compose de 87,4 % de microentreprises et de 12,6 % de petites entreprises. Sur l’ensemble des entreprises enquêtées, 34,5 % n’ont aucun salarié.

Les secteurs d’activité couverts par l’enquête sont le bâtiment, les services, l’alimentation et la production[9]. Le secteur u bâtiment (39,5 % de l’échantillon) comprend les entreprises de menuiserie, de maçonnerie, de peinture, d’isolation, d’électricité, de chauffage et de plomberie. Les entreprises de services (32 % de l’échantillon) couvrent des activités plus diverses, du commerce de détail (vêtement, électroménager, bijouterie, fleuristerie, etc.) aux entreprises de transport et de réparation (automobile, électroménager, informatique), en passant par les sociétés d’entretien et les salons de coiffure. Le secteur de l’alimentation (14,6 % de l’échantillon) rassemble les activités de boucherie/charcuterie, de boulangerie/pâtisserie, les commerces de détail alimentaire, les restaurants ou encore la fabrication de produits alimentaires. Enfin, le secteur de la production (13,9 % de l’échantillon) réunit toutes les activités de fabrication/création de biens, hors alimentaires : meubles, vêtements, jouets, carrosseries, parfums, bateaux, prothèses médicales, graphismes[10]. Les principaux thèmes abordés dans cette enquête sont les équipements, compétences et usages numériques des entreprises artisanales et leur connaissance et leurs pratiques de la RSE (Annexe 1, pour une présentation des questions du questionnaire).

Le tableau 1 présente la proportion d’EA déclarant avoir entrepris une démarche RSE d’une part et avoir été sensibilisée à la RSE lors de formations ou via leurs fournisseurs ou clients d’autre part. Ce tableau intègre aussi le nombre moyen de pratiques assimilables à la RSE.

Tableau 1

Pratique et sensibilisation RSE auprès des EA bretonnes

Pratique et sensibilisation RSE auprès des EA bretonnes

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Nous remarquons que la proportion d’EA ayant une démarche RSE est très faible (4 %) et que seulement 12 % des dirigeants d’EA déclarent avoir été sensibilisés à la RSE. Ce résultat n’est pas surprenant et rejoint les résultats d’enquêtes précédentes. Les EA comptabilisant moins de 10 salariés sont deux fois moins nombreuses à avoir une démarche RSE que les entreprises de 10 à 49 salariés (3,6 % contre 7 %). Les mêmes différences se retrouvent en ce qui concerne la sensibilisation à la RSE (11,7 % contre 14,7 %). Le secteur joue aussi un rôle important. Deux secteurs ressortent en matière de sensibilisation à la RSE : le secteur de la production (18,4 %) et celui des services (13,4 %). En revanche, les entreprises des secteurs du bâtiment et de l’alimentation sont moins informées sur la RSE (respectivement 10,2 % et 8,0 %). Ces faibles taux peuvent refléter une méconnaissance des dirigeants sur ce que la RSE recouvre réellement. C’est pourquoi nous avons décidé d’interroger les dirigeants sur cinq pratiques responsables : 1) l’offre de produits écolabellisés (NF environnement, écolabel européen, agriculture biologique), 2) le recours au tri sélectif ou au recyclage des déchets, 3) la mise en oeuvre de plans d’économie d’énergie et de réduction des émissions polluantes, 4) un plan d’amélioration des conditions de travail et de sécurité des salariés (au-delà des obligations règlementaires) et 5) le management de la qualité par la norme ISO 9001. Les trois premières pratiques relèvent du volet environnemental (écogeste), alors que les deux dernières concernent le volet social de la RSE. Nous avons sélectionné ces cinq pratiques en se fondant sur l’étude de France Stratégie, Responsabilité sociale des entreprises et compétitivité (2016), et en consultant d’autres études menées auprès des TPE et entreprises artisanales comme celle de Boutillier et Fournier (2009).

Même si de nombreux dirigeants ne connaissent pas précisément la RSE ou n’ont pas été directement formés ou sensibilisés à la RSE, ils déclarent de nombreuses pratiques relevant de la RSE. En moyenne, les EA mettent en oeuvre 2,34 pratiques RSE (respectivement 2,26 pour les entreprises de moins de 10 salariés et 2,88 pour celles de plus de 10 salariés).

Le tableau 2 détaille les pratiques RSE des EA en fonction de leur taille et de leur secteur d’activité. Les pratiques les plus fréquentes sont le tri sélectif (87,8 % des entreprises) suivi des plans d’amélioration des conditions de travail (51,8 %) et d’économie d’énergie (42,8 %). Le management de la qualité par la norme ISO 9001 n’est développé que dans une entreprise sur cinq.

L’offre de produits écolabellisés est plus fréquente dans le secteur du bâtiment et les plans d’amélioration de la sécurité et des conditions de travail plus fréquents dans le secteur alimentaire. Dans leur enquête auprès de dirigeants d’EA dans le Nord-Pas-de-Calais, Boutillier et Fournier (2009) constataient eux aussi que les pratiques RSE les plus courantes étaient le recyclage de déchets, la réduction des consommations d’énergie et la sécurité des salariés.

Enfin, 23,2 % des EA déclarent disposer d’un site Internet qui communique explicitement sur les valeurs et engagements en matière sociale et environnementale[11].

Tableau 2

Pratiques relevant de la RSE dans les EA bretonnes

Pratiques relevant de la RSE dans les EA bretonnes

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2.2. Les modèles économétriques

Pour tester la proposition de recherche, nous estimons des modèles économétriques dans lesquels les variables expliquées sont les pratiques RSE des EA et les variables explicatives sont les compétences et usages numériques de ces EA, avec des variables de contrôle sur le dirigeant et l’activité de l’EA. Les annexes 2 et 3 présentent l’ensemble des variables utilisées dans les modèles économétriques et les statistiques descriptives de ces variables.

Les variables d’intérêt sont donc les cinq pratiques RSE présentées précédemment : l’offre de produits écolabellisés, le recours au tri sélectif, la mise en oeuvre de plans d’économie d’énergie, d’amélioration des conditions de travail et le management de la qualité par la norme ISO 9001. L’approche économétrique consiste à modéliser l’adoption de ces pratiques RSE comme des décisions jointes. En effet, le choix de déployer une des pratiques RSE n’est pas indépendant des choix de déployer ou non les quatre autres pratiques RSE. Certaines pratiques RSE peuvent être complémentaires : le déploiement d’une pratique peut faciliter ou nécessiter le déploiement d’une autre. À l’inverse, les contraintes financières et de temps peuvent limiter la capacité à mettre en oeuvre simultanément plusieurs pratiques RSE au sein de l’entreprise.

Pour prendre en compte cette interdépendance, nous utilisons un modèle probit multivarié non ordonné qui consiste à estimer simultanément cinq probits portant sur des choix binaires en permettant aux termes d’erreur d’être corrélés entre eux (Greene, 2012). Si le coefficient de corrélation entre deux termes d’erreur est positif, il est possible de conclure que les deux décisions sont complémentaires. Si la corrélation est négative, les deux décisions sont alors influencées par d’autres déterminants communs exerçant des forces contraires. L’absence de corrélation significative suggère que les décisions sont indépendantes l’une de l’autre. Les cinq modèles probits binaires (un modèle probit par pratique RSE) sont estimés simultanément par la méthode du maximum de vraisemblance nécessitant le calcul d’intégrales quintuples, qui ne converge généralement pas vers une solution analytique. Nous avons donc recours au programme Conditional Mixed Process (CMP) développé par Roodman (2009). Ce programme permet de maximiser la log-vraisemblance du système, en résolvant le problème lié aux intégrales multiples via un algorithme de simulations numériques de type GHK (Geweke, Hajivassiliou et Keane). Cet algorithme permet d’obtenir des probabilités simulées issues de l’approximation des intégrales. Ces probabilités simulées remplacent ensuite les intégrales des lois normales multivariées dans la fonction de vraisemblance.

2.3. Les variables mesurant les compétences et usages numériques

Le niveau de numérisation (ou de transformation numérique) des entreprises artisanales est mesuré par les compétences numériques d’une part et par les logiciels et outils numériques utilisés d’autre part. Nous construisons une variable d’intensité des usages numériques (SCORE USAGES) qui consiste à additionner le nombre d’outils numériques utilisés (logiciels bureautiques, logiciels métiers, logiciels de comptabilité, workflow, intranet/outils partagés, certificats électroniques). Ce score est compris entre 0 et 6, avec une moyenne de 2,48 outils/usages par entreprise. Selon les spécifications économétriques, nous introduisons soit ce score, soit une liste d’outils numériques sous forme de variables indicatrices afin d’identifier plus précisément quels sont les outils ou usages numériques qui favorisent les pratiques RSE. Dans cette seconde spécification, nous avons retenu trois outils : les logiciels métiers spécifiques (LOGICIEL SPÉCIFIQUE), les logiciels de définition et de suivi de processus (WORKFLOW) et les outils de communication et de partage de type intranet, visioconférence ou agenda partagé (PARTAGÉ). En revanche, nous n’avons pas introduit dans cette spécification les outils qui sont très fortement diffusés, comme les logiciels de bureautique, ou très peu diffusés comme les certificats électroniques[12].

Nous prenons aussi en compte le fait que l’entreprise dispose ou non d’un site Internet (SITE). Un site Web peut permettre à une entreprise de communiquer sur ses services, mais aussi sur ses valeurs et ses pratiques RSE. Comme nous l’avions indiqué précédemment, on peut s’attendre à ce que l’existence d’un site Web augmente le gain attendu (ou le retour sur investissement) des pratiques RSE en termes d’image ou d’apport de clientèle et renforce donc les incitations du dirigeant à s’engager dans une démarche RSE.

Nous construisons un score de compétences numériques à partir des sept tâches suivantes : savoir 1) utiliser un tableur ou un traitement de texte, 2) utiliser un antivirus ou bloqueur de publicité, 3) compresser un fichier, 4) installer un logiciel, 5) envoyer et lire des courriels, 6) réaliser un achat en ligne, 7) créer une page ou un site Web. Dès lors que le dirigeant ou un salarié de l’entreprise a la compétence pour réaliser l’une de ces tâches, la variable SCORE COMPÉTENCES augmente de 1. Cette variable peut donc prendre des valeurs de 0 à 7, la moyenne des compétences étant de 5,38 au sein des EA. Comme pour les usages numériques, nous avons une seconde spécification dans laquelle nous remplaçons le score de compétences numériques par des variables indicatrices mesurant trois compétences : savoir utiliser un traitement de texte et un tableur (COMPÉTENCES LOGICIEL) ; savoir créer une page ou un site Internet (COMPÉTENCES SITE) ; savoir réaliser un achat en ligne (COMPÉTENCES ACHAT).

Dans tous les modèles, nous prenons aussi en compte les formations au numérique du dirigeant et/ou de ses salariés. La variable FORMATION NUMÉRIQUE prend la valeur 1 si des ateliers ou formations au numérique ont été suivis au cours des trois dernières années (c’est le cas de 20,8 % des EA enquêtées). Cette variable nous permet de savoir si l’EA a renforcé ou non ses compétences numériques dans les dernières années.

2.4. Les variables de contrôle

Les études, réalisées auprès de TPE et PME, ont montré que certaines caractéristiques des entreprises et de leurs dirigeants peuvent faciliter ou freiner l’adoption de pratiques RSE. Nous allons les intégrer, comme variables de contrôle, dans nos modèles économétriques.

Tout d’abord, nous prenons en compte l’âge des dirigeants (ÂGE). Plusieurs études concluent à un effet de l’âge sur les choix en matière de RSE. Les dirigeants âgés se montreraient plus sensibles au développement durable (Brady et Wheeler, 1996 ; Labelle et St-Pierre, 2015 ; Paradas, Revelli, Debray, Courrent et Spence, 2017 ; Serwinek, 1992). De par leur expérience, ils percevraient mieux les conséquences de leurs actions sur l’environnement et leurs salariés (Dawson, Breen et Satyen, 2002). Cependant, d’autres études concluent à l’absence de lien significatif entre l’âge des dirigeants et leurs engagements en matière de RSE (Courrent, Spence et Gherib, 2016).

Nous contrôlons aussi le niveau de diplôme des dirigeants (DIPLÔME[13]). Plusieurs études soulignent l’effet positif du niveau d’éducation des dirigeants sur le développement de pratiques responsables (Dawson, Breen et Satyen, 2002 ; Kuo et Dick, 2010), alors que d’autres études n’obtiennent aucun effet (Courrent, Spence et Gherib, 2016 ; Paradas et al., 2017). Les tris croisés montrent que la sensibilisation à la RSE dans une EA augmente avec le niveau d’éducation du dirigeant (4,5 % pour les dirigeants ayant un niveau d’étude inférieur au bac contre 23,2 % pour les dirigeants ayant un bac +5).

Parmi les freins possibles à l’adoption de pratiques RSE, la littérature souligne le manque de ressources financières (Boutillier et Fournier, 2009 ; Oueghlissi, 2013). Nous ne disposons pas de données sur les performances financières des entreprises, mais nous avons demandé aux dirigeants si le chiffre d’affaires de leur entreprise a augmenté sur les trois dernières années (CROISSANCE). Si l’entreprise est en croissance, elle devrait avoir plus facilement accès à des ressources financières (internes ou externes) pour investir et innover (dans ses produits, procédés, mais aussi dans ses pratiques sur le plan social et environnemental). Les ressources de l’entreprise peuvent aussi être mesurées par le nombre de salariés (EFFECTIF). La taille de l’entreprise peut être un facteur explicatif important des pratiques RSE (Chen et Metcalf, 1980 ; Orlitzky, 2001 ; Paradas et al., 2017). Plus une entreprise a de salariés et plus elle peut avoir besoin d’investir dans des actions de RSE afin de mieux répondre aux attentes de ses salariés.

Enfin, nous contrôlons pour le secteur d’activité (BÂTIMENT, ALIMENTATION, SERVICES, PRODUCTION). C’est d’autant plus important que l’engagement en matière de RSE est très lié à la nature de l’activité économique de l’entreprise (Arlow et Gannon, 1982 ; Benhamou, Diaye et Crifo, 2016 ; Paradas et al., 2017).

Pour l’ensemble des modèles, nous vérifions qu’il n’existe pas de fortes corrélations entre les variables explicatives qui pourraient biaiser les estimations. Les calculs montrent qu’aucune corrélation n’est supérieure à 0,4, sauf entre les deux variables de SCORE USAGES et COMPÉTENCES.

3. Résultats

3.1. Les déterminants des pratiques RSE des entreprises artisanales

Les tableaux 3 et 4 présentent les coefficients estimés des modèles probits multivariés concernant les cinq pratiques RSE (colonnes 1 à 5). Dans le tableau 3, les compétences et usages numériques sont mesurés par des scores (respectivement SCORE USAGES et SCORE COMPÉTENCES). Le tableau 4 présente la spécification avec la liste des compétences et usages numériques sous forme de variables indicatrices (pour les compétences, savoir installer un logiciel, créer un site Web et/ou acheter en ligne, et pour les usages, utiliser des logiciels métiers, des outils de partage ou de workflow). Les coefficients de corrélation des termes d’erreur des cinq pratiques RSE présentés en annexes 7 et 7 bis sont tous significatifs et de signe positif, suggérant que ces pratiques environnementales et sociales sont complémentaires du point de vue des dirigeants.

Tableau 3

Déterminants des pratiques RSE. Probit multivarié avec les scores de compétences et d’usages numériques

Déterminants des pratiques RSE. Probit multivarié avec les scores de compétences et d’usages numériques

Note : écarts-types robustes entre crochets ; *** p < 0,01 ; ** p < 0,05 ; * p < 0,10.

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Tableau 4

Déterminants des pratiques RSE. Probit multivarié, avec la liste des compétences et usages numériques

Déterminants des pratiques RSE. Probit multivarié, avec la liste des compétences et usages numériques

Note : écarts-types robustes entre crochets ; *** p < 0,01 ; ** p < 0,05 ; * p < 0,10.

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3.1.1. Les pratiques environnementales

Nous nous intéressons dans un premier temps aux pratiques environnementales des EA (écolabel ; tri sélectif ; économie d’énergie).

Les résultats montrent un effet positif et significatif des compétences numériques sur l’offre de produits écolabellisés. Parmi ces compétences, le fait de savoir créer ou mettre à jour un site Web augmente la probabilité que l’entreprise propose des écolabels. En revanche, l’intensité et la diversité des usages numériques au sein d’une EA, ainsi que la possession d’un site Web, ne semblent pas avoir d’effet sur l’écolabellisation des produits. Ce dernier résultat souligne le faible intérêt d’avoir un site Web si l’entreprise artisanale ne dispose pas des compétences pour le mettre à jour. Ce résultat rejoint les analyses de Troise et Camilleri (2021) sur l’importance de savoir utiliser les réseaux sociaux pour communiquer sur ses actions RSE.

Si l’on détaille les usages, on note que les outils numériques de partage (intranet, espaces partagés) augmentent la probabilité que l’entreprise offre des produits écolabellisés. Ces outils peuvent certainement faciliter la mise en oeuvre d’une démarche d’écolabellisation[14].

Si les effectifs, l’ancienneté et l’évolution du chiffre d’affaires de l’entreprise n’ont aucun impact sur le choix d’offrir des produits écolabellisés, ce n’est pas le cas du secteur d’activité. Les démarches d’écolabellisation sont plus fréquentes dans les secteurs du bâtiment, de l’alimentation et des services que dans le secteur de la production. Ces résultats rejoignent ceux observés dans la littérature (Arlow et Gannon, 1982 ; Benhamou, Diaye et Crifo, 2016 ; Paradas et al., 2017).

Les pratiques d’économie d’énergie ne dépendent pas des compétences numériques. Seuls l’intensité des usages numériques et le secteur d’activité comptent. Les plans d’économie d’énergie sont plus fréquents dans le secteur de l’alimentation et des services que dans le secteur du bâtiment et de la production. Ils sont aussi plus répandus dans les entreprises qui ont un score élevé sur les usages numériques. De fait, une utilisation plus intensive du numérique (énergivore par nature) dans une entreprise artisanale peut sensibiliser les dirigeants et salariés à la question des économies d’énergie et apporter des solutions ou applications pour mieux surveiller et maîtriser les consommations d’énergie.

Enfin, le tri sélectif est sans lien avec les compétences et usages numériques (à l’exception de l’achat en ligne), le secteur d’activité ou l’ancienneté de l’entreprise. La seule variable significative est la taille de l’entreprise : les entreprises ayant de nombreux salariés pratiquent plus de tris sélectifs. Nos résultats ne sont pas surprenants, car le tri sélectif est une pratique quasi généralisée dans les EA (87 % dans notre enquête) et qui est facile à mettre en oeuvre, même dans les entreprises ne disposant pas de compétences et outils numériques.

Ces résultats confirment que l’absence de compétences et de ressources humaines constitue un frein aux pratiques RSE de nature environnementale dans les EA (Boutillier et Fournier, 2009). Plusieurs enseignements peuvent être tirés. Tout d’abord, l’usage d’écolabel est lié à la capacité des entreprises artisanales à communiquer sur le sujet en publiant des contenus sur leur site Web (ou sur les réseaux sociaux). Par ailleurs, le fait qu’un dirigeant ou l’un de ses salariés aient suivi une formation au numérique n’a aucun impact sur les pratiques RSE, ce qui tend à montrer que l’important est de disposer de compétences numériques en interne, peu importe que ces compétences aient été obtenues par autoformation ou par un organisme de formation. Enfin, les dirigeants d’entreprise artisanale font bien le lien entre équipements numériques et consommation d’énergie : l’intensification des usages numériques va souvent de pair avec des mesures pour réduire les dépenses d’énergie.

3.1.2. Les pratiques sociales

Nous allons maintenant nous intéresser aux pratiques RSE de nature sociale (management de qualité via la norme ISO 9001 ; plan d’amélioration des conditions de travail).

La démarche visant à mettre en place un management de la qualité (de type norme ISO 9001) est plus fréquente dans les entreprises utilisant intensivement le numérique, notamment des logiciels métiers. Une explication possible est que le management de la qualité poursuit un objectif de performance et d’amélioration de la qualité aussi bien dans la production que dans la relation avec les clients et les fournisseurs. Cette démarche nécessite des outils numériques (logiciels) pour optimiser les processus et mesurer les résultats (satisfaction des clients, retards ou défauts de qualité, etc.). Par ailleurs, le secteur de l’alimentation apparaît comme le plus engagé dans des actions de management de la qualité.

La mise en place d’un plan visant à améliorer les conditions de travail et la sécurité des salariés est plus fréquente dans les entreprises qui utilisent intensivement des outils de partage et des logiciels spécifiques au secteur. Ce résultat peut s’expliquer par le fait que le déploiement d’outils numériques s’accompagne le plus souvent d’une réorganisation et d’une évolution des tâches. Les entreprises peuvent alors saisir cette occasion pour chercher à améliorer les conditions de travail, en automatisant certaines tâches routinières ou fastidieuses et en orientant les salariés vers des tâches plus valorisantes. Dans le même temps, le déploiement de ces outils numériques peut être source de stress pour certains salariés qui peuvent se sentir dépossédés de leurs fonctions ou insuffisamment formés. Les dirigeants ont donc tout intérêt à mettre en place des actions pour mieux associer les salariés à ces changements technologiques et organisationnels. Certaines entreprises peuvent aussi chercher à travers ces démarches à mieux encadrer les usages numériques et réduire les effets négatifs de ces technologies sur le bien-être des salariés.

Enfin, nous observons que les entreprises artisanales en croissance et du secteur de l’alimentation ont une probabilité plus élevée de mettre en oeuvre un plan d’amélioration des conditions de travail des salariés. Cette probabilité augmente aussi avec le nombre de salariés.

Nos résultats rejoignent ceux de Boutillier et Fournier (2009) et ceux de Fourcade et al. (2010) sur le profil des entreprises artisanales qui se mobilisent sur les conditions de travail et la sécurité de leurs salariés.

Les annexes 5 et 5 bis proposent des estimations additionnelles qui intègrent la variable supplémentaire (SALARIÉ) qui vaut 1 lorsque l’EA a au moins un salarié (65,5 % de l’échantillon). Cette variable permet de mesurer l’effet sur les pratiques RSE de passer d’une entreprise sans salarié à une entreprise avec un salarié[15]. Nous constatons que la présence de salariés accroît la probabilité d’avoir des produits écolabellisés et, de manière logique, s’accompagne de plans d’amélioration des conditions de travail. Certains effets relatifs aux compétences et usages numériques perdent de leur significativité. Notamment, le score d’usages numériques et les logiciels spécifiques et de partage n’ont plus d’effet sur les plans d’amélioration des conditions de travail, mais les résultats restent robustes concernant les effets positifs du numérique sur les pratiques d’écolabellisation et de management de la qualité, même lorsque l’on contrôle pour la présence de salariés.

Ces résultats confortent la littérature sur le sujet. En modifiant la manière de travailler et de commercialiser les produits et services, la numérisation des entreprises artisanales constitue un levier de création de valeur partagée, au sens de Porter et Kramer (2006, 2011), qui favorise l’adoption de pratiques responsables. Par exemple, l’utilisation de logiciels métiers peut faciliter une démarche de qualité auprès des clients, comme avec les logiciels d’architecte en trois dimensions qui permettent aux prospects de visualiser une rénovation ou une nouvelle construction avant réalisation.

3.2. État de transformation numérique des entreprises artisanales et pratiques RSE

Pour compléter nos précédentes analyses et s’assurer de la robustesse de nos résultats, nous allons expliquer les pratiques RSE des entreprises artisanales par leur état de transformation numérique. Pour cela, nous utilisons les réponses des dirigeants aux deux questions suivantes : 1) souhaitez-vous investir dans le numérique dans les prochaines années ? (INVESTISSEMENTS NUMÉRIQUES) ; 2) le numérique est-il actuellement un poste de dépense important ? (DÉPENSES NUMÉRIQUES). Parmi les entreprises artisanales interrogées, 31,4 % déclarent que le numérique est un poste de dépenses et 49 % envisagent d’investir dans le numérique prochainement. La combinaison des réponses permet de classer les entreprises en trois catégories :

  • les entreprises réfractaires (41,2 % de l’échantillon) : les entreprises qui ont répondu non aux deux questions sont des entreprises qui sont réfractaires au numérique. Elles n’ont pas encore fortement investi dans le numérique et ne projettent pas de le faire dans les prochaines années ;

  • les entreprises suiveuses (27,4 %) : les entreprises qui ont répondu oui à la première question et non à la seconde sont des entreprises qui ont décidé de démarrer ou d’accélérer leur transformation numérique en augmentant la part consacrée au numérique dans leurs dépenses dans les prochaines années ;

  • les entreprises avancées (31,4 %) : les entreprises qui ont répondu oui à la seconde question sont des entreprises qui ont déjà fortement investi dans le numérique et sont bien engagées dans leur transformation numérique.

La figure 1 ci-après présente la classification des EA selon leur niveau de transformation numérique.

Figure 1

Classification des entreprises par rapport à l’état de leur transformation numérique

Classification des entreprises par rapport à l’état de leur transformation numérique

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Dans la continuité de nos modèles précédents, le tableau 5 estime l’effet du niveau de transformation numérique sur les pratiques RSE. Nos trois modalités (RÉFRACTAIRES, SUIVEUSES, AVANCÉES) correspondent aux trois états possibles de transformation numérique avec comme références les entreprises réfractaires.

Tableau 5

Déterminants des pratiques RSE. Probit multivarié avec modalités de maturité numérique

Déterminants des pratiques RSE. Probit multivarié avec modalités de maturité numérique

Note : écarts-types robustes entre crochets ; *** p < 0,01 ; ** p < 0,05 ; * p < 0,10.

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Conclusion

Cet article s’est intéressé aux pratiques RSE et au lien entre numérique et RSE dans les entreprises artisanales sur lesquelles il existe peu d’études. Très souvent, ces études portent sur un petit nombre d’entreprises et d’activités. Notre enquête a l’avantage d’interroger un très grand nombre de dirigeants (1 019 dirigeants en Bretagne) et d’être représentative des entreprises artisanales (en termes de secteurs et de taille). À partir des données de cette enquête, nous avons examiné les facteurs favorables à la mise en oeuvre des pratiques RSE de nature sociale et environnementale. Si la taille des entreprises et leur secteur d’activité sont des variables importantes pour expliquer les pratiques RSE, l’état de transformation numérique des entreprises l’est tout autant. Nos modèles économétriques permettent de valider la proposition de recherche selon laquelle les compétences et usages numériques des entreprises artisanales favorisent la mise en oeuvre de pratiques RSE. Précisément, nous montrons que les entreprises utilisant intensivement des logiciels et outils numériques ont une probabilité plus élevée de mettre en place des plans d’économie d’énergie et d’amélioration des conditions de travail et des actions de management de la qualité. Par ailleurs, la présence de nombreuses compétences numériques au sein d’une entreprise artisanale peut favoriser l’offre de produits écolabellisés. Enfin, plus une entreprise est avancée dans sa transformation numérique et plus elle développe de pratiques RSE. Ces résultats peuvent entre autres s’expliquer par le fait que les investissements numériques s’accompagnent de coûts organisationnels, humains et environnementaux. La RSE est alors un moyen de maîtriser ces coûts et de faciliter l’appropriation des technologies numériques. Une démarche RSE contribue donc à augmenter le retour sur investissement des dépenses numériques. L’ensemble de ces résultats permet de mieux appréhender la manière dont les entreprises artisanales articulent leurs investissements et usages numériques d’une part et leurs pratiques RSE d’autre part.

Nos résultats montrent aussi que les pratiques RSE sont fortement déterminées par la taille des entreprises, les contraintes financières et le secteur d’activité comme les études précédentes l’avaient déjà souligné (Benhamou et al., 2016 ; Boutillier et Fournier, 2009 ; Fourcade et al., 2010 ; Paradas et al., 2017). Certains secteurs semblent se prêter plus que d’autres à la RSE. Les liens professionnels et les réseaux relationnels entre les entreprises d’un même secteur favorisent la diffusion des pratiques RSE au sein de ce secteur (par mimétisme), ce qui peut contribuer à accroître les écarts observés entre les secteurs.

Nos résultats invitent les pouvoirs publics et organisations professionnelles (chambre des métiers, chambres de commerce et d’industrie…) à mieux articuler leurs actions d’accompagnement au numérique et à la RSE qui sont généralement cloisonnées (avec des intervenants différents). Or, nous l’avons vu, l’absence de compétences, et en premier lieu de compétences numériques, peut être un frein au développement de la RSE dans les entreprises artisanales. Il est donc important qu’un volet « formation au numérique » soit systématiquement intégré dans les programmes d’accompagnement à la RSE.

Cette étude présente quelques limites inhérentes à toute enquête reposant sur des déclarations de dirigeants. Les compétences et outils utilisés sont mesurés de manière binaire, alors qu’il aurait été pertinent d’avoir des échelles de compétences ou d’usages. De même, il aurait été intéressant d’interroger les dirigeants sur la nature de leurs clients ou donneurs d’ordre et si ces derniers exercent une pression en matière de RSE. Par ailleurs, nos données ont été collectées en une seule fois. Si nous disposions de plusieurs vagues d’enquêtes auprès des mêmes entreprises, nous pourrions observer l’évolution dans le temps des dépenses et usages numériques, ainsi que des pratiques RSE. Ceci permettrait de mieux identifier les effets de causalité entre RSE et numérique[16] et de mesurer l’impact des investissements numériques sur les performances économiques et sociales des EA.

Enfin, les résultats de cet article s’inscrivent dans le contexte particulier des entreprises artisanales. Il est donc indispensable d’étendre cette recherche, à des fins comparatives, aux petites et moyennes entreprises, ainsi qu’aux grandes entreprises, qui ne disposent pas des mêmes contraintes financières, de temps ou encore de management. Ces limites constituent des pistes de recherche future, tout comme l’élargissement du champ de l’enquête à d’autres régions que la Bretagne et d’autres secteurs d’activité.