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Cet ouvrage intitulé Start-up tribu : comment entreprendre avec sa communauté est avant tout la judicieuse et fructueuse collaboration d’un trio passionné d’entrepreneuriat. Franck Barès, professeur d’entrepreneuriat à HEC Montréal (Québec, Canada), a cofondé et dirigé le département d’entrepreneuriat et innovation. Bernard Cova, professeur de sociologie de la communication et de marketing à Kedge Business School (Marseille, France), a notamment travaillé sur le marketing tribal et les tribus de consommateurs jusqu’à se poser la question de l’entrepreneur tribal en 2016. Enfin, Anicet Nemani, entrepreneur-fondateur de la première plateforme de promotion de la musique camerounaise et africaine, BIMSTR (Be in Music Street), est spécialiste de marketing numérique et du marketing au bas de la pyramide.

À la rencontre de Franck Barès et Bernard Cova à Montréal, lors d’un séjour de ce dernier en 2017 pour mener des recherches sur les communautés de marque, vient s’ajouter celle d’Anicet Nemani qui, à l’issue d’un atelier à Marseille, leur dit sans détour que « tout ce [qu’ils ont] exposé aujourd’hui correspond à [sa] vie, à [son] aventure » (p. 5).

Il n’en fallait pas plus pour créer ce trio étonnant et détonnant au sens où il « sort du ton » en proposant, dans une posture postmoderniste, un entrepreneuriat alternatif dont l’ambition est de recentrer l’activisme entrepreneurial par et autour de l’humain.

Les auteurs précisent avant toute chose les contours des termes qu’ils emploient. Aussi se tiennent-ils au plus près de l’étymologie du terme anglais start-up en le considérant comme « projets de démarrage, de toute nature et de tout secteur, portés par la volonté d’entreprendre de certaines personnes » (p. 7). Ils y associent le terme de « tribu » (Maffesoli, 1988), le considérant plus explicite et moins galvaudé que celui de « communauté », néanmoins présent dans le titre et tout au long de l’ouvrage. Le tout étant animé par la volonté d’entreprendre, de commencer à exécuter une action de la part d’un ou plusieurs individus.

Les auteurs nous invitent donc à une sorte de voyage initiatique sur la manière d’entreprendre, « simplement » en changeant de prisme et en nous suggérant d’accepter d’en mettre la tribu au centre. C’est l’objet du premier chapitre, qui nous amène à comprendre les communautés de marque au travers de plusieurs décennies d’histoire contemporaine de la notion de communauté, allant de la notion de sous-culture (en marge de la culture dominante) à celle de clubs et de cercles de passionnés.

Se pose alors la question de la construction de la communauté autour d’une marque (Cova, 2017), dont le principal écueil est d’appliquer les méthodes de marketing et de management classiques, « alors que sa réalité se situe au-delà du marché, dans un contexte plus sociétal que marchand » (p. 25).

À ce stade, l’ouvrage se présente comme un emboitement de poupées russes, qui laissent à découvrir de nombreuses informations, conseils et exemples sur la façon d’entreprendre avec sa communauté.

Les auteurs distinguent trois grands types de stratégie communautaire.

La première consiste à « tirer profit d’une communauté existante autour de la marque » en considérant que le capital de la marque repose essentiellement sur les liens qui sont créés entre les membres d’une communauté, bien plus que les produits et les services en tant que tels. Le modèle néotribal du marketing de l’entreprise de vente de motos Ducati en est un exemple probant puisqu’elle met le totem fédérateur (la Ducati) au centre de la tribu.

La deuxième stratégie communautaire vise à « coopter une communauté existante en dehors de la marque ». L’exemple montre comment Nike a su coopter la communauté du football au profit de sa marque. Les auteurs recommandent pour cela de procéder en trois phases. « Une phase d’ethnographie de la communauté ciblée pour en comprendre les codes et commencer à se faire accepter. Une phase de codesign pour préparer avec certains membres de la communauté la future offre d’événements et de produits en lien avec la marque pour cette communauté. Et enfin, une phase de développement du support à la communauté par des actions de toute sorte, et en prenant garde de ne pas se lancer dans des campagnes de communication. » (p. 30)

La troisième stratégie a pour objet de « créer une communauté autour d’une marque nouvelle » en créant la communauté non pas « pour » les consommateurs, mais « avec » eux. C’est ce postulat, qui consiste à inverser l’acquis et le communément admis, que mobilisent les auteurs pour nous en montrer les atouts tout au long de leur ouvrage.

Les cinq points qu’ils développent dans le cadre de cette troisième stratégie constituent de fait les chapitres 2 à 6 de l’ouvrage et sont autant de conseils déclinés et destinés au lecteur. Les recommandations des auteurs sont évoquées en cinq points.

Défendre une cause et lancer un mouvement (Chapitre 2)

Tout d’abord, se pose légitimement la question de savoir ce qui pousse les individus à vouloir défendre une cause au point d’en rejoindre le mouvement. À une société qui a longtemps été identifiée comme individualiste jusque dans les années quatre-vingt-dix, se substitue, d’abord imperceptiblement puis de manière plus conséquente, une société dans laquelle les individus cherchent de plus en plus à donner un sens à leur propre vie, y compris leur vie professionnelle, tout en défendant des causes plus altruistes, qu’ils estiment justes et salutaires.

Certes, Facebook ou Instagram ont in fine, sous couvert de créer un monde meilleur permettant le rapprochement, permis le développement du « capitalisme de plateformes et l’irresponsabilité par rapport aux contenus qui y transitent » (p. 42). Cependant, au-delà de ces exemples caricaturaux, dans les années deux mille, de véritables espaces tels que le couchsurfing (hébergement gratuit chez un hôte), le mouvement Slow Food (mouvement écogastronomique), le mouvement Alternatiba (défi climatique) ou encore le mouvement Share the Meal (Programme de lutte contre la faim) sont nés et ont permis un véritable essor de leur cause grâce à l’agrégation souvent exponentielle de leurs membres.

Toutefois, pour lancer un mouvement et faire émerger une communauté, il faut déjà en être convaincu soi-même et l’énoncer sous forme de manifeste afin de permettre aux autres de prendre conscience qu’il y a un véritable problème à régler, sujet à traiter ou défi à relever et qu’il est nécessaire de s’y atteler.

Les auteurs nous mettent en garde : la transition entre la création d’un mouvement de type communautaire et la création d’une véritable entreprise de type start-up reste difficile et parfois risquée, car passer d’un mode non commercial, voire anticommercial, à un mode de marché peut heurter les sensibilités. La transformation doit donc se faire sans heurts, de façon progressive, anticipée et réfléchie, et ce, toujours dans le même esprit communautaire avant de n’être qu’entrepreneurial.

Recruter des volontaires et organiser leur collaboration (Chapitre 3)

Si la genèse d’un projet peut être le fruit d’une seule personne, elle doit très vite s’entourer de personnes compétentes qui seront d’une aide précieuse pour permettre le développement du projet. À l’instar d’Emily Weiss, créatrice du blog Into the Gloss et de la marque Glossier (références dans le monde de la beauté), les auteurs insistent sur l’importance d’impliquer les consommateurs ou potentiels consommateurs dans le développement d’un projet.

Et les porteurs de projet peuvent véritablement compter sur le volontariat, qui certes a évolué avec le temps, mais qui ne cesse de progresser et de muter pour répondre à un besoin croissant d’accomplissement de soi dans un environnement global, au rythme et aux contours voulus par le bénévole (Stebbins, 2015). À cette condition-là, le bénévole sera en capacité de devenir bien plus qu’un simple consommateur pour se transformer en véritable ambassadeur de la marque. Les exemples sont pléthoriques, montrant des fans de Honda, Disney ou Décathlon prêts à collaborer gratuitement pour des projets promus par leur marque fétiche.

L’émulation sera plus difficile à trouver pour une nouvelle marque de start-up, à la notoriété naissante non encore acquise. Elle pourra s’imposer si la cause à défendre est considérée comme légitime (lomography, qui défend une approche analogique et créative de la photographie).

Les auteurs nous proposent d’actionner sept leviers dans le cadre d’une start-up pour activer le volontariat, se combinant au monde de l’entreprise dans un esprit de collaboration. En négliger un seul des sept peut mettre le projet en péril. L’entreprise doit, nous semble-t-il, commencer à expliciter en priorité le sens moral de l’action collective qu’elle met en mouvement (1). Elle doit également s’efforcer de mettre les bonnes compétences et les bonnes volontés au bon endroit au bon moment (2) tout en s’adaptant aux préférences, aux modes de collaboration et de contribution de chacun (3-4). Elle doit en outre permettre de générer un attachement émotionnel de la part des parties prenantes, tant vis-à-vis du programme entrepris que vis-à-vis des autres volontaires (5). Enfin, elle doit penser à remercier et récompenser les volontaires pour les efforts qu’ils ont fournis et vont fournir (6) et s’assurer de développer chez eux ce sentiment de fierté et d’appartenance (7).

Favoriser l’interaction en ligne et hors ligne (Chapitre 4)

Dans ce chapitre, les auteurs nous invitent à découvrir le modèle NAME, un modèle alternatif aux modèles classiques de marketing et de valorisation de la marque. Ils démontrent en quoi il est indispensable de favoriser l’interaction à la fois en ligne et hors ligne pour assurer le bon développement de son projet.

Au travers de l’exemple de Red Bull, boisson énergisante, créée en 1984, nous voyons l’importance de la narration (narrative), non pas d’une histoire, mais de plusieurs histoires, parfois opposées, qui auront, in fine, l’intérêt de faire parler de la marque et donc de la promouvoir… L’ambiguïté (ambiguity) est de mise pour susciter l’intérêt. Et rester flou sur le positionnement profite à la marque et fait parler d’elle : « Qu’est-ce que cette boisson ? Un produit anodin ? Un complément alimentaire ? Une base de cocktail à la mode ? L’équivalent d’une drogue ? » (p. 73) Une zone de mystère (mystery) doit aussi subsister et être régulièrement alimentée, voire réactivée. Ce n’est pas nouveau. Tout comme Red Bull, Coca-cola et Nutella en connaissent l’utilité et ne révèlent pas tous les ingrédients qui composent leur produit phare et mythique. Enfin, il faut permettre au consommateur de prendre plaisir à en discuter. C’est le rôle de l’entertainment. Red Bull, en déclinant largement ses événements (Red Bull Cliff Diving, Red Bull Crashed Ice, Red Bull Air Race, etc.), a rapidement compris l’importance du divertissement et de l’interaction qu’il génère.

Ce que cherchent avant tout les consommateurs, ce sont des histoires de vie simples et authentiques qui, paradoxalement, relèvent d’un monde inversé par rapport à celui dans lequel ils vivent (Turner, 1900) et qui ne sont pas empreintes d’une « intention stratégique manifeste » (Boltanski et Chiappello, 1999). Ceci peut également prendre la forme de cris de ralliement, présents de manière ancestrale dans les tribus ou les clans, jusqu’aux hashtags en ligne aujourd’hui, qui poursuivent le même objectif et remplissent la fonction de slogan, du plus anodin au plus emblématique (#Jesoutienslescheminots, #JaimemonCHU, #BlackLivesMatter, #JeSuisCharlie, #MeToo, etc.).

Enfin, les start-up peuvent actionner les battles et cagnottes en ligne, car elles ont le vent en poupe pour mobiliser les membres d’une communauté et favoriser l’interaction entre les individus en trouvant le subtil équilibre entre les rassemblements physiques et les interactions à distance.

Développer des rituels (Chapitre 5)

Les auteurs nous donnent ici une clé de plus pour entreprendre avec sa communauté : les rituels. Ces derniers ont quitté le monde religieux pour se disséminer dans la vie de tous les jours. Ce peut être des microrites (« minuscules », p. 92) comme le petit salut que deux conducteurs de Jeep vont se faire en se croisant, jusqu’aux macrorites (« majuscules »), à l’occasion de l’arrivée du Beaujolais nouveau. Là encore, il peut s’exercer en ligne ou hors ligne en mettant en avant la « fête de la marque » comme le World Nutella Day (la journée mondiale du Nutella) ou le Star Wars Day (la journée Star Wars) et rassembler de nombreux adeptes.

La start-up a également besoin de créer ses propres rituels tant micro que macro et d’y faire adhérer sa communauté, tout comme il est nécessaire d’en réinventer certains pour les adapter tant ils sont consubstantiels à toute communauté de marque.

Ajouter du lien dans la proposition de valeur (Chapitre 6)

Dans ce chapitre, les auteurs nous montrent comment mettre de la valeur de lien dans l’offre et au coeur du modèle d’affaires. Cela passe par la consocialité qui est « comprise comme l’action par laquelle l’individu entre en contact et maintient un contact avec les autres, que ce soit hors ligne ou en ligne » (p. 107). Celle-ci est une aubaine pour les entreprises et les start-up qui deviennent, de ce fait, constructrices de liens « consociaux » bien plus importants aux yeux du consommateur que le bien en tant que tel. Et ce d’autant plus que la valeur de lien engendre une coproduction des consommateurs qui vont s’entraider et contribuer ainsi au développement de la valeur de lien… Un véritable cercle vertueux…

Évoluer d’un mouvement communautaire à un projet entrepreneurial (Chapitre 7)

Pour mettre en lumière la méthode préconisée dans les chapitres précédents, le chapitre 7 présente la première plateforme de promotion de la musique camerounaise et africaine, BIMSTR (Be In Music Street). Son créateur, Anicet Nemani, reprend, sous la forme d’une étude de cas, tous les points clés détaillés dans l’ouvrage en les illustrant par sa propre expérience et en retraçant, étape par étape, la genèse, le développement et les difficultés rencontrées à l’occasion de cette start-up. Tout y est, mais donne parfois à ce chapitre une forme de redondance avec les concepts déjà explicités dans le corps de l’ouvrage. Même si bien sûr, ce passage est là pour illustrer ce qui a été démontré précédemment.

Les mots-clics #NeFaitesPasDansLaSorcellerie ou #PartagezQuandCestBien donnent véritablement l’esprit que les créateurs ont voulu pour leur entreprise et la place importante qu’ils ont laissée dans cette aventure à la communauté qu’ils ont façonnée, celle des « Z’experts ». Et ce jusqu’à créer un cri de ralliement Marketing Hohaaa (qui signifie « par force ») qui montre l’importance de coupler activité communautaire et activité entrepreneuriale. On nous raconte effectivement une véritable histoire dont le contenu est très stimulant.

Structurer son projet pour entreprendre autrement (Chapitre 8)

Dans un ultime conseil, les auteurs nous montrent comment intégrer le modèle communautaire au modèle d’affaires et comment faire coexister ces deux modèles et leur double temporalité, pour parvenir à une véritable proposition de valeur sociale qui permettra d’assurer la croissance et la pérennité de l’entreprise.

Conclusion

Cet ouvrage s’adresse aux apprentis entrepreneurs, mais également aux entrepreneurs confirmés qui cherchent un nouveau regard, et à toute personne désireuse de s’interroger sur les nouvelles formes d’entrepreneuriat et les moyens de les aborder.

En fait, tout ce que proposent les auteurs est de choisir de nouvelles alternatives à celles communément admises et utilisées, pour construire autrement et de façon plus efficace une communauté capable d’entreprendre. Dès lors, tous les horizons sont permis et tous les possibles sont envisageables dans le respect de soi comme de l’autre, mais surtout, avec les autres… L’avenir de l’entrepreneuriat passera aussi certainement par la « start-up tribu ».