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Introduction

Redécouvert à partir des années soixante-dix (Boutillier et Tiran, 2017) avec la crise du modèle de la grande entreprise bureaucratique des Trente Glorieuses, l’entrepreneuriat a été marqué au début du xxie siècle par la montée de sa légitimation (Marchesnay, 2017). Il est alors perçu comme un moteur d’innovation, de croissance et de création d’emplois. Il est aussi vu comme un levier possible de la réduction des inégalités femmes-hommes dans le travail, notamment par le développement de l’entrepreneuriat au féminin, mais, pour paraphraser Gartner (1990), de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque l’entrepreneuriat ? L’entrepreneuriat qui nous occupe correspond strictement à la création et à la reprise d’entreprise. D’autres modalités sont envisageables (Szostak, 2017), mais c’est bien la figure de la personne à la tête de son entreprise qui nous intéresse. C’est la personne qui prend et assume les risques financiers, le chef d’entreprise qui dégage donc ses revenus de son activité.

L’entrepreneur, ainsi considéré, correspond à la catégorie des travailleurs indépendants pour l’Insee, mais aussi pour l’OCDE. Cela permet d’envisager une comparaison chiffrée des évolutions récentes de l’accès à l’entrepreneuriat. Après une période de stagnation, voire de recul entre les années soixante-dix et quatre-vingt-dix, à l’exception de rares pays comme la Grande-Bretagne[1], l’entrepreneuriat n’a cessé de croître en Europe (Léger-Jarniou, 2013). À titre d’illustration, entre 2013 et 2019, le taux de création d’entreprise a oscillé entre 6,7 % et 9,4 % en Allemagne, entre 10 % et 12 % en France et entre 13,1 % et 14 % en Grande-Bretagne[2]. Dans ce mouvement de croissance, la France en 2020 affiche que 39 % des créations d’entreprise sont dues à des femmes. Il s’agit en grande partie de microentreprises. Outre que cette proportion est stable depuis une dizaine d’années, il convient de souligner que les femmes optent plus rarement pour le statut de travailleur indépendant (9,5 % contre 15,8 % pour les hommes en 2020). L’accès des femmes à l’entrepreneuriat apparaît donc plus difficile qu’aux hommes et demeure pour elles moins générateur de revenus[3]. Ainsi, l’entrepreneuriat n’a pas été et n’est toujours pas le levier présumé de réduction des inégalités femmes-hommes dans le travail.

Étant donné l’enjeu que représentent ces inégalités, interroger les mécanismes de dysfonctionnement de l’entrepreneuriat au féminin paraît judicieux. Nous proposons pour en rendre compte d’étudier les représentations de l’entrepreneuriat au féminin à travers les romans de la révolution industrielle. L’étude de ces romans permet de révéler la construction historique des imaginaires modernes, en particulier pour ce qui a trait à la femme dirigeante. Notre thèse est qu’un récit ancien, qu’il convient de mettre au jour, est toujours à l’oeuvre dans nos sociétés contemporaines, empêchant les femmes de réaliser des carrières similaires à celles des hommes et d’être des entrepreneures à l’instar des hommes que l’on considère la taille de l’entreprise, son secteur d’activité ou les revenus dégagés.

Ce récit ancien relève des représentations sociales qui ont été véhiculées dans un moment fort de la construction du capitalisme, au xixe siècle. Les travaux sur les représentations sociales, développés depuis les apports de Moscovici (1961) et Jodelet (2003) ont montré que celles-ci imprègnent les rapports sociaux. Partagées par des groupes, des cultures, des époques, elles oeuvrent comme des « construits agissants » (Lamendour, 2012), aptes à rendre désirable ou à rejeter un état, une profession.

Comment appréhender les représentations sociales relatives à l’entrepreneuriat au féminin ? En s’appuyant sur un média qui en est le témoin jusqu’à nos jours. La fiction permet de révéler comment se construisent les identités, tant individuelles que collectives, comme l’a mis en évidence Lamendour (2012) au sujet de la représentation des femmes dirigeantes dans le cinéma. Ainsi, nous avons choisi de convoquer la littérature du xixe siècle pour être en mesure de donner à voir comment se façonnent les identités entrepreneuriales féminines. Afin de constituer un corpus significatif de romans centrés sur le monde de l’industrie et du commerce, nous avons retenu des romanciers représentant trois domaines culturels particulièrement à la pointe de la seconde révolution industrielle : la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. À travers ces romans, il s’agit d’étudier la représentation de l’accès des femmes à la direction d’entreprise. Nous nous demanderons donc comment les romanciers ont vu le changement qui se produisait au cours du xixe siècle dans le monde industriel et ce qu’ils ont eu à dire du rôle des femmes.

Pourquoi choisir cette période et ce champ d’investigation inhabituel ? Quatre raisons nous y ont poussées. La première est que le xixe siècle est une période de rupture dans le sens où le capitalisme industriel est à l’oeuvre, porté par d’énormes innovations ainsi que par la création de nombreuses entreprises et le passage d’un mode d’organisation du travail de type presque exclusivement artisanal à un mode de production concentré et par la mise en place des fondements des outils de gestion notamment de comptabilité et de distribution tels que nous les connaissons encore aujourd’hui.

Deuxièmement, dans la pensée économique (Tiran et Uzunidis, 2017), après un xviiie siècle très motivé par la figure de l’entrepreneur, en particulier avec Say, Smith, Cantillon et Turgot, le xixe siècle s’y intéresse également. Au contraire des néoclassiques, qui lui dédient peu de place dans leurs écrits, Weber et Sombart, dont s’inspirera Schumpeter plus tard, accordent un intérêt marqué à l’entrepreneur, de même que Marx, même s’il ne le nomme pas ainsi.

Troisièmement, c’est au xixe siècle qu’explose le genre romanesque (Lyon-Caen, 2003) comme mode littéraire et culturelle, qui a donc participé à façonner durablement les représentations sociales. Les romans occupent peu à peu une place centrale, notamment en raison de l’édition de « nouveautés », mais également de l’alphabétisation croissante et du format « roman-feuilleton » dans la presse quotidienne.

Quatrièmement, si de nombreux ouvrages témoignent de la vivacité de cette réalité entrepreneuriale, très peu de cas d’entrepreneuriat au féminin sont rapportés. En effet, à la lecture des travaux des historiens et des sociologues de l’histoire des affaires, de l’histoire des organisations ou de l’étude du genre, force est de constater que peu de témoignages sont apportés sur les femmes entrepreneures du xixe siècle (Michon et Dufournaud, 2018).

Les romans sélectionnés sont traités comme des études de cas, puis font l’objet d’une analyse sémiotique générale détaillant les archétypes de femmes à la tête d’entreprises pendant la révolution industrielle. Pour commencer, une vue d’ensemble permettra d’expliquer les rôles (im)possibles joués par les femmes à la tête des entreprises. Seront présentées une revue de la littérature portant sur l’entrepreneuriat féminin, puis une synthèse plus méthodologique.

1. L’utilisation de la littérature dans l’analyse de l’histoire de l’entrepreneuriat

Les difficultés d’accès des femmes aux postes de pouvoir dans l’entreprise ont été documentées ainsi que nous allons le détailler. L’analyse s’est affinée au fil du temps, l’intervention publique a aussi permis de faire évoluer la situation. Ainsi, la loi du 27 janvier 2011 vise à féminiser les instances dirigeantes des grandes entreprises par le recours à des sanctions financières. Cependant, cette loi concerne les seules grandes entreprises, soit 274 des 3 750 000 d’entreprises françaises. Aussi, le constat d’un inégal accès des femmes à la direction des entreprises perdure[4]. Afin de rendre compte du dysfonctionnement de l’entrepreneuriat au féminin quant à sa capacité à réduire les inégalités femmes-hommes dans le travail, nous proposons une revue de la littérature sur ce sujet, qui nous mène des sciences de gestion aux sciences sociales (sociologie, histoire) puis nous entraîne vers la littérature romanesque. La question de l’intérêt du roman pour mener une réflexion spécifique à la gestion rejoint la question de l’usage de la fiction et de l’art en général comme matière à penser la gestion et en particulier l’entrepreneuriat.

1.1. Revue de littérature : l’entrepreneuriat au féminin

La recherche sur l’entrepreneuriat au féminin est parvenue à une certaine maturité, non seulement dans le monde anglo-saxon où elle a débuté en 1976 avec Schwartz, mais également dans le monde francophone où elle n’a démarré que tardivement avec les travaux de Duchéneaut et Orhan (2000). Le numéro spécial de la Revue de l’Entrepreneuriat de 2015 consacré à cette question (Léger-Jarniou, Nelson et Chasserio, 2015) en témoigne. Étant donné l’état d’avancement du champ de recherche sur l’entrepreneuriat des femmes, un de ses enjeux est de continuer à comprendre les pratiques entrepreneuriales dans leur complexité, en l’occurrence pour aller vers une égalité femmes-hommes quant à l’accès et à la pratique entrepreneuriale afin que les femmes puissent envisager la création ou la reprise d’entreprise comme une option possible et en aucun cas une réponse à une injonction.

Des travaux conduits sur l’entrepreneuriat, le maintien de l’infériorité des revenus financiers dégagés par les entrepreneures par rapport à ceux des entrepreneurs ressort comme un phénomène récurrent (Bender et Roche, 2016), confirmé par les données de l’Insee pour la France en 2020. Si des revenus autres que pécuniaires peuvent être attendus et obtenus par l’activité entrepreneuriale comme le montrent les recherches sur les motivations entrepreneuriales (d’Andria et Gabarret, 2016), cette permanence des inégalités femmes-hommes révèle une certaine limite de l’entrepreneuriat à envisager l’indépendance des femmes par leur travail. C’est particulièrement vrai quant aux microentrepreneures, qui s’avèrent être très nombreuses comparées aux hommes, davantage chefs d’entreprise en forme sociétaire en France. Les travaux de plus en plus nombreux sur les femmes entrepreneures ne font que le confirmer[5]. Cela génère une précarité économique et sociale des femmes et en conséquence une grande dépendance.

La question de l’égalité dans l’entrepreneuriat se lit également sous l’angle des conditions d’accès elles-mêmes. La littérature a assez largement abordé (Chasserio, Pailot et Poroli, 2017) la question pour les créations d’entreprise en mettant en évidence en particulier les difficultés d’accès au financement et le choix de secteurs d’activité moins valorisés que ceux choisis par les hommes. S’agissant de la reprise par transmission dans le cadre des entreprises familiales, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à cette question (Jimenez, 2009 ; Robic et Antheaume, 2014 ; Bessière et Gollac, 2020 ; Robic, 2021). Ils mettent en évidence la difficulté qu’ont les femmes des familles à la tête d’entreprises familiales, d’une part, à trouver une place dans la conduite de l’entreprise et, d’autre part, à être considérées comme légitimes pour la diriger. Lorsqu’elles reprennent la direction et la propriété de l’affaire familiale, c’est souvent par engagement « obligé ».

Selon Constantinidis (2010), la représentation de l’entrepreneuriat est toujours sexuée et stéréotypée. Par ailleurs, selon Pailot, Poroli, Lee-Gosselin et Chasserio (2015) et Chasserio, Pailot et Poroli (2017), le contexte entrepreneurial français demeure très structuré par les normes genrées masculines – ce qui colore la légitimité entrepreneuriale des femmes et concrètement freine leur motivation à diriger des entreprises de grande taille dans des secteurs valorisés, tels les domaines industriels ou numériques.

1.2. L’apport de la littérature romanesque à une réflexion sur l’entrepreneuriat au féminin

L’utilisation de la littérature dans la recherche en management découle de l’idée de la valeur de la fiction et de l’art en général comme matériau en sciences de gestion. À dix ans d’intervalle, deux ouvrages, celui coordonné par Hassard et Holliday en 1998 et celui de Rhodes et Westwood en 2008, invitent à considérer l’art populaire – cinéma, littérature, littérature enfantine, chansons, etc. – comme un point de départ à une pensée managériale. Il s’agit là d’analyser les représentations contemporaines des organisations, de décoder les idéologies sous-jacentes et d’identifier les points d’achoppement. Il semble bien qu’un courant de recherche en gestion se dessine autour des questions de la représentation fictionnelle. Parmi les indicateurs de ce courant, signalons le numéro spécial de la Revue française de gestion consacré à « Ce que la fiction fait aux organisations » (à paraître) ou les ateliers de l’AIMS en 2022 dédiés à la fiction. L’intérêt pour ce thème est perceptible à partir des années quatre-vingt-dix, mais s’est déployé ensuite timidement pour mieux s’affirmer aujourd’hui (Tableau 1).

Tableau 1

Le recours à la fiction en sciences de gestion

Le recours à la fiction en sciences de gestion

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Une première modalité du recours à la fiction narrative en sciences de gestion se trouve dans des travaux inscrits dans la lignée des recherches de Foucault sur le discours et l’énonciation. Giroux et Marroquin proposent en 2005 une synthèse de ce que sont ces approches narratives des organisations dans la littérature anglo-saxonne. Une deuxième modalité de ce recours relève d’une revendication épistémologique. En choisissant de mener leurs investigations non sur le monde physique des organisations, ce que l’on pourrait nommer le réel, mais sur des fictions (principalement romans ou films), les auteurs rattachés à ce courant usent de la fiction comme d’un support pour une réflexion théorique sur la place des sciences des organisations et sur la validité du discours du chercheur. C’est à ce deuxième courant que nous nous rattachons. Enfin, une troisième modalité de ce recours propose de valoriser la fiction aux dépens des ressources traditionnelles de la discipline en réaction contre une atonie réelle ou ressentie (Phillips, 1995 ; Starkey, 1999). D’autres auteurs usent de la fiction dans une logique de recherche-intervention pour transformer l’organisation. Il est question ici de la capacité d’apprentissage et d’évolution des organisations (Czarniawska, 2006 ; March et Weil, 2003). L’ouvrage atypique de March (2003) introduite en France par Weil présente un cours sur le leadership pour lequel March privilégie, aux dépens de la littérature de gestion, l’étude d’oeuvres littéraires dues à la plume de Cervantès, Shaw ou Tolstoï.

Si certains des auteurs cités précédemment se sont intéressés aux questions de genre dans le monde du travail (Czarniawska, 2006, 2008 ; Hassard et Holliday, 1998), la question de l’entrepreneuriat au féminin n’a pas été traitée. Nous nous inscrivons dans le recours à la fiction comme terrain afin de recenser et d’analyser les récits de l’entrepreneuriat féminin. Notre champ de bataille est celui des révolutions industrielles, notre champ d’investigation est celui du roman européen, notre question porte sur la place des femmes dans le monde de l’industrie et du commerce et, plus particulièrement, à la direction des entreprises. Dans la manière dont elles sont représentées par les auteurs contemporains de ces révolutions, nous cherchons à discerner les parcours possibles qui sont alors proposés aux lectrices et aux lecteurs.

Avant le xixe siècle, les femmes ne sont pas associées dans la littérature au monde des affaires malgré le rôle qu’elles peuvent y jouer. Voyons par exemple l’importance de Mme de Maraise au sein de la manufacture d’Oberkampf (Chassagne, 1981). Dans sa thèse consacrée à la destinée féminine dans le roman européen du xviiie siècle, Fauchery (1972) note l’absence des femmes d’affaires dans la littérature romanesque de ce siècle. Notre objet va être de déterminer quelle présence, quand bien même ténue, le roman du xixe siècle atteste pour les femmes entrepreneures. En ce sens, l’oeuvre de Balzac, La comédie humaine, est particulièrement éclairante pour la France. Relire La maison du chat qui pelote, texte d’ouverture de La comédie humaine, offre un point d’entrée pour comprendre comment l’accès des femmes à la direction d’entreprise est représenté dans les romans. Balzac va dans toute son oeuvre chercher à décrire et analyser avec force détails les moeurs de son époque, tout en recherchant la vérité sociale de son temps. Ainsi, dans une lettre adressée à Mme Hanska datée du 26 octobre 1834, il fait part de son projet en ces termes : « L’histoire sociale faite dans toutes ses parties, voilà la base. Ce ne seront pas des faits imaginaires ; ce sera ce qui se passe partout. » (La Pléiade, p. XIII-XIV) Notre point de départ est donc la représentation de l’accès des femmes à l’entreprise dans le roman français. Afin de saisir les spécificités de cette représentation, nous avons fait le choix de mener une étude comparative en intégrant les romans de deux autres pays européens majeurs des révolutions industrielles, la Grande-Bretagne et l’Allemagne.

1.3. Méthodologie et corpus significatif

Une première étude exploratoire a permis d’identifier les romans pour la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Cette étude a permis de retenir douze oeuvres significatives pour notre recherche en ce qu’elles ont été des succès au moment de leur publication initiale et que l’ensemble de ces oeuvres reste publié aujourd’hui. La majorité d’entre elles a bénéficié d’adaptations cinématographiques ou télévisées. Ces oeuvres sont donc autant de témoignages du passé susceptibles d’avoir nourri durablement un imaginaire collectif et sont étudiées, car véhiculant les représentations sociales de chacune des trois aires culturelles retenues. Ce corpus n’a pas vocation à être représentatif, en revanche, il donne un aperçu significatif de la manière dont les écrivains du xixe siècle considéraient la gestion des entreprises et le rôle que les femmes pouvaient y jouer.

L’identification de ce corpus a permis de réaliser une étude inductive (Glaser et Strauss, 1967). L’approche qualitative retenue s’est faite sur la base d’une analyse de contenu (Bardin, 2009) menée dans une logique de comparaison des trois aires culturelles. Nous avons fait le choix de mener une analyse longitudinale et de traiter chaque roman comme un cas spécifique (Yin, 2003) et de proposer dans un second temps une analyse transversale. Notre objectif est de reconstruire des archétypes de femmes à la direction des entreprises, puis de proposer une analyse sémiologique, sous forme d’une cartographie des parcours possibles réservés aux femmes pour s’orienter vers l’entrepreneuriat dans la littérature romanesque du xixe siècle. Ces oeuvres sont présentées par ordre chronologique de publication originale dans le tableau 2.

Tableau 2

L’entreprise au coeur du roman des révolutions industrielles

L’entreprise au coeur du roman des révolutions industrielles

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2. La représentation des femmes à la direction d’entreprise au xixe siècle

Pour chaque domaine linguistique, nous avons fait le choix de détailler un roman particulièrement significatif de la production nationale. Cette extraction du corpus principal permet au lecteur de saisir les qualités spécifiques de notre terrain romanesque et d’apprécier la couleur de chaque domaine culturel. Si la production française est plus prolixe que la production en langue allemande, elle ne s’en distingue que peu pour ce qui est du rôle des femmes à la direction des entreprises, qui pourrait se résumer à être un accessoire dans une stratégie familiale. Cette représentation offre un écho aux travaux historiques sur le capitalisme familial (Bessière et Gollac, 2020 ; Beachy, Craig et Owens, 2006). Ce rôle secondaire se retrouve dans la littérature britannique, cependant celle-ci offre aux femmes une panoplie de rôles plus riches, plus critiques dans la direction des entreprises. L’analyse transversale proposée dans un second temps viendra mettre en perspective l’ensemble des oeuvres, dont aucune ne fait d’une femme une dirigeante.

2.1. Une première lecture choisie selon le pays

2.1.1. Le paysage français : Honoré de Balzac, La maison du chat qui pelote, 1829

Ce roman d’Honoré de Balzac, écrit en 1829, décrit l’univers d’un marchand drapier, M. Guillaume, de sa femme et ses deux filles, Virginie et Augustine, à Paris, quartier du Marais, rue Saint-Denis sous la Restauration. L’évolution d’Augustine, la cadette qui épouse par amour Théodore de Sommervieux, un jeune peintre, est au coeur du roman. En second plan, on aperçoit le rôle de l’épouse du drapier aux côtés de son mari ainsi que celui de Virginie, l’aînée qui épouse par raison Joseph Lebas, le premier commis de son père. Ce second plan nous en dit en fait davantage sur les femmes et la direction d’entreprise, que l’histoire d’Augustine, à la fois glorieuse et malheureuse, pour paraphraser le titre originel de ce roman. Balzac présente l’épouse du négociant-drapier sous des traits peu valorisants. Tel est le cas lorsqu’il nous dit que « Mme Guillaume, fille de sieur Chevrel, se tenait si droite sur la banquette de son comptoir, que plus d’une fois elle avait entendu des plaisants parier qu’elle y était empalée. Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. Sans grâces et sans manières aimables, Mme Guillaume ornait habituellement sa tête presque sexagénaire d’un bonnet dont la forme était invariable et garnie de barbes comme celui d’une veuve » (p. 27). Toutefois, au fil du roman, on voit cette femme aux côtés de son mari et de ses filles, oeuvrant pour la bonne marche de l’entreprise familiale.

À l’occasion de la tenue d’un inventaire, on voit combien l’épouse est, comme le commis, associée à l’affaire familiale. De cette façon, nous percevons l’importance du « couple » dans la conduite des affaires lorsque « le soir, Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau[6], écrivait aux retardataires et dressait des factures. Tous trois préparaient ce travail immense dont le résultat tenait sur un carré de papier tellière… » (p. 43).

Si l’épouse, Mme Guillaume, est présentée aux côtés de son mari, elle est aussi aux côtés de ses filles auxquelles elle transmet le savoir-faire et le savoir-être de la tenue d’une affaire de famille. Ainsi, l’épouse apparaît comme la courroie de transmission du patrimoine familial. On perçoit ce rôle lorsque M. Guillaume, au lendemain de l’inventaire, invite son premier commis, Joseph Lebas, à s’asseoir auprès de lui pour parler de son projet de lui accorder la main de sa fille aînée et lui dit : « Mme Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt. Hein, Joseph ! Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient pas une belle raison sociale, on pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature. » (p. 44)

Les deux filles apprennent les affaires aux côtés de leur mère et de leur père dans la boutique. Le rôle de la mère joue dans la transmission des valeurs mercantiles à ses filles : « Élevées pour le commerce, habituées à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles, n’ayant étudié que la grammaire, la tenue des livres, un peu d’histoire de France dans le Ragois et ne lisant que les auteurs dont la lecture leur était permise par leur mère, leurs idées n’avaient pas pris beaucoup d’étendue : elles savaient parfaitement tenir un ménage, elles connaissaient le prix des choses, elles appréciaient les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant. » (p. 28-29)

Virginie, l’aînée, 28 ans, décrite (p. 27) avec un visage plutôt ingrat, comme sa mère, est dotée en revanche d’un caractère doux et patient – qualités que l’on reconnaît aux « bonnes épouses ». En tant qu’aînée, elle doit épouser, faute d’autres prétendants, le premier commis de son père afin de pouvoir assurer la continuité de l’affaire familiale commerciale. Les époux Lebas ont succédé aux parents. Au cours des trois premières années de leur mariage, « ils avaient accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s’agissait de faire avant tout honneur à ses affaires. En ne rencontrant pas dans son mari un amour excessif, la femme s’était appliquée à le faire naître. Insensiblement amené à estimer, à chérir Virginie, le temps que le bonheur mit à éclore fut, pour Joseph Lebas et pour sa femme, un gage de durée » (p. 67). Balzac nous donne à voir comment un mariage de raison peut se transformer en mariage heureux[7]. Nous percevons également l’inscription pour Balzac des entreprises familiales dans le temps long, au contraire des artistes qui sont dans l’éphémère comme en témoigne la rapidité avec laquelle le mariage d’Augustine avec le peintre de Sommervieux passe de la gloire au malheur.

M. Guillaume, simple commis, avait épousé la fille de son patron, Sieur Chevrel, et devint ainsi le « maître » de l’affaire et de la maisonnée plutôt que sa femme. On voit là de véritables stratégies matrimoniales pour préserver le patrimoine. Parlant des relations qu’entretenaient les marchands avec leurs commis, Balzac écrit : « […] ces vieux négociants savaient apprécier l’intelligence qu’ils avaient développée et n’hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant longtemps confié leurs fortunes » (p. 26-27). Ainsi, Joseph Lebas, le premier commis de M. Guillaume, orphelin et sans fortune de son état, qui aime la seconde fille Guillaume, doit-il épouser l’aînée afin de préserver les conventions[8]. Le père, quand il comprend qui son premier commis aime, règle au plus efficace la question : « L’amour ne se commande pas, je le sais. Je connais votre discrétion, nous oublions cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent. » (p. 46)

2.1.2. Les nuances apportées par les autres textes du domaine

Dans La maison Nucingen, les femmes jouent plusieurs rôles dans la conduite des affaires financières. Leur premier rôle est d’assurer la fondation ou la consolidation d’un patrimoine financier par le biais du mariage. Lorsque le narrateur nous rappelle que pour le banquier Nucingen « sa femme est la représentation de sa fortune, une chose indispensable, mais secondaire dans la vie à haute pression des hommes politiques et des grands financiers » (p. 131), Balzac nous montre des femmes qui participent consciemment ou non à des stratégies en apportant le capital nécessaire à un homme pour démarrer ou poursuivre son activité. Tel est le cas de Delphine, laquelle en se mariant a apporté une belle dot au baron Nucingen. Ici, la femme est représentée comme accessoire indispensable pour réaliser ou consolider une affaire. Selon l’un des journalistes commentant les affaires parisiennes, « une femme qui ne fait pas de son corps un marchepied pour faire arriver au but l’homme qu’elle distingue, est une femme qui n’a de coeur que pour elle » (p. 136). Le mariage est affaire commerciale avant tout.

L’autre rôle que l’on perçoit est celui qui consiste à activer les réseaux, notamment par le biais du « jeu de l’amour » à travers les salons. Les femmes animent la vie sociale, activent les réseaux, font et défont les alliances. Ainsi, Delphine Nucingen a apporté sa dot à son mari, puis a fait « la fortune de Rastignac » (p. 134) et ainsi transformé ce dernier en fidèle de Nucingen et contribué du même coup à consolider sa fortune.

La femme ne prend pas part directement à la finance ou lorsqu’elle le fait, c’est par nécessité et sans prendre de risque, telle Malvina d’Aldrigger, qui gère tant bien que mal la fortune de la baronne, sa mère, mise à mal par Nucingen lui-même alors que celui-ci était à ses débuts un employé de son époux. Balzac représente ici la femme « prudente » quand il s’agit de gérer une fortune, refusant les risques.

Lors de la deuxième révolution industrielle, Zola décrira des femmes tenant à la fois le rôle d’animatrice d’un réseau social et d’appui financier, telle Mme Desforges dans Au bonheur des dames. Il s’attardera aussi sur de jeunes femmes issues d’un milieu plus modeste (petite bourgeoisie pour Denise dans le même ouvrage ou prolétariat pour Josine dans Travail). Ces dernières travaillent comme employée (Denise) ou ouvrière (Josine) et deviendront une épouse impliquée dans la marche des affaires pour le dirigeant. Ces deux figures relèvent aussi de l’inspiratrice et ne se réduisent pas au rôle de support quotidien que tenait Mme Guillaume chez Balzac, quelque soixante ans plus tôt.

2.1.3. L’approche allemande : Thomas Mann, Les Buddenbrook, 1901

Ce premier roman de Thomas Mann est l’occasion pour l’auteur de dépeindre le milieu des marchands, qu’il connaît bien puisque ses parents étaient marchands de grains à Lübeck, ville où se passe l’histoire. Il y est question de l’évolution d’une entreprise familiale de négoce sur quatre générations. La ville hanséatique de Lübeck, située au carrefour des échanges commerciaux dans le pourtour de la mer Baltique et la mer du Nord, voit le récit se dérouler entre 1835 et 1877 à une période où l’Allemagne est en pleine mutation politique et économique. L’auteur croise deux sphères, celle de la famille et celle de l’entreprise, pour décrire l’univers d’une famille de marchands prussiens, qui fait fortune puis décline inexorablement. Le lecteur pourrait être tenté de n’y voir qu’une saga familiale et pourtant le roman soulève le problème de la pérennité des entreprises familiales en s’intéressant à la socialisation et à la désocialisation de l’entrepreneur familial, à la transmission du patrimoine familial et entrepreneurial, au rôle des différents membres de la famille pour pérenniser l’affaire familiale ou y mettre fin. De cette façon, le rôle attribué aux filles, soeurs, mères, épouses dans le fonctionnement et, plus particulièrement, la direction de l’entreprise familiale de négoce est lisible, même si c’est souvent en creux qu’il nous est montré.

Pour saisir la représentation que l’oeuvre de Thomas Mann donne du rôle des femmes à la direction des entreprises, quelques personnages retiennent l’attention. La saga débute avec Johann Buddenbrook, fondateur et dirigeant de l’affaire de négoce, assumant aussi le rôle de consul, et sa seconde épouse, Antoinette Duchamps, originaire de Hambourg. Suivent Johann Buddenbrook, leur fils unique et successeur à la tête de la maison de commerce, et son épouse, Elisabeth Kroeger, issue d’une riche famille de Hambourg. De leur mariage quatre enfants sont nés : Thomas, Christian, Clara et Tony. L’aîné, Thomas, prend la succession de l’entreprise à seize ans et sera le dirigeant de la troisième génération. Il épousera Gerda Arnoldsen, riche violoniste hollandaise que le commerce ennuie. De leur union naît un fils qui meurt à l’âge de quinze ans. Thomas mourra vers quarante ans, épuisé par le travail, déçu puis résigné à l’idée que son fils ne pourra pas reprendre l’entreprise, car cela signifie à ses yeux la disparition de la maison familiale. La présence féminine prépondérante tout au long du livre est Antonie, surnommée Tony, soeur de Thomas.

Dès le début de son roman, Thomas Mann présente la femme comme un être soumis, particulièrement en tant qu’épouse. Ainsi en est-il lors du dîner en famille lorsque Johan Buddenbrook, alors âgé de soixante-dix ans, donne le la en riant des propos de Tony, sa petite fille : « Et tous, ne fut-ce que par déférence pour le chef de famille, s’étaient mis à l’unisson de son rire. Mme Antoinette Buddenbrook, née Duchamp, pouffa exactement de la même manière que son mari. » (p. 14) Pour aller plus avant, l’auteur donne à voir un tableau très contrasté des relations sociales et du travail selon le sexe. La femme est représentée dans des rôles de subordonnée et évoluant uniquement dans la sphère privée. La seule femme qui exerce un travail est la servante, totalement dévouée à la famille. Or ce travail s’effectue uniquement dans la sphère domestique. La femme est montrée comme un être fragile, sans esprit, voire stupide. Il n’est question pour elle ni d’activité professionnelle ni d’instruction par l’école. Au contraire, l’homme est représenté par sa profession. Ici, les activités professionnelles présentées sont des métiers de pouvoir, de force et de puissance. Les hommes sont donc puissants et dotés d’un bel esprit, instruits. Une vocation professionnelle peut être envisagée pour eux et en particulier la reprise de l’entreprise. Tel a été le cas pour Johann, de la seconde génération, et Thomas, pour la troisième génération. Pour ses soeurs, Clara et Tony, il n’en a jamais été question. En revanche, on songe à elles à l’occasion de leur mariage dans une véritable stratégie matrimoniale. Tout au long des trois générations de la famille Buddenbrook, les mariages se concluent avec des femmes apportant une dot conséquente et un réseau économique, qu’il s’agisse d’Antoinette Duchamps, Elizabeth Kroeger ou Gerda Arnoldsen. Le cas de Tony est significatif. Elle est présentée enfant comme vive, curieuse et déterminée et jeune adulte comme libre, toujours déterminée, notamment à choisir sa vie. Pourtant, elle sera tiraillée entre sa volonté de vivre comme elle l’entend et les exigences familiales et finira par céder à son père quand il s’agira de se marier. L’auteur la montre parcourant le livre de raison de la famille et de l’entreprise. Elle y voit sa place dans « cette chaîne familiale » et y inscrit la date de ses fiançailles avec Bendix Grünlich, un riche marchand, qu’elle n’aime pas, mais que son père lui intime d’épouser, car son devoir est de suivre le chemin tracé par ses ancêtres pour le bien de sa famille. Par ce sacrifice, Antonie Buddenbrook s’inscrit dans la stratégie matrimoniale qui lui a été assignée. C’est la « raison » familiale, clanique qui l’emporte sur son souhait le plus cher. Elle aura une fille de ce premier mariage, qui ne durera guère. Après le divorce, elle se remariera, puis divorcera une seconde fois.

Par ailleurs, Thomas Mann pointe deux occasions où les femmes interviennent, certes de façon invisible, mais bien réelle, dans l’entreprise familiale. Tout d’abord, elles travaillent au maintien d’une cohésion familiale. Elles le font sans doute dans l’intérêt de la famille, mais encore davantage dans celui de l’entreprise. Elles cherchent à ne pas disperser le patrimoine familial afin d’assurer la pérennité de l’entreprise. C’est ce qu’on perçoit chez Antoinette Duchamps lorsqu’elle souhaite que son mari cède à la demande de son beau-fils et de son fils et accepte de percevoir une indemnité compensatoire importante contre la donation de l’entreprise à son fils. Le rôle invisible de la femme dans la conduite des affaires a ici un impact bien réel.

Le rôle de la femme est manifeste également lorsqu’il s’agit de recevoir les clients, les fournisseurs et autres parties prenantes nécessaires à la réussite de l’entreprise. Elizabeth Groger, épouse de Johann, jouait aisément et fréquemment ce rôle de « facilitateur » d’affaires en recevant au salon pour le thé ou dans les salles de réception pour le dîner les clients et fournisseurs de son mari. En jouant ce rôle, l’épouse renforce l’imbrication entre la sphère domestique et la sphère de l’entreprise familiale. Le personnel se mêle au professionnel par l’entrecroisement des espaces et des rôles toujours mis au service du succès des affaires.

2.1.4. Les nuances apportées par les autres textes du domaine

Au cours du xixe siècle, la diffusion des représentations romanesques s’est appuyée sur la naissance d’une culture de masse favorisée en Europe par l’urbanisation, la montée de l’alphabétisation et la diffusion de nouveaux supports écrits, etc. (Mollier, Sirinelli et Vallotton, 2009). La situation de l’Allemagne au cours du xixe siècle diffère. Dans Volk ohne buch (Un peuple sans livre), Schenda étudie les publications de langue allemande pour la période 1770-1910 et décrit le « vide culturel dans lequel les masses allemandes avaient été maintenues avant 1870 et même jusqu’en 1900 » (Mollier, Sirinelli et Vallotton, 2009, p. 78). Ce fait explique le petit nombre de romans en langue allemande identifiés. Le second roman retenu est celui de Gustav Freytag, qui emprunte à la comptabilité son titre, Doit et avoir. Ce texte de 1855, traduit alors dans toute l’Europe, est aujourd’hui considéré comme un témoignage d’une pensée qui valorise les valeurs laborieuses de la classe moyenne allemande et brosse un portrait négatif de l’action dans le monde des affaires de l’aristocratie ainsi que des marchands juifs. Le héros tombe amoureux successivement de deux personnages féminins qui existent peu dans le monde de l’entreprise, si ce n’est comme « fille de ».

Il semble donc que le domaine allemand apporte des nuances aux représentations à l’oeuvre dans le paysage français, sans s’en distinguer profondément. Qu’en est-il de la littérature anglaise ?

2.1.5. Le domaine anglais : Elizabeth Gaskell, Nord et Sud, 1854-1855

Ce roman anglais que l’on doit à une fille et épouse de pasteur offre un tableau d’une extrême complexité de la révolution industrielle vue par une contemporaine. Il y est question du travail dans les filatures du Nord de l’Angleterre, de la condition ouvrière, du choc des éthos entre manufacturier autodidacte et représentants de la gentry, de l’idéologie manufacturière et de la religion, de la difficulté des rapports filiaux et d’une relation humaine qui passe du rejet à l’attraction. Le programme pourrait paraître indigeste et pourtant il constitue un ensemble fluide qui tient de l’étude de moeurs fondée sur une observation d’une rare acuité – genre où brillent les romancières britanniques (Jane Austen, George Eliot) et sur un questionnement puissant de ce qu’induit le travail manufacturier pour la société dans son ensemble. Le roman à travers ses personnages interroge à quelles conditions ce mode d’organisation est acceptable – le jugement porté est ancré dans une vision unitarienne des rapports sociaux, qui valorise esprit d’indépendance, compassion et foi en la raison.

La narratrice est une toute jeune femme, Margaret Hale, issue d’une famille de classe moyenne installée dans le Sud de l’Angleterre. Décrite comme une région riante riche de son agriculture, ce Sud devient une référence dans le récit, sorte de jardin d’Eden occupé par des êtres mesurés dans leurs désirs et leurs besoins. L’expulsion hors du Sud aura lieu quand le père, prenant acte de la perte de sa foi, renonce à sa charge de pasteur. Le seul emploi qu’il parvient à trouver est celui de précepteur dans une ville manufacturière du Nord. Sa famille va le suivre, mais pour sa femme et ses deux filles, la rupture est d’autant plus violente que l’attachement pour leur vie au Sud se serait satisfait du faux-semblant d’un pasteur sans foi. La narratrice découvre un Nord au ciel bas, à la pluie et l’humidité constante. La nature y est remplacée par un paysage urbain et industriel. Un personnage clé de ce Nord est le manufacturier, l’ancien pasteur va fraterniser avec l’un d’entre eux, John Thornton, devenu son élève. Dans le même temps, sa fille décrit une vie de résistance faite de dégoût pour cette « région âpre » et ses valeurs, de mépris pour des manufacturiers traitant si durement leurs ouvriers qu’ils sont réduits à la misère, de pitié puis d’empathie pour certains de ces ouvriers et ouvrières. Personnalité indépendante, son jugement sévère sur le principal élève de son père va évoluer alors qu’elle observe et essaie de comprendre la logique de cette industrie manufacturière. Critique, elle apparaît alors comme un véritable interlocuteur pour le manufacturier. Le constat de l’engagement de Thornton vis-à-vis de son entreprise et de sa lutte pour la maintenir à flot va faire évoluer son opinion et amener la jeune femme à se transformer en une conseillère officieuse, mais non moins importante, puis en bailleur pour l’entrepreneur failli. À la toute fin de cette fresque, d’abord publiée par épisodes, Margaret se propose à financer l’entrepreneur qui souhaite s’engager dans des expérimentations sociales.

Le fait qu’elle soit la narratrice du récit, la figure de jeune femme éduquée et opiniâtre qu’elle incarne, la volonté de comprendre qui l’habite, tous ses éléments donnent à Margaret Hale un accès, sans doute biaisé, mais bien réel, à la direction de l’entreprise. Elle en influence la marche, bien plus que les épouses ou mères de ce récit ne parviennent à le faire. La mère de John Thornton comme celle de Margaret Hale semblent figées dans un immobilisme qui les empêche de discerner clairement l’évolution de la situation économique et sociale.

2.1.6. Les nuances apportées par les autres textes du domaine

Le portrait d’une jeune femme à l’esprit indépendant se retrouve dans plusieurs romans britanniques : aux côtés de Mary Barton, fille de syndicaliste (autre héroïne de Gaskell), de Miss Jordan, fille de manufacturier influençant son père (personnage secondaire de Lawrence), l’étonnante Shirley du roman éponyme de Charlotte Brontë offre une image amplifiée d’une jeune personne qui pense par elle-même, dirige ses affaires et intervient en faveur d’une manufacture en voie de mécanisation et en butte aux attaques des ouvriers luddites. Le personnage de Shirley n’apparaît qu’au dixième chapitre du roman (sur 22), ce délai renforce l’aura de la fille unique parlant d’elle-même à la troisième personne et revendiquant le titre de capitaine. L’impact sur les contemporains peut s’apprécier par le fait que le prénom Shirley jusque-là à usage strictement masculin va ensuite être attribué à des filles.

Par ailleurs, ce sous-genre du roman anglais, que l’on nommera le roman industriel et qui culmine dans les décennies 1840 et 1850 (Purchase, 2006), donnera à voir des personnages féminins ne parvenant pas à exprimer leur esprit d’indépendance. Le récit de la perte est au centre du Moulin sur la floss de George Eliot. Ici, un propriétaire perd sa manufacture et entraîne dans sa chute sa famille. Le récit est là encore centré sur la jeune fille, Maggie, et son cheminement de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. Si Maggie apparaît comme une enfant puis une jeune femme curieuse, assoiffée de savoirs, impulsive, la société qui l’entoure lui offre beaucoup moins la capacité d’intervenir que celle décrite dans Nord et Sud. Maggie est comme un personnage échappé d’un tableau de Turner, retenu prisonnier dans un paysage pacifié à la Constable : sa spontanéité, ses désirs et tourments, son physique lui-même sont contraints dans un monde dont l’échelle ne lui convient pas. Et n’en prenant jamais conscience, elle bute sur le cadre qu’on lui impose jusqu’au drame final.

La révolution industrielle a ici un rôle moins central que chez Gaskell ou Brontë. Le roman est cependant intéressant en ce qu’il décrit encore avec acuité les oppositions d’éthos dans la manière de gagner sa vie. De façon velléitaire et maladroite, Maggie tente d’intervenir auprès de son père pour limiter la ruine quand la faillite devient inévitable. L’action du fils et de la mère est beaucoup plus résignée. L’épouse perd sa dot, son statut et le récit lui nie toute capacité à intervenir sur le destin de l’entreprise ou même à comprendre la situation dont elle restera la victime ignorante.

Enfin, nous trouverons aussi des femmes cantonnées au statut de « fille de » ou « femme de » telle Muriel Halifax, fille du manufacturier autodidacte de Craik. Son destin n’est jamais envisagé par ses parents, contrairement au devenir de ses frères.

2.2. Analyse transversale

La lecture de ce corpus montre que les romanciers ont été des observateurs attentifs de leur époque : la période de mutation qu’est la révolution industrielle est perçue comme telle. Dans l’ensemble de ces romans européens, le contemporain s’impose comme une véritable rupture. Le changement est synonyme, selon les situations, de perte de repères, dilution des valeurs, violence symbolique ou physique. Et c’est la révolution industrielle qui détermine les rôles des uns et des autres : d’un côté, nous voyons ceux qui sont à l’origine de l’évolution, qu’ils soient manufacturiers, affairistes, capitaines d’industrie, tous personnages masculins ; de l’autre, nous trouvons trois archétypes : opportunistes, victimes ou observateurs distanciés. Les opportunistes regroupent tous les personnages de suiveurs proches des premiers, parfois simplement plus jeunes : ce sont tous les jeunes gens, affairistes, manufacturiers, commerçants, membres fortunés de la haute bourgeoise ou de la gentry, qui entrent dans le mouvement pour en profiter. Ensuite s’impose la troupe diverse de ceux qui subissent sans comprendre et sont souvent présentés comme des victimes : les ouvriers, les compétiteurs n’ayant pas compris le changement de modèle économique, mais aussi les épouses et les mères. Enfin, il y a le type du personnage en retrait qui observe une évolution qu’il réprouve et tente de maintenir une distance. Dans cette dernière catégorie figure le commentateur critique qui, dans le roman anglais que nous avons étudié, mais aussi dans la prose du Zola tardif de Travail, correspond à un rôle tenu par les jeunes filles.

2.2.1. Filles et épouses

Nous intéressant à l’accès à la direction de l’entreprise des femmes et à leur capacité à agir dans ce rôle de direction, nous allons nous arrêter sur deux personnages : la jeune fille et l’épouse. Il y a en effet une représentation commune à tous ces textes, la femme ou la jeune fille existe par le lien à la famille. C’est ce qui la définit de matière essentielle pour reprendre un vocable philosophique. Les hommes sont définis par une ambition, une carrière (et l’on sait que la notion de carrière émerge de pratiques propres aux compagnies ferroviaires [Verley, 1994]), une réussite ou un échec. En ce qui concerne ces derniers dans les romans, la famille a une place importante, mais elle les situe, elle ne les définit pas. Par ailleurs, quelques personnages masculins tiennent de l’épiphanie : ni ascendant ni passé. Ainsi, dans Le moulin sur la floss, Wakem apparaît comme l’homme d’affaires qui réussit des coups. On le connaît, mais il n’entretient pas de relations avec son environnement et il semble venir de nulle part. Il est arrivé là. S’il a un fils, il ne vit pas moins en reclus. Dans ces romans, il ne se trouve aucun Rastignac au féminin. Ces romanciers ne décrivent pas de femmes arrivistes, ni de femmes seules sans attache ni entrave parcourant le monde tel un Étienne Lantier aux premières pages de Germinal. Les hommes ont une destinée et un passé, pas les femmes.

Les femmes sont sans exception définies par leur mariage et leur père : mère de, fille de. L’inscription dans la famille constitue la femme, lui pèse ou dessine son destin. La femme appartient à la domos dans notre corpus romanesque et cela gouverne son accès à la direction des entreprises. Si elle dirige seule une entreprise, c’est par défaut et sa contribution reste alors prudente, voire timorée, à la manière de la fille du baron d’Aldrigger, Malvina[9], dans La maison Nucingen. Sa désignation dans le roman par le narrateur et par les différents personnages la renvoie à son statut de « fille de ».

Un accès visible plus fréquemment dans la fiction passe par le couple ; avec son conjoint, la femme participe à la direction du commerce ou de l’entreprise. Elle est présente à la caisse (La maison du chat qui pelote), tient les comptes (Doit et avoir) ou même les contrôle (pour le couple de rentiers du Moulin sur la floss)[10]. Ce rapport à l’argent ne nous semble pas contradictoire avec la notion de la domos et joue particulièrement dès lors que l’on décompte tous les personnages féminins ayant contribué financièrement à l’entreprise de leur époux, le plus souvent par l’apport de leur dot (Mme Tulliver dans Le moulin sur la floss, la mère et la fille aînée dans La maison du chat qui pelote, Delphine Nucingen, les épouses Buddenbrook), mais aussi en finançant le projet de celui qui sera leur futur époux (Margaret dans Nord et Sud).

Apportant à son époux un appui financier à l’origine de l’alliance, la femme lui accorde un appui moral et encourage ses entreprises que l’on soit chez Balzac, Mann ou Gaskell. Nous sommes tentées d’associer à ces épouses, la mère, personnage omnipotent chez Lawrence. Mme Morel, dans Amants et Fils, mal mariée à un mineur, encourage son fils Paul dans une carrière qui le mène vers le monde de l’art et du commerce.

Dernière caractéristique visible dans plusieurs oeuvres contemporaines des révolutions industrielles : l’animation d’un réseau social est un rôle dévolu aux épouses. En cela, les romans sont l’écho de pratiques recensées par les historiens (Angleraud, 1998 ; Coquery, 2000). Les personnages féminins incarnent de façon diverse ce rôle : de Delphine de Nucingen, stratège de salon, à Mme Thornton, mère du manufacturier de Nord et Sud, qui dans son choix de convives décide des allégeances dans sa ville minière, en passant par Antoinette Buddenbrook et par Mme Tulliver (Le moulin sur la floss), qui par leurs thés et leurs repas de famille entretiennent les relations du ménage. Ce rôle d’animation est tout à la fois montré comme important et dévalorisé par la narration. Les capacités d’influence de Mme Thornton, femme arrivée par la réussite de son fils, sont médiocres et n’installent qu’un petit pouvoir inopérant quand survient la crise. Mme Tulliver s’effondre avec la faillite, son réseau familial lui fait la leçon, mais ne l’aide aucunement. Et la vente de la théière en argent et de toute la vaisselle apportée en dot est le signe de la fragilité de sa position. Incapable de saisir les tenants des affaires de son mari, elle perd pied. Quant à Delphine, que l’on ne voit jamais dans La maison Nucingen, elle est pour les commentateurs un « marchepied » volontaire pour son époux et c’est bien son rôle.

À travers les romans, de façon multiple, l’image des femmes qui favorisent l’entreprise d’un époux ou d’un père est la plus fréquente, à la manière des trois générations de femmes dans Les Buddenbrook. Pourtant, nous trouvons aussi quelques réticentes, qui critiquent ou désertent l’entreprise. Mme Tulliver, qui en perdant sa vaisselle perd son identité, déserte. Elle renonce à exiger de l’aide, subit la déchéance. Parmi les déserteuses, Augustine, la fille cadette de La maison du chat qui pelote, se marie hors de son milieu à un jeune homme rattaché au monde de l’art, traité ici par Balzac comme l’antithèse du commerce. La désertion d’Augustine est lourde d’une critique informulée sur le milieu des petits commerçants qui l’a vue grandir. Jeune fille obéissante, elle est insatisfaite de cette condition et y échappe par un mariage d’amour.

Margaret Hale (Nord et Sud) est le personnage de jeune fille le plus inhabituel dans le paysage romanesque. Sa critique est articulée, informée, son action déterminée. Découvrant le paysage gris des filatures du Nord de l’Angleterre, elle cherche à comprendre les tenants de cette économie, elle prend parti rapidement et intervient auprès des ouvriers. Elle critique ouvertement Thornton, le manufacturier élève de son père, puis, par sa présence, ses idées, elle l’influence dans ses actions et son rapport à sa main-d’oeuvre. Tardivement dans le récit, elle deviendra son financeur, avant même qu’un projet d’union se fasse jour. Les romancières britanniques en particulier (Gaskell, Brontë, Eliot) vont offrir une chambre d’écho relativement importante à ce type de personnage quand il semble absent de la littérature germanique ou française.

Afin de rendre compte de cette pluralité de comportements, nous proposons une matrice permettant de distinguer la place des mères et des filles vis-à-vis du monde de l’entreprise (Figure 1).

Figure 1

Matrice des positions des mères et filles vis-à-vis de l’entreprise

Matrice des positions des mères et filles vis-à-vis de l’entreprise

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Cette illustration détaille les positions occupées par la gent féminine en les éclairant d’un à deux exemples particulièrement typiques. Selon leur proximité à l’affaire familiale, il est possible de distinguer celles qui ont une place au sein de la firme (ne serait-ce par l’apport de fonds) et celles qui lui restent extérieures. Cette matrice permet par ailleurs d’isoler les femmes qui tendent à adopter un comportement actif (dans l’acception de la sociologie des organisations, au sens où elles vont chercher à défendre leurs positions ou leurs points de vue) de celles qui cherchent plutôt à se dérober aux enjeux d’autrui, le plus souvent leur famille.

2.2.2. Les parcours possibles

Le monde de la fiction n’étant pas statique, l’on peut tenter de tracer une cartographie des parcours offerts aux femmes par le roman du xixe siècle à partir des quatre positions de départ (Figure 1). Pour cela, le recours au carré sémiotique (Floch, 1995) va permettre de poser une majeure (le comportement le plus fréquemment observé, ici, la femme agissant comme appui du dirigeant) et de chercher à articuler ce comportement avec les autres comportements observés dans la littérature dans une logique de complémentarité et d’opposition que l’on peut nuancer. Les flèches figurent les parcours suivis par les personnages féminins vis-à-vis de l’entrepreneuriat.

On l’a vu, le point d’origine, le plus commun, est celui d’un appui apporté au dirigeant de l’entreprise, qui ne peut être qu’un homme. Cela prend la forme d’un apport financier, la dot, mais s’exprime aussi par les encouragements des mères et épouses. À partir de ce point de départ, la majeure, certains personnages féminins vont prendre une plus grande place dans l’entreprise. Parties prenantes, elles vont en assurer la pérennité en transmettant la raison sociale, en contrôlant les comptes, en conseillant le conjoint, en manoeuvrant un réseau de relations. Cette seconde position est complémentaire de la précédente. Elle représente un parcours possible pour le personnage féminin dans son implication dans la conduite de l’entreprise. Elle est l’évolution la plus fréquemment représentée dans les romans.

En contradiction à ces deux positions au plus près de la direction de l’entreprise, nous voyons se dessiner une position d’extériorité, celle des déserteuses. La désertion, ainsi qu’on peut l’apercevoir dans la figure 2, est le signe d’un défaut de caractère dans les récits concernés. Les fins de ces différents personnages sont tragiques : déchéance et décès. La désertion est une évolution possible : ces épouses (Mrs. Tullier, Mrs. Hale) ne résistent pas aux difficultés inhérentes à l’entreprise manufacturière. Quant à la fille de la famille, Augustine, elle refuse un destin mercantile. Il semble pertinent d’associer à ces destins pitoyables, les jeunes mariées (Tony, Mme Boisgelin), qui font passer le bien de la firme avant leur inclination personnelle ou leurs ambitions propres. Elles ne parviennent pas à trouver de satisfaction dans ce choix et se sacrifient.

Figure 2

Cartographie des parcours possibles vers la direction des entreprises

Cartographie des parcours possibles vers la direction des entreprises

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Plus marginale, et pourtant particulièrement intéressante, une cinquième position se distingue : extérieure à l’entreprise, la spectatrice ne peut dans ces récits que formuler une critique marquée. Dans les trois romans anglais concernés, la critique est intimement liée à un rejet du paysage industriel, qu’il soit manufacturier ou minier. Le lieu est présenté comparativement à une nature aimable, désir d’ailleurs chez Lawrence, Eden perdu chez Gaskell ou idéal inaccessible chez Craik. Ce paysage de référence est bien plus qu’un contexte, il est une morale. Il induit, et on le voit chez Lawrence dans d’autres textes[11], un rapport sincère à soi-même et aux autres. Et l’industrie pervertit cette exigence et pollue le contact immédiat, nécessaire avec la nature. L’arrivée dans le Nord manufacturier produit un choc tel qu’il affecte la mère de l’héroïne de Nord et Sud au point qu’elle ne peut s’en remettre et décède. Mais le rejet explicite dans Nord et Sud ne reste pas viscéral, il est analysé par Margaret, l’héroïne, qui trouve motif à agir pour modifier les situations auxquelles elle est confrontée. Elle interviendra par compassion auprès des ouvrières qu’elle côtoie, puis plus énergiquement dans le feu de l’action d’une grève violente et enfin en finançant un projet manufacturier expérimental en termes de rapports humains. De spectatrice, elle sera devenue partie prenante de premier plan.

Conclusion

Peut-on rêver de tenir un rôle dont la représentation sociale ne serait pas négative, mais plutôt inexistante ? En d’autres termes, est-il possible pour une femme ou une jeune fille de s’imaginer capitaine d’industrie, magnat de la finance ou à la tête d’une firme du CAC 40 quand aucun de ces rôles n’est investi par l’imaginaire de la culture dans laquelle elle a grandi ? L’absence de représentation ôterait alors toute possibilité d’un horizon.

Il paraît judicieux de regarder les représentations sociales liées à l’entrepreneuriat féminin dans le temps long, les regarder « en train de se construire et de se diffuser » afin de saisir leur évolution et parvenir de cette façon à leur donner une lecture historique. Léger-Jarniou et al. (2015) recommandent d’ailleurs de mobiliser, non seulement des variables contextuelles, mais aussi historiques pour faire avancer la recherche dans le champ de l’entrepreneuriat, en l’occurrence féminin. Il n’est pas pertinent de questionner le dysfonctionnement de l’entrepreneuriat au féminin quant à sa capacité à réduire les inégalités femmes-hommes en faisant l’impasse sur l’étude des représentations sociales susceptibles de limiter le désir d’entrepreneuriat chez les femmes. Cette impasse risquerait de rendre inefficace une partie des mesures correctives proposées pour amener les femmes aux postes de pouvoir, les amener à diriger, créer ou reprendre des entreprises précisément de même type que celles que les entrepreneurs hommes dirigent et à s’autoriser à en dégager un revenu équivalent. Notre position n’est pas de dire que les femmes doivent diriger, mais que cette option leur apparaisse comme un choix légitime.

Nous voudrions détailler la contribution de cette recherche selon trois aspects : les apports théoriques et managériaux, didactiques et méthodologiques.

La contribution d’ordre théorique et managérial d’une recherche historique sur la représentation de l’accès des femmes à la direction d’entreprise montre le caractère ancien de l’invisibilité du travail des femmes dans la conduite des entreprises. Le concept français d’esprit d’entreprise, défini comme la capacité à prendre des risques (Vérin, 1982), est une caractéristique attribuée aux hommes dans les romans du xixe siècle. Si les romanciers ont offert certains rôles autour de la direction d’entreprise aux femmes, ces rôles sont le plus souvent dans la littérature française, britannique ou germanique, décrits de façon allusive, voire sont connotés négativement (« le marchepied » chez Balzac). Surtout, ils ne sont jamais présentés de manière valorisante ni de premier plan. Les femmes fictives sont cantonnées à être des personnages de second plan dans le récit de l’entreprise écrit au masculin. Dans notre corpus, il n’y a pas d’entreprise créée par une femme, il n’y a pas plus de cas de régence. Cependant, leur influence est lisible, mais seulement entre les lignes. Bien que confinés dans la sphère limitée de la domos, certains personnages féminins agissent en véritables investisseurs et font preuve de capacités interpersonnelles, informationnelles et décisionnelles reconnues plus tard comme des rôles de gestion cruciaux (Mintzberg, 2005). Ces compétences restent de l’ordre de l’invisible dans les romans du xixe siècle. Les romans britanniques se distinguent dans notre corpus par le rôle joué par les jeunes filles. Contrairement à la demoiselle continentale, la jeune fille britannique conserve son indépendance, affirme des points de vue critiques sur les manufactures et s’engage plus directement dans l’action lors des crises, par exemple au moment de grèves, de sabotage ou de faillites. Elle apparaît comme un personnage nouveau et perturbateur. Ce contrepoint de la littérature britannique est intéressant, il permet d’ancrer une capacité à agir des femmes sur l’entreprise de façon héroïque, bien que cette représentation demeure minoritaire. Il semblerait que dans le déploiement de leurs ambitions, les femmes soient soumises aujourd’hui à une forme de double contrainte : d’une part, entreprendre comme les hommes[12] et, d’autre part, s’inscrire dans un héritage social qui leur intime une posture de retrait bienséant. Avant d’agir sur les dysfonctionnements de l’entrepreneuriat au féminin à réduire les inégalités femmes-hommes, il convient de mettre à jour ces représentations. Mettre des étiquettes sur les postures sacrificielles de dévalorisation ou d’invisibilité des femmes permet de rendre tangible la situation. Donner à voir l’épaisseur historique de ces représentations permet de renforcer la prise de conscience. Mettre en avant des récits alternatifs de l’accès des femmes à la tête de la firme permet et permettra de donner à voir des possibles jusque-là scotomisés.

Ces remarques ouvrent sur la contribution d’ordre pédagogique de notre recherche. Ayant pris soin de choisir des romans dits « classiques », dont on reconnaît la propriété de « traverser le temps, de s’émanciper du temps où ils furent écrits pour voyager jusqu’à nous, se mêler à notre vie intérieure et aux décors de notre monde » (Lyon-Caen, 2019), nous voyons que ces romans sont venus et viennent jusqu’à nous et jusqu’aux générations précédentes. Ce sont des oeuvres à lire au lycée, donc accessibles à un large public féminin et masculin, dans des éditions originales ou modernes, complètes ou partielles. Elles ont alors nourri ces générations successives et continuent à former les esprits, à leur livrer une image de la société du xixe siècle, en particulier celle de l’entreprise et de ses entrepreneurs, visibles et invisibles, hommes ou femmes. On peut dire qu’elles nous ont été transmises, tel un patrimoine qui fait sens pour plusieurs générations. Nous pourrions presque parler de « commun », ne serait-ce que parce que les droits d’auteur sont tombés dans le domaine public. D’une certaine façon, chacune et chacun peut se l’approprier. En cela, on peut dire que les romans classiques du xixe siècle que nous avons choisi d’étudier ont certainement participé à façonner la représentation que se fait la société de l’entrepreneuriat féminin au fil des générations et donc jusqu’à aujourd’hui. Nous-mêmes, dans notre pratique pédagogique, nous demandons à nos étudiants de lire ces romans pour interroger ce que dit la littérature de la révolution industrielle des pratiques de gestion. De cette façon, nous nous faisons passeuses des oeuvres littéraires classiques et participons à façonner les représentations des pratiques de management, en l’occurrence de l’entrepreneuriat au féminin. À ce titre, nous aimerions proposer de rebaptiser nos amphithéâtres et salles de cours de noms de femmes dirigeantes, qu’elles soient réelles ou fictives.

Quid des apports méthodologiques ? Au coeur de notre recherche se trouve l’idée qu’il est non seulement possible, mais aussi pertinent de penser les questions entrepreneuriales au prisme de la fiction. Ce programme repose sur l’examen de ce que la fiction – au sens d’émanation de la culture populaire – dit de l’entrepreneuriat et de la place des femmes en son sein. Cet examen a conduit à considérer comment les représentations fictionnelles infusaient dans la société pour conditionner le regard porté sur le rôle des femmes dirigeantes ou approchant la direction. L’étude des représentations ne s’improvise pas, mais s’appuie sur un double corpus, celui relevant des études sur les représentations sociales (Moscovici, 1961 ; Jodelet, 2003) et sur celui de la sémiotique appliquée aux domaines de la gestion (Floch, 1995). L’originalité de notre recherche est de porter sur un terrain non seulement composé de fictions, mais offrant aussi une épaisseur historique. Quels sont alors les apports, les limites et les perspectives de cette recherche ?

En nous inscrivant dans le courant de recherche qui s’appuie sur la fiction comme d’un véritable terrain d’investigation, nous avons cherché à questionner ce qui freine l’accès des femmes à la direction des entreprises. Nous voyons alors que les rôles dévolus aux femmes dans la fiction du xixe siècle sont minoritairement ceux de véritables parties prenantes. Les données chiffrées portant sur le xxie siècle ne laissent pas voir une évolution majeure par rapport à ce tableau ancien. Le fait de pointer cette persistance et de la décrire en détail nous paraît être un apport qui doit permettre de mieux penser les politiques de valorisation de l’égalité des genres dans l’entreprise. Cet imaginaire apparaît, par sa persistance même, comme un construit agissant qu’aucun décret ne peut annuler. Si notre contribution est d’avoir établi un panorama des rôles possibles et des trajectoires féminines à la direction des entreprises, il serait intéressant d’examiner les romans du tournant du xxe au xxie siècle afin de vérifier la persistance d’un tel imaginaire ou plutôt d’un manque d’horizon offert aux femmes. C’est sans doute là la principale limite actuelle de cette recherche. Il nous paraît important aujourd’hui de poursuivre l’investigation sur la production romanesque des trois dernières décennies afin de détailler ce que sont les représentations du pouvoir féminin dans l’entreprise et d’en identifier les nouvelles représentations, le cas échéant. C’est à ce programme que nous comptons nous atteler dorénavant.