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Introduction

La reprise d’entreprise est une préoccupation majeure dans la plupart des pays développés (Deschamps, Missonier, Thévenard-Puthod, Robic et Barbelivien, 2021). En France, elle a fait l’objet de plusieurs rapports des pouvoirs publics (Dombre-Coste et Pinville, 2015 ; Nougein et Vaspart, 2017), soulignant l’important réservoir d’entreprises dont les propriétaires-dirigeants partent à la retraite sans potentiel repreneur. En dépit de l’absence de statistiques fiables, le potentiel d’entreprises concernées par une cession est estimé à 68 000 par an (CRA, 2019). Parmi elles, 30 000 disparaissent faute de trouver un nouveau propriétaire-dirigeant (Dombre-Coste et Pinville, 2015). Ces chiffres illustrent les nombreux enjeux économiques et sociétaux du phénomène : préservation des emplois (855 000 salariés sont concernés par les reprises, selon l’Observatoire BPCE, CRA, 2019), pérennité des relations commerciales pour les clients et les fournisseurs, maintien d’un dynamisme économique et de services de proximité pour les régions concernées (Mason et Harrison, 2006 ; Nougein et Vaspart, 2017 ; Dombre-Coste et Pinville, 2015) et, à l’échelle de la société tout entière, préservation de savoir-faire artisanaux parfois ancestraux (Picard et Thévenard-Puthod, 2004). Les institutionnels et praticiens s’accordent donc sur le fait qu’il faut non seulement sensibiliser davantage les repreneurs potentiels à ce mode entrepreneurial particulier qu’est la reprise d’entreprise, mais aussi mieux les accompagner tout au long du processus. Parmi les publics ciblés figurent les salariés des entreprises à reprendre, puisqu’aujourd’hui la reprise d’entreprise par les salariés ne représente que 30 % des opérations (Observatoire BPCE, CRA, 2019). Dans cette optique, la loi no 2015-990 du 6 août 2015 (évolution de la loi dite Hamon du 31 juillet 2014) oblige un cédant d’entreprise de moins de 250 salariés à informer ces derniers de sa volonté de procéder à une vente, en leur précisant qu’ils peuvent, s’ils le souhaitent, présenter une offre d’achat. Les reprises d’entreprise en SCOP (sociétés coopératives et participatives, dans lesquelles 51 % du capital au moins doit être détenu par les salariés) sont également encouragées et soutenues par des incitations légales et fiscales (c’est d’ailleurs le cas dans d’autres pays comme l’Italie ou l’Espagne ; Roelants, Dovgan, Eum et Terrasi, 2012 ; Barbot-Grizzo, 2013 ; Garcia et Beltramini, 2014 ; Grégoire et Delalieux, 2015 ; Audebrand, 2017 ; Murphy, McCarthy et Carroll, 2017).

Les chercheurs en repreneuriat soulignent le rôle essentiel du repreneur dans la réussite d’un projet de reprise (Miller, Steier et Le Breton-Miller, 2003 ; De Massis, Chua et Chrisman, 2008 ; Boussaguet et Grima, 2015). Toutefois, s’ils reconnaissent que les salariés constituent souvent, pour les cédants d’entreprise, le second choix en matière de repreneurs, derrière les enfants (Bah, 2012 ; Barbot-Grizzo, 2013 ; Murphy, McCarthy et Carroll, 2017 ; Thévenard-Puthod, 2020), ils restent encore focalisés sur la reprise familiale (Le Breton-Miller, Miller et Steier, 2004 ; De Massis, Chua et Chrisman, 2008 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2010) et la reprise externe (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009 ; Boussaguet et De Freyman, 2018 ; Deschamps et Lamarque, 2021 ; Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019 ; Mouhli, 2019), au détriment de la reprise d’entreprise par les salariés. Cette dernière est ainsi considérée comme le « parent pauvre » de la recherche en repreneuriat (Barbot-Grizzo, 2013 ; Bargues, Hollandts et Valiorgue, 2017 ; Thévenard-Puthod et Favre, 2021). De plus, une des particularités de la reprise d’entreprise par les salariés est qu’elle s’effectue très souvent en équipe (Thévenard-Puthod et Favre, 2021). Or, dans les recherches, le repreneur est plutôt considéré comme un individu isolé (Deschamps, 2003 ; Thévenard-Puthod, 2020). Les travaux sur les équipes de reprise sont peu nombreux et se limitent aux reprises par les fratries (Aronoff, Astrachan, Mendoza et Ward, 1997 ; Lambrecht, 2005 ; Cisneros et Deschamps, 2014) ou les équipes hybrides composées de salariés et enfants du cédant (Thévenard-Puthod, 2020). Pourtant, l’entrepreneuriat collectif soulève des défis spécifiques, qui se superposent aux difficultés traditionnelles du processus de reprise. On constate en effet régulièrement, au sein des équipes, la présence d’objectifs contradictoires, d’attitudes et de valeurs différentes (Francis et Sandberg, 2000 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013), voire d’incompatibilités de personnalités (Ucbasaran, Lockett, Wright et Westhead, 2003 ; West III, 2007), qui sont autant de sources potentielles de conflits cognitifs et/ou affectifs pouvant mettre à mal leur fonctionnement. Le leadership partagé peut susciter des désaccords sur les choix stratégiques (Aronoff et al., 1997 ; Lambrecht, 2005 ; Cisneros et Deschamps, 2014), ce qui accroît le temps nécessaire à la prise de décisions (Cater et Justis, 2010). Lorsque les conflits entre les membres de l’équipe sont trop importants, le risque ultime est que l’équipe éclate avant la reprise (Thévenard-Puthod, 2020). La reprise d’entreprise par les salariés n’est donc pas un long fleuve tranquille et les risques d’échec sont importants. Cela est d’autant plus vrai dans le cas des reprises en SCOP, pour lesquelles les dynamiques collectives et les principes démocratiques (pouvoir décisionnaire en assemblée générale identique pour chaque associé ; double qualité de salarié et associé pour les repreneurs) sont jugés complexes et sources de difficultés supplémentaires pouvant mener à des échecs (Di Stefano, 2018).

Face aux enjeux de la reprise par les salariés et aux lacunes identifiées dans la littérature, notre questionnement est double : en quoi 1) le mode de constitution d’une équipe de reprise par les salariés et 2) les caractéristiques de cette équipe jouent-ils un rôle sur le succès de la reprise en SCOP ? Le succès est ici entendu comme la réussite du transfert de propriété et de direction de l’entreprise à une équipe de salariés en format SCOP (Deschamps et al., 2021). Pour y répondre et face au déficit de travaux dédiés au repreneuriat en équipe, cette recherche mobilise la littérature sur la constitution des équipes entrepreneuriales (Condor et Chabaud, 2012 ; Ben-Hafaïedh, 2017 ; Jin et al., 2017 ; Lazar et al., 2020), c’est-à-dire les équipes de créateurs d’entreprise, qui est beaucoup plus fournie. La transposition de ces travaux nous permet d’aboutir à une meilleure grille de lecture concernant cette forme spécifique de reprise qu’est la reprise en SCOP. Ainsi, en adaptant la définition des équipes entrepreneuriales élaborée par Knight, Greer et De Jong (2020), nous définissons les équipes de reprise en SCOP (ERSCOP) comme un groupe de deux personnes au moins qui s’associent pour reprendre une entreprise dans laquelle elles étaient auparavant salariées. Ce groupe détient collectivement au moins 51 % du capital financier, bénéficie d’une autonomie dans les prises de décisions stratégiques (matérialisée par les 65 % de droits de vote) et possède une certaine entitativité.

À travers une démarche qualitative exploratoire fondée sur 4 cas de reprise en format SCOP d’entreprises en difficulté (deux échecs et deux réussites) et 30 entretiens semi-directifs menés auprès des membres des équipes de reprise et des experts de l’Union régionale des SCOP (URSCOP) qui les ont accompagnés, nous montrons que les résultats concernant les reprises en SCOP différent de ceux relatifs aux équipes de créateurs d’entreprise et aux repreneurs individuels sur plusieurs points. Tout d’abord, ce type de reprise doit demeurer un projet collectif porté par les seuls salariés, de la sélection des membres de l’équipe jusqu’à l’émergence d’un leadership idéalement partagé. Un processus initié et porté par un entrepreneur leader est ainsi moins pertinent qu’en contexte de création d’entreprise. Cet aspect plus collectif exerce une influence potentiellement forte sur le succès du projet de reprise en SCOP. Nous identifions ensuite l’existence de deux niveaux d’équipe de reprise (noyau dur et équipe élargie), nouvelle spécificité des reprises en SCOP, et mettons en relief un paradoxe de management concernant la taille de ces deux équipes. Pour le succès du projet repreneurial, nous soulignons enfin que la composition du noyau dur des repreneurs doit être fondée conjointement sur une complémentarité fonctionnelle des membres et des liens forts. Ces deux caractéristiques ne se substituent pas l’une à l’autre, mais sont bien complémentaires. Ces résultats nous permettent au final d’élaborer des préconisations managériales pour les ERSCOP et les accompagnants des URSCOP.

Après avoir présenté notre cadre d’analyse et notre méthodologie de recherche, nous détaillons les principaux résultats obtenus grâce à l’analyse de ces quatre cas, puis nous les discutons.

1. Vers un cadre d’analyse sur la reprise d’entreprise par les salariés en SCOP

La littérature sur les reprises par les salariés reste marginale, notamment dans le cas des SCOP (Four, Corbin-Charland, Lavoie et Desjardins, 2019 ; Grégoire et Delalieux, 2015 ; Barbot-Grizzo, 2019 ; Thévenard-Puthod et Favre, 2021). Aussi, pour parvenir à construire un cadre d’analyse permettant d’appréhender tant les modes de constitution des ERSCOP que les effets de leurs caractéristiques sur le succès d’une reprise, nous mobilisons les travaux sur les équipes entrepreneuriales. Ce cadre d’analyse sera ensuite confronté à la réalité des reprises par les salariés en SCOP, pour en faire émerger les spécificités.

1.1. Les modes de constitution des équipes entrepreneuriales

Les chercheurs en entrepreneuriat distinguent généralement deux processus de formation des équipes entrepreneuriales et deux types de liens unissant les membres des équipes (liens forts contre liens faibles).

Le premier type de formation, qui domine dans la littérature, est désigné sous l’appellation lead entrepreneur origin (Condor et Chabaud, 2012). Dans ce processus, un individu identifie au préalable une opportunité de création d’entreprise et recherche ensuite des partenaires pour constituer une équipe mieux à même de l’exploiter (Kamm, Shuman, Seeger et Nurick, 1990 ; Clarysse et Moray, 2004 ; Moreau, 2006 ; Ben Hafaiedh-Dridi, 2011 ; Condor et Chabaud, 2012). L’initiateur du projet entrepreneurial puise dans son réseau social pour se mettre en quête de partenaires capables de lui amener les ressources et compétences manquantes (Forbes et al., 2006 ; Chabaud et Condor, 2009). Il a alors le choix entre privilégier des individus avec lesquels il entretient des liens forts (amis, membres de la famille, proches collaborateurs…) ou préférer la qualité et la complémentarité de ressources et compétences amenées par des partenaires avec lesquels les liens préexistants sont plus faibles (connaissances professionnelles éloignées, individus qu’il connaît peu et avec lesquels il n’y a aucune relation de confiance préétablie) (Condor et Chabaud, 2012 ; Forsström-Tuominen et al., 2017). Lorsque les liens forts sont privilégiés, l’équipe entrepreneuriale constituée est souvent caractérisée par une certaine homophilie (proximité des membres en termes d’âge, de sexe, de valeurs, de formation antérieure ou de personnalité) (Forbes, Borchert, Zellmer-Bruhn et Sapienza, 2006) ; à l’inverse, lorsque les liens faibles sont préférés, l’équipe est généralement plus hétérogène (Misganaw, 2018).

Dans le second type de processus de formation d’une équipe, appelé group origin, l’équipe préexiste au projet entrepreneurial. Ce dernier est alors coconstruit par des partenaires préalablement unis par des liens forts (Granovetter, 1985), qu’ils soient familiaux ou amicaux, et désireux d’entreprendre ensemble (Moreau, 2006 ; Condor et Chabaud, 2012 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013 ; Forsström-Tuominen, Jussila et Goel, 2017).

Les travaux empiriques montrent que, dans les deux types de processus, les liens forts sont souvent privilégiés (Kamm et al., 1990 ; Francis et Sandberg, 2000 ; Moreau, 2006 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013 ; Forsström-Tuominen, Jussila et Goel, 2017 ; Knight, Greer et De Jong, 2020). Toutefois, on constate parfois un séquencement dans la constitution de l’équipe (Chabaud et Condor, 2009). En fonction de l’avancement du projet, du manque de certaines ressources ou compétences dans le réseau social de proximité et/ou de pressions financières ou commerciales, l’initiateur de l’équipe, ou la partie de l’équipe déjà constituée sur la base de liens forts, incorpore de nouveaux membres avec lesquels les membres initiaux entretiennent des liens plus faibles (Clarysse et Moray, 2004 ; Chabaud et Condor, 2009 ; Rasmussen, 2011 ; Shah, Agarwal et Echambadi, 2019). Le processus est donc séquentiel et non instantané, avec de possibles entrées et sorties de membres (Vohora, Wright et Lockett, 2004 ; Mosey et Wright, 2007) et l’existence de multiples itérations préalables à une certaine stabilisation de l’équipe.

1.2. Les caractéristiques des équipes entrepreneuriales et leur effet sur le succès entrepreneurial

Durant la phase de constitution, les équipes entrepreneuriales doivent surmonter des difficultés de fonctionnement du collectif en émergence, qui se superposent aux obstacles plus directement liés au projet entrepreneurial. La littérature en entrepreneuriat permet d’identifier trois types de caractéristiques des équipes entrepreneuriales qui ont des effets sur le succès de la création effective d’entreprise : la taille de l’équipe, sa composition et les comportements collaboratifs et le leadership.

1.2.1. La taille de l’équipe

Une taille importante favorise l’accès à un plus large éventail de ressources (Kamm et al., 1990 ; Chandler et Lyon, 2001 ; Amason, Shrader et Tompson, 2006 ; Jin et al., 2017). Elle permet d’envisager de multiples solutions grâce à une plus grande diversité d’opinions (Moreau, 2005) – si tant est que l’équipe soit hétérogène – et offre la possibilité d’une assimilation importante d’informations, tout en augmentant la capacité de travail (Amason, Shrader et Tompson, 2006 ; Jin et al., 2017). En contrepartie, elle nuit à la rapidité de négociation, au partage égal des capitaux (Hellmann et Wasserman, 2017) et à la fréquence des échanges (Amason, Shrader et Tompson, 2006). De plus, elle augmente la probabilité de conflits au sein de l’équipe (Roure et Keeley, 1990 ; Clarysse et Moray, 2004), réduit la cohésion et rend plus difficile la communication entre les coéquipiers. Il semblerait donc au final qu’elle augmente les risques d’éclatement de l’équipe.

Si la littérature est relativement abondante sur les effets que procure une grande équipe, peu de travaux s’intéressent au nombre idéal de membres, ou à une fourchette, qui permettrait d’obtenir une taille d’équipe optimale. Les quelques travaux évoquant cet aspect s’accordent sur le fait que l’équipe doit être composée au minimum de trois personnes et au maximum de sept personnes (Clarysse et Moray, 2004 ; Moreau, 2005, 2006).

1.2.2. La composition de l’équipe

La composition de l’équipe entrepreneuriale a donné lieu à de nombreuses études. Sans vouloir ici les reprendre de façon exhaustive, nous mobilisons la théorie des échelons supérieurs (upper echelon theory ; Hambrick et Mason, 1984) qui considère que les caractéristiques de l’équipe dirigeante ont des effets sur la performance des entreprises (leur survie, leur croissance). Celle-ci propose de les classer en deux catégories : les caractéristiques démographiques observables et les caractéristiques psychologiques (base cognitive et valeurs).

En ce qui concerne les caractéristiques démographiques observables, les recherches montrent tout d’abord que la diversité en termes de genre et d’âge est associée à un haut niveau de survie des entreprises (Cooper, Gimeno-Gascon et Woo, 1994). Ensuite, la complémentarité du capital humain, en particulier en termes de compétences, de niveaux d’étude, d’expériences et de connaissances techniques (Lazar et al., 2020), offre l’avantage d’accroître la capacité cognitive de l’équipe (Katzenbach, 1997 ; Moreau, 2005 ; Chabaud et Condor, 2009 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013 ; Leung, Der Foo et Chaturvedi, 2013). Elle favorise l’innovation et la créativité (Beckman, 2006 ; Klotz, Hmieleski, Bradley et Busenitz, 2014 ; Jin et al., 2017 ; Mannor, Matta, Block, Steinbach et Davis, 2019), en particulier dans les choix stratégiques (Forbes et al., 2006). Elle permet également un meilleur accomplissement du projet entrepreneurial (Ensley, Carland et Carland, 1998). Les chercheurs mettent aussi en lien l’hétérogénéité et la performance financière de l’entreprise. Une diversité en termes de formations, de compétences et d’expériences amène, dans le cadre de la prise de décision, une multitude de ressources qui est associée à une croissance des ventes plus importante (Hmieleski et Ensley, 2007), à un fort niveau de survie et à une meilleure profitabilité de l’entreprise (Jin et al., 2017). La diversité de compétences est également vue comme un facteur de succès dans les études sur les reprises en fratrie (Iacobucci et Rosa, 2010 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013). L’hétérogénéité a toutefois tendance à diminuer l’implication des membres (Amason, Shrader et Tompson, 2006), à réduire le niveau de coordination et de communication (Amason, Shrader et Tompson, 2006), à rendre l’atteinte d’un consensus plus difficile et à accroître les risques de conflits (Francis et Sandberg, 2000 ; Ensley, Pearson et Amason, 2002 ; Forbes et al., 2006 ; Leung, Der Foo et Chaturvedi, 2013 ; Powell et Baker, 2017).

Au-delà de la seule démographie de l’équipe, la théorie des échelons supérieurs incite à s’intéresser à des variables dites psychologiques, telles que la satisfaction des membres, le degré d’adhésion aux valeurs, les bases cognitives ou la confiance intragroupe (Hambrick et Mason, 1984 ; Kilduff, Anglemar et Meehra, 2000 ; Olson, Parayitam et Bao, 2007). Si les équipes hétérogènes du point de vue des expériences et formations semblent préférables (Moreau, 2006), une plus grande homophilie des membres de l’équipe favorise en revanche un rapprochement des valeurs, convictions et objectifs des membres, clé pour le succès entrepreneurial (Moreau, 2005 ; Chabaud et Condor, 2009 ; Hmieleski, Cole et Baron, 2012 ; Leung, Der Foo et Chaturvedi, 2013 ; De Mol, Khapova et Elfring, 2015 ; Forsström-Tuominen, Jussila et Goel, 2017). En effet, le manque d’alignement quant aux objectifs et aux attitudes de travail, de même que de trop importantes divergences en termes de valeurs et de personnalités peuvent faire émerger des incompatibilités contreproductives (conflits) pour le projet entrepreneurial à long terme (Francis et Sandberg, 2000 ; Leung, Der Foo et Chaturvedi, 2013). Des liens émotionnels et interpersonnels forts entre les membres de l’équipe entrepreneuriale favorisent la cristallisation de l’équipe, permettent une meilleure répartition du capital et de mener des négociations plus rapidement (Chabaud et Condor, 2009 ; Hellmann et Wasserman, 2017).

1.2.3. Les comportements collaboratifs et le leadership

Des raffinements ont été apportés à la théorie des échelons supérieurs (Hambrick, 2007) à travers les notions de « distribution du pouvoir intraéquipe » (qui détient le leadership ?) et « d’intégration comportementale de l’équipe » (degré d’interaction mutuelle et collective, comportement collaboratif de l’équipe, partage des informations, ressources et décisions). La présence d’un leader est ainsi soulignée comme cruciale dans plusieurs études empiriques portant sur les critères d’efficacité des équipes entrepreneuriales (Ensley, Carland et Carland, 2000 ; de Jong, Song et Song, 2013 ; Klotz et al., 2014 ; Reid, Anglin, Baur, Short et Buckey, 2018) et des équipes de reprise en fratrie (Farrington, Venter et Boshoff, 2012). Si le leader ne possède pas toujours des compétences ou des connaissances supérieures aux autres membres de l’équipe, il doit en revanche être doté d’une réelle vision qui participe à la qualité des décisions stratégiques (de Jong, Song et Song, 2013 ; Friedman, Carmeli et Tishler, 2016 ; Hmieleski et Ensley, 2007). Il doit également être capable, grâce à sa détermination et sa capacité de persuasion, d’influencer positivement les interactions entre les membres de l’équipe (Harper, 2008). Il joue ainsi un rôle moteur dans la cohésion de l’équipe (De Mol, Khapova et Elfring, 2015 ; Friedman, Carmeli et Tishler, 2016) et l’émergence ou l’évitement des conflits (Hmieleski et Ensley, 2007 ; de Jong, Song et Song, 2013 ; Reid et al., 2018). Différents types de leadership sont abordés dans la littérature. Le leadership transformationnel fait apparaître un leader au service de ses collaborateurs, ayant une capacité forte à mettre en place une vision pragmatique basée sur les ressources dont il dispose (Reid et al., 2018). Il favorise la collaboration entre les membres en développant une vision commune, en promulguant une communication ouverte fondée sur la confiance et le partage des connaissances et en faisant preuve d’ouverture d’esprit (Clarysse et Moray, 2004 ; Friedman, Carmeli, Tishler et Shimizu, 2016 ; Reid et al., 2018). Le leadership participatif favorise lui aussi la participation des membres du groupe dans les différentes tâches de l’équipe de direction (fixation des objectifs, réflexion sur d’éventuelles opportunités…). Si ces deux modes de leadership favorisent l’engagement des équipes et l’éclosion de stratégies nouvelles, ils ont cependant tendance à ralentir le processus de prise de décision (Hmieleski et Ensley, 2007). À l’inverse, il existe des leaders plus directifs, qui assignent à leurs équipes des objectifs non négociables et utilisent éventuellement des réprimandes pour faciliter la coopération entre les membres du groupe. Ce type de leadership autorise une prise de décision rapide et favorise en général la formation d’une vision collective commune, que ce soit auprès d’équipes ayant des caractéristiques homogènes ou hétérogènes. En revanche, il a tendance à favoriser les conflits au sein de l’équipe (Hmieleski et Ensley, 2007).

1.3. Les spécificités des reprises par les salariés en SCOP

Notre revue de littérature a permis d’identifier les modes de constitution et les effets des caractéristiques des équipes entrepreneuriales sur le succès entrepreneurial, ce qui constitue un socle riche pour aborder les reprises par les salariés en SCOP. Toutefois, ces dernières présentent de nombreuses spécificités qui, pour certaines, les rendent particulièrement complexes et peuvent conduire à des résultats différents de ceux relatifs aux équipes de fondateurs (Bargues, Hollandts et Valiorgue, 2017). Il paraît donc non seulement pertinent, mais aussi nécessaire de se demander si les mêmes caractéristiques auraient les mêmes effets dans le cas spécifique d’une reprise par les salariés en SCOP, voire si d’autres facteurs explicatifs pourraient émerger.

Cinq spécificités majeures sont identifiées. La première tient aux possibilités plus limitées concernant la constitution de l’ERSCOP par rapport à la constitution des équipes entrepreneuriales, dans la mesure où les repreneurs potentiels sont limités au cercle réduit des employés de l’entreprise reprise qui sont prêts à investir de l’argent personnel dans le capital social de la SCOP, même si des associés non coopérateurs peuvent être admis dans des conditions restrictives et plus contraignantes (Bastié, Cieply et Cussy, 2018). Cela peut, in fine, avoir des répercussions sur les caractéristiques de l’ERSCOP. Selon Grégoire et Delalieux (2015), la constitution de l’équipe peut par ailleurs être d’autant plus complexe que les salariés ont été informés tardivement du projet de reprise, notamment dans le cas des entreprises en difficulté. La taille de l’équipe, mais aussi sa dynamique de constitution, peuvent alors être impactées.

La deuxième spécificité est relative à la nature des liens existants entre les membres de l’équipe. Tous les salariés d’une entreprise partagent une expérience de travail en commun, mais les liens ne sont pas pour autant toujours forts. En effet, selon la taille de l’entreprise et l’ancienneté moyenne des salariés, les contacts peuvent être plus ou moins fréquents et étroits. Ils sont sans doute plus forts dans une TPE, où la proximité physique et une certaine polyvalence des salariés sont de mise (Torrès, 2003), que dans une PME de taille plus importante ayant déjà compartimenté son organisation en services relativement cloisonnés. Des collègues préalablement proches peuvent alors se réunir dans le but de reprendre leur entreprise, mais peuvent également décider d’inclure dans l’équipe des salariés aux compétences complémentaires dont ils sont moins familiers.

La troisième spécificité est la difficile fabrique de l’intérêt collectif et entrepreneurial. En effet, le statut de salarié n’incite en général pas à développer un esprit entrepreneurial et favorise plutôt une culture de l’obéissance à la hiérarchie avec peu de temps collectif pour travailler sur un projet de reprise (Bah, 2012 ; Grégoire et Delalieux, 2015). En outre, les salariés peuvent être réticents à investir une partie de leurs économies et à prendre un risque financier dans une entreprise qui offre finalement peu de rentabilité (Barbot-Grizzo, Huntzinger et Jolivet 2013). Les contraintes légales des SCOP n’autorisent qu’une distribution limitée d’intérêts sur les parts sociales et le remboursement de ces dernières, en cas de départ de l’associé, ne peut conduire à une plus-value puisque ces parts seront vendues au prix nominal, éventuellement augmenté du coût de l’inflation. L’octroi d’une grande partie des bénéfices sous forme de participation (minimum de 25 %) et de réserves non distribuables (minimum de 16 %) réduit également fortement le retour sur investissement des coopérateurs (Thévenard-Puthod et Favre, 2021). Bargues, Hollandts et Valiorgue (2017) parlent alors du nécessaire travail identitaire qui doit être fait pour transformer les croyances et représentations des salariés sur le caractère naturel et la supériorité de la gouvernance privée et ainsi construire les contours d’une gouvernance démocratique.

Une quatrième spécificité tient au rôle joué par le cédant. Les chercheurs en repreneuriat s’accordent à reconnaître que c’est très souvent le cédant qui choisit les repreneurs de son entreprise (Handler, 1994 ; Lambrecht, 2005 ; Cadieux, 2007b ; Minichilli, Nordqvist, Corbetta et Amore, 2014 ; Thévenard-Puthod, 2020). Difficile alors de ne pas tenir compte du rôle que peut jouer ce dernier sur la constitution de l’ERSCOP (Estève, 1997 ; Barbot-Grizzo, 2019).

La cinquième particularité est enfin relative au rôle pivot de la Confédération générale des SCOP et, sur un plan plus local, des unions régionales des SCOP dans les reprises de ce type, notamment dans le cas des entreprises en difficulté (Barbot-Grizzo, 2013 ; Garcia et Beltramini, 2014). Leurs experts accompagnent les ERSCOP, organisent la formation des nouveaux dirigeants et assurent le portage des projets, aussi bien sur le plan juridique que financier. Ils peuvent donc eux aussi influencer la dynamique repreneuriale collective.

La figure 1 synthétise sous une forme schématique les propos précédents, résume notre cadre d’analyse et rappelle nos deux questions de recherche, à savoir : 1) en quoi le mode de constitution de l’ERSCOP a-t-il une influence sur le succès de la reprise en SCOP ? ; 2) quelles sont les caractéristiques de l’ERSCOP pouvant influencer le succès/l’échec de la reprise en SCOP ?

Figure 1

Le cadre d’analyse

Le cadre d’analyse

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2. Méthodologie

La présente recherche vise à mieux comprendre comment le mode de constitution et les caractéristiques des ERSCOP favorisent, freinent ou bloquent la réussite du transfert de direction et de propriété de l’entreprise. La littérature académique étant encore peu développée de ce point de vue, nous mobilisons une démarche qualitative exploratoire fondée sur des études de cas. Suivant les indications de Yin (2003), une méthodologie qualitative est particulièrement bien adaptée lorsqu’une problématique est formulée en termes de « comment » (comment les ERSCOP se forment ?) et de « pourquoi » (pourquoi la reprise en équipe aboutit ou n’aboutit pas ?).

2.1. Quatre études de cas d’ERSCOP

Pour la sélection des cas, nous avons favorisé une représentativité théorique (Eisenhardt, 1991 ; Rispal, 2002 ; Miles et Huberman, 2003). Ainsi, pour être inclus dans l’échantillon, un cas devait posséder suffisamment de traits communs avec les autres cas (ce sont tous des cas de reprise en SCOP d’entreprises en difficulté, situations jugées les plus risquées ; Garcia et Beltramini, 2014), sans pour autant être en tout point identique. Les critères de variété sont le secteur d’activité, la taille de l’entreprise et surtout la taille de l’équipe de reprise. Nous avons également sélectionné des cas dits extrêmes (échecs et réussites), mais complémentaires, servant de réplications, extensions et contrastes. Chaque cas permet de corroborer des propositions spécifiques (liées à des régularités) et d’éliminer certaines associations (Eisenhardt, 1991). Les cas ont été repérés à partir de la base de données de l’URSCOP et ont également été choisis en fonction de la disponibilité des personnes interrogées. Il est en effet particulièrement compliqué de retrouver ou d’interroger les membres d’une équipe qui a échoué, car soit ceux-ci ne travaillent plus dans l’entreprise, soit ils ne souhaitent pas parler de leur échec. Le tableau 1 présente les quatre cas retenus, tout en préservant leur anonymat.

Tableau 1

Présentation des cas

Présentation des cas

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2.2. Collecte des données

Suivant le principe de triangulation des données et des informants, nous avons mobilisé trois modes de collecte de données (les entretiens semi-directifs, l’observation directe non participante et la documentation interne et externe) et interrogé deux types d’acteurs impliqués dans les reprises : les salariés des équipes de reprise en SCOP et les experts de l’URSCOP responsable de leur accompagnement. Le réseau des SCOP a pour vocation l’accompagnement des créations, transmissions et transformations de sociétés sous la forme de SCOP ou sociétés coopératives d’intérêts collectifs (SCIC), en proposant des services complets aux chefs et futurs chefs d’entreprise. Au sein de ce réseau, les URSCOP ont pour objectif de fédérer le réseau des entrepreneurs coopératifs, de développer les entreprises coopératives et les emplois sur leurs territoires, d’accompagner le développement des sociétés adhérentes et de favoriser l’échange et la communication entre ses membres. Elles assurent à la fois des missions collectives pour le mouvement coopératif (représentation et communication, promotion de la formule coopérative, animation du réseau) et des missions d’accompagnement et d’appuis aux ERSCOP (accompagnement d’un point de vue stratégique, économique, juridique, coopératif et organisationnel, formations coopératives et techniques, plans de financement). L’URSCOP étudiée a été créée en 1948 et son équipe est composée de 43 personnes, dont 1 délégué général et 6 consultants spécialisés dans les reprises d’entreprise saine ou en difficulté. Nous avons fait le choix d’interviewer de manière exhaustive ces 6 consultants, ainsi que l’actuel et l’ancien délégué général, tous deux accompagnant également des ERSCOP et se chargeant des dossiers les plus stratégiques. Ces experts ont participé à l’accompagnement d’au moins un des quatre cas de notre échantillon et possèdent donc un regard complémentaire et extérieur sur le déroulement du processus de reprise.

Au total, ce sont 30 entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne de 1 h 40, qui ont été réalisés auprès de 26 personnes, entre le 16 avril 2019 et le 2 juillet 2021 (Tableau 2).

Tableau 2

Les entretiens réalisés

Les entretiens réalisés

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Ces entretiens ont été effectués avec l’aide de deux guides. Le premier, à destination des membres des ERSCOP, était structuré en quatre grands thèmes : 1) la présentation de la personne interrogée et de la PME à reprendre ; 2) la délimitation du processus de reprise et ses principaux temps forts ; 3) le mode de constitution des ERSCOP et ses effets sur la reprise ; 4) les caractéristiques des ERSCOP et ses effets sur la reprise. Le second était pour les accompagnateurs URSCOP et s’intéressait à 1) leur vision de la constitution des ERSCOP et 2) leur analyse des facteurs de succès et d’échec de ces opérations. Tous les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Les données secondaires (Tableau 3) avaient deux intérêts : 1) recueillir des informations sur les cas avant de procéder aux entretiens, pour mieux les contextualiser ; 2) corroborer des éléments issus des données primaires. Enfin, pour compléter ce dispositif, une observation passive a été réalisée dans le cas C. Elle a permis de mieux appréhender le contexte de la reprise et la dynamique collective à l’oeuvre au sein des équipes.

Tableau 3

Utilisation des données secondaires et de l’observation

Utilisation des données secondaires et de l’observation

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2.3. L’analyse des données

Pour l’analyse du corpus, nous avons opté pour le modèle cyclique et itératif proposé par Miles et Huberman (2003), composé de trois activités analytiques : la condensation des données par codage thématique, leur présentation notamment sous forme de matrices (notamment des matrices des effets ordonnés intracas et intercas) et la vérification des conclusions. L’analyse de contenu thématique a été réalisée à l’aide du logiciel ATLAS.ti et d’une grille de codage composée de trois grandes catégories : le bornage des étapes de constitution des équipes (étape initiale, étape « entrées-sorties », étape finale), les modes de constitution des équipes de reprise (origine individu, origine équipe ; sélection des membres selon liens forts, liens faibles ; autres) et les attributs des équipes de reprise (taille, hétérogénéité, émergence d’un leader, comportements collaboratifs, autres). Ces deux dernières catégories étaient ensuite divisées en deux thèmes : les freins et les leviers à la réussite de la reprise. L’unité de codage retenue a été le groupe de phrases relatives à une idée principale.

Si le codage à l’aide d’un logiciel de traitement des données qualitatives n’est pas diamétralement différent d’un codage manuel, le logiciel facilite en revanche grandement le décompte des occurrences pour chaque cas et pour l’ensemble du corpus tout en permettant de vérifier que la répartition des codes n’est pas faussée par une surreprésentation de codes dans des entretiens spécifiques. Il facilite également l’identification des verbatim relatifs aux codes et offre la possibilité de créer des tables dites de cooccurrences qui permettent d’identifier les fréquences de ces dernières entre, par exemple, 1) les modes de constitution des équipes de reprise et les échecs ou réussites des reprises, 2) les attributs des équipes de reprise et les échecs ou réussites des reprises ou encore 3) les modes de constitution et attributs des équipes de reprise et les leviers et freins perçus. Grâce à cette procédure de comptage assistée par ATLAS-ti, nous avons pu obtenir une première analyse des relations entre les modes de constitution et attributs des équipes et l’échec ou le succès de la reprise. Nous n’avons toutefois pas limité notre analyse à ces dénombrements. Au contraire, nous sommes continuellement retournés dans les entretiens et les cas pour vérifier les premières interprétations et analyses issues du décompte des occurrences et cooccurrences (Wolfe, Gephart et Johnson, 1993).

3. Résultats

Le tableau 4 synthétise les principaux résultats de la recherche à travers les dimensions du cadre d’analyse retenu. Celui-ci fait tout d’abord apparaître un premier résultat important : l’existence de deux niveaux d’équipe de reprise. On distingue ainsi le noyau dur, composé de quelques individus qui prennent le leadership sur la préparation de la reprise, et l’équipe élargie, qui inclut tous les salariés qui adhèrent au projet (y compris le noyau dur) et matérialisent cette adhésion par une participation financière à la reprise. Comme nous le verrons, il est important que cette équipe élargie corresponde à une masse critique des salariés présents initialement dans l’entreprise à reprendre, mais son rôle dans la réussite de la reprise semble moindre que celui du noyau dur. Les paragraphes qui suivent sont donc surtout centrés sur le noyau dur.

3.1. Mode de constitution des équipes de reprise et influence sur la réussite du projet

3.1.1. Des noyaux durs qui se constituent sans intervention du cédant

Dans les quatre cas étudiés, les équipes se sont constituées d’elles-mêmes, sans intervention du cédant. Le fait que la PME soit en difficulté explique sans doute ce résultat. En effet, le cédant peut à la fois être tenu pour responsable des difficultés rencontrées et être las de la situation, préférant alors laisser le bateau couler ou se remettre à flot sans son intervention. Un des membres du noyau dur du cas C explique ainsi : « Franchement, il [le dirigeant] s’en foutait. Il avait baissé les bras depuis très longtemps. La SCOP, ça n’était pas un truc quil’emballait. » (C2)

Dans le cas B, les actionnaires s’étaient succédé sans réellement se préoccuper de leur filiale : « Les comptes n’étaient pas bien brillants pour des questions de mauvaise gestion. Les anciens propriétaires n’étaient pas forcément de bons gestionnaires. » (B1)

Dans le cas A, un membre de l’équipe élargie raconte : « Il [le dirigeant] n’avait pas beaucoup de relations avec nous, on se débrouillait tout seul, c’est pas lui qui nous dirigeait. Il arrivait le matin, s’enfermait dans son bureau et en ressortait le soir, on ne savait pas ce qu’il faisait. » (A3)

Les experts interrogés vont également dans ce sens : « Dans tous les cas, il [le cédant] veut surtout une chose : c’est que les salariés ne reprennent pas ! […] il ne veut pas que ses salariés réussissent là où lui a été en échec. » (U7)

Les cédants ne croient en outre pas toujours à la reprise d’entreprise par les salariés et encore moins au modèle SCOP : « Le premier réflexe des cédants, ce n’est pas de vendre aux salariés. Ils estiment avoir la posture de dirigeant tandis qu’eux, ce ne sont que des salariés. » (U3) « B. nous regardait de façon un peu méprisante quand on lui a parlé de SCOP. Pour lui, c’était deux péquenots qui allaient élever des chèvres dans le Larzac. L’idée de la SCOP, c’était complètement abstrait. » (D6)

Dans les quatre cas, ce sont donc les salariés qui sont à l’origine de la constitution de l’ERSCOP. Dans deux cas de succès (cas A et B), c’est une équipe de salariés (respectivement un binôme et un trio) qui est à l’origine du projet. Dans les deux cas d’échec (cas C et D), c’est un individu qui a lancé l’idée et qui a ensuite convaincu des collègues de constituer une équipe.

Tableau 4

L’analyse des cas selon les dimensions du cadre d’analyse

L’analyse des cas selon les dimensions du cadre d’analyse

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3.1.2. Modes de sélection des membres, stabilisation du noyau dur et comportements collaboratifs au sein de l’équipe

Dans les deux cas de succès, le noyau dur, ou une partie du noyau dur, préexiste au projet de reprise et les membres se sont choisis à la fois par affinité et par complémentarité. Dans le cas A, ce sont les deux seuls cadres de la PME, le directeur technique et le responsable commercial, qui ont une longue habitude de travail en commun et une complémentarité avérée. Ils désirent sauver leur entreprise.

« Avec A2, on réfléchit ensemble, même si on a chacun nos domaines, on travaille main dans la main, on échange énormément, on a la même vision des choses ; on peut dire qu’on s’entend bien. » (A1)

Mais devant l’urgence (ils ont deux mois avant le jugement au tribunal[1]) et le montant financier à réunir, ils se rendent rapidement compte qu’ils ne parviendront pas à mener l’opération à bien. Ils contactent alors l’URSCOP afin de se faire accompagner.

« Présenter un projet aux banques avec une entreprise dans un tel état, on n’aurait jamais eu de financement. Donc on n’avait pas vraiment le choix. » (A1)

Estimant que leur duo suffit pour former le noyau dur, ils s’inscrivent en coleaders du projet et entament les démarches pour former l’équipe élargie. Ils reçoivent alors tous les salariés de l’entreprise un à un, afin de leur présenter le projet et de tester leur adhésion. Les critères de sélection de l’équipe élargie sont les compétences, mais surtout la nature de la motivation et l’implication dans le projet.

« Pour nous ce qui importait, c’était la volonté, le dynamisme, parce que la situation était difficile. Il fallait que l’équipe finale soit saine, qu’il y ait de la cohésion. Même si on ne retenait pas certains salariés très compétents, on instaurerait des plans de formation, pour mettre les restants à niveau. » (A2)

Dans le cas B, le trio initial est constitué de personnes issues du même service. Leurs habitudes de travail en commun et leurs affinités ont alors joué un rôle de ciment très fort comme ils l’expriment à travers ces verbatim : « On faisait pas mal de trucs ensemble. Il y avait une forme de complicité. On se comprenait, même si on ne fonctionnait pas de la même manière. » (B1) « B2, B3 et moi, on était passionnés par ce qu’on faisait, on avait envie que ça continue. On se disait : “mais qu’est-ce qu’on peut faire pour sauver cette boîte” […]. Puis B2 un jour dit : “pourquoi pas une SCOP ?” B3 enchaîne : “il y a quelqu’un que je connais qui a fait une SCOP.” Il nous a donné deux, trois infos là-dessus et c’était parti. » (B1)

Le trio initial se transforme ensuite en quintet : « Il y a B4 qui me dit :tu crois que ça peut servir, si je viens.” Je réponds : “oui, viens, on est plutôt des gens de la technique, ce serait bien qu’il y ait quelqu’un qui ait une vision commerciale.” » (B1)

En revanche, dans les cas d’échec C et D, c’est un individu qui est à l’initiative du projet et qui constitue ensuite le noyau dur. Dans le cas C, c’est le contrôleur de gestion : « C1 savait que l’entreprise allait mal, car il voyait les comptes. C’est lui qui a soumis cette idée : une reprise par les salariés. On ne connaissait pas le principe de SCOP. » (C3)

Cet individu sélectionne rapidement deux autres salariés, en fonction de la complémentarité de leurs compétences, mais surtout par affinité. Comme il l’explique : « Quand t’as côtoyé des personnes pendant vingt ans, t’es pas copain avec tout le monde. Alors t’as vite fait le tour. […] Avec C1 et C2, on se voyait, on mangeait ensemble. » (C3)

Mais un quatrième membre a ensuite été ajouté au noyau initial, en raison de ses compétences jugées indispensables à la réussite du projet de reprise. Celui-ci ne faisait l’unanimité ni auprès de certains membres du noyau dur ni auprès de l’équipe élargie : « Les salariés nous demandaient : “pourquoi vous l’intégrez au projet ?” Mais il maîtrisait tout le processus de facturation. Donc on était obligé de le garder pour pouvoir faire tourner la boutique. » (C2)

Enfin, dans le cas D, c’est dès le début plus compliqué. Les membres de l’équipe sont même divisés sur la personne qui est à l’origine de l’idée : « C’est X qui était à l’initiative. » (D5) ; « Je pense que l’initiateur, au début, c’était D2. » (D3) Et cette confusion sur le porteur initial du projet se retrouve dans la volonté de chacun de prendre le leadership, puis la scission ultime du noyau dur en deux camps. Officiellement, c’est D2 qui était le meneur, car X n’avait pas le statut de salarié de l’entreprise (il était dirigeant de transition) et agissait en sous-marin. Très vite, une petite équipe est constituée autour d’eux. Ils évoquent d’abord le projet avec la responsable communication. Puis, après s’être renseigné sur le format SCOP, il leur apparaît naturel de mobiliser deux autres cadres de la PME : le directeur industriel et la DRH, non seulement pour leurs compétences, mais aussi pour leur personnalité : « Au début, dans l’incertitude quant à la possibilité de mener le projet ou pas, on s’est dit qu’en plus des compétences, il fallait prendre des caractères forts, donc D4 et D3. » (D6) « On était quatre, globalement, à se dire “on est les meneurs du projet.” Et puis finalement, on s’est dit : “il y a trois personnes importantes de plus qu’il faut intégrer.” » (D3) L’équipe s’est donc encore élargie. La sélection se réalise sur la base des compétences : « On avait besoin de tous les savoir-faire de cette équipe-là. » (D5) L’équipe partageait une longue habitude de travail en commun : « Ce sont des gens qui travaillaient ensemble depuis plus de dix ans. » (D1) Cependant, comme l’explique un membre, on ne pouvait pas véritablement parler de liens amicaux entre eux : « C’était une équipe uniquement professionnelle. Ils travaillaient ensemble pour la plupart depuis plus de vingt ans, mais ils se vouvoyaient. » (D6)

Enfin, le nouveau DG (D1), arrivé quelques mois seulement avant le projet, est intégré à l’équipe, même si le reste des membres ne le juge pas compétent pour le poste : « Un jour, on nous a dit “c’est quand même bizarre vis-à-vis des investisseurs, que le DG ne soit pas impliqué, il faut qu’il soit impliqué.” » (D6)

Ces équipes ont ensuite fonctionné de façon très différente les unes des autres. Dans les cas de succès A et B, il n’y a pas eu de conflit au sein du noyau dur. Dans le cas d’échec C, cela a été très tendu entre deux membres de l’équipe (C1 et C3) pour lesquels on a relevé des conflits de valeurs : « Ils n’étaient pas sur la même vision du travail ; ça dégénérait en conflit. » (C2)

La prise de décision à l’intérieur de l’équipe était également compliquée : « C’était tendu, on va dire. On n’était vraiment pas d’accord, tous les quatre. » (C3)

C’est dans le cas d’échec D que les conflits ont été les plus nombreux, sur les plans affectifs et cognitifs. Au niveau affectif, le leader du projet D2 et le DG (D1) ont du mal à collaborer : « Ça ne pouvait pas coller entre D1 et D2, parce qu’ils ne pouvaient pas s’encaisser, il y avait des concours tous les jours entre eux. » (D5) « Le frein, dans un système comme ça, ce sont les tempéraments de chacun, et quand on n’a pas les mêmes valeurs. C’est quand un orgueil surdimensionné, une ambition personnelle prend le pas sur la raison. » (D4)

En outre, tous les membres de l’équipe n’ont pas la même vision et la même adhésion au projet. Ainsi, le DG joue double jeu : « On savait qu’en tant que dirigeant il était approché par d’autres repreneurs potentiels et qu’il risquait de filer toutes les infos à la concurrence, sur la situation de l’entreprise. Donc on ne lui disait pas tout, parce qu’on pensait que c’était une taupe. » (D5)

Les avis divergent également sur la stratégie à adopter pour l’avenir, mais aussi sur la taille finale de l’équipe élargie et sur la capacité du projet SCOP à sauver l’entreprise : « Certaines personnes avaient une vision différente du business plan. D2 restait sur ses positions sans vouloir discuter. Du coup, il y a trois personnes qui ont quitté l’équipe, en disant qu’elles ne pouvaient pas continuer comme ça. » (D4) « Ce qui a fait péter l’équipe, c’est le fait de monter une SCOP à quatre-vingts et non pas avec la seule équipe dirigeante. Cela aurait pourtant été suicidaire, parce que ça signifiait dire aux gars : vous vouliez participer, mais on ne veut plus de vous, on veut y aller entre nous. » (D2)

Le noyau dur éclate donc au seuil de l’audience au tribunal : « Sur les sept membres de l’équipe, il y en a quatre qui se sont désistés le matin de la proposition au tribunal. » (D3)

Au final, au regard de ces résultats portant sur la constitution des ERSCOP et sur les comportements collaboratifs qui ont animé leur fonctionnement, on constate que deux premiers facteurs différencient les équipes qui réussissent à mener à bien le projet de reprise de celles qui échouent. Tout d’abord, un projet qui se veut collectif dès le départ, c’est-à-dire porté par une équipe et non par un individu, semble mieux à même de réussir (cas A et B). L’équipe se stabilise plus rapidement et peut mieux relever les défis du processus de reprise. Ensuite, si la complémentarité des compétences est souhaitable, voire encouragée par les accompagnateurs, elle ne doit pas être recherchée au détriment des liens forts. Ce sont en effet les équipes dans lesquelles on trouve des liens forts entre tous les membres qui ont le mieux réussi (cas A et B).

3.2. Influence des caractéristiques des ERSCOP sur la réussite du projet

Certaines caractéristiques des ERSCOP expliquent également le succès ou l’échec de la reprise.

3.2.1. La taille des deux niveaux d’ERSCOP : un compromis à trouver entre réunion des compétences clés, légitimité du projet aux yeux des parties prenantes externes et fonctionnement optimal

Les experts, comme les membres des ERSCOP, estiment que la taille du noyau de reprise ne doit pas être trop importante : « Plus il y a de fous, moins on rit. Plus on est nombreux, plus c’est compliqué. Dans notre cas, sept, c’était trop. » (D4)

Les huit accompagnateurs de l’URSCOP s’alignent sur l’idée qu’une taille idéale doit être comprise entre trois et cinq personnes maximum. Cette taille est directement liée à l’importance d’intégrer les compétences clés de l’entreprise et de permettre une diffusion et un partage de l’information plus simple et moins chronophage. Ils expliquent également que le nombre de membres composant le noyau dur doit idéalement être impair pour favoriser la prise de décisions tout au long du processus : « Idéalement, pas plus de cinq. Trois ou cinq, mais surtout pas quatre ! » (U7)

Ceci est partagé par certains membres des équipes : « Quand on n’était vraiment pas d’accord, tous les quatre, on votait à main levée. La majorité l’emportait. Mais on était parfois deux contre deux, c’était alors vraiment compliqué. » (C2)

Notons cependant que les deux succès de l’échantillon ont des tailles de noyau dur respectives de deux et six personnes. Il semblerait donc possible de parvenir à une bonne gouvernance avec un nombre pair.

L’effet taille de l’équipe élargie est également paradoxal. D’un côté, selon les accompagnateurs, il faut qu’au minimum 30 % des salariés adhèrent au projet de SCOP et deviennent sociétaires pour que la reprise réussisse, sachant que si la masse critique dépasse les 50 %, les chances sont alors bien plus élevées. Cela permet non seulement de réunir une somme plus importante pour financer la reprise et se conformer aux minima demandés par les établissements de crédit, mais aussi d’agir comme un signal interne et externe de la légitimité du projet de reprise : « On m’a toujours dit qu’il fallait 50-60 % de l’effectif… » (U3) « Plus il y a de personnes qui se mobilisent, plus le projet a de chances d’aboutir parce qu’on aura moins de résistances, moins d’incompréhension. » (U1) « Déjà il y a une question financière qui joue : quand on n’est que 20 % des effectifs, on réunit moins d’argent qu’à 40 ou 60 %. Donc, le projet est plus compliqué à financer. » (U4)

De l’autre, nos résultats montrent qu’une taille importante de l’équipe élargie rend plus difficile la création et le maintien d’une seule coalition autour du projet de reprise dans le temps (la taille des équipes élargies des deux entreprises pour lesquelles la reprise a échoué était de 40 pour le cas C et 80 pour le cas D) : « Notre taille était trop importante. Une SCOP, c’est bien pour une petite structure, 10, 20, 30 salariés. Après, ça devient compliqué, parce qu’il faut pouvoir arriver au consensus. » (D5) « Je pense que même notre conseiller s’est pris les pieds dans le tapis par rapport à ça, parce que 80 c’était gros. » (D4) « On aurait été une plus petite structure, c’était plus faisable. » (C3)

3.2.2. La composition du noyau dur : une hétérogénéité fonctionnelle doublée de liens forts

L’hétérogénéité fonctionnelle au sein du noyau dur est largement perçue comme un levier. Selon les experts, il est primordial que ce noyau comprenne les compétences clés et qu’on y retrouve une hétérogénéité fonctionnelle : « Pour travailler de manière efficace, on va avoir besoin de trois dimensions : le commercial, la production et la fonction administrative et financière. » (U1)

Les membres des ERSCOP vont également dans ce sens, estimant qu’« un mélange des compétences dans l’opérationnel, aussi bien que dans la gestion et le pilotage » est « rassurant » (A2) et qu’il est nécessaire de rassembler « des responsabilités différentes » (B2).

L’essentiel est ainsi que le noyau dur soit composé de compétences et expertises complémentaires. Parmi ces dernières, celles qui ont pu être acquises dans le cadre de postes de direction apparaissent comme clés. Une des équipes pour laquelle la reprise effective a échoué (cas D) estime que le manque d’expérience en termes de direction est une des explications majeures de l’échec : « On était des gens qui voulaient gouverner, mais moi, je n’ai jamais été DG, personne n’avait eu de poste de DG dans l’équipe. » (D3)

Toutefois les personnes interrogées reconnaissent que pour la réussite du projet, les liens forts sont également importants. Il s’agit donc d’atteindre une alchimie exigeante entre des liens forts et des compétences pour avoir plus de chances de succès : « La sélection des membres doit passer par les affinités et les compétences. Je crois que l’un ne va pas sans l’autre. » (B4)

Les résultats montrent en effet qu’un manque d’alignement des valeurs et visions au sein du noyau dur est fatidique. Le nombre d’occurrences à ce niveau est important pour expliquer les échecs. Cette absence conduit à des conflits dans l’équipe et à une perte de confiance grandissante au cours du processus de reprise : « Au final, je pense que la pierre d’achoppement, ça a été qu’on n’avait pas la même vision. » (D4) « Au-delà de partager l’amitié, il faut qu’ils partagent une vision. » (U3)

Cet alignement semble d’autant plus clé dans le cadre d’une reprise en SCOP « parce que pour aller vers le statut SCOP, il faut mettre de côté l’ego, et arriver à se mettre dans le collectif. Il faut que les associés partagent cette vision que l’on peut faire des choses avec de l’intelligence collective » (U3).

Les membres de l’ERSCOP doivent ainsi partager les valeurs coopératives qui ne correspondent pas à celles de l’entrepreneuriat individuel.

3.2.3. La difficile, mais nécessaire naissance d’un leadership partagé

Enfin, si les ERSCOP et les experts partagent l’idée que l’émergence d’un leader est nécessaire pour le succès de la reprise, cet aspect reste très délicat et la triangulation de leurs regards sur le sujet permet d’aboutir à une analyse plus nuancée.

Les experts estiment que l’absence d’un leader reconnu par le collectif est un frein, voire un blocage, à l’aboutissement de la reprise : « Quand on n’a pas quelqu’un qui sort du lot, on peut dire que toutes les conditions ne sont pas réunies pour aller beaucoup plus loin. » (U1)

Les cas d’échec C et D sont effectivement marqués par des difficultés à faire émerger un leader. Son émergence est non seulement loin d’être automatique, mais peut même être source de conflits (cas D). Par ailleurs, ne devient pas leader qui veut ou qui prend au départ les devants de la première prise de contact avec l’URSCOP. Pour le cas d’échec C, l’initiateur du projet de reprise ne parviendra pas à prendre le leadership et un autre sera désigné comme plus compétent et consensuel pour porter le projet, qui échouera malgré tout au final. Selon les experts, le leader doit émerger le plus naturellement possible du collectif, plus qu’il ne doit s’autodésigner : « Si on pose trop tôt la question du leader, ce n’est pas forcément celui qui a la reconnaissance des autres qui se positionne, c’est celui qui a pris l’initiative. Or, celui qui a pris l’initiative n’est pas forcément toujours le meilleur leader. » (U7)

Pour le cas de succès A, les coleaders estiment s’être un peu imposés parce que, plus que les autres, ils avaient pris la mesure du défi que représente la reprise d’une PME en difficulté et qu’ils avaient une vision à long terme ne reposant pas sur des intérêts purement personnels : « On s’est presque autoproclamés, c’est une histoire de volonté et de compétences. Vous allez vous dire “il a la grosse tête”, mais c’est juste la réalité. Il y avait ceux qui pensaient “on va s’en mettre plein les poches, on ne sait pas ce qu’on deviendra dans trois ans, mais on s’en fout, on partira à la retraite” et nous qui voulions bosser pour la pérennité de l’entreprise sur le long terme. » (A1) Mais cette autoproclamation doit être confirmée par les autres associés qui doivent avoir confiance en leurs compétences et capacités à fédérer les équipes : « Ce sont les associés qui choisissent le leader. Ce n’est pas une question de bon ou de mauvais choix. S’il a réussi à convaincre ses associés de l’élire, c’est que quelque part il est bon. » (U1) « C’est quelqu’un [le leader du cas B] qui est extrêmement travailleur. Donc les gens ont confiance… Il parle de manière aisée, il exprime bien ses idées. Donc les gens adhèrent. » (B1)

Dans le cas contraire, c’est la porte ouverte aux remises en question, comme cela a pu être observé dans le cas D. Les associés ont rapidement perdu confiance, car le leader autodésigné n’honorait pas les décisions prises par le collectif et était trop directif, tout en assumant cette posture ouvertement : « À partir du moment où on lui a dit qu’on acceptait qu’il soit le leader, on n’avait plus d’info. Il a cru qu’il pouvait se passer de nous. Il a commencé à n’en faire qu’à sa tête. » (D6) « On prenait une décision collective qu’il n’appliquait pas. » (D4) « Il disait régulièrement : “c’est moi, le chef”. » (D6)

Jusqu’à ce que le collectif remette en question ce leader autoproclamé.

« On a un état d’esprit SCOP ou on a un état d’esprit individualiste. Clairement, on s’est trompé sur notre leader parce qu’il avait un état d’esprit individualiste. » (D6) « Pour nos accompagnants, c’est plus facile de n’avoir qu’un seul interlocuteur, un leader, avec qui travailler, mais ils pourraient peut-être vérifier que tout se passe bien dans l’équipe et que ce leader est bien reconnu par les autres. Dans notre équipe, ce n’était pas vraiment ça ! » (D5)

Ainsi, les membres des ERSCOP mentionnent qu’un leadership trop fort détenu par un salarié unique peut rapidement devenir problématique dans le cadre d’une reprise en SCOP. Cela a été néfaste pour le cas D et à l’origine d’une véritable guerre de pouvoir qui a été préjudiciable à la reprise : « C’était choquant qu’il y ait des sujets qui ne soient décidés que par D2, ça allait un peu à l’encontre de ma façon de voir le projet SCOP, où justement, on implique tout le monde dans les organes de décision, on définit une gouvernance collective. » (D1)

Les données recueillies mettent clairement en évidence qu’un leadership autoritaire et trop peu partagé est perçu comme un frein fort au succès de la reprise par les salariés en SCOP (fortes occurrences tous cas confondus), alors qu’un leadership partagé, bien que difficile à mettre en oeuvre, est un levier pour son succès : « Le facteur de succès, c’est certainement le fait de construire ensemble le projet, d’aller dans le même sens. Discuter les choix, car on n’est pas toujours d’accord, mais arriver à trouver les bonnes orientations après. » (A2)

4. Discussion et conclusion

L’objectif de cette recherche était de comprendre comment le mode de constitution et les caractéristiques des ERSCOP expliquent une partie des échecs et réussites des reprises d’entreprise en SCOP. Les 4 études de cas et les 30 entretiens réalisés ont permis de faire émerger plusieurs enseignements, que nous discutons ici.

4.1. La constitution et le leadership de l’ERSCOP : la primauté au collectif

Le premier enseignement concerne la dimension collective de la reprise par les équipes de salariés, qui doit irradier l’ensemble du projet, de la constitution de l’équipe jusqu’au partage du leadership. Le management de ce collectif constitue par ailleurs un gage de réussite ou d’échec de ce dernier.

Tout d’abord, si les recherches en repreneuriat indiquent que c’est généralement le cédant qui initie le processus de reprise et qui sélectionne le ou les repreneurs(s) (Handler, 1994 ; Lambrecht, 2005 ; Cadieux, 2007a ; Minichilli et al., 2014 ; Thévenard-Puthod, 2020), nous montrons que dans la reprise d’entreprise en SCOP, en particulier lorsqu’il s’agit d’une entreprise en difficulté, ce n’est pas le cas. L’équipe se constitue d’elle-même, soit sous l’impulsion d’un salarié meneur, soit sur la base d’un groupe déjà existant. À la différence des entreprises saines, que les cédants souhaitent voir se pérenniser (Cabrera-Suarez, 2005 ; DeTienne, 2010 ; Favre-Bonté et Thévenard-Puthod, 2013), la situation spécifique de l’entreprise en difficulté rend plus délicate l’intervention du cédant dans le choix des repreneurs. Notons cependant que l’équipe peut subir des influences extérieures lors de sa constitution, comme celles des accompagnateurs de l’URSCOP. Ces derniers peuvent inciter les membres initiaux à ajouter une personne pour ses compétences complémentaires, s’ils jugent que l’équipe n’est pas assez solide. Ils plaident également pour une taille maximale de l’équipe élargie. Nous percevons cependant que cette pression à ajouter de nouveaux membres à l’équipe initiale n’est pas forcément toujours bénéfique pour la réussite du projet ou, qu’en tout cas, elle peut être mal perçue de la part des membres de l’équipe.

Il semble ensuite que plus le projet est collectif dès le départ (group origin ; Moreau, 2006 ; Condor et Chabaud, 2012 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013 ; Forsström-Tuominen, Jussila et Goel, 2017), plus il a des chances de réussite. Nous constatons en effet que les deux cas d’échec de notre échantillon sont plutôt ceux initiés par un seul individu, qui réunit autour de lui une équipe dans un second temps. On note donc ici deux différences avec la littérature sur les équipes de créateurs d’entreprise, car celle-ci indique qu’on a plus souvent affaire à un processus de type lead entrepreneur que group origin et que cette origine aurait peu d’impact sur le succès du projet entrepreneurial. Dans la reprise d’une entreprise par une équipe de salariés, la préexistence de l’équipe au projet semble préférable. C’est sans doute encore plus vrai dans le format SCOP, qui se veut démocratique par principe. Si l’on souhaite que le projet réussisse, il doit dès le départ être fondé sur des principes démocratiques, de partage et de management collectif.

Cette primauté du collectif se retrouve également dans le partage du leadership de l’équipe. En effet, un des facteurs clés de succès des équipes souvent mis en avant dans la littérature sur les équipes entrepreneuriales (Ensley, Carland et Carland, 2000 ; Harper, 2008) et sur les reprises en fratrie (Farrington, Venter et Boshoff, 2012) est la capacité à faire émerger un leader au sein de l’équipe. Nos résultats mettent cependant en exergue que, dans le cas des ERSCOP, l’autoproclamation d’un leader est plutôt mal perçue par les autres salariés qui souhaitent privilégier un mode de management plus coopératif. Il semble ainsi qu’il faille distinguer le rôle de meneur de celui de leader. En effet, on peut trouver dans le cas des ERSCOP des meneurs qui assurent le début du processus (identification de l’urgence de reprendre, premières démarches auprès de l’URSCOP, identification et mobilisation d’autres salariés pouvant intégrer l’équipe de reprise), mais ce ne sont pas eux qui doivent prendre toutes les décisions pour le groupe. L’utilisation même du mot leader ou leadership pose problème, car elle conduit à penser au niveau individuel et non pas au niveau de l’ERSCOP, en particulier au sein du noyau dur. Un leadership trop prononcé semble nuire à l’équirepreneuriat et miner, à terme, le succès de la reprise. On pourrait alors plutôt aller dans le sens de Mintzberg (2008) et préférer le « communityship », c’est-à-dire la capacité à répartir ou partager le leadership entre les différents membres de l’ERSCOP, selon leur fonction et selon le stade du processus de reprise. Ceci nécessiterait de faire également évoluer les modes d’accompagnement qui, pour des considérations pratiques (gain de temps estimé nécessaire dans le cas d’un calendrier de reprise serré, meilleure efficacité…), ont une tendance naturelle à privilégier un interlocuteur unique.

4.2. La taille des équipes : une tension paradoxale

Le deuxième enseignement concerne la taille de l’ERSCOP, pour laquelle on note plusieurs différences avec la littérature sur les équipes entrepreneuriales ou repreneuriales (Clarysse et Moray, 2004 ; Moreau, 2005, 2006 ; Hellmann et Wasserman, 2017 ; Jin et al., 2017). Tout d’abord, on distingue deux niveaux d’équipe : 1) le noyau dur qui va mener à bien le projet de reprise ; 2) l’équipe élargie qui comprend également les autres salariés qui vont prendre une participation dans le capital, sans nécessairement participer au management. Ces deux niveaux n’existent pas de façon formelle dans la littérature existante, car il est spécifique au format SCOP.

Nos résultats montrent ensuite que la taille du noyau dur doit préférablement être restreinte (pas plus de six personnes). Nous proposons donc un seuil un peu moins élevé que les sept personnes préconisées par Clarysse et Moray (2004) ou Moreau (2005, 2006), mais confirmons qu’une taille raisonnable facilite la fréquence des échanges et la rapidité d’obtention d’un accord (Amason, Shrader et Tompson, 2006 ; Hellmann et Wasserman, 2017). Le noyau dur est également ainsi plus facile à composer sur la base de liens forts, ce qui constitue un facteur de réussite important, comme nous le discuterons plus loin.

Concernant l’équipe élargie, en revanche, on ne mesure pas sa taille de façon absolue, mais de façon relative, par rapport à la taille de l’effectif initial. En effet, si, légalement, pour que la reprise en SCOP soit effective, il faut a minima que soient engagés deux salariés pour les sociétés à responsabilité limitée (SARL) et sept pour une société anonyme (SA) (Barbot-Grizzo, Huntzinger et Jolivet, 2013), l’adhésion au projet de reprise par une masse beaucoup plus critique de salariés est essentielle pour le succès, au regard des accompagnateurs de l’URSCOP et des tribunaux. Ceux-ci y voient un gage d’accès à un plus large éventail de ressources, notamment financières (Barbot-Grizzo, 2013). Pour les accompagnateurs, il n’y a pas forcément de lien entre la grande taille de cette équipe élargie et les conflits s’opérant en son sein. L’interview des membres des ERSCOP montre en revanche qu’il est beaucoup plus difficile de mobiliser une importante part des salariés lorsque la taille de l’entreprise est conséquente. Une équipe élargie de grande taille rend plus difficile les comportements collaboratifs : communication difficile entre tous ses membres, cohésion réduite et tendance à l’émergence de clans. Elle augmente la probabilité de conflits au sein de l’équipe (Roure et Keeley, 1990 ; Clarysse et Moray, 2004) et, d’après nos résultats, les risques d’échec. Nous soulevons donc ici une tension paradoxale du management de la reprise en SCOP. En effet, d’après l’approche paradoxale (Smith et Lewis, 2011), un paradoxe est identifié lorsque des éléments semblent logiques pris isolément, mais irrationnels dès lors qu’ils apparaissent simultanément, chaque élément atténuant l’autre (Lewis, 2000). C’est bien le cas ici avec la taille de l’équipe élargie. Cette situation est sans doute spécifique à la reprise d’une entreprise en difficulté. En effet, lorsqu’une entreprise est défaillante, on se retrouve dans une situation où le temps de constituer l’équipe et de préparer le projet est extrêmement court (deux mois environ). Ceci laisse peu de temps pour mobiliser fortement une équipe de taille importante qui soit à même de convaincre les mandataires judiciaires de la fiabilité du projet de reprise, ces derniers étant en outre souvent peu favorables ex ante au modèle SCOP (Grégoire et Delalieux, 2015). L’existence de ce paradoxe pourrait alors amener à considérer que la reprise en SCOP est préférable dans les entreprises de petite taille, contexte où on peut conserver une taille d’équipe raisonnable, tout en représentant une majorité de salariés. Il n’en est toutefois rien puisque les statistiques disponibles montrent que sur ces cinq dernières années, sur 67 reprises en SCOP d’entreprises en difficulté réussies, la moyenne de sociétariat dans les entreprises de taille supérieure à dix salariés était de 70 % des effectifs (source interne CGSCOP).

4.3. La composition idéale de l’équipe : pas d’hétérogénéité fonctionnelle sans liens forts

Les chercheurs en entrepreneuriat et ceux ayant travaillé sur les reprises en fratrie citent souvent la complémentarité des connaissances et des compétences des membres de l’équipe comme un avantage en termes d’efficacité et de performance (De Massis, Chua et Chrisman, 2008 ; Eisenhardt et Schoonhoven, 1990 ; Farrington, Venter et Boshoff, 2012 ; Moreau, 2005 ; Chabaud et Condor, 2009 ; Discua Cruz, Howorth et Hamilton, 2013 ; Leung, Der Foo et Chaturvedi, 2013). Cependant, à l’instar des travaux de Thévenard-Puthod (2020) sur les équipes de reprise hybrides, nos résultats suggèrent que cette complémentarité n’est pertinente que si elle s’accompagne d’une proximité sociale ou de liens forts entre les membres du noyau dur. Ces derniers doivent partager des valeurs, des objectifs et des habitudes de travail communs (Francis et Sandberg, 2000 ; Ensley et Pearson, 2005 ; Harper, 2008 ; Ben-Hafaiedh-Dridi, 2011 ; Schjoedt, Monsen, Pearson, Barnett et Chrisman, 2013). Ils doivent se sentir solidaires les uns envers les autres (Farrington, Venter et Boshoff, 2012). Dans les deux cas d’échec (cas C et D), les membres de l’équipe étaient réunis par des motifs professionnels, mais leurs valeurs n’étaient pas toujours compatibles. Leur manque de liens forts et de confiance a faussé le fonctionnement de l’équipe et a rendu difficile le désamorçage des conflits cognitifs et affectifs. Au contraire, dans les cas de succès (cas A et B), les liens forts ont aidé les équipes à rester alignées sur leurs objectifs de départ et à mieux gérer le délicat processus de reprise d’une entreprise en difficulté. Une reprise d’entreprises en SCOP semble au final avoir plus de chances de réussir si les membres du noyau dur partagent des liens forts. Cette différence de résultat avec les travaux portant sur les reprises en fratrie (Aronoff et al., 1997 ; Lambrecht, 2005 ; Cater et Justis, 2010 ; Farrington, Venter et Boshoff, 2012) peut s’expliquer par le fait que, dans le cas des équipes familiales, un lien fort préexiste naturellement, celui du sang et de la famille, poussant alors les acteurs (cédants et chercheurs) à s’intéresser davantage à la complémentarité des compétences entre les héritiers.

4.4. Implications, limites et poursuites de la recherche

En conclusion, cette recherche alimente conjointement les littératures en repreneuriat et en création d’entreprise. Sur le premier plan, elle apporte des enseignements sur deux formes de reprises peu étudiées : la reprise par les salariés et la reprise en équipe. Elle fait bien ressortir les enjeux de la dynamique collective d’une reprise en équipe, jusque-là peu analysés, et les difficultés spécifiques des équipes de salariés qui sont pourtant souvent présentées comme les mieux à même de réussir une reprise d’entreprise. Sur le second plan, en s’intéressant à un type particulier d’équipes entrepreneuriales, les ERSCOP, elle met en exergue les spécificités de constitution et de fonctionnement de ces équipes qui les distinguent nettement des équipes de fondateurs d’entreprise.

En termes d’implications managériales, nos résultats indiquent aux salariés désireux de se lancer dans la reprise en SCOP les éventuels écueils auxquels ils peuvent faire face en amont du processus. Ils invitent également la CGSCOP à oeuvrer dans deux directions. Tout d’abord, face à la méconnaissance du format SCOP et à l’image parfois défavorable dont jouit ce type de format de reprise, elle doit poursuivre ses efforts de communication à destination de différents publics : les cédants, qui doivent accepter que les salariés puissent réussir en SCOP là où eux ont échoué; les salariés, pour les inciter à se lancer dans cette aventure entrepreneuriale; les conseillers et institutions, afin de leur démontrer qu’une entreprise reprise en SCOP peut réussir à sauver des emplois et un outil de travail. Ensuite, il apparaît nécessaire pour ces accompagnateurs de s’intéresser davantage à ce qui se passe à l’intérieur des équipes, de ne pas occulter l’importance des liens forts lors de la constitution des noyaux durs des ERSCOP, de développer des outils permettant de mieux accompagner la dynamique collective et de favoriser les comportements collaboratifs. Les pratiques d’accompagnement, bien qu’actuellement jugées par les membres des ERSCOP non seulement indispensables, mais aussi extrêmement qualitatives, pourraient ainsi évoluer vers une vision plus collective du leadership (communityship).

Cette recherche n’est pas exempte de limites et nécessite des prolongements. Elle a tout d’abord été principalement menée sur des reprises déjà réalisées ou ayant déjà échoué. Une approche entièrement longitudinale permettrait d’affiner l’étude de la constitution et de l’évolution de ces équipes (itérations dans la formation de l’équipe, raisons de l’entrée et de la sortie des membres, difficultés de fonctionnement des équipes). Ensuite, les deux cas d’échec sont des entreprises de plus grande taille que les deux cas de réussite. Cela a pu influencer les résultats. L’étude d’autres cas (avec des tailles variées) pourrait renforcer la validité externe de nos résultats. Enfin, la réussite d’une opération de transmission ne se mesurant pas à la signature de l’acte de vente, et dans l’optique de comprendre comment les ERSCOP sont à même de pérenniser l’entreprise reprise, il serait également intéressant d’étudier comment elles gèrent la phase de management postreprise.