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Dans Cirque du Soleil : complicités innovantes, Louis-Jacques Filion nous raconte l’histoire passionnante de la création et de la croissance spectaculaire du Cirque du Soleil, au travers de plusieurs histoires d’hommes, d’amitiés et de créativité. Cet ouvrage basé sur de longues heures d’entretien (durant une quinzaine d’années) et l’analyse de nombreux documents retrace les parcours individuels et collectifs, les rencontres, les expériences et au final les innovations riches qui ont façonné le Cirque du Soleil. Louis-Jacques dit qu’il lui « tenait à coeur de faire connaître cette épopée unique en son genre au cours de l’histoire circassienne, en particulier parce qu’il s’agit d’un bel exemple de projet d’équipe… d’autant plus que, de nos jours, il est estimé que plus de 75 % des nouvelles entreprises sont des projets d’équipes ». Le livre est structuré autour de quatre études de cas, en l’occurrence quatre récits de vie : les trois principaux créateurs du Cirque du Soleil (Gilles Ste-Croix, Guy Laliberté et Daniel Gauthier) et un des cadres supérieurs innovants (Robert Blain).

On comprend rapidement que c’est grâce à leur imagination créative et à leur esprit entrepreneurial que ces acteurs centraux du Cirque du Soleil ont réinventé l’art circassien… et de quelle manière ! En moins de vingt ans, ils ont transformé « une petite troupe d’amuseurs publics itinérants » au Québec en une entreprise multinationale de divertissement qui emploie des milliers de salariés.

Dans le premier récit de vie, celui de Gilles Ste-Croix, on comprend l’importance de l’exploration dès la petite enfance (dans les grandes forêts d’Abitibi), qui permet une construction identitaire forte, qui sera confortée par de nombreux voyages à l’étranger et la vie en communauté. Cela lui amènera naturellement une vraie ouverture d’esprit et une capacité à penser de manière divergente. Ses expériences entrepreneuriales commencent tôt (création d’une troupe de théâtre à 14 ans, création des Échassiers de Saint-Paul en 1980, puis d’une fête foraine, du Club des Talons Hauts et, enfin, du Cirque du Soleil avec ses complices). Selon lui, l’innovation vient de la capacité d’écoute et d’observation conjuguée à la capacité à prendre des risques.

Dans le second récit de vie, celui de Guy Laliberté, ce sont le sens des relations humaines, la débrouillardise et l’adaptation qui sont mis en lumière. Le point fort de Guy est d’être un organisateur et de croire en ses rêves. D’un long voyage en Europe et d’un temps de vie partagé avec un médecin mentor, il retiendra que « si tu nourris le cercle de la vie, la vie te nourrira en retour ». De nombreux séjours à Hawaï en hiver lui permettent de prendre du recul et de réfléchir longuement à sa vie, ses erreurs, ses perspectives. Il décide de devenir entrepreneur culturel de manière « approfondie et consciencieuse ». Les difficultés rencontrées à certaines étapes du développement du Cirque du Soleil lui ont donné quelques leçons de gestion, notamment l’importance de bien s’entourer et la nécessité de connaître parfaitement chacune des cultures dans laquelle on souhaite développer un marché.

Le troisième récit de vie est celui de Daniel Gauthier, cofondateur du Cirque du Soleil, mais pas que, puisque qu’après dix-sept ans de codirection de ce dernier, il s’investit pleinement dans le développement du Massif de Charlevoix et la création du premier Club Med montagne au Canada. Il a vécu une enfance avec des expériences variées (son père a été boucher, fonctionnaire, exploitant agricole), développant un goût de l’aventure et du commerce. Il est depuis tout jeune impliqué dans des activités parascolaires et « son leadership et son esprit rassembleur teintent son quotidien d’adolescent ». Et bien entendu, comme Gilles et Guy, il a travaillé à l’Auberge du Balcon vert, là où tout a commencé ! En 2001, alors que le Cirque du Soleil est une multinationale à succès, il quitte ses fonctions, ayant le sentiment d’avoir réussi sa mission, avec l’envie de mettre son énergie et ses connaissances au service de sa région natale, dans le domaine du récréotourisme. Daniel est un entrepreneur généreux et ambitieux, un entrepreneur de coeur comme il aime à se définir.

Le quatrième et dernier récit de vie est celui de Robert Blain, « un comptable heureux au pays des artistes ». Après une enfance marquée par une soif insatiable d’apprentissage et de progression, au sein d’une famille qui fonctionne un peu comme une microentreprise, Robert choisit de faire ses études à HEC Montréal et de se spécialiser dans la comptabilité. Dès le début de sa carrière de directeur de vérification, il sort de sa zone de confort, passe beaucoup de temps avec ses clients, varie ses horizons. Son implication dans le réseau des anciens d’HEC Montréal va lui permettre de faire des rencontres inspirantes, dont certaines dans le monde des artistes. Il commencera à collaborer avec le Cirque du Soleil en 1987, sans savoir dans quelle aventure professionnelle cela va le mener ! Il va accompagner le développement de la compagnie en tant que comptable et directeur financier. Sa présence au conseil des sages de l’entreprise, créée en 2001 après le départ de Daniel, lui a beaucoup apporté, notamment pour asseoir la dimension stratégique des finances de l’entreprise. Il sera ensuite très actif dans l’éducation à l’entrepreneuriat, la créativité et se définit comme un « facilitateur financier imaginatif » qui aime les turbulences et qui a comme valeurs principales l’intégrité et l’honnêteté.

Au travers de ces quatre récits de vie, on comprend que le Cirque du Soleil est né d’une aventure collective, d’une dynamique de groupe. L’exploration identitaire forte, point commun des protagonistes, les a amenés à l’Auberge du Balcon vert, renommée pour sortir des sentiers habituels, un « repère d’âmes en quête de liberté et d’expression de soi sans contraintes ». On retient de ces récits que chacun n’a jamais cessé d’avoir envie d’apprendre et de partager et qu’ils ont tous suivi leur pensée intuitive avant tout. La complicité et la complémentarité de ces quatre amis sont la source de leur créativité et de leur réussite. Comme le précise Michel Patry dans la préface, « la vision révolutionnaire de Gilles Ste-Croix et Guy Laliberté a pu être mise en oeuvre par des esprits ouverts à la création, mais orientés vers la professionnalisation et la systématisation de Daniel Gauthier et de Robert Blain ».

La lecture de cet ouvrage nous permet de découvrir des trajectoires de créativité et d’entrepreneuriat non conventionnelles, qui mobilisent habilement plusieurs formes d’intelligence. Les acteurs s’orientent vers ce qu’ils ont envie de faire – intelligence émotionnelle – en laissant libre cours à leurs intuitions et à leur imagination – intelligence imaginative –, tout en apprenant à se structurer et à tirer des leçons de leurs erreurs – intelligence systémique. On comprend finalement que le talent d’un agent d’innovation est d’avoir la capacité à mettre en valeur son propre potentiel créatif tout en s’entourant des bonnes personnes, dont il faut également valoriser le potentiel innovant. Mobiliser l’intelligence collective tout en conservant un espace de soi à chacun… un vrai défi que l’on arrive à appréhender au travers des récits de vie de ce livre.

Alors finalement, que retenir de cette lecture ? Que l’entrepreneuriat est très souvent une aventure collective, qu’il est ouvert à tous les profils, diplômés ou non, scientifiques ou artistes, jeunes et moins jeunes, esprits libres ou conformistes. Que la créativité et l’innovation ne sont pas réservées à une catégorie de personnes en particulier. Dans le développement du Cirque du Soleil, chacun à tous les niveaux de l’entreprise a pu se réaliser, s’exprimer. « Une polycréativité (soit des expressions multiples et diversifiées de créativité) a été encouragée et soutenue dans toutes les activités de l’organisation. » Que souvent l’intuition est primordiale et devance la raison. C’est en suivant leurs intuitions sur le monde du divertissement de rue que le Cirque du Soleil a su évoluer graduellement de spectacles de rue en représentations d’acrobates, puis en spectacles d’artistes dans des ambiances et des lieux toujours plus riches et imaginatifs. Les exhibitions féériques proposées depuis quelques années relèvent d’une catégorie nouvelle, une forme de « cirque théâtral grandiose ».

À la croisée d’un article de recherche, d’un documentaire et d’un livre de réflexion, cet ouvrage est innovant tant par sa forme que par les connaissances qu’il nous apporte. Il sera utile aux enseignants comme aux étudiants ou aux futurs entrepreneurs.

De manière analytique, Louis-Jacques Filion propose pour finir une nouvelle notion, issue de toutes ses années de réflexion : « l’Intelligence entrepreneuriale ». Selon lui, celle-ci se compose de six composantes : les intelligences émotionnelle, analytique, imaginative, relationnelle, systémique et enfin pratique.

Pour en savoir plus, rendez-vous bientôt avec son nouveau livre à paraître : L’intelligence entrepreneuriale en action… On a hâte de le lire !