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Lorsque les gens des Premières nations et les Européens se sont rencontrés dans le cadre de la traite des fourrures en Amérique du Nord, leurs rencontres ont pris plusieurs formes. Ils ont ainsi échangé des marchandises, des techniques et des savoirs. Ils ont créé des alliances pour consolider leurs relations de traite. Ils se sont soutenus les uns les autres dans leurs combats contre des ennemis communs. Ils ont noué des relations, dont beaucoup étaient intimes, tout en créant des liens de parenté. Et ce faisant, ils ont échangé des histoires.

Les histoires ont-elles une agentivité? Peuvent-elles voyager? Peuvent-elles rencontrer d’autres histoires, en tomber amoureuses, se marier, se reproduire, divorcer et se partager leurs propriétés, leurs intrigues et leurs personnages? Cet article situe une seule histoire au centre d’un récit complexe d’explorations et d’échanges. C’est une histoire qui a voyagé autour du monde pendant au moins deux mille ans et qui est entrée dans le corpus des contes populaires de nombreuses cultures. Elle a changé de forme, de couleur, de taille et de tonalité pour refléter la diversité des contextes dans lesquels on la racontait, mais durant tout ce temps, son motif central et sa morale sont restés cohérents et distincts. Cet exemple démontre la résilience des histoires et le pouvoir qu’elles ont de permettre la communication entre des cultures profondément différentes.

En son essence, cette histoire parle de deux oiseaux travaillant de concert à tenir chacun dans son bec l’extrémité d’un bâton pour aider une tortue, qui s’agrippe par la bouche à ce bâton, à voler. Une fois dans les airs, la tortue ne se sent plus de joie et s’écrase au sol, car elle a ouvert la bouche pour parler ou s’exclamer. Il s’agit d’un conte de coopération entre espèces au moyen d’outils et de coordination, ce qui ne se produit pas dans la nature. Bien sûr, certains animaux, au sein de leur espèce ou en-dehors, peuvent coopérer au moyen d’outils et de coordination, mais à ce que je sache, jamais les oiseaux n’ont porté ensemble un bâton pour aider une tortue, ou n’importe quelle autre créature, à voler[1]. Dans ses diverses versions, la morale au centre de cette histoire est que, dans certaines situations, il est absolument essentiel de se taire.

Nous avons découvert cette histoire pour la première fois chez les Anishinaabeg d’Amérique du Nord, en particulier dans les écrits de James Redsky, un Anishinaabe qui, dans les années 1970, compilait les histoires de son peuple remontant à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Redsky mentionne que le chef Mis-quona-queb, qui vivait à l’ouest du lac Supérieur, racontait une histoire à un groupe d’enfants anishinaabe au sujet du héros culturel Nene-bush (qui prend la place de la tortue dans cette version de l’histoire). Nene-bush, esprit (manitou) central de la cosmogonie anishinaabe, agit comme un médiateur entre les humains et les esprits, et on l’appelle souvent Frère Aîné. Les histoires de Nene-bush renferment la structure des pratiques spirituelles, des lois et des moeurs des Anishinaabeg[2]. Dans l’histoire de Mis-quona-queb, Nene-bush s’était retrouvé seul pendant les mois d’hiver, lorsque tous les oiseaux s’étaient envolés vers le sud. Redsky écrit :

Nene-bush [tried to] obtain the affection of the geese. Finally he asked them if he could go south with them when the time came. One goose replied, “How are you going to go? You haven’t any wings and it is too far to walk.” “It is impossible,” another goose said. Then one of the geese had a bright idea. The goose said two of them could get a long stick and hold it in their beaks. Nene-bush thought it was a good idea so consequently they flew away early the next morning.
Along the way everything went as it was planned. Nene-bush hung down from the pole as they winged southward. Then they went over a village and the people saw the strange sight in the air. “Oh! Look at those geese carrying the Ojibway Indian.” The people were hollering and shouting and the flock of geese honked with excitement. Nene-bush became excited also and he shouted at the top of his voice. As soon as he opened his mouth he came down through the sky and landed in the middle of the village. Everyone ran over to him to see what had happened. Nene-bush lay on the ground, he was almost dead. Then the people called a wise man to the scene. The old man knew right away what had happened; he knew that it was Nene-bush. “This old man did not know enough to keep his mouth shut,” he told the people.
Then Mis-quona-queb told the children, “If you want to keep out of trouble the best thing you can do is to keep your mouth shut.”[3]

D’après Redsky, Mis-quona-queb disait, au début du XIXe siècle, qu’il tenait cette histoire de son grand-père, qui lui-même l’avait apprise de son grand-père. Elle se racontait dans la famille de Mis-quona-queb depuis le début jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

Nous avons découvert une nouvelle version de cette histoire grâce à feu Dominic Eshkakogan, aîné Anishinaabe qui, le 7 février 1991, avait autorisé l’Ojibway Cultural Foundation (OCF), située dans la communauté anishinaabe de M’Chigeeng, sur l’île Manitoulin, à l’enregistrer lorsqu’il racontait cette histoire en anishinaabemowin, la langue des Anishinaabeg. Cette histoire fut traduite en anglais par Kate et Evelyn Roy, et l’original ainsi que la traduction furent publiés en 2011 par l’OCF, sous la direction d’Alan Corbiere. Cette histoire est un aansookaan, une légende sacrée, et on doit donc la tenir pour très ancienne[4]. Eshkakogan intitulait cette histoire « Why the Turtle Has Stripes on Its Back » [Pourquoi la tortue a des rayures sur le dos], et elle se déroule comme suit :

Some call the shell of a turtle “Kanaak,” and so this is why he has stripes on his shell.
He has a stripe on his shell because he was always talking too much.
He was acting like the geese.
The geese were getting ready to leave.
He asked, “where do you go when you leave here?”
“Oh, we go down South, we will probably arrive there in the summer.”
“I would like to go there too,” said the turtle.
“But there is nothing I can do about it.
By the time I arrive there, I would be too old …”
And then he said:
“Maybe I can ask you to take me over there.”
“Okay, you look for a stick, two of us then, we will hold the stick, and you will hold the stick with your mouth.
This is where you will hang on,” said the geese.
When the time came to leave, the turtle brought out his stick.
He asked both of the geese to grab a hold of the stick.
They grabbed a hold of the stick and the birds were on their way.
Oh, They took their time in flight.
The turtle was amazed.
Everything looked so good.
It looked green to where they were going.
He was amazed!
As they are going along, the turtle really wanted to talk to his friends, the two birds.
The two birds are in flight.
There is not a sound coming out of these two birds.
But the ones in front are loud and also the ones on the side.
He really wanted to talk to his two friends, to tell them how he is amazed at everything, and then in a little while he saw a high mound while they were in flight.
And so he wanted to talk to the one bird on the side.
He opened his mouth.
And then he fell down!
Oh, he came tumbling down in circles to the earth.
And so when he landed, he burst his back where the shell is located.
This is why today the turtle has stripes on his back, from when he fell and burst his shell.[5]

Certains détails sont différents : a) le personnage principal est une tortue et non pas Nene-bush; b) le protagoniste veut parler à celles qui le portent, les oies, plutôt qu’aux gens qui se trouvent en bas; etc.) il veut exprimer son émerveillement plutôt que d’essayer frénétiquement d’attirer l’attention sur lui. Mais cependant les deux versions donnent la même leçon : gardez la bouche fermée. Et les deux versions conservent le même motif distinct des deux oiseaux qui tiennent un bâton dans leur bec et qui synchronisent leurs actions pour que la créature terrestre puisse voler.

Imaginez notre surprise lorsque nous avons découvert que cette histoire avait été publiée dans un recueil de contes bouddhiques classiques dans le sous-continent indien! L’histoire de la tortue, du bâton et des deux oies existe dans les Jātakas, recueil sacré de plus de 500 fables didactiques décrivant les premières incarnations du Bouddha. Elles ont à l’origine été rédigées en langue pali aussi tôt que 300 ans avant notre ère, bien que certains soutiennent qu’elles sont apparues des siècles plus tard, vers 400 de notre ère; tous s’accordent cependant pour dire qu’elles ont été collationnées à partir d’anciens contes folkloriques[6]. Notre histoire dans les Jātakas a été traduite en français en 1871 par Édouard Lancereau, et intitulée : « XIV. La tortue et les deux cygnes ». Voici cette traduction :

Il y avait dans un étang une tortue nommée Kambougriva. Deux amis de cette tortue, nommés Sankata et Vikata, de l’espèce des cygnes, avaient conçu pour elle la plus grande affection. Toujours ils venaient sur le bord de l’étang, racontaient avec elle beaucoup d’histoires de dévarchis, de brahmarchis et de râdjarchis, et, à l’heure du coucher du soleil, ils regagnaient leur nid. Mais dans le cours du temps, par suite du manque de pluie, cet étang se dessécha peu à peu. Affligés de ce malheur, les deux cygnes dirent : Ô amie! cet étang n’est plus que de la bourbe. Comment donc existeras-tu? L’inquiétude est dans notre coeur. Lorsque Kambougriva entendit cela, elle dit : Hé! Il n’y a pas pour moi possibilité de vivre sans eau. Cependant imaginons un moyen. Et l’on dit :
« Pour un ami et pour un parent, le sage fait toujours des efforts énergiques quand des malheurs arrivent » : c’est Manou qui a dit ces paroles.
Apportez donc quelque chose, une corde solide, un petit morceau de bois, et cetera, et cherchez un étang qui ait beaucoup d’eau. Ensuite je tiendrai par le milieu le morceau de bois avec mes dents; vous deux, prenez-le par les deux bouts, et menez-moi à cet étang. – Ô amie! répondirent les deux cygnes, nous le ferons; mais il faut que tu observes le voeu de silence; sinon, tu tomberas du morceau de bois, puis tu seras mise en pièces. – Certainement, dit la tortue, je fais voeu de garder le silence à partir de maintenant jusqu’à ce que par un voyage à travers les airs je sois arrivée à cet étang.
On fit ainsi. Kambougriva, pendant le trajet, aperçut une ville qui se trouvait au-dessous d’elle. Les habitants de cette ville, la voyant ainsi portée, dirent avec étonnement : Ah! quelque chose qui a la forme d’une roue est portée par deux oiseaux! Voyez, voyez! Mais Kambougriva, lorsqu’elle entendit leur rumeur, parla. Elle voulut dire : Hé! qu’est-ce que cette rumeur? Elle n’avait prononcé que la moitié de ces paroles, quand elle tomba, et fut mise en morceaux par les habitants de la ville.
Voilà pourquoi je dis :
Celui qui, ici-bas, ne suit pas les conseils d’amis bienveillants périt comme la sotte tortue qui tomba d’un morceau de bois.
Et la femelle du tittibha dit encore :
Anàgatavidbàtri et Pratyoutpannamati virent tous deux s’accroître leur bonheur : Yadbhavichya périt.
Comment cela? dit le tittibha. La femelle raconta…[7]

Nous avons découvert ensuite une autre version de notre histoire dans le Pañchatantra, un texte en sanskrit rédigé quelque part entre 300 avant notre ère et 500 après, qui renferme un recueil de près de 90 histoires, selon les versions. Il est difficile de savoir si notre histoire est apparue en premier ici ou dans les Jātakas[8]. Le Pañchatantra est considéré comme la plus influente contribution de l’Inde à la littérature mondiale, et il consiste en cinq livres de fables animales et de contes magiques dont on pense qu’ils étaient déjà anciens lorsqu’ils ont été réunis (un peu à la manière des Jātakas). L’objectif déclaré de cette compilation était d’instruire les enfants royaux. On attribue à Vishnu Sharma la rédaction ou la compilation de cet ouvrage, bien que cela ne soit pas certain et qu’il puisse avoir plusieurs auteurs[9]. Une traduction en arabe, datant des environs de 750 de notre ère, attribue le Pañchatantra à un sage du nom de Bidpaï, qui est probablement un mot sanskrit signifiant « courtisan lettré »[10]. Bidpaï, ou Sharma, a rédigé ce livre pour inciter le roi Dabshalim, véritable despote en Inde, à devenir plus juste et clément envers son peuple. Afin d’éviter le courroux du roi, Bidpaï, ou Sharma, a rédigé des histoires divertissantes porteuses de leçons morales explicites par l’intermédiaire de conversations d’animaux entre eux. Le premier objectif de l’auteur était d’enseigner la sagesse aux gens cultivés et ouverts d’esprit et de les faire méditer, et le second était d’apporter divertissement et amusement aux gens ordinaires[11]. La version que donne le Pañchatantra de l’histoire de la tortue volante diffère de la version des Jātakas en ce que c’est la tortue, et non les oies, qui trouve l’idée du bâton, et que les gens d’en bas sont en admiration devant la tortue au lieu de se moquer d’elle. Mais la morale, cependant, reste identique : on ne parle pas en volant[12].

À partir des Jātakas et du Pañchatantra, l’histoire de la tortue bavarde s’est diffusée dans les cultures voisines. Les chercheurs ont découvert près de 200 versions du Pañchatantra et une partie de ce recueil a été traduite en plus de cinquante langues. Vers le XIe siècle, ces contes avaient gagné l’Europe et vers 1600 on pouvait en trouver des traductions en grec, en latin, en espagnol, en italien, en allemand, en anglais, en vieux-slave et en tchèque[13]. Mais c’est dans les cultures bouddhiques qu’ils se sont le plus largement diffusés. Au Tibet, l’histoire s’est transformée pour enseigner une morale légèrement différente. Deux aigrettes (espèce de héron) viennent au secours d’une tortue enlisée dans une mare desséchée, au moyen d’un bâton. Lorsque les gens d’en bas, qui observent la tortue volante, félicitent les aigrettes pour leur intelligence, la tortue ouvre la bouche pour s’attribuer tout le mérite et trouve la mort en tombant. L’intention de cette histoire était de dissuader les gens de se vanter[14].

On a découvert une représentation de ce conte dans l’un des plus célèbres temples bouddhistes d’Indonésie, sur l’île de Java, à savoir le temple Candi Mendut, qui date du IXe siècle. Les murs de l’escalier menant à la salle où trône le Bouddha sont ornés de bas-reliefs, dont l’un concerne notre histoire. Dans les illustrations ci-dessous, dans l’image du haut, le mur de l’escalier montre cette scène dans le coin du bas à droite.

Figure 1

Temple de Candi Mendut, août 2016, courtoisie d’Edwin Bagis Joharta.

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Une tortue d’eau est suspendue par la bouche à un bâton que tiennent de chaque côté, dans leur bec, deux oiseaux en vol. Au-dessous, des archers visent la tortue. Lorsque celle-ci appelle les oiseaux au secours, elle tombe au sol où elle est mise en pièces. Cette scène montre également la tortue tombée par terre[15]. Voici un plan rapproché de cette représentation de notre histoire.

Figure 2

Côté de l’escalier de Temple de Candi Mendut, août 2016, courtoisie d’Edwin Bagis Joharta.

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Figure 3

Plus proche au côté de l’escalier de Temple de Candi Mendut, août 2016, courtoisie d’Edwin Bagis Joharta.

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Les fables bouddhistes sont arrivées jusqu’en Europe par les canaux du folklore oral, probablement par l’intermédiaire de traductions persanes et surtout arabes, et elles ont considérablement influencé les auteurs médiévaux[16]. Le Pañchatantra a été traduit en moyen-perse en 570 de notre ère par Borzouyeh et les Jātakas ont été traduits dans l’ancienne langue perse, le pahlavi; les deux recueils d’histoires traduits en arable l’ont ensuite été par Abdallah Ibn al-Muqaffa[17]. Le recueil a conservé la même forme, prônant les valeurs de l’intelligence et de l’ouverture d’esprit[18]. Dans une introduction à l’édition de 1944 des Contes de Grimm, Joseph Campbell mentionne que le Pañchatantra a été traduit de l’arabe en hébreu vers le milieu du XIIIe siècle. Vers 1270, Jean de Capoue l’a traduit de l’hébreu en latin et, à partir de cette version latine, l’ouvrage est passé dans les langues allemande et italienne. Une traduction espagnole a cependant été faite à partir de la version arabe en 1251; et une version anglaise plus tard, à partir de l’italien. Les différentes histoires du Pañchatantra ont gagné en popularité en Europe et ont été rapidement assimilées[19]. Pour Campbell, qui cite les travaux de la fin du XIXe siècle de l’historien allemand Theodore Benfey, ces contes sont passés des oeuvres littéraires aux gens du peuple[20].

Ce conte est parvenu en France au XVIIe siècle par l’intermédiaire du cercle artistique et intellectuel auquel appartenait le célèbre folkloriste et fabuliste Jean de La Fontaine, membre de l’Académie française et chef de file des intellectuels de son temps[21]. Entre 1668 et 1694, La Fontaine publia 239 fables en douze livres. Il s’inspirait directement du folklore paysan, de la mythologie grecque et de ses pairs. Nombre de ses fables, surtout dans son second volume, s’inspirent de contes orientaux[22]. La Fontaine reconnaît d’ailleurs sa dette envers « Pilpay, sage indien », qui est probablement Bidpaï, auteur du Pañchatantra[23]. L’une des fables du dixième livre ressemble de très près à l’histoire de la tortue bavarde, celle intitulée « La tortue et les deux canards ».

Une Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays,
Volontiers on fait cas d’une terre étrangère :
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu’ils avaient de quoi la satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons, par l’air, en Amérique.
Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes moeurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. On ne s’attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les Oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule en travers on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils; gardez de lâcher prise.
Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La Tortue enlevée on s’étonne partout
De voir aller en cette guise
L’animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l’un et l’autre Oison.
Miracle, criait-on. Venez voir dans les nues
Passer la Reine des Tortues.
La Reine : vraiment oui; je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d’un lignage[24].

Cette version de l’histoire est celle qui se rapproche le plus de la version tibétaine qui prêchait contre la vanité et l’orgueil, en particulier lorsque la tortue s’attribuait le mérite de l’idée des oiseaux. Cependant, cette version diverge considérablement des versions précédentes en ce qu’ici la tortue est femelle (comme le veut la langue française, tandis que c’est un mâle dans les autres versions) et qu’on l’appelle « la reine des tortues » lorsqu’elle vole. La Fontaine a recouru à la licence poétique pour faire de la tortue, non pas un personnage qui appelle ses amis à l’aide pour lui trouver un nouvel endroit où vivre, puisque sa mare se desséchait, mais une aventurière qui désire voir le vaste monde. Au lieu d’être punie pour avoir été bavarde, elle est punie de sa « vaine curiosité »[26].

Figure 4

Une illustration de Jean-Baptiste Oudry accompagne l’édition originale de cette fable[25].

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Notre histoire a voyagé dans d’autres régions du monde. En Mongolie, le personnage principal n’est plus une tortue, mais une grenouille. Lorsque la grenouille se montre envieuse des oies qui ont l’aptitude de voler vers des climats plus chauds en hiver, celles-ci lui proposent de la transporter au moyen d’un bâton. La grenouille est si enchantée de son voyage dans les airs qu’elle ne peut s’empêcher d’appeler les autres grenouilles restées derrière, au sol[27]. Une autre version de cette histoire avec la grenouille pour protagoniste fut traduite en russe en 1887 par Vsevolod Garchine. Dans celle-ci, la grenouille s’attribue l’idée d’utiliser le bâton pour voler[28].

Une importante interrogation se fait jour, devant toutes ces versions, à savoir si ces histoires ont été inventées indépendamment dans différentes cultures, ou si les histoires de tortues volantes (ou de grenouilles, ou de « trickster » [filou]) qui s’accrochent à un bâton que deux oiseaux tiennent dans leur bec se sont diffusées par transmission culturelle. Les histoires qui parlent de tortues qui essaient de voler et qui tombent servent le plus souvent à expliquer pourquoi la carapace des tortues paraît avoir été brisée. Dans de nombreuses cultures, il existe des contes au sujet de tortues qui volent en grimpant sur le dos des oiseaux ou qui se font pousser des plumes. Un conte au sujet d’une tortue volant sur le dos d’un aigle est apparu en Grèce, à l’époque archaïque, au VIe siècle avant notre ère. Dans cette version, attribuée à Ésope, une tortue souhaitait changer de lieu de résidence, aussi parvint-elle à convaincre un aigle de la porter jusqu’à sa nouvelle maison en lui promettant de le récompenser largement. En route, ils rencontrèrent un corbeau qui persuada l’aigle capricieux de briser la carapace de la tortue sur un rocher pour en faire leur dîner. La morale de l’histoire était : « Il ne faut jamais s’envoler sur des rémiges ennemies »[29]. La version de ce conte par Ésope a pris une telle place dans le folklore européen qu’elle a obtenu son propre numéro (225A) dans la classification du folklore mondial d’Antti Aarne et Stith Thompson, où elle est intitulée « Tortoise Lets Self be Carried by Eagle »[30]. Plus récemment, D.L. Ashliman, spécialiste du folklore mondial, a modifié cet index pour y englober toutes les histoires au sujet des tortues qui essaient de voler. Ashliman liste ainsi ces types de contes folkloriques :

Type 225

  1. Un aigle et une tortue d’eau (Ésope ou Anianus)

  2. La tortue d’eau et l’aigle (Ésope)

  3. La tortue terrestre et l’aigle (Tolstory)

  4. When Mr. Terrapin Went Riding in the Clouds [Quand la Tortue d’eau douce est allée chevaucher les nuages] (USA)

Type 225A

  1. La tortue bavarde (Inde, Jātakas)

  2. La tortue désobéissante (Inde, Pañchatantra)

  3. La tortue d’eau et les deux cygnes (Inde, Kathâsaritsâgara)

  4. La tortue d’eau et les oiseaux (Ésope)

  5. La tortue d’eau et les deux canards (France, Jean de La Fontaine)[31]

La classification d’Ashliman met en lumière la grande diversité des histoires de la tortue volante. Cependant, comme tous les systèmes de classification mondiale, cette façon d’étudier les contes élude leurs contextes locaux et historiques, ainsi que les indices de changement et de mouvement à travers le temps. Ce système de classification part du principe que ces contes ont été créés indépendamment et il présuppose des points communs entre toutes les traditions populaires du monde. Et pourtant, nous soupçonnons fortement notre histoire d’être originaire des Jātakas et/ou du Pañchatantra, et d’être ensuite passée dans le Kathâsaritsâgara (numéro 3 de 225A dans la classification d’Ashliman), recueil de contes indiens remontant au XIe siècle, puis chez Jean de La Fontaine en France au XVIIe siècle (peut-être par l’intermédiaire de recueils de contes du Moyen-Orient). Le numéro 4 du type 225A d’Ashliman, « La tortue d’eau et les oiseaux » d’Ésope, ne ressemble pas du tout à notre histoire. Les systèmes de classification tels que l’index Aarne-Thompson et les modifications apportées par Ashliman sont d’une immense valeur pour ceux qui reconstituent l’histoire, l’usage et la diffusion des contes folkloriques à travers le monde. Mais, ainsi que le souligne Alan Dundes, ces types de systèmes de classification rigide entraînent beaucoup de recoupements, de censure et d’entrées fantômes. En outre, on ne peut pas isoler de motifs individuels dans les contes longs et complexes sans faire violence à ceux-ci. Et les concepts eurocentriques des motifs et des types de contes agissent comme une force colonisatrice sur les contes originaires de l’extérieur de l’Europe. Thompson lui-même avait prévenu ses lecteurs que son index ne valait que pour l’Europe et le Proche-Orient. Dundes met en garde les usagers de ces index de contes contre la supposition que des histoires d’autres régions du monde aient pu être empruntées au corpus indo-européen[32].

Notre conte des deux oiseaux se servant d’un bâton pour aider une tortue ou un trickster à voler est-il né indépendamment dans la région américaine des Grands Lacs et dans le sous-continent indien? Chez les Anishinaabeg, les histoires sacrées ou aansookaanan remontent à des milliers d’années et il est probable qu’elles soient antérieures aux Jātakas et au Pañchatantra. Un groupe de ces anciens contes concerne des oies et le personnage du trickster Nene-bush (connu aussi sous le nom de Nannabush et Nanabozho). Nombre de ces histoires racontent comment Nene-bush a trompé les oies afin de les capturer et de les manger[33]. Dans l’une de ces histoires sacrées en particulier, intitulée « Nene-bush vole avec les oies », Nene-bush demande aux oies de l’aider à voler. Les oies sont réticentes car elles se doutent que Nene-bush n’obéira pas à l’injonction de ne pas regarder les gens qui se trouvent en bas. Nene-bush assure les oies qu’il suivra leurs règles, aussi lui donnent-elles une plume qui lui permettra de voler. (Dans une variante de l’histoire, Nene-bush se couvre entièrement lui-même de plumes d’oies). Bien sûr, lorsque Nene-bush et les oies survolent un grand village, et que les gens d’en bas les saluent en criant, Nene-bush ne peut pas résister à la tentation de regarder. Il tombe aussitôt dans le village en contrebas. Les gens du village le lient avec des cordes et lui défèquent dessus jusqu’à ce qu’il soit entièrement recouvert de fèces. Du moins Nene-bush parvient-il à convaincre une vieille femme aveugle qu’elle doit le détacher avant de lui déféquer dessus. Lorsque Nene-bush est libéré, il tue tous les gens du village et va se laver dans un lac qu’il nomme aussitôt après « Eau dégoûtante »[34]. Cet aansookaan diffère de notre histoire en ce que le protagoniste est un trickster (comme dans l’histoire de Redsky racontée au début de cet essai); les oies aident Nene-bush en lui procurant des plumes, et non un bâton; le vol n’exige pas la coordination de deux porteurs aviaires; et la chute est causée par le fait de regarder en bas et non par le fait de parler.

Un aansookaan similaire, intitulé « Naagdoobzawok Nkak (Kakook) » [Les oies volent en formation en se suivant], recueilli sur l’île Manitoulin vers 1990, ressemble fort à notre histoire. Dans celui-ci, Nene-bush a faim et il veut attraper des oies pour se nourrir. Il se glisse près d’un groupe d’oies qui nagent sur un lac et leur lie une corde autour des pattes. Soudain, les oies décollent toutes en même temps, emportant Nene-bush avec elles dans les airs. La différence de longueur des cordes explique pourquoi les oies volent en formation en V[35], comme le montrent les illustrations de cette histoire publiée par l’Ojibwe Cultural Foundation.

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La même histoire a été recueillie dans les années 1940 à Harbor Springs, dans le Michigan, auprès de membres des Odawa (qui font partie de l’ethnicité anishinaabe). Dans « Nenibozhoo et les canards », les canards ne peuvent s’échapper en soulevant Nene-bush hors de l’eau qu’en s’envolant tous à l’unisson. En volant, ils se libèrent de Nene-bush en le secouant, et celui-ci tombe dans une vieille souche pourrie d’arbre creux. Il se déguise en porc-épic blanc pour convaincre des femmes de le libérer de l’arbre à coups de hache. Lorsqu’il est libéré, il vole une robe et une hache aux femmes et retourne au lac en courant. Il construit une cabane à l’aide de la hache volée, se déguise en femme en mettant la robe et attire les canards par ruse dans sa cabane en les invitant à danser. Il se débrouille pour tuer un grand nombre de canards en les persuadant de danser en fermant les yeux[36]. Dans cette version de l’histoire, le motif des oiseaux qui agissent de concert pour aider Nene-bush à voler se combine avec l’aansookaan bien plus connu de Nene-bush qui parvient à convaincre des oiseaux de danser les yeux fermés pour pouvoir les tuer.

Arrêtons-nous un moment pour réfléchir sur les sources des histoires du trickster / tortue volante parmi les Anishinaabe. La plus récente version du récit provient de Dominic Eshkakogan, conteur et aîné de la Première nation de Sagamok. Originaire de la rive nord du lac Huron, Eshkakogan est décédé en 1994. Le Père oblat et théologien Achiel Peelman décrivit Eshkaogan comme étant un « medicine man and ordained Catholic deacon at the Anishinaabe Spiritual Centre in Espanola »[37]. Ce survivant des écoles résidentielles devint conseiller scolaire sur sa réserve durant les années 1970 et 1980. La préservation du savoir de son peuple et la diffusion de connaissances aux membres de sa nation devinrent des éléments centraux de sa vie. Eshkaogan fut l’un des fondateurs de l’Ojidbwe Cultural Foundation, un organisme dévoué à l’épanouissement et la préservation de l’histoire, des arts, de la spiritualité et de la langue Anishinaabe[38]. La version de l’histoire d’Eshkakogan ressemble à la première publication du récit en 1972 par James Redsky. Redsky était à la fois un prêtre Midé de haut rang et un chrétien pratiquant dans l’Église presbytérienne. Redsky fut l’une des sources qui ont servi à l’étude de Selwyn Dewdney sur les rouleux d’écorce de bouleaux sacrés Midéwiwin. Originaire de la réserve de Shoal Lake (près de Kenora, en Ontario) et membre de la Première nation indépendante d’Iskatewizaagegan # 39, Redsky accepta de vendre certains rouleaux au Glenbow-Alberta Institute en 1966, dans le but d’en assurer la préservation, et interpréta les documents pour le musée afin que leur sens ne sombre dans l’oubli. Redsky avait obtenu ses rouleaux de Powassan, signataire du Traité 3 de 1873 et Grand Shaman Midéwiwin à l’angle du nord-ouest. Powassan est d’ailleurs celui qui nomma Redsky (Esquekesik). Redsky entama ses études Midéwiwin dès l’âge de douze ans, excellant à la fois dans l’apprentissage traditionnel Anishinaabe et à l’école du gouvernement. Redsky devint un aîné respecté à la fois dans la pratique Midéwiwin et à l’église presbytérienne. C’était un homme passionné par le partage de sa culture[39]. L’éditeur James R. Stevens décrivit le personnage principal du livre de Redsky, Mis-quona, comme étant a folk-history character, mais reconnaît néanmoins qu’il était un remarquable “legendary hero of the Shoal Lake Ojibways and probably lived in the area in the late 1700s and early 1800s[40]. Redsky inclut une biographie détaillée de Mis-quona-queb en tant que chef politique, chef Midéwewin, ainsi qu’enseignant. Ce récit de vie s’anime à travers des histoires de Mis-quona-queb[41]. Je considère Redsky comme un expert des récits de son peuple. Bien je n’ai pu trouver de plus amples renseignements sur son ancêtre Mis-quona-queb, je suis persuadée que Redsky et sa famille étaient des spécialistes, porteurs du savoir de leur peuple, comme Eshkakogan. L’histoire de Nene-bush et de l’oie volante pénétra leur répertoire familial vers la fin du dix-huitième siècle. En effet, Stevens ajoute que lorsqu’il demanda à Redsky pourquoi il voulut publier un livre, ce dernier lui répondit qu’il désirait par ce moyen que les enfants de sa communauté apprennent son histoire[42].

La présence d’histoires sur Nene-bush, comme des oies dans les aansookaan des Anishinaabeg, offre un contexte dans lequel il est possible que les Anishinaabeg vivant autour des Grands Lacs aient pu inventer notre histoire des deux oiseaux qui tiennent un bâton dans leur bec et de la tortue – ou du trickster – qui s’accroche au bâton par la bouche pour voler. Cependant, le caractère distinctif de ce motif et son absence dans la nature font que l’invention spontanée paraît peu plausible. Je crois plus probable que cette histoire précise a pu voyager jusqu’à la région des Grands Lacs avant le milieu du XVIIIe siècle, et que le corpus des histoires de Nene-bush et des oies ait pu fournir un terreau favorable à l’adoption et à l’adaptation de ce motif par les Anishinaabeg. Si nous admettons que cette histoire particulière ait pu voyager, elle a dû suivre l’itinéraire à la page suivante.

La pièce manquante de ce possible voyage est la façon dont le conte a pu se déplacer à travers l’océan Atlantique jusqu’en Amérique du Nord. L’itinéraire le plus probable est vraisemblablement celui des marchands de fourrures ou des missionnaires français, à qui la version de La Fontaine devait être familière et qui ont été en contact avec les Anishinaabeg de la région des Grands Lacs à partir des années 1670. Il faut se rappeler que la traite des fourrures constituait un lieu de rencontres où l’on échangeait bien plus que de simples marchandises.

Les cultures autochtones étaient ouvertes aux nombreux concepts européens rencontrés dans le commerce des fourrures. Dans sa discussion sur l’Anishinaabe Midéwiwin, Selwyn Dewdney observe que depuis les premiers contacts entre allochtones et autochtones, la Société de Médecine (une organisation spirituelle) a adopté “a number of Christian concepts and biblical details for its own purposes” comme la tour de Babel[43]. Dans son article « 1001 Nights : The Orient and the Far Northwest », le linguiste H.C. Wolfart analyse la raison pour laquelle les marchands de fourrures et les missionnaires mentionnaient l’apparition de contes des Mille et une nuits dans les histoires des Cris[44]. En examinant de près la traduction en cri de l’histoire d’Ali Baba par le missionnaire oblat Jules Calais en 1943, Wolfart montre que la transmission de l’histoire à partir des pages imprimées des textes et des traductions des missionnaires constituait un moyen évident pour les contes venus de loin d’entrer dans les répertoires amérindiens tout en restant proches de leurs formes européennes ou orientales. Il était crucial pour les missionnaires d’apprendre les langues autochtones pour véhiculer leur message évangélique portant sur le salut des âmes, et certains se perfectionnaient dans leur usage en traduisant des contes[45]. Serait-il possible que l’un des premiers missionnaires ait traduit les fables de La Fontaine en anishinaabemowin à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle? Les candidats possibles seraient le père jésuite Charles Albanel qui évangélisa le « Pays d’en haut » dans les années 1670, le jésuite Jacques Marquette qui, passionné par l’étude des langues autochtones, établit une mission sur le lac Supérieur en 1669 et voyagea vers le sud dans les années 1670, et le père récollet Louis Hennepin[46].

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Ce motif a pu se transmettre aux Anishinaabeg par d’autres voies. Ce conte peut avoir été traduit dans une langue autochtone à partir du français, de l’anglais, de l’espagnol ou du hollandais au milieu du XVIIe siècle, puis se transmettre aux Anishinaabeg par différentes routes de traite. Les possibilités de ce genre de transmission sont nombreuses en raison de l’immensité des itinéraires de la traite des fourrures en Amérique du Nord et des nombreux liens que celle-ci créait entre différents groupes autochtones distants les uns des autres. De nombreux explorateurs – autochtones ou non – ont voyagé à l’intérieur des terres et descendu le Mississippi, et maints d’entre eux étaient alors accompagnés de voyageurs canadiens-français, de guides et d’interprètes. Chacun de ces hommes aurait pu raconter cette histoire, apprise dans l’enfance, à un locuteur anishinaabemowin ou à un traducteur. Ainsi que le souligne Wolfart, « a single telling may suffice for a tale (or a song) to be trasmitted from one place and one tradition to another »[47]. Nous constatons d’autres exemples de ces contes indo-européens classiques qui se sont frayés un chemin jusqu’à la région des Grands Lacs et furent incorporés dans les répertoires autochtones. Par exemple, il existe une version quasiment similaire du conte de la tortue volante d’Ésope dans les Algonquin Indian Tales d’Egerton R. Young, parus en 1903, dans lequel Nene-bush réussit à convaincre un busard de le laisser voler sur son dos[48].

Il est possible que des indices sur les points de transmission se dissimulent dans les façons de raconter cette histoire. Dans certaines versions anishinaabe du conte, l’une des principales transformations est évidente : le héros culturel Nene-bush remplace la tortue en tant que protagoniste principal. Cette transformation a un sens puisque la tortue était un esprit dans la cosmogonie des Anishinaabeg, esprit dont la particularité était son aptitude à la communication; on la considérait comme un messager et un traducteur universel[49]. Or la principale leçon à retenir de cette histoire relève de la communication : il faut savoir quand garder la bouche fermée. Dans la région des Grands Lacs au XVIIIe siècle, Mis-quona-queb doit avoir pensé que la morale du silence était importante lorsqu’on se trouvait en la compagnie des autres, devant l’irruption des maladies, des marchands et des colons. Nene-bush était le meilleur des pédagogues, comme l’explique l’aîné anishinaabe Basil Johnston, parce qu’il se comportait davantage comme un être humain que comme un Manitou, qu’il avait des défauts bien humains tels que la « peur, la curiosité, l’étourderie, l’envie, la lubricité et l’intempérance » et qu’il « en est venu à incarner l’irresponsabilité dont sont capables les hommes et les femmes »[50]. Il est tout à fait logique que Nene-bush ait eu envie de voler, sous l’impulsion de son insatiable curiosité, désireux de tout voir, et qu’il ne se soit accroché au bâton que par la bouche en oubliant de se servir de ses mains! Il est probable que cette histoire ait été adoptée dans le corpus des aanokaanan/ aansookaan des Anishinaabeg et qu’elle ait survécu à l’épreuve du temps en raison du caractère prémonitoire de sa morale devant l’installation des colons, et en raison du fait qu’elle éclaire métaphoriquement le danger qu’il y a à adopter les façons de faire des gens de l’extérieur.

En conclusion, je crois que notre histoire a voyagé autour du monde pendant des siècles, passant de l’Inde à l’Amérique du Nord. Elle a épousé les histoires d’autres cultures, et en cours de route, elle s’est modifiée, avec des changements de détails, de personnages et de ton. Les versions de notre histoire que nous découvrons chez les Anishinaabeg des Grands Lacs constituent une perpétuation des contes de Nene-bush et des oies en même temps qu’une adoption de l’ingénieux motif du bâton qui sert à voler. En suivant notre histoire et la façon dont elle est racontée, nous ne découvrons pas le cas clairement défini d’une histoire ne faisant que voyager autour du monde et se déplacer à travers une grande diversité de cultures. Nous découvrons plutôt différents peuples, vivant dans des lieux éloignés les uns des autres, à l’écoute des histoires venues de loin : si ces histoires se font l’écho de leur propre culture, si elles y ont un sens, elles sont adoptées et modifiées à chaque fois qu’elles sont racontées de nouveau.

Ce grand voyage peut-il nous révéler si notre histoire a une agentivité? Chez les Anishinaabeg, il n’existe pas de consensus réel sur l’agentivité des histoires sacrées. Dans leur langue, l’anishinaabemowin, les noms se divisent en genres animé et inanimé[51]. Si on le leur demandait, nombre d’entre eux diraient qu’ils croient que les histoires sacrées sont vivantes, mais dans le langage courant, la grammaire les représente parfois comme inanimées. Le linguiste J. Rand Valentine a identifié le terme aa(d)sookan comme nom qui se décline en fonction des communautés[52]. Amy Dahlstrom et Ives Goddard nous avisent que le genre grammatical d’un mot ne connote pas nécessairement son pouvoir, et Goddard énumère de nombreux mots dont le genre se modifie[53]. Nous ne pouvons pas savoir ce qu’en pensaient feu Mis-quona-queb ni feu Eshkakogan, mais les indices fragmentaires rassemblés ici démontrent le pouvoir et les actions d’une histoire au sujet d’une tortue qui demandait à deux oiseaux de l’aider à voler. Notre histoire a voyagé, elle a rencontré d’autres histoires, a frayé avec elles et en a engendré d’autres. La transmission de la culture matérielle et des épidémies constituent l’axe principal des travaux universitaires sur la rencontre culturelle entre Français et Peuples autochtones en Amérique du Nord. Mais en accordant davantage attention au transfert de langage, d’idées et d’art, il est permis de mettre en lumière la commune humanité des deux côtés de cette rencontre. La tortue volante agit comme un ambassadeur de la sagesse : mieux vaut se taire quand on s’élance dans les airs!