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Le 29 juin 1944, le gouvernement libéral d’Adélard Godbout déclenche des élections au Québec. Au pouvoir depuis 1939, le Parti libéral provincial affronte l’Union nationale et le Bloc populaire, dirigés respectivement par Maurice Duplessis — qui fut lui-même premier ministre entre 1936 et 1939 — et André Laurendeau. Affaibli par son appui au premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King qui compte aller de l’avant avec la conscription[1], Adélard Godbout considère que le moment est propice : un sondage Gallup place son principal adversaire, Maurice Duplessis, troisième dans les intentions de vote[2]. Afin de diffuser son message durant la campagne, le Parti libéral provincial organise des conférences ainsi que des causeries radiophoniques auxquelles participent le chef et quelques ténors du parti, en plus de produire des affiches électorales, des manières de faire typiques de l’époque. Un certain nombre de documents sont également distribués par le Parti libéral provincial auprès des électeurs[3].

Parmi ces documents se trouvent cinq brochures électorales. La première présente sous un jour positif les réalisations du gouvernement Godbout, un « régime bienfaisant[4] »; la seconde est le texte du discours de Godbout, alors que celui-ci lance sa campagne électorale[5]. Deux autres brochures dressent un bilan négatif de l’administration Duplessis (1936-1939) en insistant sur les « scandales de l’Union nationale[6] » et les « révélations de l’enquête Cannon[7] » sur la Sûreté provinciale et la police des liqueurs de Montréal entre 1936 et 1944. Le rapport de l’enquête Cannon est d’ailleurs rendu public le 10 juillet 1944, au plus fort de la campagne électorale[8]. La cinquième brochure, pour sa part, concerne davantage le présent et se veut une charge contre les figures de l’Union nationale et du Bloc populaire. Elle s’intitule La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : une tragi-comédie en 32 tableaux[9], du latin « Ton nez a déplu », en référence au long nez de Maurice Duplessis[10]. Pour ce faire, l’Organisation libérale provinciale se tourne vers Robert La Palme, caricaturiste attitré du journal libéral Le Canada depuis 1943. La brochure en question marque le début d’une longue collaboration entre le caricaturiste et le parti. De fait, La Palme produit des caricatures pour deux autres brochures électorales du Parti libéral provincial, l’une en 1952[11], l’autre en 1956[12].

La brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus ne contient que des caricatures, accompagnées de brèves légendes. L’usage de la caricature dans un contexte électoral[13] ou publicitaire[14] n’est pas particulier ou inédit, au Québec comme ailleurs, bien au contraire. Des caricatures paraissent ainsi durant la campagne électorale dans les pages des journaux Le Bloc[15] et Le Temps[16], organes officiels du Bloc populaire et de l’Union nationale respectivement. On ne peut en dire autant de la place qui est accordée à la caricature dans ce document. Dans cette brochure électorale, il semble en fait y avoir confusion des genres puisque les frontières entre caricature et discours politique sont poreuses. Dans cet article, nous comptons montrer que la caricature sert de discours politique dans la brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus[17], pavant la voie à la stratégie libérale contre Duplessis dans les années à venir. Les effets dépasseront le seul camp libéral pour se faire sentir dans le discours antiduplessiste dans son ensemble, discours qui commence à prendre forme à l’époque.

Pour mener à bien notre démonstration, nous reviendrons sur la campagne électorale de 1944 afin d’en présenter les enjeux et les moments forts. Par la suite, nous nous intéresserons aux stratégies mises de l’avant par le Parti libéral provincial, avant de passer à l’étude plus spécifique de cette brochure. Dans un premier temps, nous procéderons à l’analyse formelle de sa composition, de sa structure et de la séquence des pièces. Nous nous pencherons dans un deuxième temps sur les caricatures sélectionnées, pour cet exercice, à même un corpus d’une centaine de caricatures publiées entre le 13 février 1943 et le 29 juin 1944 dans Le Canada. Ce faisant, nous serons à même de faire ressortir les choix des organisateurs libéraux ainsi que leur vision — et leur instrumentalisation — de la production de Robert La Palme dans le contexte électoral.

Figure 1

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #0.

Rare Books & Special Collections de la bibliothèque de la McGill University

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Tisser la toile de fond : la campagne électorale de 1944

Afin de bien comprendre la campagne électorale de 1944, il importe de revenir rapidement sur la précédente. Fort d’une victoire décisive sur Louis-Alexandre Taschereau, Maurice Duplessis est au pouvoir depuis 1936, mais il déclenche des élections précipitées deux ans avant la fin de son mandat. Alors que débute la Seconde Guerre mondiale, il prend prétexte de l’entrée en guerre du Canada pour annoncer son intention de s’opposer à toute tentative du gouvernement canadien d’imposer la conscription. Il s’y oppose bec et ongles, car l’initiative des fédéraux empiète sur l’autonomie provinciale, argue-t-il, espérant par le fait même prendre les libéraux provinciaux au dépourvu[18]. Ce qui, on s’en doute, a tout pour déplaire au gouvernement de Mackenzie King[19]. Les libéraux fédéraux décident dès lors d’intervenir dans la campagne québécoise et de s’impliquer plus que jamais pour favoriser une victoire d’Adélard Godbout[20]. Il faut que Duplessis soit battu coûte que coûte. Le lieutenant québécois de Mackenzie King, Ernest Lapointe, met tout son poids dans la balance. Il promet même qu’il démissionnera, avec ses collègues québécois du Cabinet, advenant une victoire de Duplessis, ce qui aurait pour effet de laisser la province sans défenseurs au sein du gouvernement fédéral[21]. Les efforts soutenus des libéraux fédéraux portent fruits et Godbout remporte les élections haut la main, trois ans après avoir mordu la poussière.

Or cette victoire est à double tranchant, car Godbout la doit au soutien des libéraux fédéraux. Tout au long de son mandat, le premier ministre prête le flanc sur cette question délicate[22]. Lors du plébiscite de 1942, au cours duquel Mackenzie King demande aux Canadiens de le relever de sa promesse de ne pas instaurer la conscription, Godbout s’attire les critiques des nationalistes en refusant de prendre position dans le débat[23]. Cela dit, le bilan de son administration n’est pas mince, bien au contraire. Il s’agit même de son atout le plus fort selon l’historien Jean-Guy Genest[24]. On lui doit de nombreuses réformes qui ont valu à Godbout le titre de précurseur ou de père de la Révolution tranquille[25]. Pensons à la nationalisation de la Montreal Light, Heat & Power, qui a mené à la création d’Hydro-Québec, à l’octroi du droit de vote des femmes ou encore à l’adoption de l’instruction obligatoire pour tous les jeunes de 6 à 14 ans, qui sont autant de mesures « nettement progressistes » pour le dire avec Paul-André Comeau[26]. Ce n’est pas pour rien qu’une brochure électorale présente Godbout comme le « véritable réalisateur d’un régime bienfaisant[27] ».

Les deux partis d’opposition voient la chose autrement. Ils n’attaquent pas le gouvernement Godbout sur ses réalisations, à l’égard desquelles leurs critiques n’auraient guère de prise du reste, mais principalement sur ses relations avec le gouvernement fédéral. À vrai dire, les liens entre libéraux fédéraux et provinciaux et la conscription s’imposent comme les véritables enjeux de cette campagne[28]. C’est autant le cheval de bataille de l’Union nationale — dont le chef se présente comme le champion de l’autonomie provinciale — que celui du Bloc populaire, parti formé dans la foulée des débats référendaires sur la conscription autour de la défunte Ligue pour la défense du Canada. Il ne faudrait pas croire que Godbout l’ignore. Il en est même pleinement conscient. Après tout, Duplessis arpente les comtés de la province dans une tournée préélectorale depuis quelques années déjà[29], tandis que les positions du Bloc populaire sont bien connues. Aussi anticipe-t-il leurs attaques. Pour cette campagne, Adélard Godbout refuse l’aide du Parti libéral du Canada[30], alors que Lucien Parizeau et Jean-Marie Nadeau sont en charge du Comité de publicité[31] et de ce qu’on appelle alors la propagande libérale[32]. C’est sous leur leadership que la brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus est produite. Nous y reviendrons.

Malgré ces précautions, Godbout doit constamment se défendre face aux attaques croisées de l’opposition, qu’il accuse de vouloir « mêler les cartes[33] ». Dès le 6 juillet, Omer Héroux du Devoir demande au premier ministre sortant qu’il revienne sur ses liens avec Ottawa[34]. Godbout tente bien de ramener le débat sur ses terres, sur le bilan de son administration, mais rien n’y fait. Laurendeau et Duplessis imposent leur agenda à l’ordre du jour, forçant même les libéraux à changer de stratégie selon Paul-André Comeau[35]. Ce changement de stratégie, qui n’est pas daté par Comeau, nous le situons aux alentours du 25 juillet 1944 : c’est à partir de ce moment que le ton de Godbout à l’endroit de ses adversaires se durcit, ce que Le Devoir ne manque pas de souligner[36]. Le chef libéral déclare même qu’une victoire du Bloc populaire mènerait tout droit à la « guerre civile[37] ».

Au terme de la campagne électorale, le 8 août 1944, l’Union nationale fait élire 48 députés, contre 37 pour le Parti libéral provincial — même si plus d’électeurs se sont prononcés en sa faveur — et quatre pour le Bloc populaire. Les résultats sont décevants pour cette formation politique, pour qui tous les espoirs semblaient permis[38], alors que les succès de l’Union nationale proviennent des circonscriptions rurales. La défaite est amère pour les libéraux. Tout au long de la campagne électorale, ils ont paru désorganisés, incapables de s’affirmer face à la redoutable machine électorale unioniste[39], bien huilée[40]. Qui plus est, les libéraux sont plus divisés que jamais entre provinciaux et fédéraux. Ces derniers blâment Godbout, considéré comme le principal responsable de la défaite[41]. Les prochaines années n’aideront en rien la situation. Non seulement les libéraux provinciaux sont-ils relégués dans les affres de l’opposition pour seize longues années, mais s’ouvre une ère de « collaboration » entre plusieurs députés libéraux fédéraux et unionistes dont le mot d’ordre est, selon le journaliste du Devoir Pierre Laporte : « Ne te mêle pas de mes élections et je ne me mêlerai pas des tiennes[42] ». Une situation qui sera décriée par le prochain chef du Parti libéral provincial, Georges-Émile Lapalme, mais en vain[43].

En somme, le bilan de la campagne électorale de 1944 est tout sauf reluisant pour les libéraux. Mais au-delà de ce bilan mitigé et des résultats électoraux décevants, quels ont été les moyens déployés par les forces libérales afin d’obtenir, sans succès, la réélection de Godbout? C’est ce sur quoi nous allons nous pencher maintenant, en nous arrêtant au travail de la propagande libérale. La chose est d’intérêt. Selon l’organisateur en chef du Bloc populaire, Philippe Girard, pour s’assurer de remporter les élections, il faut « une doctrine sûre », « une organisation forte » et, enfin, « une propagande habile[44] ». Voyons de quoi il en retourne.

La propagande du Parti libéral provincial en 1944

S’intéresser à la propagande du Parti libéral, surtout celle d’avant 1960, n’est toutefois pas chose aisée. Outre le récent ouvrage d’Alain Lavigne sur le marketing politique de Jean Lesage[45], « aucune recherche n’a porté à ce jour sur la propagande du Parti libéral[46] » de signaler l’historien Michel Lévesque, spécialiste de cette formation politique. Pour ce qui est de l’efficacité ou de l’inefficacité de la propagande libérale, se prononcer là-dessus n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît. Il ne faut pas faire l’erreur de juger l’efficacité de la propagande à la lumière des seuls résultats électoraux. Dans son étude sur le marketing électoral du Parti libéral sous Jean Lesage, Alain Lavigne tombe d’ailleurs dans un tel piège[47]. En effet, il est possible qu’une victoire soit acquise malgré une propagande inefficace, tout comme une propagande efficace peut tout aussi bien ne pas être suffisante pour se soustraire à la défaite. Pour éviter ce piège, il faut faire abstraction des résultats, autant que faire se peut, et se concentrer tout à la fois sur le message et ses destinataires, sur le discours et les électeurs. Pour ce faire, il nous faudrait des études susceptibles de mesurer la réception des électeurs face à l’arsenal publicitaire que leur soumettent les partis politiques. En ce qui a trait à la campagne électorale de 1944, Herbert F. Quinn considère que la propagande libérale ne manque pas la cible, dans son ensemble, mais Duplessis marque des points — plus de points — sur la question de l’autonomie provinciale. C’est ce qui expliquerait, selon lui, la victoire de l’Union nationale[48]. Cela dit, faisons abstraction des résultats électoraux pour l’instant. Revenons à la campagne électorale en elle-même, et plus spécifiquement aux acteurs, aux stratégies et aux tentatives de la propagande libérale.

Le journaliste Lucien Parizeau est le responsable de la propagande libérale en 1944. Il a déjà occupé ce rôle avec succès en 1939. En échange de ses loyaux services, il a d’ailleurs obtenu « les fonds nécessaires pour la création de sa maison d’édition en 1943[49] ». Il n’en reste pas moins dans le giron libéral. Non seulement reprend-il ses fonctions lors de la campagne électorale de 1944, avec moins de succès cette fois-ci, mais il donne une conférence sur la faillite du nationalisme au Club de Réforme de Montréal, le 19 février 1944[50]. Doté d’« un sens aigu de la publicité », qui de toute évidence le sert fort bien dans ses fonctions au sein du Parti libéral provincial, Parizeau est toutefois moins doué en affaires[51]. Jacques Michon note en revanche qu’il « sait s’entourer des auteurs et des artistes les plus novateurs de l’époque[52] ». Le caricaturiste Robert La Palme illustre ainsi plusieurs ouvrages des Éditions Lucien Parizeau, dont il est l’« illustrateur attitré[53] », en plus de compter parmi les associés de l’éditeur. Jean-Marie Nadeau fait aussi partie de ses intimes. Les trois hommes se connaissent depuis le milieu des années 1930[54]. Ils font leurs premières armes dans le journalisme de combat auprès d’Olivar Asselin à L’Ordre[55] et tous trois se retrouvent dans les années 1940 au sein du journal Le Canada[56]. Cette relation d’affaires s’est transformée en une amitié durable[57].

Avocat de formation, Jean-Marie Nadeau est également professeur d’économie à l’Université de Montréal. Proche de Parizeau, il est recruté par ce dernier pour « le seconder dans le travail de la propagande du parti libéral afin d’empêcher Duplessis de reprendre le pouvoir qu’il avait perdu en 1939 ». Les deux hommes sont les chevilles ouvrières de ce « petit groupe “d’intellectuels” chargé d’élaborer la propagande » libérale[58] au sein duquel se trouve également Jean-Louis Gagnon. Nadeau en est alors à ses premières aventures en politique. Dans une causerie radiophonique, il explique sa décision de se lancer en politique : « Je suis convaincu que c’est faire oeuvre de salubrité publique, intellectuelle et morale, que d’engager la lutte, sur leur propre terrain, contre l’U.N. parti tory, et le Bloc Populaire, coalition de factieux et de rétrogrades[59] ». Selon Parizeau, lorsque « des universitaires comme MM. Jean-Marie Nadeau et Léon Lortie, qui s’étaient toujours abstenu de la politique active, sentent le besoin de renoncer à leur neutralité pour défendre la cause libérale, vous pouvez être sûrs qu’ils ont vu dans la démagogie de l’Union nationale et du Bloc un péril imminent pour l’avenir du Canada français[60] ». Il est intéressant de noter que Godbout tient des propos en tous points similaires dans le dernier discours de sa campagne. Il salue alors l’engagement politique de ces « deux universitaires respectés » qui se sont lancés en politique active « parce qu’ils ont vu dans les campagnes jumelles du Bloc et de l’Union nationale un péril imminent pour l’avenir du Canada français[61] ». Cet extrait confirme l’influence de Parizeau auprès de Godbout. Défait dans le comté de Rouville au sein de l’équipe de Godbout en 1948, Nadeau se porte candidat à la chefferie du Parti libéral provincial contre Lapalme en 1950 avant de se rallier. Entre 1951 et 1955, il est l’organisateur en chef pour le Parti libéral provincial dans la région de Montréal[62]. Il complète son combat contre l’administration Duplessis en rédigeant le mandat de la Commission Salvas, chargée d’enquêter sur la moralité dans les dépenses publiques sous l’Union nationale[63].

En 1944, Robert La Palme est un caricaturiste connu, mais les plus belles années de sa carrière sont encore devant lui. Dans l’ombre d’Albéric Bourgeois, caricaturiste de La Presse depuis 1905, il se démarque toutefois de lui par son engagement politique. Remarqué dès 1934 par Olivar Asselin[64], ses caricatures ont fait l’objet d’expositions à l’étranger en plus de paraître déjà dans de nombreux journaux[65]. Après des passages remarqués à L’Événement-Journal et à L’Action catholique, il fait son entrée officielle au journal libéral Le Canada au printemps 1943. Il ne s’agit toutefois pas de sa première collaboration auprès du Parti libéral. En 1942, il produit deux caricatures pour le Programme-souvenir du 25e anniversaire du Club de réforme de Québec qui illustrent comment doit agir « un bon membre » libéral[66]. Ce tournant dans la carrière du caricaturiste, où Duplessis est pris à partie tout particulièrement, ne plaît pas à l’hebdomadaire unioniste Le Temps, mais pas pour les raisons auxquelles on pourrait s’attendre. Les reproches ne vont pas au caricaturiste, mais bien aux responsables du journal Le Canada. Ce sont eux « qui le forcent à accomplir leurs basses besognes » :

La caricature est un genre de polémique qui a toujours été en honneur et nous n’avons aucune objection à ce que l’organe libéral l’emploie. De même, personne ne peut contester à M. Robert LaPalme le droit d’exercer son art. Nous avons toujours apprécié les talents de cet artiste qui est l’un des seuls, au Canada français, à réussir des caricatures. […] Cependant, nous regrettons qu’un journal politique, pour des fins mesquines, force un artiste, obligé comme tous [sic] le monde de gagner sa vie, à prostituer ses talents. Nous sommes certains que LaPalme répugne lui-même à cette besogne. Il sait être malin, mais jusqu’ici, il avait toujours évité de tomber dans le grotesque. Il y a une différence entre un dessin bien fait, amusant, et une charge déplacée[67].

Loin de répugner à cette besogne, La Palme reste huit ans à l’emploi du Canada avant de le quitter pour Le Devoir en 1951. Ce changement d’adresse ne signifie ni la fin de son aversion pour Duplessis, ni celle de sa collaboration avec le Parti libéral provincial. Non seulement un certain nombre de ses caricatures ont-elles été choisies aux fins de la brochure La Palme présente Displicuit Nassus Tuus en 1944, mais il produit des caricatures pour deux autres brochures de cette formation politique lors des campagnes électorales de 1952 et de 1956. Dans ces deux cas, les caricatures illustrent le texte, les énoncés du programme électoral du Parti libéral provincial, au contraire de La Palme présente Displicuit Nasus Tuus où la caricature prend toute la place, alors que le texte se contente d’accompagner l’image.

Les actions du Comité de publicité ne passent pas inaperçues durant la campagne de 1944. Les partisans du Bloc populaire en ont tout particulièrement contre Lucien Parizeau et Jean-Louis Gagnon. Dans les pages du journal Le Bloc, c’est ainsi qu’Edmond Lemieux présente « Godbout et ses deux poulains » : « Godbout le débile, l’incohérent, le “sans-dessein”, n’a plus pour le défendre que des littérateurs à tant la ligne. C’est ainsi que Parizeau devient le rédacteur des discours du premier ministre et Gagnon le polémiste chargé de porter des coups mortels à l’adversaire[68] ». Ces critiques sont teintées d’anti-intellectualisme : « Dans un parti où la substance grise est à la portion congrue, [Jean-Louis Gagnon] fait facilement figure de grand-prêtre, se partageant ce titre avec le gnome Lucien Parizeau[69] ». Les quolibets sont également de mise dans « Le carnet du grincheux » du Devoir, où Gagnon est présenté comme le « Jean-Louis microphonique de la propagande électorale d’Adélard le Niais[70] ».

À cet effet, il est intéressant de noter que Godbout, dans les premiers moments de la campagne, revient deux fois plutôt qu’une sur la sociologie : « Au témoignage des sociologues, ajoute le premier ministre, le parti libéral a plus fait et mieux fait que les autres partis au pouvoir dans les huit autres provinces du pays[71] ». Il se fait même insistant sur cet enjeu : « Nos sociologues s’entendent pour dire que, chez nous, sans léser personne, nous avons donné aux patrons et aux ouvriers un élément de sécurité sans lequel il n’est pas de paix sociale[72] ». Le 25 juillet, Godbout revient encore là-dessus, mais pour la dernière fois toutefois[73]. Cela dénote un certain élitisme, surtout pour l’époque, dont se sont sans doute repus leurs critiques.

Dans son mémoire de maîtrise, le politologue Herbert F. Quinn nous entraîne dans les coulisses de la campagne de 1944, en limitant son regard à la région montréalaise[74]. Il montre que la propagande libérale est fort active, en anglais comme en français. À grands renforts de tabloïds, de brochures, de causeries radiophoniques et de publicité dans les journaux ou sur des affiches, les libéraux s’assurent de rejoindre le plus grand nombre d’électeurs, et ce, dans leur langue. De soutenir Quinn, ils seraient même en mesure de rejoindre l’ensemble des électeurs de la région montréalaise, ce que nous ne pouvons toutefois vérifier avec certitude[75]. Si l’on doit à l’Union nationale l’invention du marketing politique au Québec lors des élections de 1944 selon Alain Lavigne[76], il semble que le Parti libéral provincial déploie lui aussi des moyens similaires durant cette campagne[77].

Dans les comtés anglophones, le Parti libéral provincial s’impose et se présente comme le seul parti capable de mener à terme l’effort de guerre, tandis que les autres partis en lice sont dépeints comme voulant le saboter. Ce message est inscrit à la une d’un tabloïd diffusé par le parti, Next Week[78], et repris à la radio, dans les journaux, lors de rencontres partisanes, dans des brochures et sur des affiches[79]. Les libéraux s’assurent de distribuer davantage de documents que leurs adversaires[80]. Dans les comtés francophones, la situation est différente alors que les libéraux sont placés sur la défensive[81]. Deux tabloïds, Vers la victoire[82] et L’Avenir libéral[83], sont également distribués à l’ensemble des électeurs francophones de la région de Montréal. Les libéraux essaient cependant de répliquer coup pour coup à leurs adversaires. Pour ce faire, ils distribuent notamment des brochures, telle que La Palme présente Displicuit Nasus Tuus, « [a] rather effective pamphlet […] which contained a series of cartoons making fun of the leaders of the Union Nationale and Bloc Populaire[84] ».

Alain Lavigne mentionne également cette brochure dans son ouvrage sur le marketing politique de l’Union nationale. Il y consacre trois lignes. Elle illustre à son sens la propagande libérale « qui prend systématiquement pour cible Maurice Duplessis[85] ». Outre Quinn et Lavigne, l’historiographie a été silencieuse au sujet de cette brochure. Qui plus est, deux exemplaires seulement de cette brochure existent encore de nos jours. Le premier fait partie de l’exposition « “Duplessis donne à sa province”. Le marketing politique de l’Union nationale » d’Alain Lavigne, à l’origine de son ouvrage. Il s’agit d’une exposition itinérante, lancée en 2009, d’objets de toutes sortes que Lavigne a ramassé, au fil des années[86]. Le second se retrouve aux Rare Books & Special Collections de la bibliothèque de la McGill University. C’est ce dernier exemplaire que nous avons pu consulter.

À propos de la brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus

Nous ne possédons pour ainsi dire aucune information concernant cette brochure. Les archives du Parti libéral du Québec, de Jean-Marie Nadeau et de Robert La Palme sont muettes à son sujet. Sur son tirage, nous savons par Quinn qu’elle fut diffusée à grande échelle auprès des électeurs francophones de la région montréalaise[87]. Mais c’est là que le bât blesse : l’étude de Quinn se limitant à cette région, nous ne savons donc pas ce qu’il en est ailleurs au Québec. On ignore tout de son contexte de production; toutefois, si elle n’a pu s’effectuer avant le 14 juin, elle a sans doute eu lieu dans les dernières semaines du mois. Si les organisateurs avaient décidé de lancer cette brochure au milieu de la campagne, il aurait été facile pour eux de sélectionner des caricatures parues dans Le Canada à la fin juin ou à la mi-juillet. En effet, la facture légère de la brochure et sa mise en page sinon dégarnie, du moins simple, laissent croire que la production a pu se faire assez rapidement. Le cas échéant, les organisateurs libéraux auraient alors pu utiliser des caricatures produites pendant la campagne et donc d’actualité. Ce ne fut pas le cas.

Nous avons également dépouillé les pages des journaux Le Canada, Le Temps, Le Bloc et Le Devoir parus durant la campagne afin de voir s’il avait été question de cette brochure, que ce soit dans les médias ou dans les déclarations des hommes politiques. Les actions et prises de parole de Lucien Parizeau, Jean-Marie Nadeau et Jean-Louis Gagnon ont certes été relevées, à l’occasion, mais rien n’a été dit durant la campagne sur cette brochure ni même, plus largement, sur le travail de Robert La Palme[88].

Méconnue, cette brochure électorale nous permet néanmoins de jeter un nouvel éclairage sur les stratégies libérales employées contre le Bloc populaire et, surtout, contre l’Union nationale. Elle témoigne également du fait que les libéraux ne se sont pas contentés, durant la campagne électorale, d’une stratégie défensive. Ils sont aussi passés à l’attaque, comme le montrent les brochures dont nous avons fait état, quatre s’intéressant au passé, la cinquième au présent. Alors que les deux premières ont ciblé le bilan de l’administration Duplessis, la troisième s’est intéressée à l’homme politique, chef de l’Opposition officielle, se tournant pour ce faire vers l’oeuvre de La Palme. Il nous reste à voir comment ils ont procédé dans ce dernier cas.

D’entrée de jeu, le titre de cette brochure pose aux chercheurs un défi qu’il n’est pas évident de résoudre. Comment expliquer en effet ce choix de doter d’un titre en latin une brochure comprenant des caricatures? Rappelons que la caricature est certainement l’un des médiums les plus accessibles qui soient dans le domaine de la communication politique. Par l’image, il est en effet possible de rejoindre un plus grand nombre que le texte. Qui plus est, il ne s’agit pas d’une formule bien connue, telle Alea Jecta Est[89]. Non seulement le titre est-il rébarbatif en lui-même, l’expression n’étant pour ainsi dire pas connue, mais le lecteur doit ouvrir la brochure s’il veut en comprendre la signification. Ce sont autant d’éléments qui contribuent à établir une distance entre le document et le lecteur. Comme La Palme n’a guère usé de formules latines dans son oeuvre, il est permis de croire que cette touche provient de Parizeau et Nadeau, à la tête de ce « petit groupe “d’intellectuels” chargé d’élaborer la propagande » libérale[90]. Le latin leur est familier, eux qui ont fait leur collège classique, au contraire de la majorité des électeurs. Un choix qui tend à montrer un certain élitisme de leur part.

Une seconde difficulté réside dans le sous-titre de la brochure. Il ne s’agit pas de définir ce que l’on entend par « tragi-comédie », mais plutôt de comprendre le sens du nombre. Pourquoi est-il question en effet de « 32 tableaux » lorsque la brochure ne comporte que 31 caricatures, en incluant celle utilisée sur la couverture? Encore là, il nous est impossible de le déterminer avec certitude[91].

Un dernier point à propos du titre mérite d’être souligné. Il concerne son énoncé même et la manière dont il place le caricaturiste sous les feux de la rampe : La Palme présente Displicuit Nasus Tuus. Ce n’est pas, après tout, une brochure illustrée d’un certain nombre de caricatures comme ce sera le cas en 1952[92] et 1956. La Palme est ici le sujet, le protagoniste. C’est lui qui « présente » Duplessis dans cette brochure. Bien entendu, il s’agit de la mise en récit du Parti libéral provincial dans ce cadre particulier. Il n’en reste pas moins que ce choix est fort intéressant. Il nous montre que La Palme, dès 1944, est une personnalité médiatique suffisamment importante ou du moins connue pour faire reposer une brochure électorale entièrement sur son nom, son image, sa réputation. Ce sont autant d’éléments que le caricaturiste engage, en retour, auprès du Parti libéral provincial. Ces remarques faites, passons au contenu de la brochure.

Sur la couverture, une caricature de Duplessis à la ligne tortueuse et sinueuse nous indique que le chef de l’Union nationale sera l’objet des attaques et des critiques. Il apparaît en effet dans 19 des 20 premières caricatures, alors que les autres sont consacrées à André Laurendeau et au Bloc populaire. C’est donc dire que les libéraux ont clairement identifié leur adversaire principal : c’est l’Union nationale qu’il faut attaquer, à qui on réserve les deux tiers des charges. Sans négliger pour autant le Bloc populaire, qui clôt la marche, même si le titre choisi ne concerne en rien ses têtes dirigeantes. La formule latine, apposée à même la caricature, associe clairement le message — dont la signification nous est encore inconnue à ce stade-ci de la lecture — à Duplessis. À ce propos, il est intéressant de noter ici la légende originale de cette caricature, qui n’apparaît pas sur la couverture : « “Politique en ligne droite”? ». Il s’agit du titre d’un recueil de discours prononcés par Maxime Raymond, chef du Bloc populaire canadien, à la Chambre des Communes[93]. Ainsi, La Palme cherche-t-il dans cette caricature à associer l’Union nationale au Bloc populaire. La légende a toutefois été retirée pour les besoins de la couverture, cette association passant dès lors sous silence.

La page tournée, le lecteur peut enfin saisir la signification de la formule latine : « Ton nez a déplu ». Suit une longue citation tirée du Petit Larousse illustré, page 1122, qui décortique un hémistiche de Juvénal (Satires, VI, 495) :

Le poète vient de rappeler les mauvais traitements que parfois les dames romaines faisaient subir à leurs servantes. Il ajoute : « En quoi cette jeune fille est-elle coupable, si ton nez t’a déplu?, c’est-à-dire : « Est-ce sa faute si aujourd’hui tu la trouves laide? » Dans les applications, on donne à cet hémistiche un sens beaucoup plus général, pour faire entendre à quelqu’un qu’il est la victime du caprice, de l’arbitraire : Son nez a déplu.

La Palme ayant fait du nez de Duplessis sa marque de commerce, la cible de ses attaques et de ses moqueries, nous pouvons ici apprécier la grande subtilité de ce jeu de mots, bien qu’il ne soit peut-être pas à la portée de l’électeur moyen en 1944. Débute ensuite sur la page de droite la série de caricatures. Numérotées de un à trente sur le coin extérieur en bas, nous conserverons cet ordre pour les identifier dans le présent article (de #1 à #30, #0 pour la couverture). Chacune des caricatures occupe la moitié supérieure de la page, au-dessus d’une vignette écrite à l’encre rouge en majuscules, à l’exception d’une où un bref énoncé précise le contexte (#7).

Dans la première caricature de la série (#1), La Palme représente Duplessis en train de lire attentivement un journal, Le Moraliste, cinq paires de lunettes s’accumulant sur son long nez, signe indéniable qu’il a des problèmes de vision, s’il ne fait pas de l’aveuglement volontaire. Duplessis s’interroge avec un brin de naïveté : « Pourquoi dites-vous que mon organe est immoral? » Le Moraliste est un « journal jaune » de mauvaise réputation, clairement unioniste, qui a « fait le procès de l’administration de la police et de la justice par le gouvernement provincial libéral, qu’il accuse de tolérance envers le crime et le vice, ainsi que de complicités intéressées avec le monde interlope[94] ». Alors que l’Union nationale, s’appuyant sur la campagne du Moraliste, réclame une Commission d’enquête sur les années 1939-1944, Godbout cède aux pressions au printemps 1944. Sauf que l’enquête remonte jusqu’en 1936 afin de couvrir les années du gouvernement Duplessis, au grand dam du chef de l’Union nationale.

Les thèmes abordés dans cette brochure sont ceux de la campagne électorale libérale : la nationalisation de la Montreal, Light, Heat & Power (8/31), les liens de Duplessis avec les trusts (5/31), les moeurs politiques douteuses de l’Union nationale (16/31) et la légitimité du Bloc populaire (12/31) : autant de thèmes qui prennent vie sous le coup de crayon mordant de La Palme. Comme il s’agit de caricatures, il va sans dire que le tout est rendu avec une pointe d’acidité, une touche de moquerie propre à ce médium qu’on ne retrouve pas dans la campagne électorale. Du moins, dans son intensité. On remarquera que le droit de vote des femmes, la loi sur l’instruction obligatoire ou d’autres mesures progressistes du gouvernement Godbout ne sont pas au menu. Il ne faut pas s’en surprendre : l’objectif de cette brochure n’est pas de dresser le bilan de l’administration Godbout, pas plus que La Palme ne traite de ces enjeux dans les pages du Canada[95]. Aussi, l’Organisation libérale ne pouvait donc leur faire une place dans cette brochure.

Outre la première et la dernière caricature, les 28 autres forment quatorze couples de caricatures. Nous parlons de couples car le lecteur, en parcourant les pages de la brochure, ne peut isoler une caricature. Il en voit nécessairement deux du coup, l’une sur la page de gauche, l’autre sur celle de droite, lesquelles forment pour l’occasion un couple d’apparat. Des associations se créent ainsi forcément entre ces caricatures, suscitant des effets qui n’étaient possiblement pas prévus au départ par le caricaturiste. Notre intention n’est pas ici de procéder à une étude exploratoire de la réception de ces caricatures. Faute de données empiriques, la chose est hélas impossible. Nous pouvons néanmoins essayer de saisir ce que les organisateurs libéraux souhaitaient établir comme effets — stylistiques, rhétoriques, métaphoriques — en tenant compte de l’agencement de ces pièces. D’emblée, la chronologie des caricatures ne fut en aucun cas un facteur. Comme l’indique ce tableau, les organisateurs n’avaient clairement pas l’intention de respecter la chronologie originale de la production caricaturale de La Palme pour la constitution de cette série[96]. Dans leur séquence originale, les caricatures collaient à l’actualité car la publication des caricatures dépendait, en dernière instance, de la direction du journal. D’autres impératifs dictent ici la conduite des organisateurs libéraux. C’est ce que nous allons tenter de mettre au jour.

Tableau 1

Publication dans Le Canada des caricatures utilisées dans La Palme présente Displicuit Nasus Tuus. Agencement des caricatures selon les pages de la brochure.

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Quand la caricature sert de discours politique

Sans conteste, le premier thème d’importance abordé dans cette brochure concerne la question de la nationalisation de la Montreal, Light, Heat & Power qui mènera à la création d’Hydro-Québec par le gouvernement d’Adélard Godbout. La stratégie libérale consiste, rappelons-le, à mettre de l’avant le bilan de l’administration Godbout. À ce titre, la nationalisation de cette compagnie figure avantageusement au panthéon. La Palme y a consacré de nombreuses caricatures en 1943 et 1944, aussi n’est-il pas surprenant que les organisateurs libéraux y puisent autant de pièces pour la confection de cette brochure. Comme Duplessis s’est opposé à Godbout sur cet enjeu, il figure aussi dans la plupart de ces caricatures.

Dans la brochure, huit caricatures traitent de ce sujet. À l’exception de #19, qui fait bande à part à bien des égards, elles se retrouvent toutes parmi les premières pages : #2, #3, #4, #5, #9, #11 et #12. Les deux premiers couples de la brochure portent d’ailleurs sur la nationalisation de la Montreal, Light, Heat & Power. Invariablement, les compagnies hydro-électriques sont représentées dans le théâtre de La Palme par le symbole le plus générique et universel qui soit : le poteau électrique. Le symbole se suffit à lui-même et peut servir autant d’élément du décor (#2, #12) que d’extension au nez de Duplessis (#19) dans l’une de ces mises en scènes originales qui ont fait la marque de La Palme. Le poteau électrique est également appelé à remplir un rôle plus actif. Il sert ainsi de béquilles à Duplessis dans sa quête du pouvoir (#12), quand il ne le mène pas par le bout du nez (#9). C’est en effet le trust qui tire les ficelles, le personnage de Duplessis s’emmêlant aisément dans les fils, alors que le poteau électrique, en retrait, le surplombe, le domine (#5). Légèrement incliné vers la gauche, le poteau électrique tire Duplessis vers lui, alors que ce dernier est immobilisé à sa droite, incapable qu’il est de s’y retrouver, de suivre la cadence imposée par le poteau électrique. Si le poids — c’est-à-dire l’influence — était du côté de Duplessis, le poteau électrique pencherait plutôt vers la droite dans ce cas. Dans une caricature, la Montreal, Light, Heat & Power apparaît sous des traits humains, personnalisés. La compagnie revêt alors les allures typiques d’un capitaliste bien en chair (#11). La Palme reprend ici la représentation classique des trusts, du « Big Business », dans la tradition occidentale[97]. Il s’agit d’ailleurs du deuxième thème d’importance traité dans cette brochure.

Figure 2

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #18-19.

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Figure 3

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #4-5.

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Cinq caricatures portent sur les liens de Maurice Duplessis avec les trusts. Cela inclut la caricature utilisée en couverture et la personnification de la Montreal, Light, Heat & Power dont nous venons de parler. Ces liens prennent forme de différentes façons chez Robert La Palme. Le but du caricaturiste est de montrer l’asservissement de Duplessis aux trusts, dont il serait le plus fidèle et loyal serviteur. Telle est du moins la vision de La Palme. Pour ce faire, il le représente en quête de cette fausse idole qu’est l’argent. Tel Judas Iscariote vendant Jésus pour 30 deniers, Duplessis est prêt à sacrifier la province pour servir ses intérêts et s’enrichir. La caricature utilisée en couverture l’illustre bien : le regard tourné vers la gauche, sa main est toutefois rivée vers la droite, à la poursuite de cet argent qui lui échappe… pour un certain temps encore (#0). La légende originale le confirme : « “Politique en ligne droite”? » Par l’usage de lignes courbes, si elles ne sont pas fourbes, le caricaturiste remet en question l’intégrité, la droiture de Duplessis. Cette dichotomie est présente ailleurs. Reprenant une déclaration de Duplessis où celui-ci se compare avantageusement à Dollard des Ormeaux, à une époque où ce dernier est encore le héros qu’il n’est plus aujourd’hui, La Palme met en scène un « Duplessis des Ormeaux » qui tient un double discours. Encore une fois, la droite ignore ce que la gauche commet, alors qu’un poignet brandi dissimule une main tendue, occupée à récolter les fruits de son sordide labeur (#7). Cette mise en scène est d’ailleurs reprise plus loin dans la brochure (#19).

Dans une autre caricature, La Palme mise une fois de plus sur la dualité, mais ici le corps de Duplessis ne se dédouble pas dans deux actions contraires. C’est plutôt son corps, en fait son nez, qui permet le dédoublement de la scène (#13). Devant sa tête aux proportions démesurées se trouvent deux personnages, les trusts et Baptiste — personnage symbolique personnifiant le peuple canadien-français — séparés par un nez, que dis-je, un cap! D’une taille gargantuesque, il sépare les deux personnages aussi bien que Moïse a su fendre les eaux. Ce nez cache tout aux yeux de Baptiste. Il a beau se mettre sur la pointe des pieds, il ne peut assister à la sombre tractation en train de s’accomplir… Mais le lecteur voit tout, lui qui est placé du bon côté du rideau — du nez. Le caricaturiste l’a transporté aux premières loges de cette scène, l’invitant par le fait même à prendre acte des malversations de Duplessis. Ce qui nous amène au thème suivant, lequel englobe et recoupe les deux précédents : ce que nous appelons les moeurs politiques de Duplessis. Sous ce thème se trouvent non seulement les caricatures consacrées à la nationalisation de la Montreal, Light, Heat & Power, mais aussi celles dédiées aux liens entre Duplessis et les trusts, car elles ont pour raison d’être de nous dévoiler au grand jour le caractère de Duplessis tel qu’il est, ou du moins tel qu’il se présente dans le théâtre de La Palme. Le caricaturiste veut nous présenter les véritables motivations du chef de l’Union nationale. Loin d’avoir à coeur les intérêts de la province, il cherche plutôt à s’enrichir personnellement auprès des trusts, dévoré qu’il est par l’ambition du pouvoir.

Figure 4

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #6-7.

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Figure 5

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #12-13.

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Cette ambition démesurée rend Duplessis capable de tout, en particulier de mentir, de tromper. Pour y parvenir, le caricaturiste tourne ainsi en ridicule les promesses électorales de Duplessis qui sont les unes « remplies » par Godbout (#8), les autres oubliées, tout simplement… lui qui avait pourtant pris la peine de faire « un noeud pour ne pas [les] oublier », se servant de son nez pour l’occasion (#15). Cette dernière caricature tend à montrer le peu de considération de Duplessis envers sa parole et ses engagements. Le double discours de Duplessis est dénoncé dans de multiples caricatures par La Palme : que ce soit devant les tribunes alors qu’il est présenté sous les traits de Dollard des Ormeaux (#7), ou lorsque le caricaturiste présente sa « garde-robe électorale » (#14). Quatre habits composent sa garde-robe : l’un « pour les ouvriers », l’autre pour la « rue St. Jacques » — le centre des affaires de Montréal à l’époque —, un troisième « “national” » — la ceinture fléchée rappelle l’habit des Patriotes, une allusion claire aux nationalistes — et un quatrième de repos, enfin, celui du « “Château Frontenac” » — où se trouve son appartement. Ces différents habits permettent à Duplessis de tenir trois discours distincts les uns des autres qu’il peut ainsi déclamer, comme il l’entend, selon son public. Il est également un traître dangereux pour la nation, alors que dans l’ombre d’un couteau brandi par son complice d’opérette, André Laurendeau, se dessine la ligne aisément reconnaissable de son nez (#17). Cela nous amène justement au dernier thème de cette brochure : la légitimité du Bloc populaire.

Figure 6

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #14-15.

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Malgré le titre ou la couverture de cette brochure, douze caricatures sont en effet consacrées au Bloc populaire. Ces caricatures mettent l’accent sur les principales figures du parti, André Laurendeau (#17, #20, #22, #24, #25, #27, #28), Maxime Raymond (#27) et Henri Bourassa (#18), le fondateur du Devoir, qui prendra la parole à Montréal le 3 août 1944, afin de mousser la campagne du Bloc populaire. Outre une caricature que nous venons de mentionner sur l’effort de guerre (#17), Duplessis et les figures du Bloc populaire ne se rencontrent pas au sein des caricatures. Ils se croisent pourtant au sein d’un couple dépareillé (#19) après une brève apparition d’Henri Bourassa (#18). Dans La Palme présente Displicuit Nasus Tuus, la légitimité et la crédibilité du Bloc populaire sont continuellement remises en question par le caricaturiste. Ce travail de sape s’effectue à différents niveaux. Dans le titre et sur la couverture même, le parti est ignoré, comme si le Bloc populaire n’était pas digne d’y apparaître ou même d’y être mentionné. Ses têtes dirigeantes ne sont pas pour autant épargnées. La Palme s’en prend à l’identité sexuelle de Laurendeau, qu’il dote de traits féminins ou homosexuels (#17, #22, #27)[98]. L’âge du vénérable Bourassa devient une tare, alors qu’il semble sombrer dans la sénilité (#18). Enfin, le caricaturiste procède à l’infantilisation des principales figures du parti (#25). Ces traits, repris à quelques reprises dans cette brochure, sont l’objet de nombreuses caricatures de La Palme en 1943 et 1944[99].

Figure 7

La Palme présente Displicuit Nasus Tuus : tragie-comédie politique en 32 tableaux – #22-23.

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Toutes ces caricatures sont organisées selon une certaine séquence qui n’est pas le fruit du hasard. Elle découle d’un choix éditorial de la part des organisateurs libéraux. Il est possible de mieux saisir ce choix en comparant la brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus à la production caricaturale de La Palme. Depuis l’arrivée de La Palme au Canada jusqu’au déclenchement des élections le 29 juin 1944, près de 300 caricatures paraissent dans les pages du quotidien libéral. Parmi elles, 94 renvoient de près ou de loin à la politique provinciale et concernent les personnages de Maurice Duplessis, Adélard Godbout et André Laurendeau, ainsi que l’Union nationale, le Parti libéral provincial et le Bloc populaire. Des 31 caricatures retenues pour la brochure, 19 mettent en scène l’Union nationale, 12 le Bloc populaire. Pour cette même période, le personnage de Duplessis et les têtes d’affiche du Bloc populaire ont toutefois un poids correspondant dans l’oeuvre de La Palme : 33 caricatures mettent en scène Duplessis, contre 35 pour Laurendeau et Raymond. Or, lorsque l’Organisation libérale provinciale retourne puiser dans la production de l’artiste à l’orée de la campagne électorale de 1944, elle sélectionne presque deux fois plus de caricatures de Duplessis et de l’Union nationale.

De cela, nous pouvons dresser deux constats. D’un côté, dans l’oeuvre de La Palme, l’Union nationale et le Bloc populaire ont à peu près la même importance en 1943 et 1944. Duplessis est certes le plus caricaturé des trois chefs, mais sa formation politique ne se distingue pas particulièrement devant le Bloc populaire. Celui-ci demeure une menace tangible sur l’échiquier politique pour le Parti libéral provincial, à un point tel que Le Canada mène une charge des plus hargneuses contre cette formation politique[100]. D’un autre côté, il y a une volonté claire de la part des stratèges libéraux de recentrer, de concentrer le tir sur l’Union nationale, et plus encore sur la personne même de Duplessis durant cette campagne. Pour ce faire, ils se tournent certes vers l’oeuvre de La Palme, mais les 31 caricatures choisies ne sont pas représentatives de sa production à l’époque. Ils ont plutôt fait le choix d’un certain corpus qui correspond à leur vision des choses, la caricature de La Palme se prêtant plutôt bien à cet exercice selon toute apparence.

Après la victoire de Maurice Duplessis, le 8 août 1944, il va sans dire que celui-ci prendra la place centrale dans le théâtre de Robert La Palme pour les années à venir, jusqu’en 1959. Son passage du Canada au Devoir, d’un journal libéral à un journal dit indépendant, n’atténuera en rien la chose. Son aversion et son obsession, pourrait-on dire, pour Duplessis iront même en s’accentuant[101]. D’autres figures apparaîtront certes dans l’oeuvre du caricaturiste, mais ce seront plutôt des satellites qui graviteront autour de cet astre sombre qu’est Duplessis.

Conclusion

Lors des élections de 1944, le Parti libéral provincial déploie une vaste campagne aux moyens les plus variés, pilotée par une organisation expérimentée qui a fait ses preuves lors des précédentes élections. Alors que les stratèges libéraux dénoncent avec verve la démagogie de leurs adversaires[102], ils optent pour la caricature afin de s’en prendre à Maurice Duplessis avec la brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus. Jean-Marie Nadeau ne disait-il pas qu’il fallait porter le combat « sur leur propre terrain[103] »? En d’autres mots, à la démagogie de leurs adversaires, les libéraux répondent par la caricature. L’embauche de Robert La Palme au journal libéral Le Canada en 1943 et ses liens privilégiés avec les responsables de la propagande libérale, des liens professionnels et personnels rappelons-le, ont visiblement joué pour beaucoup dans ce choix. Dans les 31 caricatures qui composent cette brochure, la nationalisation de la Montreal, Light, Heat & Power, les liens de Duplessis avec les trusts, les moeurs politiques du chef de l’Union nationale et la légitimité (contestée) du Bloc populaire sont les principaux thèmes abordés. Il s’agit de thématiques récurrentes de la campagne libérale, à la différence qu’elles sont portées par ce médium particulier qu’est la caricature, qui déforme et exagère tout à la fois le propos.

Dans la production de cette brochure, il se pourrait fort bien que les organisateurs libéraux aient toutefois commis une erreur stratégique de taille. Non pas en utilisant la caricature en tant que telle, mais en récupérant des caricatures qui ont d’abord paru dans Le Canada. Dès l’endos de la couverture, le lecteur est prévenu : « Cette brochurette est composée de caricatures parues dans “Le Canada” ». Un fait anodin à première vue, semble-t-il. La force même d’une caricature réside dans sa capacité à pouvoir capturer l’actualité en quelques lignes, en quelques coups de crayon. En reprenant des caricatures publiées des semaines, voire des mois auparavant — trois sont parues à l’origine en août 1943, soit dix mois avant le déclenchement des élections —, s’introduit forcément un décalage, une inadéquation dans l’esprit du lecteur entre la caricature et l’objet, le personnage ou la situation caricaturée. Utiliser des caricatures produites pendant la campagne, ou tout juste avant son déclenchement, aurait permis d’éviter ce problème.

Ce n’est pas tout. En se tournant vers des caricatures qui ont déjà été publiées dans Le Canada, les organisateurs libéraux n’ont guère l’embarras du choix : ils doivent se contenter, en quelque sorte, des caricatures produites par La Palme. Comme celui-ci a abondamment traité de la nationalisation de la Montreal, Light, Heat & Power, par exemple, cela n’a pas posé de problème. Mais si d’aventure ils avaient voulu des caricatures concernant le droit de vote des femmes, par exemple, cela leur aurait été impossible. Il se peut qu’ils n’aient pas voulu traiter de cet enjeu dans cette brochure; nous ne le savons pas, les délibérations du Comité de publicité — si elles ont été couchées sur le papier — n’ayant pas été conservées. Il reste que Parizeau, Nadeau et les autres n’avaient pas l’option de le faire.

De fait, les organisateurs libéraux vont tirer les leçons qui s’imposent de cette brochure électorale et, plus largement, de la campagne électorale de 1944. Lors des élections de 1952 et 1956, ils n’hésiteront pas à recourir aux services de Robert La Palme, mais à ces deux occasions ils n’utiliseront pas des caricatures publiées dans Le Devoir[104]. Pour ces deux brochures, La Palme produira des caricatures inédites. Pour La Palme présente Displicuit Nasus Tuus, les organisateurs libéraux ont puisé dans l’oeuvre du caricaturiste pour la sélection des pièces. Pour les brochures subséquentes, le rapport de force sera inversé. Comme La Palme produira des caricatures originales pour ces entreprises, les organisateurs libéraux pourront dès lors en négocier le contenu. Le caricaturiste conservera bien entendu une liberté d’action et de création qui lui est propre en tant qu’artiste. Mais de leur côté, les organisateurs libéraux pourront ainsi s’assurer que les caricatures en question cadrent bien avec le message qu’ils veulent mettre de l’avant. Dans ces deux brochures, les caricatures ne seront pas seules, bien au contraire. Elles accompagneront, elles illustreront même des énoncés du programme libéral. Ainsi, entre 1944 et 1956, la place de la caricature dans les brochures électorales du Parti libéral provincial se transforme considérablement. D’un discours politique autonome, elle devient par la suite un accessoire, une illustration du discours politique libéral. Du moins, il semble qu’il en soit ainsi[105].

L’analyse de la brochure La Palme présente Displicuit Nasus Tuus, dont il n’a pour ainsi dire jamais été question dans l’historiographie, nous permet de jeter un nouvel éclairage non seulement sur l’élection de 1944, mais aussi sur la mouvance des discours antiduplessistes à l’époque et sur l’influence de Robert La Palme ou de son oeuvre dans le Québec d’après-guerre.

Pour ce qui est des discours antiduplessistes, il appert assez clairement que la caricature est une arme privilégiée, une arme de choix en fait pour les libéraux afin de s’en prendre à Maurice Duplessis. Ce qui est d’autant plus intéressant ici, c’est la date : 1944. Alors que Duplessis est encore dans l’opposition, avant qu’il ne revienne au pouvoir et ne s’y installe confortablement, les libéraux se tournent déjà vers la caricature pour s’en prendre au chef de l’Union nationale. Rappelons ici que les libéraux sont au pouvoir à ce moment. Ils ne sont pas encore relégués dans les affres de l’opposition où ils croupiront entre 1944 et 1960. C’est donc en étant en position d’autorité, voire de force, qu’ils font le choix d’utiliser la caricature dans un contexte électoral. Ce qui est peut-être contre intuitif, la caricature étant souvent associée à David et non à Goliath. Ce choix, les libéraux le reproduiront par la suite, lorsqu’ils seront dans l’opposition.

En ce qui a trait à l’influence de Robert La Palme, ou plutôt l’influence de son oeuvre dans le Québec d’après-guerre, cette brochure nous montre bien toute son importance dans la propagande libérale. Là-dessus, Dominic Hardy a déjà souligné que l’embauche de La Palme au journal Le Canada n’était pas fortuite. Pour l’historien de l’art, le caricaturiste constitue pour l’establishment libéral la meilleure réponse qu’il peut fournir à la menace montante que représente Duplessis[106]. Avec la « découverte » de cette brochure, sans compter les autres produites en 1952 et 1956, on peut dire que la démonstration est éclatante. Non seulement les libéraux vont-ils se tourner vers la caricature, mais ils vont lui accorder toute la place au sein de cette brochure où il n’y a pas de textes, outre les légendes. Pas d’énoncés du programme électoral non plus : seulement des caricatures. C’est ce qui nous fait dire que c’est la caricature elle-même, par sa prépondérance dans le document, qui constitue le discours politique du Parti libéral provincial diffusé dans cette brochure — son discours politique de combat en quelque sorte.

Dès le début de la campagne de 1944, Oscar Gatineau signe dans les pages de l’hebdomadaire unioniste Le Temps un texte au titre on ne peut plus clair : « Cultivateurs, méfiez-vous de la propagande du parti libéral ». Selon Gatineau, l’objectif de cette propagande « est de travailler à vanter le parti libéral provincial et de noircir le parti d’union nationale[107] ». C’est d’autant plus vrai que Robert La Palme participe lui aussi, à sa façon, à ce noircissement de l’Union nationale, de Maurice Duplessis et, plus largement, de son époque.