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Le nom de Jules-Paul Tardivel a été retenu par l’histoire comme celui d’un des plus ardents défenseurs des idées ultramontaines au Québec. Journaliste catholique, il considérait la presse comme une arme dont il était impératif d’user pour combattre tous les ennemis de l’Église catholique. Pendant plus de 20 ans, il a été à la barre de La Vérité, un hebdomadaire qui tirait à boulets rouges sur tous ceux qui s’éloignaient, un tant soit peu, de l’orthodoxie catholique romaine. Cependant Tardivel n’a pas uniquement manié la plume pour le compte de son journal : il a aussi publié plusieurs livres et brochures. Si les idées véhiculées par Tardivel dans La Vérité ont été abondamment analysées, celles développées dans ses autres publications l’ont beaucoup moins été. C’est à ces livres que s’intéresse cet article, plus particulièrement aux Mélanges, aux Notes de voyage et au roman Pour la patrie.

Pourquoi Tardivel publie-t-il ces livres ? Ces publications représentent-elles pour lui un prolongement de son métier de journaliste ou un autre volet de son combat en faveur de l’Église catholique ? La publication de ces livres s’inscrit-elle dans une stratégie éditoriale plus vaste élaborée par les ultramontains qui se sentent de plus en plus marginalisés à une époque où on assiste à une sorte de réalignement des forces conservatrices et libérales au Canada français? Cet article souhaite jeter un regard sur ces stratégies éditoriales en proposant une analyse croisée des plus importants livres publiés par Tardivel, de sa correspondance[1] et du journal La Vérité.

1. Tardivel, d’abord et avant tout un journaliste

Jules-Paul Tardivel est né aux États-Unis en 1851, d’un père français et d’une mère américaine. À la suite du décès de sa mère, lui et sa soeur ont été accueillis et éduqués par une tante très dévote et un oncle, curé de Mount Vernon en Ohio[2]. En 1868, il quitte les États-Unis et il entame son cours classique au séminaire de Saint-Hyacinthe. Élève studieux, il restera marqué par la rencontre de plusieurs professeurs dont l’abbé François Tétreau avec lequel il entretiendra une longue correspondance. C’est aussi à Saint-Hyacinthe que Tardivel apprend et maîtrise très rapidement le français et qu’il développe un véritable amour pour cette langue[3]. En 1874, il épouse Henriette Brunelle, fille d’un notaire de la région et, à la fin des années 1870, le couple s’installe définitivement dans la ville de Québec.

En juillet 1881, Tardivel publie le premier numéro de l’hebdomadaire La Vérité, un journal indépendant des partis politiques et entièrement dévoué à la défense du catholicisme et de la nation canadienne-française. Alors âgé de 30 ans, Tardivel a déjà une bonne expérience du journalisme : il a travaillé dans plusieurs journaux, tous d’allégeance conservatrice, notamment Le Courrier de Saint-Hyacinthe et La Minerve de Montréal. Peu de temps après son arrivée à Québec, il s’est joint à l’équipe du Canadien. Durant sept ans, il y a fait l’apprentissage de différentes facettes du métier : tribune parlementaire, critique littéraire et débats sur les questions religieuses.

Fidèle aux enseignements qu’il a reçus au séminaire de Saint-Hyacinthe et au discours ultramontain, Tardivel prône une soumission entière des fidèles et de l’État à l’Église et à l’autorité du pape. Sa pensée est imprégnée du Syllabus de Pie IX qui, en 1864, condamnait les « erreurs modernes ». Toute forme de libéralisme est exécrable à ses yeux, que ce soit le libéralisme radical incarné par le républicanisme français ou le libéralisme catholique d’un Lamennais. Durant toute sa vie active, Tardivel mènera un combat au cours duquel il dénoncera tout ce qu’il considérera, à tort ou à raison, comme une expression du libéralisme.

À l’aube des années 1880, les heures fastes des ultramontains canadiens-français sont derrière eux. Ils doivent alors revoir leur stratégie[4]. L’intransigeance qu’ils ont manifestée face au monde politique, incarnée notamment par le Programme catholique de 1871 qui exigeait du Parti conservateur une « adhésion pleine et entière aux doctrines catholiques romaines en religion, en politique et en économie sociale »[5] en échange de leur soutien, a été freinée par des directives très claires de Rome. En 1877, lors de sa visite, le délégué apostolique Mgr Conroy a, en quelque sorte, forcé la concorde et il a tranché un âpre débat : le libéralisme canadien n’est pas radical — ou ne l’est plus — et il ne constitue pas une menace pour l’Église catholique. L’épiscopat canadien-français, plus particulièrement Mgr Laflèche de Trois-Rivières, a donc été sommé de cesser toute forme d’ingérence indue en période électorale. Irrités par cette volonté manifeste des ultramontains de contrôler le monde politique, les membres du Parti conservateur ont donc pris leurs distances et ils ont adopté des positions beaucoup plus modérées quant au rôle que devait jouer l’Église catholique dans la société canadienne.

Malgré cette position très ferme des autorités romaines, les ultramontains canadiens-français continuent à considérer les libéraux du Canada comme suspects et ils les ont bien à l’oeil[6]. Ayant moins d’appuis dans les cercles politiques, ils poursuivent néanmoins leur lutte acharnée pour la défense des droits de l’Église catholique dans la société et ils dénoncent tout ce qui constitue à leurs yeux une menace pour le catholicisme. Ils choisissent aussi de miser davantage sur les outils de diffusion que sont la presse et l’imprimé.

C’est dans ce contexte que Tardivel lance son journal. Grand admirateur de Louis Veuillot, il s’inspire abondamment du journal français ultramontain L’Univers dont il reproduit régulièrement de larges extraits dans son propre journal. À une époque où la grande presse d’information s’installe peu à peu dans le paysage médiatique québécois, Tardivel choisit le combat. Il annonce ainsi son programme : « Nous combattrons donc de notre mieux toutes les erreurs, d’où qu’elles viennent et sous quelque forme qu’elles puissent se présenter. Il s’agit ici, bien entendu, des erreurs politiques et sociales »[7]. Grâce au soutien matériel et moral des jésuites et de quelques amis convaincus de la nécessité de l’oeuvre, et malgré de longues périodes de maladie, il réussit à livrer bataille jusqu’à son décès en 1905. Son fils Paul prendra alors la relève jusqu’en 1923.

2. L’ultramontanisme et Tardivel dans l’historiographie

L’historiographie québécoise a beaucoup abordé la question de l’ultramontanisme. Philippe Sylvain est un des premiers chercheurs qui s’est intéressé à cette idéologie. Ses études et ses synthèses ont entre autres souligné les principaux antagonismes entre ultramontains et libéraux[8]. Nadia Eid a exploré les liens entre le clergé et le pouvoir politique à travers l’idéologie ultramontaine[9] et Pierre Rajotte a analysé les stratégies discursives des ultramontains[10]. Rendant hommage à Philippe Sylvain, plusieurs historiens se sont penchés sur cette question et, dans un recueil d’articles consacrés aux ultramontains canadiens-français, ils ont abordé différentes facettes de cette idéologie qui liait régulièrement les intérêts de l’Église à des enjeux politiques[11].

Quelques études ont cependant analysé la question sous un angle différent. Ainsi, René Hardy a utilisé l’exemple des zouaves pontificaux pour illustrer la stratégie du clergé, surtout de Mgr Bourget, dans sa lutte contre les libéraux. Il en résulte une étude non seulement axée sur l’idéologie comme telle, mais sur une forme d’action qui découle de cette idéologie[12]. Christine Hudon a, quant à elle, analysé le développement du diocèse de Saint-Hyacinthe pour souligner le processus de transformation de l’action et du discours clérical vers une plus grande uniformisation et un plus grand contrôle des pratiques. Cette transformation serait à l’origine des démonstrations plus « spectaculaires » de piété qui sont apparues dans la seconde moitié du XIXe siècle[13]. Ces travaux ont su quitter le champ exclusif de l’analyse idéologique pour montrer comment cette pensée ultramontaine a fait son chemin dans la culture et dans les pratiques religieuses.

Jules-Paul Tardivel a aussi suscité l’intérêt de quelques chercheurs. L’étude la plus importante est sans conteste celle de Pierre Savard, publiée en 1967[14]. Il y dresse un portrait exhaustif de la pensée de Tardivel concernant la France et les États-Unis. À l’aide d’une analyse qui repose essentiellement sur les idées véhiculées par le journal La Vérité, Savard réussit à démontrer la constance de l’argumentation de Tardivel. Réal Bélanger s’est aussi intéressé de près à la pensée nationaliste de Tardivel[15]. Utilisant surtout le contenu du journal, mais aussi quelques fragments de l’abondante correspondance du journaliste, Bélanger soutient que « le nationalisme [,] certes important, tient en quelque sorte lieu de référent dans la pensée de Jules-Paul Tardivel, ne sert qu’à renforcer la position religieuse et représente en somme l’idéologie d’appoint de son idéologie ultramontaine »[16]. Il souligne néanmoins l’aspect quelque peu visionnaire de Tardivel dans son projet « indépendantiste », le journaliste ayant pavé la voie à d’autres penseurs du nationalisme comme Henri Bourassa et Lionel Groulx. Ce qu’il faut retenir ici, comme dans le cas de Savard, c’est que l’idéologie est au coeur de ces rencontres entre les historiens et Tardivel.

Il est toutefois possible d’utiliser d’autres perspectives pour comprendre l’oeuvre et les champs d’action privilégiés par les ultramontains et plus particulièrement par Tardivel. Les idées ultramontaines sont bien connues, mais il faut aussi en évaluer tous les modes de diffusion. Le journal de combat peut certes être un medium efficace, mais le livre et la brochure, moins éphémères, doivent aussi être pris en considération quand on examine tout l’arsenal imprimé dont disposent les ultramontains.

De nombreux travaux en histoire du livre ont exploré les différentes stratégies éditoriales déployées autant par les éditeurs que par les auteurs. Les différents volumes de La Vie littéraire au Québec[17], ambitieux projet lancé en 1989 par Maurice Lemire, ont permis de mesurer l’évolution de ces modes d’action. En s’intéressant au métier d’écrivain, Daniel Mativat a non seulement mis en lumière les difficultés rencontrées par les auteurs canadiens-français du XIXe siècle, mais il a aussi dévoilé leurs actions prises pour émerger de ces conditions[18]. Certains travaux ciblant un auteur ou un éditeur ont davantage plongé au coeur de ces stratégies. Par exemple, François Landry a souligné les nombreux efforts de la maison Beauchemin pour étendre son influence sur le commerce du livre[19]. De même, Jacques Michon a exploré en détails le réseau éditorial développé par la maison Fides[20], tandis que Marie-Pier Luneau a analysé comment Lionel Groulx a construit son image publique à travers la publication de ses nombreux ouvrages[21]. Une réflexion collective sur la figure de l’auteur a aussi dégagé plusieurs pistes de recherche qui placent l’auteur au coeur même des stratégies éditoriales[22]. C’est à ces approches initiées par les historiens du livre qu’il faut aussi nous alimenter afin de bien comprendre comment le réseau ultramontain et Jules-Paul Tardivel ont utilisé l’imprimé pour diffuser leurs idées.

En 1887, Tardivel collige plusieurs textes parus dans son journal et il publie un premier recueil d’articles. Le premier tome des Mélanges ou Recueil d’études religieuses, sociales, politiques et littéraires compte 397 pages et il regroupe près de 120 textes. Ce tome sera suivi de deux autres, publiés respectivement en 1901 et en 1903. Entre temps Tardivel publie ses Notes de voyage en France, Italie, Espagne, Irlande, Angleterre, Belgique et Hollande (1890) et, en 1895, il fait aussi paraître un roman, Pour la patrie. Roman du XXe siècle. À ces ouvrages s’ajoutent quelques brochures, notamment sur la situation du français au Canada et sur la vie du pape Pie IX[23].

Aucune étude ne s’est attardée aux Mélanges et aux Notes de voyage. Le roman Pour la patrie a suscité l’intérêt de quelques chercheurs en études littéraires, notamment de John Hare et A.I. Silver qui ont tous deux signé une longue préface à de nouvelles éditions, le premier pour la réédition francophone de 1975 et le second pour l’édition anglophone publiée la même année[24]. Bernard Andrès a proposé une analyse littéraire du roman en posant la question du rapport entre idéologie et forme romanesque[25] et Jean Christian Pleau a examiné les lectures qui ont influencé l’oeuvre de Tardivel[26]. Si ces travaux enrichissent notre compréhension de cette oeuvre de fiction, ils ne permettent toutefois pas de la situer dans l’ensemble des publications de Tardivel.

L’examen des trois principaux ouvrages publiés par Tardivel me permettra de situer chacun d’entre eux dans un ensemble cohérent. Délaissant le contenu idéologique et strictement littéraire, je m’intéresserai à la place du livre comme adjuvant à la presse dans la stratégie de survie du réseau ultramontain canadien-français au tournant du XXe siècle. En centrant mon analyse davantage sur les stratégies éditoriales ainsi que sur les processus d’édition et de diffusion, je démontrerai que, quoique ces ouvrages aient des objectifs, voire des publics, bien distincts, leur publication s’inscrit dans le même combat poursuivi par Tardivel et les ultramontains. En sortant du champ exclusif de la presse, ces livres leur permettent aussi de varier leurs modes d’intervention dans l’espace public.

3. Les Mélanges : un regard sur l’oeuvre accomplie

Le 26 février 1887, Tardivel annonce dans son journal que, à la demande de ses lecteurs et puisqu’il est désormais impossible de reconstituer la collection complète des cinq premières années de La Vérité, certains articles seront réimprimés et réunis sous forme de Mélanges[27]. Tardivel prévoit publier plusieurs volumes, le premier devant contenir 400 pages in-octavo et se vendre 1$. Il offrira aux lecteurs ce qu’il estime être la « substance » de La Vérité. L’appel à souscription est lancé. Le directeur souhaite réunir la somme nécessaire pour couvrir minimalement les frais d’impression du premier volume. Dès lors, toutes les semaines, et ce jusqu’à la parution du volume en novembre, une petite annonce rappelant ce projet de publication est insérée dans le journal.

À la suite de cet appel, et jusqu’au printemps 1888, Tardivel reçoit plusieurs dizaines de lettres dans lesquelles les lecteurs glissent un ou deux dollars pour le recueil d’articles ou accusent réception du volume. Ils en profitent pour encourager le directeur à poursuivre son travail ou pour émettre quelques commentaires sur la situation politique et religieuse de la province. Tardivel reçoit ainsi plusieurs témoignages d’approbation de ses lecteurs. Certains d’entre eux soulignent, entre autres, la pertinence et le caractère encore actuel d’articles publiés six ans plus tôt[28].

Ces lettres sont généralement assez laconiques, mais elles permettent toutefois d’évaluer la répartition géographique du lectorat de Tardivel. Ainsi, s’il n’est pas étonnant de constater que plusieurs souscripteurs proviennent de la région de Québec, on en découvre aussi habitant un peu partout dans la province, notamment dans la région de Joliette où plusieurs clercs de Saint-Viateur sont de fervents admirateurs du directeur de La Vérité. Tardivel a également de fidèles lecteurs en Ontario, dans l’Ouest canadien et aux États-Unis, surtout en Nouvelle-Angleterre. Ces lettres indiquent que les hommes qui sont abonnés aux Mélanges et qui écrivent à Tardivel — très peu de femmes le font — sont aussi bien des membres du clergé, régulier ou séculier, que des laïcs, exerçant souvent des professions libérales.

Pour soutenir le projet de publication des Mélanges, les « Amis de la cause » se mettent à l’oeuvre et ce, avant même l’annonce publiée dans le journal. Le réseau ultramontain appuie le projet et déploie l’énergie nécessaire à sa réalisation. Le portait de ce réseau ultramontain reste encore à préciser, mais Tardivel entretient une correspondance très soutenue avec un certain nombre d’individus qui partagent manifestement ses idées. Ils se rencontrent dès qu’ils en ont l’occasion à Québec ou à Trois-Rivières, plus rarement à Montréal. Ils échangent des informations sur la situation politico-religieuse de la province et ils discutent des moyens à prendre pour favoriser l’épanouissement de l’Église catholique. Très prompts à voir des complots dans tous les gestes posés par ceux qu’ils classent dans la catégorie des libéraux, ils élaborent des stratégies pour tenter de freiner ces actions. Georges-Allan Bourgeois de Trois-Rivières, J. Philéas Boulet, Joseph Garneau et Charles Samson — trois médecins de Québec–, Victor Livernois et Philippe Landry, aussi de Québec, le Dr Louis-Édouard Desjardins et l’avocat Gustave Lamothe de Montréal, le père Joseph Grenier, jésuite, mentor et directeur spirituel de Tardivel, constituent ce qu’on pourrait qualifier de noyau dur de ce groupe d’« amis de la cause »[29].

Tous ces individus ne font pas qu’encourager moralement Tardivel à poursuivre son oeuvre, ils sont aussi très actifs dans la collecte de fonds lancée pour soutenir le projet de publication des Mélanges. Ainsi le 15 février 1887, le père Grenier annonce au directeur de La Vérité que le Dr Louis-Édouard Desjardins s’apprête à lui remettre une somme de 550$ destinée à la publication des Mélanges. Grenier qui a fortement encouragé Tardivel à publier ces recueils poursuit ainsi : « J’espère qu’il sera fait quelques sérieux efforts ailleurs aussi pour l’oeuvre. Je vais continuer pour ma part à stimuler le zèle de mon mieux. J’ose espérer qu’on arrivera à 7 ou 8 cents piastres au moins: il faudrait en avoir mille afin de vous encourager à faire sans retard votre premier volume de mélanges »[30].

Tardivel n’attend pas d’avoir recueilli l’ensemble de la somme pour se mettre au travail. Il se tourne vers son ancien professeur du séminaire de Saint-Hyacinthe, l’abbé François Tétreau, pour lui demander des conseils sur la mise en forme de son recueil[31]. Dès le mois de mars 1887, il sélectionne les articles publiés durant la première année de parution de La Vérité. Tardivel soumet ses choix à d’autres amis en sollicitant aussi leurs commentaires et leurs conseils. Il classe ces textes à partir des mêmes rubriques que dans le journal : Questions religieuses, Éducation, Questions sociales, Colonisation, Agriculture, Critiques littéraires, Questions politiques et Çà et là. Le lecteur retrouvera dans les Mélanges une structure identique à celle qu’il connaît déjà : le lectorat visé est manifestement le même. Tardivel choisit de mettre en page lui-même ce recueil qui est publié par l’Imprimerie de La Vérité.

Il requiert aussi les services de ses amis et de ses connaissances pour l’aider à vendre ses livres. En novembre 1887, il communique avec L.A. Caron, l’administrateur du journal ultramontain de Montréal L’Étendard, lui demandant s’il ne pourrait pas lui recommander quelqu’un qui pourrait lui « placer » des exemplaires de ses Mélanges moyennant une commission de 20%[32]. Le père Grenier est aussi très engagé dans cette quête : il communique avec des membres de sa communauté ou des curés pour les inviter à commander plusieurs exemplaires en vue de les vendre. Les résultats de ces démarches ne sont pas toujours positifs comme en témoigne une lettre du curé de Sainte-Scholastique adressée à Tardivel qui se désole de devoir retourner trois des quatre exemplaires commandés faute d’avoir réussi à les placer[33].

Les proches de Tardivel surveillent aussi la réception de l’ouvrage et le tiennent au courant des échos de la presse. Ainsi, Georges-Allan Bourgeois regrette que la presse francophone de Trois-Rivières ait peu parlé de la parution de l’ouvrage et il pose ce diagnostic : la politique l’a encore emporté et même la presse conservatrice a boudé les Mélanges. « Je reste douloureusement convaincu que l’esprit de parti a tout tué chez la presse bleue; la loyauté, la justice, l’honneur et jusqu’au savoir-vivre le plus rudimentaire »[34] dira-t-il, prétendant ainsi que la querelle entre Mgr Laflèche, Le Journal des Trois-Rivières et Tardivel entourant l’affaire Riel serait à l’origine de ce silence[35].

Outre le désir de rendre disponibles certains articles publiés précédemment dans La Vérité, Tardivel avait-il d’autres visées en publiant ces Mélanges? Le post-scriptum publié à la fin du premier volume nous éclaire sur ses intentions. En plus de contrer le caractère éphémère du journal et de souligner l’actualité d’analyses qui pourraient paraître datées, les nombreux textes publiés dans ce volume permettent à Tardivel de faire la démonstration de la nécessité d’une nouvelle forme d’action politique catholique au Canada français et d’un regroupement des catholiques véritables :

Nous soutenons comme en 1881, que l’on ne doit pas chercher à renfermer l’Église dans un parti politique quelconque, comme on a trop souvent tenté de le faire au Canada et ailleurs. Mais aujourd’hui, à côté de cette vérité, nous en apercevons plus distinctement une autre. C’est que tout en ayant constamment l’idéal en vue, tout en combattant sans cesse l’esprit de coterie et de faction, tout en nous souvenant que la religion de Jésus-Christ est au-dessus et au-delà, non seulement des partis politiques, mais des peuples et des nations, il nous faut travailler sur le terrain politique, à faire pénétrer jusqu’aux moelles de la société, les féconds enseignements de l’Église. Car c’est dans ces enseignements et là seulement que les peuples trouvent le salut[36].

Pour Tardivel, cette publication n’est pas seulement une collection d’articles choisis. Elle lui permet de faire le point sur sa pensée, de prendre un peu de recul et de poser un regard plus éclairé sur la situation politico-religieuse de son pays. Elle est aussi un moyen de montrer que, depuis 1881, les choses n’ont guère évolué; que des menaces pèsent toujours sur l’Église catholique. Les Mélanges sont donc un prolongement presque naturel de son oeuvre de journaliste et ils s’avèrent aussi clairement un appel à l’action politique.

Malheureusement pour Tardivel, les ventes ne suffisent pas à couvrir les frais d’impression du premier volume des Mélanges. Il faudra d’ailleurs attendre près de 15 ans avant que le second volume ne soit publié grâce au soutien financier de « personnes éclairées et généreuses ». Les recueils publiés en 1901 et 1903 et imprimés cette fois-ci par l’Imprimerie Demers de Québec auront une facture similaire à celui de 1887 et ils reproduiront un choix d’articles publiés dans La Vérité durant les années 1882 à 1884, soit les deuxième et troisième années de parution du journal. Vingt ans se sont écoulés, mais Tardivel et ses amis jugent toujours pertinente la publication de ces volumes. Le deuxième volume comptera 402 pages réparties en six rubriques (Questions religieuses, Éducation, Questions maçonniques, Questions politiques, Critiques littéraires, Çà et là) tandis que les 349 pages du troisième tome seront regroupées autour de cinq rubriques, les critiques littéraires ayant été retirées des Mélanges.

En 1903, Tardivel débute le troisième volume de ses Mélanges par un historique de La Vérité d’une soixantaine de pages. Il y souligne les nombreuses difficultés qu’il a surmontées ainsi que les encouragements et le soutien qu’il a reçus. Il termine cette longue introduction en mentionnant que l’idée de publier des Mélanges n’était pas de son cru, mais que « des personnes compétentes, dont le jugement m’inspire le plus grand respect, en ont pensé autrement. Elles m’ont demandé, d’une façon pressante, de commencer l’oeuvre des Mélanges »[37]. Aucun post-scriptum ne vient cette fois conclure ce volume. Tardivel le complète plutôt en reproduisant quelques lettres de félicitations et d’encouragements « pour montrer l’importance que l’on attache aux Mélanges ». Plusieurs lettres reproduites ici sont signées par des membres du réseau ultramontain, des individus très proches de Tardivel, sinon par des amis intimes comme le Dr Desjardins et l’avocat Gustave Lamothe.

Le directeur de La Vérité est aussi conscient qu’on pourrait lui reprocher, avec la publication de ce troisième volume de Mélanges, de vouloir relancer des débats vieux de vingt ans, « des discussions qu’il importe de laisser dormir »[38]. Il s’en défend bien et il affirme plutôt vouloir protéger la vérité historique contre ceux qui voudraient éventuellement la trahir : « Et ne devons-nous pas en faciliter la recherche à ceux qui viendront après nous, sachant fort bien qu’à l’avenir, comme cela s’est vu dans le passé, des hommes se rencontreront qui s’efforceront de dénaturer l’histoire, de donner aux faits du passé une couleur fausse et trompeuse, afin de faire pénétrer plus sûrement parmi nos descendants leurs dangereuses théories et leurs principes pervers ? »[39] Après plus de 20 ans de combats, Tardivel demeure toujours aussi convaincu de la nécessité de sa lutte; après l’action politique, il lance maintenant un appel au devoir de mémoire.

4. Les Notes de voyage : susciter la curiosité de la jeunesse

Le 8 septembre 1888, Tardivel annonce dans son journal son départ pour l’Europe. Il entame un voyage de 7 mois qui le mènera vers l’Irlande, l’Angleterre et le continent européen. Le Dr Boulet, membre du réseau ultramontain de Québec, le remplacera à la rédaction du journal. Tardivel précise que, n’ayant pas les moyens financiers de s’offrir un tel périple, ce voyage est un cadeau d’amis généreux qui lui offrent ainsi l’opportunité d’entrer en contact avec des écrivains et des combattants catholiques. On lui a proposé une sorte de voyage de formation. Il reviendra à Québec à la mi-avril 1889.

Durant son séjour, Tardivel envoie régulièrement au journal des notes de voyage sous forme de lettres. Ces longues notes sont publiées chaque semaine dans l’hebdomadaire. À son retour, ceux qu’il qualifie toujours de « gens bien éclairés » l’invite à reprendre ses notes et à les publier en volume. Tardivel s’attelle à la tâche : il corrige et complète ces textes en faisant des ajouts au texte ou en notes afin de les rendre plus instructifs et intéressants. Cette fois-ci, il ne veut pas prendre la responsabilité de l’édition et il signe un contrat avec l’imprimeur Eusèbe Sénécal de Montréal. Les discussions entre les deux hommes sont nombreuses et les négociations sont parfois difficiles. Plusieurs échanges de lettres concernent les coûts de production, mais Tardivel est ferme : Sénécal doit respecter l’entente initiale et l’auteur n’est pas responsable des mauvaises évaluations de coûts de l’imprimeur[40]. La méfiance s’installe un peu et Tardivel demande fréquemment l’aide d’amis de Montréal, principalement du Dr Desjardins, pour vérifier le travail d’édition de Sénécal. Le volume sera agrémenté de 24 gravures dont la réalisation a été commandée aux imprimeurs Desbarats & Frères de Québec.

Finalement, le 28 juin 1890, La Vérité annonce la publication des Notes de voyage qui compte 460 pages et 24 photogravures. Les lecteurs peuvent se procurer une copie du livre directement au journal au coût de 0.75$. Ce n’est toutefois pas la première fois qu’ils entendent parler du livre. Depuis plusieurs semaines déjà, une petite annonce, insérée dans les pages du journal, précise que tout lecteur qui réussira à recruter trois nouveaux abonnés recevra un exemplaire gratuit des Notes de voyages.

Tout comme pour les Mélanges, le journal est utilisé comme support promotionnel pour le livre, mais cette fois-ci la stratégie a changé : on n’utilise pas le principe habituel de souscription pour un ouvrage, le livre est offert en cadeau en échange de nouveaux abonnements. Cette stratégie, fréquemment utilisée par les journaux de masse qui offrent des cadeaux pour encourager les abonnements, permet à la fois d’assurer une certaine diffusion du livre, mais aussi d’augmenter le nombre d’abonnés. Malheureusement, il nous est impossible de vérifier jusqu’à quel point cette méthode a fonctionné. Une chose est certaine : durant l’année 1890, le journal connaîtra de sérieuses difficultés financières ce qui indique que la quête de nouveaux abonnements n’a manifestement pas connu un franc succès.

L’objectif visé par les Notes de voyage est différent de celui des Mélanges. Alors que les Mélanges permettaient aux lecteurs de relire les articles de Tardivel afin de mesurer la justesse de ses propos et de poursuivre la réflexion amorcée dans le journal, les Notes de voyage sont une invitation à la détente. « Procurer à mes lecteurs quelques heures de délassement et leur faire faire, avec moi, des réflexions opportunes sur les hommes et les choses, voilà mon but » écrit-il en introduction de son ouvrage[41]. Et puisque les voyages forment la jeunesse, c’est à la jeunesse canadienne-française qu’il s’adresse et qu’il dédie ce livre. Il mise sur la curiosité des jeunes lecteurs et sur la simplicité et la sincérité de ses propos pour toucher leur intelligence.

Durant le long processus d’édition, le réseau ultramontain, le père Grenier en tête, s’active pour « placer » les Notes de voyage. Un échange entre le jésuite et Tardivel évoque une première fois le chiffre de 3000 exemplaires imprimés, qui semble réduit à 1500 quelques semaines plus tard. Tardivel s’inquiète néanmoins de la possibilité de trouver preneur pour tous ces volumes. Grenier le rassure : les institutions d’enseignement seront particulièrement ciblées. En effet, de nombreux collèges et couvents d’un peu partout au Québec se procurent plusieurs dizaines d’exemplaires des Notes de voyage. Les clercs de Saint-Viateur de Joliette commandent 400 exemplaires[42], le séminaire de Saint-Hyacinthe souscrit pour 200 exemplaires et le couvent de La Présentation de Marie, de Saint-Hyacinthe, s’en procure une vingtaine[43]. Tardivel insiste parfois auprès de certains dirigeants d’établissements scolaires pour qu’ils augmentent leur commande et il est même prêt à faire preuve de beaucoup de souplesse. Ainsi, alors qu’il remercie le supérieur du collège Saint-Laurent pour une souscription de 25 exemplaires de son livre, il lui indique qu’il pourrait attendre jusqu’à un an le paiement d’une commande supplémentaire[44].

Tardivel est néanmoins très déçu de devoir annoncer à Sénécal que le gouvernement provincial qui avait initialement promis d’acheter un bon nombre de volumes — on parle d’une promesse d’achat de 500 exemplaires — ne respectera pas son engagement[45]. Un malentendu apparaît aussi avec les jésuites du collège Ste-Marie qui refusent une centaine d’exemplaires reçus en trop[46].

Même si son livre apparaît d’abord comme un récit de voyage, bien documenté et de lecture plutôt agréable, il constitue aussi un éloge à la foi chrétienne et à l’Église catholique. Ce voyage a été pour Tardivel une révélation et il ne manque aucune occasion de mettre en lumière les bienfaits de ce qu’il appelle la civilisation chrétienne en Europe : « Qu’ils sont volontairement aveugles, ceux qui n’admettent pas que l’Église catholique est la grande bienfaitrice de l’humanité! »[47] Sa foi était déjà inébranlable, mais il revient encore plus convaincu de l’importance de lutter contre « la barbarie et la désolation païenne » et contre tout ce qui peut menacer l’action de l’Église catholique.

Son livre a peut-être un objectif de délassement et d’instruction de la jeunesse, mais il ne s’agit pas d’un simple récit de voyage, il s’inscrit dans la même volonté d’édification et de combat que toute l’oeuvre de Tardivel. Les gravures publiées dans le livre afin d’en agrémenter le contenu illustrent très bien cette volonté : on retrouve onze portraits de cardinaux ou d’évêques que Tardivel a rencontrés durant son voyage, et huit photographies de lieux de culte (cathédrale de Canterbury, cathédrale de Reims, abbaye du Mont-Saint-Michel, Saint-Pierre de Rome, etc.) parmi les 24 illustrations qu’il a sélectionnées.

Malgré les nombreuses démarches faites auprès de différentes institutions d’enseignement pour vendre le livre, malgré les réponses positives de plusieurs d’entre elles, l’aventure des Notes de voyage sera difficile pour Tardivel. Il affirme à Sénécal dès septembre 1890 qu’il perdra de l’argent avec ce projet[48]. En octobre, il reste encore près de 700 exemplaires invendus. Tout comme les Mélanges, le projet des Notes de voyage ne fait pas ses frais.

5. Pour la patrie : utiliser l’arme de l’ennemi

L’échec financier de cette deuxième aventure dans le monde du livre n’empêche pas Tardivel de chercher un autre moyen de conquérir des lecteurs et, en 1895, il publie son roman Pour la patrie. Roman du XXe siècle chez Cadieux & Derome de Montréal. Jules-Paul Tardivel publie un roman ? La chose peut paraître incongrue. En effet, pour le journaliste, les romans ne sont pas moins que l’oeuvre de Satan. Dans les pages de son journal, il dénonce régulièrement les romans, surtout les romans français. Alors pourquoi se lance-t-il dans l’écriture et la publication d’un roman ? Il s’explique dans l’avant-propos de son livre : « il est permis de s’emparer des machines de guerre de l’ennemi et de les faire servir à battre en brèche les remparts qu’on assiège »[49]. Le roman devient donc à ses yeux une arme supplémentaire dans l’arsenal qu’il déploie pour combattre le mal. Une arme qu’il n’a cependant pas choisi d’utiliser de gaieté de coeur. Il est important de dire que si Tardivel voue un tel mépris, voire un réel dégoût pour les romans, c’est qu’il les connaît et que manifestement il en a lus plus d’un[50]. Par contre, deux romans l’incitent à troquer la plume du journaliste pour celle de l’écrivain : Roman d’un Jésuite de Gabriel de Beugny d’Hagerue (1887) et Jean-Christophe de Paul Deschamps (1893). Ces deux romans l’ont éclairé sur le fait qu’il est possible d’écrire un roman qui « fortifie la volonté, qui élève et assainit le coeur, qui fait aimer davantage la vertu et haïr le vice, qui inspire de nobles sentiments, qui est, en un mot la contrepartie du roman infâme »[51]. Il trouve là la justification pour se lancer dans cette aventure. Il ne semble pas qu’il ait été sollicité par les membres du réseau pour se lancer dans ce projet, mais il discute avec eux de l’avancement du projet et il demande au père Grenier de lire son manuscrit.

Cette fois-ci, la stratégie de promotion est complètement différente. Quelques semaines avant la parution du livre, en août 1895, une annonce est publiée dans le journal avisant les personnes intéressées à se procurer le roman à s’adresser directement à la librairie Cadieux & Derome de Montréal, Tardivel ne s’occupant pas de la vente du livre[52]. Tardivel a en effet monnayé avec Cadieux & Derome la cession de ses droits tout en conservant le privilège d’assurer lui-même une édition anglophone et une édition en France[53]. En cédant ainsi ses droits et en reportant sur les libraires le fardeau de l’édition, Tardivel évite peut-être ainsi l’écueil financier. Les formes d’autopromotion que l’on retrouve dans le journal sont la publication de l’avant-propos qui est, on l’a vu, la justification de Tardivel pour avoir « commis » ce livre[54] et celle de comptes rendus très élogieux.

Le roman de Tardivel est un roman d’anticipation et un roman de moeurs politiques. L’action se déroule en 1945. Les provinces canadiennes ayant demandé à Ottawa de régler une situation politique devenue trop ambiguë, un projet d’union législative est débattu à la Chambre des Communes. Si cette union est instaurée, l’influence du clergé catholique sera pratiquement réduite à néant. Les instigateurs de ce projet sont des politiciens francs-maçons, anglophones, qui ne souhaitent rien de moins que la destruction de l’Église catholique. Un groupe de « patriotes » s’opposent à cette union et ils jugent que le moment est venu de bouleverser le modèle politique canadien et de créer un nouvel État catholique et francophone, indépendant du reste du Canada. Un député, le docteur Lamirande, soutenu par un journaliste, Paul Leverdier — la presse d’idées et de combat est omniprésente dans ce roman —, réussira à déjouer le complot des francs-maçons, au prix de douloureux sacrifices, mais aussi grâce à de miraculeuses interventions divines. Le nationalisme et la religion vont de pair dans ce roman et ils constituent les deux principaux arguments qui soutiennent le propos de l’auteur[55]. Tardivel insiste beaucoup sur le fait que le parti politique dirigé par Lamirande n’est pas directement lié à l’Église catholique, l’épiscopat n’ayant aucun intérêt dans le parti. Les défenseurs de la cause catholique n’agissent pas à titre d’émissaires de l’Église, mais parce qu’ils sont convaincus que cette voie est la seule possible pour sauver la religion catholique.

Le roman a été accueilli plutôt froidement par la critique. Quelques journaux ont souligné certaines qualités de la prose et la solidité des principes énoncés[56], mais nombreux sont ceux qui n’ont pas apprécié cette mise en situation qui présentait les Canadiens français comme une masse dominée par les Canadiens anglais. Le quotidien La Patrie en parle même comme d’une oeuvre sortie tout droit d’un « cerveau maladif ». Le même journal relate que certains journaux anglophones, notamment le Witness de Montréal et le Citizen d’Ottawa, ont dénoncé le roman le considérant comme un appel au renversement du gouvernement fédéral et ils ont désapprouvé l’achat de 500 exemplaires du roman par le gouvernement provincial, exemplaires destinés aux remises de prix dans les écoles[57]. En effet, Tardivel a réussi cette fois à pénétrer le milieu scolaire public : son association avec la librairie Cadieux & Derome, qui bénéficie du soutien du Conseil de l’Instruction publique, n’est certainement pas étrangère à ce succès.

Tardivel n’hésite pas à utiliser La Vérité afin de mousser la vente de son roman. Il reproduit des critiques très positives parues dans des journaux étrangers comme ce long extrait de L’Observateur louisianais qui se termine par le rappel que le roman est disponible chez Cadieux & Derome de Montréal[58]. Tardivel publie aussi des extraits de lettres élogieuses reçues de France à propos de son livre. Mgr François Maupied, théologien et prélat de Léon XIII, affirme que le roman est « une oeuvre de haute portée, un livre de saine et même pieuse lecture, plein d’instructions sociales, politiques et religieuses. »[59] Mgr Justin Fèvre va plus loin : après avoir encensé l’ouvrage, il conclut que tous les Canadiens devraient le lire et que « de cette lecture sort cette naturelle conclusion : que la province de Québec doit répudier la confédération, rejeter encore plus l’union législative et revendiquer cette indépendance nécessaire à sa croissance future »[60].

Le roman s’inscrit-il dans le combat ultramontain mené par Tardivel ? Certainement. Il répond même à son propre appel en mettant en scène cette action politique catholique réclamée dans le premier volume des Mélanges. Comme le souhaitait Tardivel, le parti politique dirigé par le héros n’est pas directement lié à l’Église, mais il est profondément catholique et c’est l’action politique qui sauve l’Église. L’explication fournie au Moniteur de Lévis pour justifier l’emploi du merveilleux dans son roman est aussi très éloquente : il croit fermement que Dieu peut miraculeusement intervenir pour protéger les âmes. « N’est-il pas permis de croire que dans cinquante ans d’ici les horreurs du culte infernal auront augmenté et seront devenues publiques ? Et à ces débordements de l’enfer, à ces prodiges du Maudit, Dieu n’opposera-t-il pas dans sa miséricorde des miracles éclatants, afin que la foi ne soit pas trop ébranlée dans les âmes?[61] ». Le roman constitue donc à la fois la preuve de l’efficacité de l’action politique et de la puissance de Dieu contre l’oeuvre du Malin. Tous les moyens sont bons pour mener la bataille et les oeuvres de fiction font partie de l’arsenal.

Conclusion

À la lumière de cette analyse croisée des livres publiés par Tardivel, du journal La Vérité et de sa correspondance, il apparaît clairement que la publication de ses livres résulte d’une action concertée. Les membres les plus influents du réseau, notamment le père Grenier, Georges-Allan Bourgeois et Louis-Édouard Desjardins, l’encouragent dans cette voie. Les commentaires émis par Tardivel lui-même laissent croire qu’il n’est pas l’instigateur de ces projets — du moins pour les Mélanges et les Notes de voyage — et qu’il répond toujours à une demande pressante de ses « amis bien éclairés ». Non seulement ces encouragements sont-ils moraux, mais il sont aussi matériels puisque la plupart de ces amis soutiennent financièrement ces projets et qu’ils s’activent pour trouver les fonds nécessaires à leur réalisation. Certains d’entre eux accordent aussi de leur temps pour en assurer le succès comme en témoigne l’exemple du Dr Desjardins qui supervise le travail de l’éditeur Sénécal en lieu et place de Tardivel retenu à Québec.

Bien qu’il soit difficile de mesurer le succès de ces entreprises, il faut reconnaître qu’elles ont eu un succès mitigé. Financièrement, la publication des Mélanges et des Notes de voyage semble avoir été pratiquement un échec. Le roman Pour la patrie a connu un meilleur sort, mais on ne peut pas parler de réussite commerciale. Force est aussi d’admettre que ces oeuvres n’ont pas assuré la pérennité des idées ultramontaines dans la société canadienne-française. Au tournant du XXe siècle, les débats se sont déplacés, les cibles ont changé : même au sein de l’Église, l’encyclique Rerum Novarum, publiée en 1891, et l’émergence des mouvements d’action sociale catholique ont permis une sorte de renouvellement de la pensée catholique qui, tout en demeurant très romaine, se distingue de la pensée traditionnelle ultramontaine. Si aujourd’hui, dans certains milieux, on souhaite réactualiser Pour la patrie en le considérant d’abord et avant tout comme un roman séparatiste « dont la portée politique fort significative a été à ce jour mise sous le boisseau »[62], il me semble qu’on néglige le poids important des idées religieuses véhiculées dans ce roman.

Finalement, ces livres auront-ils été une sorte de baroud d’honneur des ultramontains canadiens-français ? Peut-être, mais ils permettent de constater l’éventail des ressources déployées par les ultramontains pour diffuser leur message. Ils auront aussi permis à Jules-Paul Tardivel de laisser plusieurs marques dans l’histoire de l’imprimé au Québec : journaliste et écrivain, il fut aussi une sorte de « chroniqueur touristique ». Chapeaux auxquels il faudra éventuellement ajouter ceux d’essayiste et de biographe quand l’analyse des différentes brochures qu’il a publiées sera complétée. Ce n’est qu’en examinant l’ensemble des publications de Tardivel qu’on peut souligner la cohérence et l’évolution de son oeuvre. Le regard posé sur les différentes stratégies de diffusion de ces ouvrages montre aussi que « l’auteur » Tardivel peut compter sur un réseau très actif. Si la publication de ses livres ne connaît pas le succès escompté, ce n’est pas parce qu’il a manqué du soutien de ses proches, mais peut-être parce qu’il n’était simplement plus de son temps.