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Le tourisme sportif de nature, secteur en pleine croissance, voit se multiplier prestataires, produits sportifs et aménagements d’espaces de nature. Cette situation n’est pas sans soulever un certain nombre de questions quant à la forme de développement sur laquelle repose la construction de ce tourisme. À partir du moment où le marché du tourisme sportif de nature se complexifie (segmentation de la clientèle, exigence de qualité, etc.), la nécessité de développer un marketing stratégique (Pigeassou et Ferguson, 1997) s’impose. Les questions de position sur le marché ne peuvent plus être traitées superficiellement, à la suite de la déstabilisation du management fordiste et taylorien des espaces de nature (Chazaud, 2000 ; Violier, 1998). Les acteurs, qu’ils soient prestataires en loisir sportif, directeurs de station, responsables d’office de tourisme ou maires d’une commune touristique, présentent des conceptions différenciées du développement de la nature, de la clientèle, des relations avec les partenaires et des manières de vendre leur produit. Tous participent à la mise en forme d’un espace qui devient, bien souvent, un territoire touristique, en fonction des choix opérés.

Considérant que les territoires de nature sont construits sur du sens et des valeurs (Di Méo, 1998 ; Augustin, 2000) participant à la production d’une organisation culturelle et sociale de l’espace considéré (Cunha, 1988), l’identification de formes de développement auxquelles se réfèrent les acteurs semble nécessaire. Elle permet d’affiner la compréhension des logiques d’action (Amblard et al., 1996) des acteurs du tourisme engagés dans des activités de prestations de service et d’aménagement de la nature. Les travaux de théoriciens en sociologie des organisations et en management (Amblard et al., 1996 ; Friedberg, 1993 ; Mintzberg, 1990 ; Ramanantsoa, 1985 ; Sainsaulieu, 1977) sensibilisent déjà à l’idée que les entreprises et d’une manière plus générale les organisations sont des structures humaines. De sorte que les notions de culture, d’identité, de valeurs et de mentalités ne peuvent être sous-estimées dans la compréhension des stratégies et mobiles managériaux qui sous-tendent l’investigation de terrain. Le management des espaces sportifs de nature n’échappe pas à cette approche humaine des organisations qui servira de guide dans la théorisation de notre objet de recherche.

I. Détour théorique et problématique

Un espace touristique doit se être vu comme un système au sein duquel des interactions se construisent entre des acteurs et des publics en fonction des finalités poursuivies et des jeux de rôles entre les différentes parties prenantes. Selon les formes de régulation, la présence de forces endogènes et / ou exogènes à ce territoire touristique (Violier, 1998), les logiques d’action en présence et les jeux de pouvoir dominant, la forme de développement ne sera pas de même nature. Celle-ci est attachée à des principes qui, une fois activés, participent à l’orientation et au positionnement touristique de ce territoire. Ces principes s’inscrivent au sein de trois processus : écologique (principes de la vision de la nature et de la relation au lieu) ; économique (principes des éthiques sportives et de la pluralité des rationalités) ; politique (principes des conventions et de la prise de décision). Ces processus participent à la déclinaison de l’identité et de l’organisation d’un site de pratique, faisant émerger une forme de développement et un positionnement spécifiques de ce dernier (figure 1).

Figure 1

Processus et principes en action dans la déclinaison des formes de développement des espaces touristiques

Processus et principes en action dans la déclinaison des formes de développement des espaces touristiques

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I.1. Un processus écologique basé sur la vision de la nature et la relation au lieu

La multiplicité des approches philosophiques (Dagognet, 2000 ; Godin, 2000) rend difficile la définition du concept de nature. Toutefois, il semble possible de montrer la présence de sentiments de nature divergents en fonction des religions et des pays (Bourg, 1993 ; Eliade, 1989), des idéologies (Ferry, 1992), des cultures (Sfez, 1995 ; Le Breton, 1990) et des imaginaires (Durand, 1992). La vision de la nature (premier principe) est un construit social constitué d’images, de symboles et de représentations qui se transforment au cours des temps, par les usages et connaissances qui se développent au sein d’une société ou d’un groupe social donné. Dès lors, les formes de développement n’échappent pas à ces visions plurielles de la nature et renvoient à des scénarios écologiques divergents (Bourg, 1996). Selon la place accordée à Dieu, au cosmos, à l’animalité, à l’humain, à la technique, à l’économie, à la durabilité ou encore à la diversité, des différences apparaissent, productrices de controverses.

La naturalité évoque la part que les développeurs accordent à la relation contractée avec la nature ; celle-ci est forte lorsque l’artificialité est la plus discrète possible. Selon la profondeur de l’échange avec le milieu naturel, différents degrés de naturalité sont observables qui créent des tensions entre les développeurs. Par exemple, en montagne, Bozonnet (1992) évoque les oppositions entre les aménageurs et les contemplatifs selon la place accordée à l’équipement, à la sécurité, à la route aménagée, à la signalisation, à l’espace sauvage, aux matériaux bruts, au rustique, etc. Il qualifie différentes approches de la naturalité. Des oppositions émergent entre la vision protectrice et libérale de la nature, ainsi qu’entre son aménagement hard ou soft.

La prise en compte de l’environnement social et culturel participe aussi à la gestion d’un site touristique en fonction de la place que les acteurs accordent à cet espace, en termes d’écosystème, d’habitat et d’espace de vie ; différentes relations au lieu apparaissent (deuxièmeprincipe). La notion de lieu est relative à la culture, au lien social, aux valeurs partagées et à l’histoire singulière que les uns et les autres entretiennent avec un site (Augé, 1992). La prise en considération de la symbolique du lieu et des formes d’échanges contractées entre les acteurs en présence, les locaux et les usagers sportifs et / ou clients s’impose. L’enjeu concerne le poids donné au patrimoine, à l’esthétisme, aux acteurs locaux, au relationnel et à l’identité du lieu dans la déclinaison des formes de gestion. Tous ne s’accordent pas sur la forme du lieu. En termes de marketing, des choix d’orientation sont envisageables selon la priorité donnée à une standardisation des activités et des produits ou à une adaptation aux caractéristiques locales (Lambin, 1998). On retrouve les oppositions classiques entre deux types d’aménagement de la nature que Kalaora (1986) a théorisé dans son approche sociologique des espaces forestiers.

I.2. Un processus économique basé sur des éthiques sportives et des rationalités plurielles

En escalade, Corneloup (1999a) a mis en évidence l’existence de valeurs spécifiques auxquelles chaque pratiquant adhère selon son style de pratique. Une analyse factorielle permet d’établir une corrélation entre les symboles (risque, jeu, engagement, affrontement, etc.) et les comportements sportifs. Un champ d’opposition est ainsi identifié, au sein duquel l’analyste peut positionner les acteurs (prestataires, institutions, figures sportives) et les familles de pratiquants. Le rôle des représentations et des cultures sportives ne peut dès lors être sous-estimé dans la déclinaison des usages de la nature et des pratiques professionnelles (Debarbieux, 1990 ; Debardieux et Marois 1997 ; Vachée, 2000). Concernant le développement des territoires sportifs, on émet l’hypothèse que le positionnement dans un modèle est lié à une éthique sportive qui définit des formes de rapport à la pratique, aux objets, aux autres et à la nature. Différentes éthiques sportives se manifestent dans la manière dont les gestionnaires aménagent les sites de pratique (Augustin, 1995 ; Pigeassou et Ferguson 1997 ; Loret, 1993). Les pratiques sportives sont façonnées par des dynamiques institutionnelles, économiques, culturelles et pédagogiques (Pociello, 1995) en fonction des intérêts et des enjeux auxquels elles sont liées. La gestion des espaces sportifs de nature ne se réduit pas à des actions économique, technique, touristique et politique (Bouhaouala, 2001).Elle est fondée sur la prise en compte d’un ensemble de valeurs attachées aux pratiques sportives que diffusent les acteurs (troisième principe). Les logiques d’action (marketing et managériales) qui en découlent alimentent et expliquent les controverses entre acteurs selon leur attirance pour telle ou telle forme de développement. Des correspondances existeraient entre les logiques d’action professionnelles et les styles sportifs développés. Les écrits de Loret (1995) montrent bien comment les managers s’approprient les valeurs de la culture sportive pour élaborer leur produit participant à la mise en forme des éthiques sportives. Des jeux d’opposition sont observables entre la culture digitale (fédérale et républicaine) et analogique (informelle et transgressive) qui engagent des logiques d’aménagement et des éthiques professionnelles différentes.

La compréhension des logiques d’action des acteurs ne peut se réduire aux modèles de la microéconomie standard. Weber (1972) a montré que l’on ne pouvait se satisfaire d’une approche en termes de rationalité en utilité pour comprendre l’action sociale. La prise en compte des rationalités en valeur s’impose.En management, Mintzberg (1990) a identifié des modèles d’entreprises, et, dans le domaine sportif, les travaux de Bouhaouala (2001) et Loret (1993) font état d’éthiques professionnelles qui varient selon les visions du monde et les valeurs auxquelles les acteurs adhèrent. Les rationalités des managers sont multiples (Tribou, 1993).

Dans cette perspective, en référence aux théories de l’action (Pharo, 1990), l’étude des micromentalités et des logiques d’action des acteurs permet de mieux saisir leurs mobiles pratiques. Une vision managériale pragmatique peut être identifiée et permettre d’observer chez les entrepreneurs des rapports divergents au monde, à l’économie et à l’espace(Bouhaouala, 2001). De sorte que les orientations stratégiques des prestataires en loisir sportif peuvent prendre des directions déviantes par rapport aux principes utilitaires de l’économie (qui renvoie à la maximisation systématique des profits). La recherche d’indépendance (Collins et Randolph 1991), d’accomplissement de soi (Bouhaouala, 1999 ; Julien et Marchesnay, 1996), la possibilité de vivre de sa passion (Bouhaouala, 1996, Bouhaoula et Chifflet, 2001 ; Lahlou, 1991) et le rapport au territoire (Marchesnay, 1998) constituent des facteurs explicatifs pertinents dans l’analyse des identités professionnelles. La considération des processus non économiques ne peut être sous-estimée dans la compréhension des actions professionnelles au sein de territoires sportifs (quatrième principe). Le détour par une approche anthropologique du management (Corneloup, 1999b) est dès lors justifié pour observer les formes paradoxales[1] présentes dans la gestion des sites de pratique.

I.3. Un processus politique basé sur des conventions et des prises de décision

Dans la continuité de cette analyse, le propos consiste à montrer, en nous appuyant sur les travaux de Bolstanski et Thévenot (1991), que la gestion des espaces de nature renvoie à des modèles que nous pouvons évoquer en terme de « cités ou formes touristiques ». Selon la cité de référence, l’économie des grandeurs, les principes supérieurs sous-tendant l’idée de justice et l’orientation à donner au système diffèrent (cinquième principe). L’étude d’un lieu sportif nécessite la compréhension des liens qui unissent les acteurs participant à la production d’un ensemble de conventions (Boltanski et Thévenot, 1991). Ce cadre commun, suivant le niveau de traduction qui s’opère (Callon, 1986), définit le style managérial d’un lieu. Sur un plan économique, les acteurs engagés dans des actions touristiques ont à créer des partenariats et / ou à gérer des liens pour favoriser la réussite de leur entreprise. En effet, des ententes et des règles s’établissent pour réguler l’offre sur le marché et les rapports entre prestataires que la concurrence soit faible ou forte (Bouhaouala, 2001 ; Marchesnay, 1998 ; Raveyer et Saglio, 1984). Cette situation est d’autant plus effective sur des espaces touristiques socialisés et territorialisés à l’image des stations sportives maritimes, rurales ou de montagne. Les principes actifs dans le développement des différentes formes de management au sein de ces espaces touristiques doivent donc être saisis afin d’envisager leur développement et de mieux réguler les rapports entre les acteurs.

Selon le plan décisionnel, l’idée de développement des lieux sportifs pose la question de la genèse de compromis acceptables. Ce principe renvoie aux modèles de décision participant à la régulation des relations entre prestataires, d’une part, et entre prestataires et usagers, d’autre part (sixième principe). Tous ne s’accordent pas sur les changements à apporter, les règles d’usage, les normes à définir et les procédures décisionnelles à suivre pour gérer cet ensemble. Si par principe, les services sportifs en plein air s’inscrivent dans un modèle de la coproduction et du copilotage des pratiques (Pigeassou et Ferguson, 1997), des différences émergent quant à la forme de régulation choisie. Certains donneront la priorité à une gestion élitiste et technocratique (Crozier et Friedberg, 1981) alors que d’autres choisiront la médiation (Callon, 1986) ou la participation pour tendre vers une gestion plus démocratique (Ansel et Pagès, 1996). Les différences perceptibles selon les modèles renvoient de manière élargie à la question du politique (Mouffe, 1999). Comment tendre vers une forme et une procédure acceptables en limitant l’arbitraire inhérent à toute prise de décision ? On retrouve à ce niveau les débats classiques en politique concernant la gestion de l’espace public (Pharo, 1988 ; Habermas, 1995) que certains théoriciens ont appliqué dans l’étude de l’aménagement de la nature (Lafaye et Thévenot, 1993). Dans une optique de développement durable, nombreuses sont les études réalisées afin de mieux intégrer l’opinion publique dans la gestion de l’environnement (Dobré, 1995).

I.4. Synthèse

Les logiques d’action développées par les acteurs en fonction des principes et processus d’action présentés engagent le territoire dans une forme de développement (Simmel, 1981 ; Maffesoli, 1996) participant à son marquage identitaire. Dans une perspective marketing et géographique, le territoire s’imprègne d’une image et se positionne sur le marché des destinations touristiques et des territoires de nature (Micoud, 1991 ; AFIT, 2000). La forme émergente d’usage et de signification de l’espace exerce une attirance plus ou moins forte sur les publics et définit des accès filtrés. Des segments de clientèle et d’usagers sont déclinables en fonction de leurs préférences pour certaines formes emblématiques.

Les acteurs qui s’inspireront d’une vision mécaniste de la nature, qui feront abstraction du lieu ou qui développeront une rationalité marketing de leur action économique s’opposeront à ceux qui attacheront de l’importance à une nature animiste, au développement local, au bénévolat et à la concertation démocratique. Chaque forme de développement est ainsi attachée à ces six principes qui seront traités différemment suivant le jeu des acteurs. L’approche de ces principes avait pour objet de montrer la variété des orientations possibles. L’hypothèse est la suivante : si la combinaison des six principes théoriques en fonction des priorités accordées permet de créer une grande diversité de formes, il est tout de même possible d’identifier des formes autour desquelles s’organisent les enjeux du développement touristique. La relation entre les principes et les formes de développement est présentée en conclusion (tableau 1).

II. Les formes de développement

Une typologie comprenant huit formes de développement des espaces sportifs de nature a été élaborée. Cette construction repose sur une approche formiste (Maffesoli, 1996) mi-spéculative, mi-empirique, qui puise ses fondements dans l’observation de terrain, dans l’étude de micro-champs sportifs (escalade, stations de sports d’hiver, marché des prestations du plein air, etc.), dans la connaissance des cultures sportives de nature et l’expertise de sites sportifs du plein air (Corneloup, 2000). La prise en compte de l’histoire du développement des espaces du plein air et des politiques françaises d’aménagement s’impose aussi pour mettre en relief le poids des conjonctures dans le façonnage des sites de pratique. Enfin, dans un souci d’évaluation de la pertinence de ces formes, et afin de montrer la valeur heuristique de cette approche spéculative, une illustration systématique est réalisée par de récents travaux empiriques (Bouhaouala, 2000 et 2001 ; Soulé et Corneloup, 2001 ; Vachée, 2000 et 2001).

Un champ des formes de développement est alors identifiable, au sens de Bourdieu (1987), au sein duquel des acteurs sont en lutte pour imposer ou valoriser leur vision du monde, du loisir et du plein air. Au-delà des aspects techniques et pratiques, il s’agit également de rendre compte des dimensions culturelles et symboliques de ces formes. Des cités touristiques sont ainsi en circulation sur un marché du plein air, de plus en plus ouvert à de multiples influences. Mais cette ouverture n’est pas le signe d’un relativisme total. Des jeux de force entre la tradition et le changement, le repli et la transgression, le local et le mondial, l’éducatif et le consommatoire, etc. sont repérables participent à structurer les relations entre les formes de développement analysées ci-dessous.

II.1. Forme républicaine et anthropocentriste

La forme républicaine et anthropocentriste est au plus proche d’une relation urbaine à la nature et suppose que cette dernière est au service de la ville. L’aménagement de la nature est ici pensé dans l’optique de répondre aux besoins des urbains et des citadins. La valorisation de la nature est conçue comme un antidote aux effets néfastes des villes. Elle a pour fonction de canaliser la violence urbaine, de « destresser » et « déroutiniser » les habitants des villes, de créer de l’ailleurs et de la distinction. La nature devient le jardin de la ville, le jardin postmoderne à la française. C’est la nature domestiquée qui doit dominer, celle qui séduit les codes de lecture du citadin, bien loin de l’anxiété produite par la nature sauvage. Dans certains cas, on va jusqu’à reproduire la ville à la campagne. Rien ne peut alors contraindre la démarche de celui qui veut aménager, façonner et modeler la nature.

La logique de l’aménageur (Bozonnet, 1992) vise la satisfaction du citadin et du plus grand nombre. On pense ainsi aux stations de ski de la troisième génération comme emblème de la réussite technologique française, aux parcs nationaux et aux fédérations sportives de nature axées sur la compétition. Le localisme ne fait pas partie des priorités dans la valorisation du milieu naturel pour ceux qui s’inscrivent dans ce cadre de pensée. Bref, l’intérêt général et l’utilité publique l’emportent sur l’écologique et le local. En ce sens, cette forme s’inscrit pleinement dans la cité civique identifiée par Boltanski et Thévenot (1991). Ce management républicain repose sur une approche élitiste du politique. À partir du discours d’experts, la gestion des parcs nationaux (Blondel, 1993) et des zones rurales vouées au tourisme repose sur cette forme.

Le rapport anthropocentriste à la nature observé chez les moniteurs d’escalade (Vachée, 2000) illustre ce type de développement. Les espaces naturels doivent être sauvegardés et préservés afin de permettre aux hommes d’en pérenniser le capital pour leurs activités, la nature incarnant ici la matière première de l’activité. Un aménagement raisonnable des territoires naturels doit être pensé, mais dans l’optique principale de satisfaire les besoins des pratiquants. Les actions de nettoyage garantissent le bon déroulement des activités humaines et sont justifiées et légitimes dans cette perspective. Le moniteur-aménageur s’impose en tant que gestionnaire rationnel des espaces. L’acte vertical s’inscrit dans un imaginaire d’une domination raisonnée sur la nature. La réglementation pour réguler les flux et limiter la surfréquentation est nécessaire, non pas pour des raisons d’ordre écologique, mais pour assurer un accès convivial et sécurisé à cette nature socialisée. Elle doit rester souple, négociée et réfléchie afin que chacun puisse jouir d’une liberté d’accès optimale (Vachée, 2000).

II.2. Forme technocratique et normative

En référence à cette forme, la priorité est accordée, d’une part, à une approche législative et normative du développement touristique, et, d’autre part, aux procédures techniciennes dans la gestion des espaces.

La logique de l’aménageur et le projet cartésien qui consistent à devenir « maître et possesseur de la nature » sont poussés à l’extrême. Seule la nature aseptisée et domestiquée a un sens pour le technocrate et le législateur dans le respect des principes républicains, cartésiens et jacobins. Bref, les modèles de l’utilité civique et du « sportivement correct » tendent à imprégner l’univers des pratiques de nature pour limiter les abus en matière commerciale, sécuritaire, etc. De cette manière, le législateur qui tend à influencer le management des espaces de nature s’inscrit également dans la cité civique. La présence de plus en plus forte des juges et des textes produit en effet des règles rigoureuses qui encadrent l’offre de tourisme et de loisir sportif, augmentant ainsi la part de responsabilité des acteurs.

La démarche technocratique se perçoit lors de l’imposition de normes allant de la conception de produits « nature » aux conditions sanitaires des lieux d’hébergement. La fermeture de gîtes et de restaurants en milieu naturel est par exemple engagée sans se poser la question de savoir si les normes urbaines doivent s’appliquer de la même manière aux structures en nature. Dans les années à venir, sous la pression des normes européennes, les responsables de refuges en montagne seront peut-être conduits à fermer pour non-conformité avec la législation en vigueur ! Bien que cette manière de gérer les espaces touristiques soit perçue comme une valorisation par « les technocrates », d’autres vecteurs incitatifs constituent une alternative à l’autoritarisme : labellisation des produits touristiques de nature (Pigeassou, 1993), édification de chartes de qualité ou encore établissement de schémas locaux d’adaptation de l’offre d’itinéraires en montagne (Giard, 2000).

En matière de sécurité des pratiquants, les recherches de Soulé et Corneloup (2001) analysant les logiques d’action des acteurs de la sécurité dans les stations de ski montrent combien la démarche sécuritaire des maires et des responsables de services des pistes est imprégnée du souci permanent « d’être en règle » relativement aux textes législatifs. Dans bien des cas, la prégnance du pôle normatif prend le dessus sur l’efficience des actions de neutralisation du danger. Il s’agit, de manière rationnelle, de se protéger d’éventuelles poursuites judiciaires en cas d’accident. Le transfert de la responsabilité des pratiquants vers la responsabilité des prestataires privés et magistrats municipaux (Morand, 1999) interpelle ces derniers qui se contentent de réagir aux normes de sécurité. Cette approche crée des dysfonctionnements : d’une part, parce qu’on ne va pas au-delà des prescriptions normatives, une fois celles-ci atteintes, et, d’autre part, parce que les décisions prises pour prévenir de toute mise en cause ultérieure ne cadrent pas nécessairement avec les principes qui président à une prophylaxie efficace.

II.3. Forme de l’éducateur républicain

Un projet citoyen et éducatif de la nature est promulgué, légitimant une autre forme de management des lieux sportifs de nature. Pour ces acteurs en loisir sportif, l’encadrant a une mission à remplir, soit éduquer le touriste et le citadin en s’appuyant sur les vertus pédagogiques de la nature.

Ce modèle s’oppose à un usage consommatoire en réaction à une mentalité et à un comportement général du public. La logique de l’éducateur veut changer le regard urbain du pratiquant de loisir et l’ouvrir à la « vraie » pratique en nature. La mission des professeurs d’EPS, (éducation physique et sportive) des instituteurs et de tous les éducateurs en plein air s’inscrit dans cette perspective. Les principes d’action développés par Pociello (1995) dans son analyse de la sphère éducative au sein du système des sports s’appliquent totalement à cette forme de développement. La fonction d’utilité publique et éducative qui renvoie à la cité civique est ainsi légitimée. S’inscrivent dans cette dynamique les cycles en sport de nature organisés par les enseignants en EPS, les différents centres accueillant des classes vertes, les stages organisés dans un cadre scolaire et les autres centres de loisirs proposant des activités sportives durant les vacances. Le développement de projets pédagogiques et l’aménagement des espaces de nature pour favoriser les apprentissages et les initiations sportives et culturelles sont encouragés. Les sentiers et activités d’interprétation qui constituent des « produits » émergents s’inspirent de ce modèle culturel. Les parcs de nature (Australie, États-Unis, Canada), les centres océanographiques (Canada) et météorologiques (le mont Aigoual en France) constituent des exemples de site où se développe ce type d’action.

Certains vont encore plus loin dans cette éducation citoyenne par la nature. Ils reconnaissent alors la possibilité donnée à cette dernière de constituer un champ de valeurs et de propriétés propres. Par le contact avec cette nature « authentique », le projet éducatif peut remplir une mission de toute première importance. Les fonctions vertueuses, saines et rédemptrices de la nature sont mises de l’avant. Cette dernière devient en tant qu’espace éducatif une école de vie et de formation des caractères. Elle possède des qualités éducatives attachées à des principes élémentaires : rusticité, vie simple, logique de l’épreuve, ruralité, absence d’une logique marchande, isolement et prise de distance avec la ville et les réseaux de sociabilité classique. Cette relation forte et profonde avec la nature permet l’expression des qualités réflexives et introspectives de l’individu, confronté qu’il est à sa nature personnelle. Elle permet aussi le renforcement des valeurs de solidarité lorsque les individus font face à la difficulté de l’épreuve. Toutes les pratiques issues du « scoutisme », du « cafisme », de « l’hébertisme » y font référence. Les actions de réinsertion pour les toxicomanes, les déprimés et les asociaux se réalisent pour certains dans des centres aménagés en pleine nature. Une relation bien particulière s’établit entre les éducateurs et les publics-pratiquants autour de cette symbolique et des vertus éducatives de la nature.

II.4. Forme du marketing des services

Dans un univers marchand, marqué par une forte concurrence et des clientèles exigeantes, les prestataires doivent répondre et savoir s’adapter aux transformations du marché, ce qui encourage le développement d’une culture marketing du tourisme de nature.

Cette forme, faisant référence à la cité marchande de Bolstanski et Thévenot (1991) et à l’utilité marchande, devient un discours de circonstance pour valoriser les espaces touristiques en milieu naturel. L’important est de récolter des devises, faire de l’argent et satisfaire la clientèle citadine : on embellit la nature ; on rénove les refuges et les gîtes en montagne ; on développe une signalisation « design ». Dans cette optique, l’apparence de la nature, sa mise en spectacle et le service au « client roi » prennent le dessus sur d’autres considérations culturelles. La relation « authentique » avec la nature – celle qui sent la vache, les miasmes putrides des sous-bois, l’odeur du feu de bois qui s’imprègne dans les vêtements, l’eau froide des gîtes d’antan ou le bruit des mulots dans le grenier, etc. – n’a pas de sens dans cette perspective. Un zeste de nature est accepté ; juste ce qu’il faut pour satisfaire les nouvelles logiques culturelles des citadins à fort pouvoir d’achat.

Cette démarche fondée sur le principe du marketing management (Marion, 1999) devient la règle et la nouvelle norme dans le management du loisir de nature, ainsi que dans la création d’emplois dans ce secteur. La culture du privé s’immisce dans l’univers du plein air lorsque les prestataires en loisir sportif cherchent à créer des produits rentables. On quitte l’univers de la passion et du bénévolat, issu de la culture fédérale associative ou du secteur public ou parapublic[2], pour celui de l’intérêt (Hirschman, 1980).Bref, cette tendance à la servuction des espaces de loisirs de nature est dans l’air du temps. Les communes orientées vers le loisir et le tourisme de nature n’y échappent pas[3]. Le développement du néorégionalisme dans l’architecture des villages-vacances s’inscrit dans cette logique pour façonner des lieux commerciaux adaptés aux goûts des nouveaux consommateurs du plein air (Brusson, 1997).

La question de la nature et de l’écologie locale est secondaire, à l’exemple du « Center parc » de Sologne (Clary, 1993). Tout un discours émerge et modifie les représentations ainsi que les catégories de lecture des lieux de nature. L’activité devient un produit, l’usager, un client, le temps de, l’argent, la nature, une ressource de base. La symbolique de la nature n’a de sens que dans une perspective marketing. L’échange marchand devient prédominant conformément à la rationalité du « marketer » et à la manière dont il appréhende le « client roi » (Marion, 1995). L’éthique ludique et celle du consommateur s’imposent dans la conception des produits sportifs de nature en référence aux écrits de Pigeassou et Ferguson (1997). Les aménagements pour une pratique ludique se développent à l’image des parcs aventure qui sont élaborés autour d’un jeu avec le vertige et les sensations dans un cadre sécurisé où la prise de risque est simulée.

On retrouve cette même approche chez une catégorie de moniteurs d’escalade (Vachée, 2000) lorsque l’encadrement de cette pratique est valorisé par un décor de qualité. La fréquentation de ces espaces – aménagés, accessibles et aseptisés – prend un caractère folklorique. Les paysages possèdent des « qualités esthétiques », offrent de « bons points de vue » et sont animés par la présence de volatiles qui leur donnent toute leur valeur « authentique » (chants, vol, etc.). Cette « nature de substitution » (Dewailly, 1992) s’inscrivant dans une culture de « l’hypernaturel » devient un faire-valoir au service des activités humaines, sportives et commerciales. La nature devient un gigantesque parc d’attraction ; elle offre aux citadins des prestations touristiques emplies de sensations nouvelles, d’émotions et d’inattendu qui sont autant d’arguments pour les offreurs d’activités. Partie intégrante de cette nature, la falaise devient un simple support pour les activités de grimpe ; elle se présente comme un terrain de jeu privilégié rendant possibles des expressions ludiques. La finalité est la conquête de toujours plus de terrain de jeu, sans restriction ; les espaces naturels appartiennent à l’homme qui peut en faire ce qu’il veut. Les éventuels impacts des activités humaines sur les équilibres écologiques sont la plupart du temps minimisés par « cette famille » de moniteurs d’escalade.

II.5. Forme entrepreneuriale et logique productiviste

La finalité consiste ici à améliorer la performance des opérations professionnelles. Une logique productiviste, pour le manager, est à l’oeuvre à partir du moment où l’efficience de l’entreprise et du secteur devient la priorité absolue.

Les particularismes locaux et territoriaux importent peu. L’administrateur et le gestionnaire ont un rôle entrepreneurial. Le pilotage par la norme s’impose dans cette référence à la cité industrielle (Bolstanski et Thévenot, 1991). Certaines structures, à l’image des sociétés d’exploitation de remontées mécaniques (Transmontagne, SETAM, etc.), fonctionnent selon ce modèle. La finalité est d’améliorer l’efficience de l’entreprise : plus de débit sur les remontées, plus de forfaits vendus pour une rentabilité maximale. Dans cette optique, on se rapproche d’une logique en flux tendus où l’équilibre est toujours fragile. La nature n’est qu’un objet au service « de la saison à faire ». Les guides qui « enchaînent » les clients sur la voie normale du Mont-Blanc ; les moniteurs qui composent plusieurs canyons dans une même journée, parfois au détriment des principes sécuritaires, s’inscrivent dans cette cité. Le client n’est pas la priorité : ce sont les parts de marché et l’efficience qui orientent l’action des prestataires.

Pour ces entrepreneurs, les aspects naturel et social du territoire sont conçus comme des ressources externes se caractérisant par des potentialités positives au service de l’action entrepreneuriale. L’espace naturel, par ses capacités favorables à la multi-activité sportive, constitue un champ idéal de production pour les entrepreneurs de l’outdoor. En effet, la nature est instrumentalisée et se distingue par la présence de fortes potentialités commerciales en terme d’attractivité pour la clientèle. La démarche, si nécessaire, consiste à adapter l’espace naturel au produit et aux attentes des consommateurs (Bouhaouala, 2001).

La nature est un espace de pratique sur lequel le prestataire envisage de multiples formes d’aménagement. Cette dynamique d’action est bien souvent freinée par les organismes de protection des espaces naturels. Contrairement au marketing passionnel (Bouhaouala et Chifflet, 2001a), le territoire est, d’une manière explicite, asservi aux desseins de l’entreprise et de l’entrepreneur (rentabilité, croissance, etc.). Ce dernier adopte donc un rapport instrumental à l’espace naturel et commercial avec les pratiquants, considérés comme des consommateurs de sensations extrêmes.

Dans le domaine de l’escalade, les espaces de nature constituent, avec les salles et les falaises périurbaines, les lieux de travail des moniteurs qualifiés de « progressistes » (Vachée, 2000). Le rapport particulier à la pratique, axé le plus souvent sur la performance, la volonté de progression, l’enseignement de techniques et de compétences, engendre une symbolique particulière dans les relations avec la nature. Cette relation de technicien induit une vision rationnelle de la nature marquée par un souci d’optimisation et d’efficience. La performance et le progrès sont sans cesse évoqués dans les échanges qu’ils construisent avec les autres et la nature. Les systèmes de représentations basculent vers la métaphore d’une nature atelier où l’espace de pratique se transforme en lieu professionnel. Les éléments se trouvent « dénaturés » et placés au rang de simples éléments utilitaires (Vachée, 2000). La maîtrise des techniques et de la gestuelle renvoie à la maîtrise des éléments. La part « progressiste » (productiviste) semble plutôt basée sur une rationalité calculée à des fins de rentabilité avec des objectifs de développement des sites en termes d’aménagement, d’équipements et de confort, parfois même au détriment des obligations réglementaires et / ou écologiques.

II.6. Forme traditionaliste et conservatrice

Dans ce type d’organisation, les acteurs du lieu occupent une place de choix, à l’image des grandes familles locales investies dans la gestion de stations de ski. On quitte l’univers de l’entrepreneuriat pour une approche plus locale où le rapport à l’action et au risque financier se transforme. Une sorte de conservatisme affecte les formes de gestion des espaces de pratique.

Dans cette logique d’action, la conservation des traditions, la maîtrise du pouvoir local, le respect des ententes et des anciens prédominent ; les logiques marketing, écologique et autres importent peu. Les compétences sont le produit de l’histoire que l’on se transmet de génération en génération. En cela, cette forme, inscrite dans la cité domestique de Boltanski et Thévenot (1991), est le principe supérieur commun qu’il importe de respecter. Les aménagements réalisés, les produits développés ou encore les actions commerciales lancées ne sont pas forcément d’une grande qualité. On essaye de profiter des rentes dégagées (Bouhaouala, 2000 ; Marchesnay, 1998) par la richesse du site sans avoir forcément de stratégie de développement bien construite.

On pourrait prendre l’exemple de la station de ski des Sept Laux (Grenoble) où quelques grandes familles locales maîtrisent le pouvoir au sein du syndicat intercommunal (Le Pleynet). Le fonctionnement de certains prestataires en loisir sportif est proche de ce modèle à l’image de la plupart des écoles de ski françaises et de la compagnie des guides de Chamonix. Certaines associations de nature, marquées par la tradition, reposent aussi sur cette forme de développement. La « maison » est tenue par des locaux qui tiennent à conserver les usages ancestraux du lieu et le fonctionnement patrimonial. Le « bon sens local », l’histoire politique de la localité, le jeu des familles participent à la définition de l’organisation locale.

L’entreprise familiale identifiée sur le Vercors (Bouhaouala, 1999, 2000) s’inscrit dans cette forme. Le maintien de l’entreprise dans le patrimoine familial constitue l’axe stratégique prédominant. La constitution de bénéfices et l’augmentation du capital sont bien souvent antinomiques avec la nécessité de garantir des revenus suffisants à toute la famille sans risquer de mettre en péril l’entreprise. Un tiraillement est ainsi présent entre le but idéal et les objectifs à court et moyen terme. Cette configuration conduit le dirigeant à adopter un mode de gestion conservateur et une production traditionaliste et implicite lui donnant le sentiment d’éviter la prise de risque (Bouhaouala, 2001).

Au même titre que le savoir-faire hérité des anciens, l’espace naturel est une ressource interne à l’entreprise familiale. Au regard de leur ancrage territorial, les dirigeants conservateurs ont intégré l’espace dans le patrimoine collectif de toutes les anciennes familles locales. L’essentiel des ressources de base est constitué par le lieu et ce qu’il offre comme possibilités de séjours et de pratiques. De ce fait, les touristes qui ne consomment pas localement et « qui ne laissent pas quelque chose » aux commerçants conservateurs ne sont pas des bons clients.

Le territoire représente également un champ social où les entreprises familiales détiennent un pouvoir certain, en termes politique, foncier et social. Ce pouvoir s’exerce sur le marché local à travers des réseaux locaux couvrant l’ensemble du territoire. La règle sociale est constituée par des conventions héritées des parents que l’on adapte à l’air du temps. En cela, l’entreprise familiale devient productrice de rentes plus ou moins importantes et ne les engage pas dans des démarches marketing dynamiques demandant des investissements importants (Bouhaouala, 2001). Ce type de démarche se rapproche de celle l’entrepreneur notable décrit par Marchesnay (1998).

II.7. Forme du développement local

Cette approche globale du local cherche à situer la valorisation de la nature dans une perspective d’aménagement du territoire, de création d’emplois, de sauvegarde de la ruralité, de développement d’activités de proximité. Le projet est encore plus complexe lorsque les acteurs du lieu pensent le développement du loisir et du tourisme sportif en synergie avec la promotion du patrimoine historique et du tourisme culturel.

Un développement durable, reposant sur la dynamique locale, est préconisé en intégrant toutes les forces du lieu. Cette forme de gestion cherche à redonner de la présence aux acteurs politiques et aux conseillers en développement local dans cette volonté de limiter les effets négatifs d’une trop forte privatisation des lieux de nature. Il s’impose aussi pour combler le manque d’investissements privés. Dans cette perspective, le secteur public, parapublic ou associatif, désintéressé par l’appât du gain financier est le mieux placé pour impulser une dynamique de développement conséquente. Un management anthropologique des lieux de nature est ainsi défendu par une valorisation harmonieuse du milieu naturel considérant que les acteurs marchands sont incapables de gérer la globalité du processus de valorisation du milieu naturel. Des méthodes d’expertise ont été élaborées pour inscrire le territoire sportif dans un tourisme durable soucieux du développement d’une cité écologique (AFIT, 1999).

En détaillant un peu plus, on s’aperçoit que le manager parle de valorisation du milieu naturel pour créer de l’activité et justifier la mise en place d’un projet collectif. La valorisation de la nature et du patrimoine local est évoquée pour sauvegarder l’écosystème local, son patrimoine et la culture propre à chaque lieu. La priorité va bien souvent à un tourisme doux et aux sports écologiques capables de s’intégrer à la culture du lieu et d’épargner les susceptibilités locales. Dans une perspective théorique, on pourrait parler d’utilité écologique et sociale pour justifier la mise en place de ce type de management fonctionnant selon les principes d’une « cité écologique ». En référence aux principes de la gouvernance locale (Gerbaux, 1996), la participation massive des citoyens locaux est une revendication forte. Pour renforcer l’image de ce management écologique, il importe de donner la priorité à une agriculture biologique et traditionnelle ; d’entreprendre des actions pour vivre et faire travailler au pays les locaux ; de redonner de la valeur aux terroirs et aux rites écologiques dans un subtil équilibre entre les loisirs, une économie pastorale et une consommation écologique de la nature. La forme de l’utilité marketing et celle du management local anomique sont alors dépassées au profit d’un principe supérieur, celui de l’utilité locale pour la pérennité de l’économie, du vitalisme et de la vie locale.

Les objectifs fondamentaux de ce type de management se concentrent sur la dynamique de l’économie locale et la relance de l’emploi par les organisations associatives ou parapubliques. En d’autres termes, bien qu’il y ait une recherche d’efficacité et de rentabilité économique, l’objectif principal de certaines petites entreprises du plein air (Bouhaouala, 2000) est de participer au développement local et, ce faisant, stimuler la vie sociale du lieu.

Le territoire naturel représente alors la ressource de base constituant la force de vente et l’atout commercial de ce type d’organisation, les activités sportives n’étant que des produits d’appel pour séduire les clients et infléchir leur décision d’achat du séjour. Pour le prestataire, le territoire est perçu comme un lieu de travail et un espace social présentant des atouts commerciaux (capacité d’attraction des touristes). Cette richesse est globalement mise au service du développement local (création ou maintien des emplois). Du moment que l’intérêt du lieu l’exige, ce type de management est capable d’exploiter toutes les ressources locales (culturelles, sociales, naturelles, etc.). Le client, dans cette perspective, est perçu comme un partenaire à satisfaire en vue d’atteindre les objectifs socioéconomiques que l’organisation s’est fixés. Le dirigeant de ce type d’organisation locale est amené à adopter un rôle de chargé de mission ou de conseiller en développement local. La stratégie de l’entreprise est orientée par le projet socioéconomique des actionnaires qui sont en majorité des acteurs locaux. Ce type d’orientation stratégique est fondé sur deux dimensions apparemment contradictoires : « sociale » et économique. La réalisation des buts sociaux devient alors tributaire de l’efficacité économique et l’existence économique de l’organisation se justifie par les effets sociaux recherchés localement. Le marché et le client sont alors considérés comme des moyens indispensables pour la réalisation des projets collectifs. Celle-ci constitue une mission peu évidente à remplir, car il est souvent difficile de trouver « la logique alternative » au tout économique lorsque l’intérêt collectif dépend du marché (Bouhaouala, 2001).

II.8. Forme inspirée de l’écologie des profondeurs

L’approche ne serait pas complète si l’on oubliait d’évoquer une dernière forme de management des pratiques sportives dans les lieux de nature. Elle exprime la tendance extrême d’un management qui cherche à prendre ses distances par rapport à de la ville, à l’urbanité et à la consommation.

Ce modèle valorise la nature contre l’urbanité et contre la « nature produit ». Dans cette perspective, on reconnaît à la nature des droits inaltérables que l’on cherche à défendre. L’optique consiste à gommer le maximum d’artifices et de béton pour donner la priorité aux produits et pratiques naturels au mépris de la culture et des attentes urbaines. Les urbains doivent ainsi s’adapter à cette nature sauvage, en comprendre et en saisir les profondeurs. Toute démarche marketing est condamnée et seule la rencontre fortuite et initiatique est reconnue comme valorisante. En aucun cas, la rentabilité financière n’impose et ne doit imposer ses modèles d’action.

La priorité est ainsi donnée sur un plan sportif aux puristes, aux californiens et aux néo-aventuriers, brefs, à ceux qui sont au plus près d’une conception extrême, dure, mystique et écologique de la nature. Le contact proximal avec celle-ci est valorisé ; la vie de trappeur et de nomade dans un esprit communautaire et autarcique fait partie des modes de vie fortement appréciés. On est proche ici de la cité inspiréede Boltanski et Thévenot (1991) à partir du moment où le profit et la rentabilité ne sont pas des enjeux majeurs. Sur un plan managérial, le projet consiste à développer de petites structures légères et flexibles s’inspirant d’un management alternatif (Michaud, 1989).

En référence à cette forme, le territoire est conçu comme un lieu de vie offrant un bien-être supérieur. Tout en étant un espace de pratique sportive et de fusion avec la nature. L’espace naturel répond au besoin de liberté et de plaisir dans le travail. Ce type de prestataire a pour idéal de vivre de sa passion sur le lieu. Le territoire naturel n’est pas asservi en vue de réaliser des gains financiers, et l’activité sportive n’est pas transformée en une activité commerciale pure, mais rend possible une relation de proximité avec l’espace naturel qui ne repose pas sur un échange marchand. La relation avec le client est fondée sur le partage d’une passion identique pour le sport de nature, elle est par conséquent plus amicale que commerciale. Le client n’est pas perçu comme un simple consommateur : il est avant tout un pratiquant auquel il faut transmettre le respect et les secrets du lieu et de l’activité. Le partage de la passion vise à amener ce dernier à établir une relation fusionnelle à l’espace naturel. De ce fait, le recours à des formes organisationnelles simples du type microfirme n’est pas révélateur d’un manque de volonté de développement, de créativité, et / ou de maîtrise de techniques de gestion. Ce choix est à mettre en relation avec le refus du prestataire passionné de la croissance et de l’industrialisation de son activité, ce qui le conduirait à subir des contraintes non voulues (travail, horaire, investissement, endettement, embauche, etc.) et une « instrumentalisation » de son rapport au territoire naturel. La micro-firme sportive et l’indépendance de l’entrepreneur deviennent respectivement une voie et une garantie qui permettent de vivre un rapport écologique avec le lieu de vie et passionnel avec la pratique sportive (Bouhaouala et Chifflet, 2001).

Conclusion

Les huit formes de développement présentées et les cités touristiques s’y rapportant renvoient à trois macroformes managériales : la première à dominance institutionnelle et civique (formes républicaine, éducative et technocratique), la deuxième à dominance commerciale (formes entrepreneuriale et marketing) et la troisième à dominance locale (formes patrimoniale, écologique et inspirée). Bien souvent, l’empreinte des deux premières macroformes est exogène à l’espace local. De grandes entreprises perçoivent le lieu touristique comme un marché au sein d’un espace déterritorialisé et résillé. À l’inverse, la troisième macroforme est d’origine endogène, la question du développement global s’inscrivant au coeur du local (Violier, 1998). Lorsque cette troisième macroforme est suffisamment présente, toutes les conditions semblent réunies pour que des conflits surgissent : le lieu devient marqué par une multitude d’acteurs locaux aux intérêts divergents et en interaction avec des acteurs extérieurs, eux-mêmes porteurs de logiques d’action contradictoires et opposées aux intérêts locaux. Bref, dans une telle configuration, la présence d’un espace multiscalaire rend délicate l’approche globale et unifiée du développement local. La mise en place de lectures singulières et contextualisées s’impose alors avec d’autant plus de force.

Il est à ce stade souhaitable de faire ressortir une carte synthétique des formes de développement et des cités touristiques organisant la distribution des rôles au sein du monde du plein air. À partir des critères retenus, un système d’oppositions et différentes cultures managériales engagent les acteurs dans des politiques de développement et de création de produits divergentes.

Dès 1988, Cunha a distingué les éthiques de développement productiviste et « territorialiste ». Dans le premier cas, les échanges sont organisés en accordant la priorité au progrès, à l’efficacité et à la domination sur la nature. Dans le second cas, la priorité va à l’humain, à l’harmonie avec la nature, à l’être sur l’avoir et à la différence sur l’uniformisation. Sans contredire les propos de ce chercheur, un affinement de la lecture du développement est proposé à partir d’une vision élargie des logiques d’action ne se réduisant pas à un diptyque élémentaire.

Outre la différenciation des sites de pratique selon la forme de développement dominante, la modélisation construite possède un second intérêt heuristique, dans une optique non plus seulement discriminante mais également dynamique. La perspective temporelle ne doit en effet pas être écartée des analyses envisageables. L’interprétation des écrits d’Augustin (1995) montre que la généalogie de la création des stations de sports d’hiver en France renvoie directement à certaines formes de développement présentées : forme patrimoniale pour les stations de première génération, forme républicaine pour la deuxième génération de stations, forme entrepreneuriale pour la troisième génération et, enfin, forme locale pour la quatrième génération. En resserrant encore l’analyse, un site spécifique peut également être soumis à d’une lecture chronologique renvoyant à des formesdominantes successives. Ces dernières évoluent et se transforment alors en fonction du jeu entre les forces endogènes et exogènes pesant sur le territoire. Les travaux de Zuanon (2001) et de Debarbieux (1990) sur l’histoire du développement de Chamonix (Haute-Savoie) illustrent parfaitement cette réalité dynamique. En un siècle, cette ville est passée d’une gestion patrimoniale (« le territoire des chamoniards ») à un aménagement « républicain » (sous l’influence du Club Alpin Français), pour se caractériser ensuite par une gestion mi-locale, mi-républicaine (marquée par des conflits entre forces exogènes, le CAF souhaitant freiner le développement, et endogènes, les acteurs locaux étant favorables à l’expansion). Enfin, la période actuelle se caractérise par la prédominance des forces locales et la présence soutenue de partenaires privés (société des téléphériques, prestataires multiples) qui participent grandement à la transformation de la forme de développement du site.

Tableau 1

Typologie multicritère des formes de développement

Typologie multicritère des formes de développement

Tableau 1 (continuation)

Typologie multicritère des formes de développement

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Les formes de développement des espaces sportifs de nature peuvent ainsi être l’objet d’une observation sous l’angle de la diversité intersites ou intrasite. Dans chaque cas, cette variété de formes prend racine dans une relation ambiguë entre le centre urbain et la périphérie rurale. Le développement touristique local repose sur des interactions entre des acteurs et des publics partageant des valeurs plurielles. Dès lors, les démarches dans la gestion des espaces entrent en correspondance avec les cultures des usagers effectifs et potentiels de ces espaces de nature. De ce fait, en complément des études partielles réalisées par les grands organismes d’enquête sur les styles de vie (Viard, 1998), une typologie des segments de clientèle pourrait être construite afin de mieux saisir les usages touristiques et sportifs de la nature. Avec à une telle identification, les stratégies de développement gagneraient en cohérence, puisque l’adéquation des logiques d’aménagement avec les segments repérés présiderait au choix d’une orientation sur le marché (Lambin,1998). Par exemple, les parcs de loisir renvoient actuellement à des concepts différents (nationaux, interprétatifs, ludiques, pédagogiques, d’aventure, patrimoniaux ou écologiques) qui ne drainent pas les mêmes publics en fonction des formes mises en jeu.

Cette approche mixte du management des espaces touristiques en milieu naturel, à la fois théorique et empirique, met en évidence la complexité du fonctionnement de ces derniers, et incidemment de leur observation. En effet, si dans certains cas le fonctionnement d’un site est en totale correspondance avec une forme donnée, dans d’autres, l’analyse du management d’un espace ne peut se faire en référence à une forme exclusive. Le fonctionnement d’un territoire touristique particulier doit parfois faire l’objet d’une analyse tenant compte du croisement de plusieurs formes. À titre d’exemple, une étude réalisée dans le Val-de-Sioule (région rurale de l’Allier) permet de saisir la présence en ces lieux d’un management turbulent, de zones de conflits et de blocages. Le recours à des médiateurs s’impose alors pour harmoniser les relations entre des acteurs aux intérêts divergents (responsables politiques, prestataires privés, acteurs associatifs, techniciens territoriaux). Les clivages entre acteurs publics / privés et politiques / techniciens participent grandement à la production de ces turbulences. Ce type de configuration a été observée par d’autres chercheurs (Delignières, 1998) qui attestent de la difficile harmonisation des forces engagées dans le développement local. Cependant, dans d’autres cas, des réseaux locaux se forment à travers des interactions entre les différentes logiques d’action qui aboutissent à un système de régulation local tendant vers un développement équilibré, bien que toujours fragile (Bouhaouala, 2001 ; Richez, 1996). La prise en compte de cette complexité paraît nécessaire dans une optique d’adaptation des aides et d’élaboration de programmes de développement durable. En effet, dans le cas d’un territoire se distinguant par une dominance univoque de développement, il serait efficace et relativement simple d’adapter les mesures incitatives (installation, création, etc.) et les aides (financement, formation, promotion, etc.). En revanche, si une absence de dominance est constatée, les actions de développement mériteraient d’être d’abord orientées vers l’élaboration d’une politique socioéconomique locale à des fins d’organisation et de canalisation des énergies vers un but collectif. On rejoint là le nécessaire processus de traduction que Callon (1986) préconise dès qu’il y a absence de consensus autour d’un projet.