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Si sheng you ming, fu gui zai tian, (La vie et la mort relèvent du destin, le bonheur et la fortune, du ciel.)

Jeu pathologique, anthropologie et communautés culturelles

Le présent article vise à explorer de différentes particularités de la culture chinoise qui pourraient ou devraient intervenir dans la prévention, la compréhension et le traitement du jeu pathologique dans la communauté chinoise de Montréal, dans l’optique d’une anthropologie clinique « orientée vers l’utilisation des connaissances anthropologiques dans le diagnostic et la résolution des problèmes de santé » (Tremblay, 1990, p. 125). Ce sujet sera sondé à partir d’observations faites : 1) en Chine entre 1988-1991 et 1994-1995[1]  ; 2) à travers une revue de la littérature pertinente préparatoire à un terrain dans la communauté chinoise de Montréal (postdoctorat INRS-UCS, 2000-2002) ; 3) par le biais d’informations recueillies par correspondance avec divers universitaires chinois, principalement hongkongais[2]. L’enjeu est le suivant : le jeu pathologique comporte des coûts individuels et sociaux très élevés, et une meilleure compréhension de ses mécanismes et de ses manifestations permettrait d’établir de meilleurs contacts avec les joueurs pathologiques chinois, de trouver des traitements adaptés et, éventuellement, de mieux contrôler ce problème.

Le problème du jeu compulsif dans la communauté chinoise de Montréal a été documenté par le Service à la famille chinoise du Grand Montréal (SFCGM) dans le rapport Jeux et jeu problématique chez les adultes chinois du Québec : une étude exploratoire, publié par le SFCGM en 1997. Selon cette étude, il existe dans la population chinoise étudiée une prévalence du jeu compulsif plus élevée que dans la population du Québec en général (3,0 % contre 2,6 % ; SFCGM, 1997, p. 15). Étant donné les limites méthodologiques de l’étude et le fait qu’il n’y est pas spécifié de quelle(s) étude(s) provient le 2,6 % cité, nous nous bornons à affirmer que le problème de jeu pathologique dans la population chinoise est aussi important sinon plus que celui de la population montréalaise en général (estimé à 0,9 % par Chevalier et Allard, 2001). Aucune autre communauté ou groupe minoritaire au Québec n’a manifesté à ce jour autant d’inquiétude et entrepris autant de démarches pour contrer ce problème, ce qui paradoxalement en a augmenté la visibilité.

Pourtant, si certains membres de la communauté chinoise sont conscients de la nécessité de prévenir et de traiter, il appert que la plus grande partie des Chinois aux prises avec des problèmes de jeu consultent peu et boudent les centres de thérapies existants. Ils ne sont pas pour autant fermés à l’idée de services adaptés à leur communauté : « Une majorité de répondants (78,6 %) croit qu’il devrait exister des services particuliers pour les joueurs compulsifs chinois et leurs familles. [...] 55,4 % des répondants sont ’fortement d’accord’ et 36 % sont ’d’accord’ avec le fait que le travailleur qui fournit des services aux joueurs ait besoin de comprendre la culture chinoise alors que l’autre 8 % ne le croit pas » (SFCGM, 1997, p. 41)[3].

Cela corrobore d’ailleurs les résultats d’une étude menée en 1986 par le Conseil des communautés culturelles et de l’immigration sur « l’accessibilité des services sociaux et de santé aux communautés culturelles ». On y conclut que les barrières culturelles et linguistiques constituent un problème majeur à l’utilisation de ces services, auquel s’ajoute un manque de connaissance des ressources existantes par les différents groupes culturels. On conclut à la nécessité de mettre sur pied « un programme de formation et d’information sur les minorités culturelles pour les intervenants du réseau » (Helly, 1997, p. 61).

Ces problèmes d’insertion et de convergence ou de divergence interculturelle dans un monde où les populations sont de plus en plus hétérogènes se posent en plusieurs endroits du globe. Dans le même ordre d’idées, Diane Gabb écrit à propos du jeu pathologique chez les aborigènes d’Australie :

Counseling services for problem gambling are proliferating. Although most counselors have mainstream background and North American perspectives, an increasing number are being recruited from ethnic minorities groups and indigenous communities. Counseling agencies are starting to understand that mainstream counseling is itself a cultural artifact that is based on psychological theories developed in Europe and the United States for largely WASP populations with middle-class status and college education.

Gabb, 1998, p.n.d.

Dans le cadre des traitements de groupes minoritaires aux prises avec le problème du jeu, il est donc devenu impératif d’appuyer l’intervention sur de nouvelles recherches. Lesieur abonde dans ce sens en expliquant que :

While providing an ethnographic base from which a biopsychosocial theory may be developped, the sociocultural orientation holds future promises. At present no studies compare the experiences of different ethnic groups with gambling and pathological gambling in particular. Folk wisdom has it that Chinese-Americans are heavy gamblers, yet there is no research on problem gambling among members of this ethnic group to my knowledge.

Lesieur, dans Shaffer, 1989, p. 234

Cet article propose donc quelques pistes de recherche pour combler cette lacune en matière de recherche et d’intervention sur le jeu pathologique dans la communauté chinoise en particulier.

Le jeu pathologique aux yeux de la psychologie occidentale

Il existe un décalage entre la représentation du problème du jeu excessif en Occident et en Asie. Aux États-Unis, il est classé depuis 1980 dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) de l’Association américaine de psychiatrie sous la rubrique des « troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs »[4]. La recherche clinique a permis de raffiner les modèles explicatifs et les thérapies, et il se publie chaque année une quantité impressionnante de recherches toutes plus spécifiques les unes que les autres[5].

En Occident, l’explication physiologique attribue à la personne aux prises avec certains problèmes, dont celui du jeu compulsif, des déséquilibres cérébraux d’ordre chimique (manque de sérotonine, problèmes de neurotransmission de bêta-endorphine, dépendance à l’état de plaisir procuré par la sécrétion de dopamine, etc.(National Research Council, 1999, p. 203-206) :

For example, alcoholism, substance abuse, smoking, compulsive overeating, attention-deficit disorder, Tourette’s syndrome, and pathological gambling may be linked in the brain by cells and signal molecules that are ’hard-wired’ together to provide pleasure and rewards from certain behaviors. If an imbalance occurs in the chemicals that participate in this reward system, the brain may substitute craving and compulsive gambling for satiation.

Blum et al., 1996

Si ces explications ouvrent la voie à des traitements conjoints pharmacopée-thérapie, elles n’élucident pas les raisons de la vulnérabilité au jeu plutôt qu’à une autre dépendance. On peut faire le même reproche à l’explication psychanalytique, qui postule que le joueur se lance dans l’excès pour des raisons de narcissisme, de culpabilité ou de traumatisme profond. Dans l’optique des théories freudiennes, le joueur pathologique joue en quête soit d’excitation, soit d’expiation qui compenserait pour une relation coupable avec le parent (Freud, 1928). Plusieurs chercheurs (Bergler, 1958 ; Rosenthal, 1987) ont poussé leurs recherches dans cette même veine :

  • Le joueur éprouve un sentiment de culpabilité qui remonte à l’enfance et au rejet de l’autorité parentale et il tente de se punir par un comportement autodestructeur.

  • Il a une personnalité narcissique, un sentiment de contrôle sur le monde mais une forte dépendance à son entourage.

  • Il éprouve des blessures ou traumatismes enfouis, dont découlent une instabilité psychologique et une plus grande vulnérabilité.

Selon les théories comportementales, le jeu serait dû à un ou des troubles du comportement liés à un apprentissage ou à des modèles. Théorie plausible, bien qu’incomplète en soi, qui a le mérite de tenir compte de l’éducation et de l’environnement dans lequel a grandi, a été socialisé et évolue le joueur pathologique. Cette explication est donc basée sur la théorie du conditionnement (voir Knapp, 1976).

La théorie cognitive postule, quant à elle, que les joueurs pathologiques sont victimes de leurs perceptions et de leurs pensées ; la correction des pensées erronées concernant la chance, le hasard, les gains potentiels, l’illusion de contrôle, etc., peut donc modifier le rapport avec le jeu de hasard et d’argent... Pour certains, dont Robert Ladouceur, la fusion des deux théories précédentes est la plus complète et la plus prometteuse des approches : « [L’approche cognitive-comportementale] fournit une explication beaucoup plus complète de l’apparition, du développement et de la persistance du problème de jeu[...] » (Ladouceur, 2000, p. 46).

Au Québec, il existe des méthodes de thérapie qui offrent un cheminement bénéfique aux joueurs compulsifs et à leur famille et qui ont démontré leur efficacité. On y vise à développer une résistance aux situations « à risque » et à désamorcer les croyances erronées entretenues à l’égard du jeu. Ladouceur énumère quelques-unes de ces croyances erronées : « À cet égard les principales erreurs de la pensée dans le cas du joueur excessif sont liées à une mauvaise connaissance de l’espérance de gains négative et de l’indépendance des tours, à des illusions de contrôle, à des superstitions et à l’espoir fallacieux de se refaire » (Ladouceur, 2000, p. 108)[6].

Ces types de thérapie et les institutions qui y recourent, aussi essentielles soient-elles, ne sont probablement pas adaptées à une clientèle asiatique pour des raisons linguistiques comme pour des raisons culturelles fondamentales. Diane Gabb explique encore : « In problem-gambling terms, there may be very different traditions and belief systems influencing your behavior and your thinking about games of chance and the unseen forces that control life’s outcomes » (Gabb, 1998, p.n.d.). Il est en effet assez évident, pour qui connaît la culture asiatique, que les conceptions de hasard, de chance, de probabilité, les notions de risque et de contrôle y diffèrent. Or, c’est précisément sur ces conceptualisations que reposent intervention et traitement. Il faut donc, lorsqu’on parle du traitement des communautés culturelles, se poser la question de l’universalité et de la légitimité de la démarche occidentale.

L’approche cognitive comportementale a cependant ceci d’intéressant qu’elle exclut l’explication psychologique universelle et permettrait éventuellement la prise en compte de facteurs culturels et environnementaux dans la compréhension des dispositions des individus envers le jeu pathologique : ainsi, l’âge, l’origine ethnique, le statut socioéconomique, les croyances religieuses, etc., seraient autant d’indices ou de facteurs explicatifs du problème. Si l’on arrive à vérifier l’idée que la propension chinoise aux jeux de hasard et d’argent relève d’une vision du monde différente, on pourrait intégrer cette vision du monde dans les protocoles qui visent à désamorcer les idées erronées propres à la thérapie cognitive comportementale.

C’est d’ailleurs en partie dans cette direction que se sont engagées les recherches menées ici et ailleurs ces dernières années. Elles ont donné lieu à des interrogations, encore trop timides, sur l’influence des facteurs culturels, psychosociaux et environnementaux, et légitiment la présente interrogation sur la place et le sens du pari dans la culture chinoise en particulier.

L’évaluation du jeu excessif par les Chinois

Quelle est l’évaluation que fait le monde chinois du jeu excessif ? Cette évaluation peut-elle nous fournir des indices sur la façon d’aborder le sujet du jeu pathologique dans les communautés chinoises du monde ? On ne peut en fait parler d’un monde chinois ; Taiwan, Hong Kong et la Chine populaire, les trois bassins de population chinoise les plus importants en Asie, ont certes une base culturelle commune, mais trois types de fonctionnement sociopolitiques différents. En conséquence, le jeu d’argent excessif n’y est pas vu de la même façon par les législateurs et psychologues, pas plus que par la population d’ailleurs. D’emblée, il faut savoir que la panoplie de tentatives d’explications et de méthodes d’intervention que nous venons de voir n’ont aucun équivalent dans le monde chinois. La conceptualisation même du phénomène y est extrêmement différente, relève d’autres valeurs, dévoile d’autres enjeux.

Lors d’une étude antérieure menée à Beijing, qui portait sur le sens et la place du jeu en Chine contemporaine, nous avons été confrontée au phénomène suivant : lorsque nous disions venir étudier le jeu (youxi) en Chine, nos homologues du milieu universitaire supposaient tout naturellement que le pari (dubo) en Chine faisait l’objet de cette étude et manifestaient dès lors leur inquiétude : le pari est un problème d’actualité, mais il est quasi tabou et, en tout cas, peu digne d’intérêt « scientifique ». En dehors des régulières campagnes de propagande visant à dénoncer et éradiquer le phénomène du pari et du pari excessif[7], et en dehors des récits truculents ou dramatiques qui accompagnent dans la presse ces campagnes, les sociologues, philosophes et psychologues se sont encore très peu penchés sur ce phénomène. L’intérêt scientifique pour le sujet est inexistant, et c’est plutôt du côté de Taiwan et de Hong Kong qu’il faut se tourner pour trouver de rares analyses scientifiques sur le sujet.

Pourtant, les livres d’histoire pullulent, qui tracent l’évolution des habitudes et des « outils » de pari à travers le temps (Ge, 1995 ; Gu, 1989 ; Guo et Xiao, 1995 ; Luo et Xu, 1994, Luo, 1990 ; Ma, 1990, 1993). Mais on le sait, parler du passé en Chine est une façon de taire le présent, et jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il n’était pas de mise de reconnaître les problèmes de la société communiste : drogue, prostitution et pari avaient été « éradiqués » par le pouvoir en 1949, et bien brave le sociologue qui se serait risqué à en admettre l’existence ou à en analyser les manifestations. C’est ainsi que la plupart des informations sur un sujet qui est considéré au Québec comme un problème inquiétant relèvent en Chine populaire de la criminologie, sinon de l’historique, du folklorique et de l’anecdotique.

Or en Chine, comme au Québec d’ailleurs, il faut noter depuis une vingtaine d’années, une explosion de ce que l’on pourrait appeler « culture de la chance », qui se manifeste principalement par la disponibilité et la consommation accentuée de concours et de loteries. Plusieurs études occidentales associent disponibilité et augmentation de la prévalence du jeu pathologique, ce qui laisse supposer que la société chinoise ne serait pas épargnée par ce problème (National Research Council, 1999, p. 3). Or, la Chine populaire ne reconnaît toujours pas le jeu excessif comme étant un trouble de santé mentale[8] : « The negative perception toward pathological gambling is further reinforced by the reluctance of the psychiatric profession to recognise the behaviour as a mental health problem as evidenced by its decision to exclude pathological gambling from the China Classification of Mental Disorders (CCMD-2-R, 1995) » (Blaszczynski et al., 1998, p. 363).

Pour des raisons idéologiques, le jeu excessif y est considéré comme l’artéfact d’une société malade et dysfonctionnelle qui ne peut logiquement être le produit d’une société socialiste (on l’associe communément aux « fléaux » de la prostitution et de la drogue dans les campagnes de propagande). Et s’il existe des exceptions à cette règle, on ne reconnaît pas de circonstances atténuantes telles que la maladie mentale pour expliquer chez l’individuce comportement marginal ; seule une mauvaise influence sociale peut être à l’origine de la déviance et, dès lors, la condamnation et la punition, parfois la rééducation, constituent les seuls moyens d’intervention. Comme le dit Sing Lee, dans la société chinoise, « people who gamble immoderately and ruin their life are considered bad rather than mad » (Lee, 1996, p. 447). Le pari est criminalisé en raison du tort social qu’il cause, un point, c’est tout, et la question de son traitement ne se pose pas encore. Contrairement à la stigmatisation dont il était l’objet en Occident avant sa médicalisation (voir Castellani, 2000), le jeu pathologique n’est pas condamné en Chine pour des raisons morales ou religieuses, mais pour des raisons civiques et politiques : fruit et vecteur de valeurs individualistes et capitalistes, il contrevient théoriquement aux énoncés de principes qui gouvernent un pays que l’on dit encore socialiste. En termes d’éthique socialiste, l’individu qui joue trop et qui devient « criminel » pour alimenter sa passion est responsable de ses actes, actes que la maladie mentale ne saurait atténuer ou justifier.

Par ailleurs, un autre élément a un impact certain dans la problématique de l’identification du phénomène du jeu excessif. Selon Wei Shujie, psychologue de Shanghai qui se spécialise dans l’étude transculturelle de la maladie mentale, le jeu de majiang comme outil de pari (à plus ou moins grosses mises) est tellement répandu que « only very extreme addicts are identified [9] ». Selon lui, une grande partie de la population serait fortement à risque, selon les critères occidentaux, sinon joueuse excessive, mais sans le savoir... Ce qui corrobore les observations du Service à la famille chinoise du Grand Montréal, qui notait qu’une difficulté méthodologique majeure de l’enquête venait du fait que la pratique du jeu de majiang, l’achat de billets de loteries ou la spéculation boursière sont si répandus que « les gens qui s’y adonnent peuvent ne pas se percevoir comme jouant » (SFCGM, 1997, p. 10). La reconnaissance du jeu comme pathologie en Chine poserait donc un problème de taille dans l’adaptation des critères diagnostiques, ainsi que dans le traitement à réserver aux joueurs qui répondraient aux critères de la pathologie.

À Hong Kong, de rares études ont été menées sur la prévalence du jeu pathologique (Foo, 1984, thèse non publiée), le rapport entre le comportement de jeu et l’illusion de contrôle (Hong & Chiu, 1988, Chan, Lo et Wong 1986, thèse non publiée). On reconnaît timidement le jeu pathologique comme un problème d’addiction au même titre que l’alcool ou la drogue. Dans leur enquête sur la santé mentale de la communauté Shatin de Hong Kong, Chen et al. reconnaissent en effet que le troisième problème en importance dans la communauté est le jeu pathologique, après l’abus de substances (toxicomanie) et les désordres généraux d’anxiété (Chen et al., 1993). Pour ce faire, les psychologues hongkongais attelés à cette étude utilisent un outil de diagnostic occidental courant, soit le DSM-III[10], ce en quoi ils se distinguent de leurs collègues de Chine populaire. Pourquoi ?

On sait que le pari est presque un mode de vie à Hong Kong, puisque les courses de chevaux bihebdomadaires tiennent lieu à la fois de loterie, d’activité sociale et de rituel (ce que la Chine Populaire n’a pas permis, les loteries et autres jeux de hasard et d’argent y ayant été interdits jusqu’en 1987). Les casinos voisins de Macao ont pour clients les Chinois enrichis de Hong Kong et de Chine populaire, tandis que les moins nantis des Hongkongais se rabattent inlassablement sur le majiang domestique (la mise est moins grosse, mais l’implication dans le jeu est parfois suffisante pour justifier le terme de jeu pathologique). Cette disponibilité a peut-être permis que le jeu pathologique devienne un problème beaucoup plus marqué qu’en Chine populaire, d’où sa reconnaissance précoce. Les universitaires de Hong Kong ayant par ailleurs une forte tradition de coopération et d’échanges intellectuels avec le monde anglo-saxon, à cause de la présence coloniale anglaise, le concept de jeu pathologique s’est imposé, tout au moins chez les psychologues[11].

Car peu importe que quelques autorités médicales commencent à reconnaître le jeu comme une pathologie, il en va autrement de la population. Gracemary Leung, directrice des services psychologiques du Département de psychologie de l’Université de Hong Kong, confirme elle aussi le problème des Chinois, où qu’ils habitent dans le monde, à reconnaître le jeu excessif :

The Chinese compulsive gamblers in UK, or Amsterdam (a study done last year) have similar problems in their inability to perceive compulsive gambling as a problem. In HK this would be more difficult to convince them that excessive gambling is a problem and its impossible for them to construe or accept it as an illness concept. Saying that the social and cultural acceptance of gambling as a hobby and as a way to make a quick buck has not stopped the Chinese from acknowledging that some are struck and are bad gamblers, with loads of debts. [They adopt] ’this only happens to them not me’ type of reasoning. Once a person is labeled as heavy and bad gambler, he is being despised. Thus, all heavy/compulsive gamblers tend to deny they are one and lies and lies more to cover up. [...] The DSM IV took years until recently before including compulsive gambling, so HK and China may take another 5-10 years before acknowledging the need to do so[12].

À Taïwan, le jeu pathologique est un « fléau » plutôt récent que certains n’hésitent pas à qualifier d’épidémie. Le pari étant légalement interdit, l’émission ponctuelle de billets de loterie par le gouvernement donne, semble-t-il, lieu à des fièvres extraordinaires parmi la population. Le jeu illégal serait florissant et les autorités parlent fréquemment d’assouplir les lois afin de financer le gouvernement, d’une part, et de réduire le jeu illégal, d’autre part. Une enquête sur la santé mentale des habitants de Taïwan conclut, elle aussi, à la haute prévalence du jeu pathologique parmi la population masculine particulièrement (Hwu, 1989). Les instruments diagnostiques utilisés sont le MMSE (Mini Mental State Examination et le DIS-CM (Chinese modified Diagnostic Interview Schedule version III), et le DSM-III pour les critères diagnostiques ; les psychologues taiwanais ont donc, eux aussi, adapté certains instruments à la réalité chinoise et ces adaptations dépassent la traduction linguistique pour inclure certains désordres estimés plus importants dans la population taiwanaise.

Malgré leur petit nombre, ces quelques recherches menées auprès des populations chinoises confirment la nécessité évoquée plus haut de penser différemment les interventions auprès des joueurs pathologiques chinois. D’autres études chinoises concernant, non plus le jeu pathologique, mais la psychologie chinoise au sens large, offrent des pistes de compréhension du phénomène de grande prévalence du jeu excessif dans la communauté chinoise, et corroborent l’idée de différences psychologiques interculturelles déterminantes. Nous ne les mentionnons qu’à titre indicatif puisque le lien entre ces particularités psychologiques et le jeu n’a pas encore été validé.

Le lien positif entre propension au jeu et « locus de contrôle externe[13] » a été documenté par quelques recherches sur le jeu pathologique. Or, diverses études psychologiques comparatives entre Anglo-Américains, Chinois hongkongais et Sino-Américains, ont établi que les Anglo-Américains avaient un locus de contrôle interne et les Chinois, un locus de contrôle externe (Hsieh, Shybut et Lotsof, 1969 ; Lao, 1977). On identifie comme ayant un locus de contrôle externe les gens qui croient que les récompenses et les événements de leur vie sont dépendants de forces externes, de gens ayant du pouvoir ou encore dépendants de la chance (Yang et Ho, 1988, p. 271). Dans certains cas, attribuer un contrôle externe à un événement est un processus adaptatif nécessaire, dans la mesure où l’attribution d’une causalité externe à des événements néfastes peut protéger de la culpabilisation et même de la dépression et aider à composer avec l’adversité (ibid). Cependant, il semble probable que cette même propension peut constituer un fort incitatif au jeu excessif, et nuire particulièrement à ceux d’entre les Chinois qui joueraient dans l’espoir que la chance seule leur amène la prospérité économique[14].

Dans le même ordre d’idées, Yu analyse les concepts de SOAM, ou Social-oriented Achievement Motivation, et de IOAM, Individual-oriented Achievement Motivation. « IOAM describes an individual’s motivations in terms of an internally determined goal or standard of excellence achieved through acts which contains a degree of uncertainty as to the outcome » (Yu, dans Bond, 1996, p. 229). L’IOAM décrirait les valeurs culturelles de la classe moyenne américaine, le SOAM correspondrait à la psychologie du peuple chinois ou des sociétés confucianistes, depuis toujours déterminée par la famille et la collectivité. Le résultat de leur enquête démontre que dans l’attribution d’un échec, « In the case of SOAM, the dominant subsequent attributions are social oriented, and they include a lack of necessary social connections, poor supernatural precondition such as bad ming (fate), bad yun (luck), and bad predestined interpersonnal affinity (yuan) [15] » (Yang et Ho, 1988). Encore une fois, le libre arbitre de l’individu dans la conduite de sa destinée semble céder la place à un fatalisme qui pourrait justifier inconsciemment le recours au jeu.

Finalement, l’étude de Hong et Chiu, Sex, Locus of Control and Illusion of Control in Hong Kong as Correlates in Gambling Involvement, menée à Hong Kong sur 158 adultes de toutes origines sociales met aussi en relief la relation entre locus de contrôle, illusion de contrôle au jeu et relation au pari[16]. À partir des résultats de cette étude, les auteurs proposent l’hypothèse suivante : étant donné le peu de contrôle effectif qu’a le chinois moyen sur certains aspects de sa vie : « The feeling that major reward allocation decisions are left in the hands of other powerful persons is frustrating and more likely to trigger the motivation to regain illusory control experienced in gambling » (Hong et Chiu, 1988, p. 671). Ainsi, dans cette interprétation, le jeu permet d’éprouver un sentiment d’interaction libérateur, sinon d’influence, sur les événements et la destinée.

Cette propension à attribuer à des causes externes les événements marquants de la vie est donc assez bien documentée. Si les Chinois attribuent en général la réussite au labeur[17], ils attribuent aussi nombre d’événements au manque de relations sociales nécessaires, à des mauvaises conditions surnaturelles telles une mauvaise destinée, une mauvaise chance, de mauvaises « affinités interpersonnelles prédéterminées ». De telles dispositions psychologiques pourraient expliquer la forte prévalence de jeu pathologique dans la communauté chinoise, et cela reste à documenter. Il faut d’abord, dans une optique plus anthropologique que psychologique cette fois, chercher à mieux définir ces concepts reliés à la chance et à la destinée. Ensuite, certains éléments qui peuvent modifier soit le rapport au jeu, la perception des problèmes qui y sont liés et les interventions éventuelles auprès des joueurs et de leur famille seront évaluées. Il apparaît en tous les cas que de telles prédispositions culturelles peuvent constituer autant de facteurs de risque à remettre sa destinée et sa fortune entre les mains du hasard.

Les concepts de fatalité, de destinée et de chance dans la pensée chinoise

Le jeu pathologique est une dépendance au jeu de hasard et d’argent. Si l’on étudie le rapport des Chinois au jeu de hasard, on doit se demander quel est le rapport des Chinois au hasard, mais aussi à la destinée, à la chance, au travail, à l’argent, enfin, quelles normes culturelles peuvent être déterminantes dans la propension au jeu et dans l’attitude envers le jeu...

Dans la pensée chinoise, la fatalité, ming, est « fatalement » décidée par le ciel (ming a originellement pour sensordre ou décret) ; elle imprime de façon indélébile la bonne ou la mauvaise fortune de chacun de la vie à la mort. Lorsque Steve Harrell a demandé à ses informateurs d’un village de Taiwan quel était le sens de l’expression hao ming (favorable / fatalité), la réponse était invariablement « Beaucoup d’argent et peu de travail physique » (Harrell, 1987, p. 95). Une destinée propice est donc liée à la prospérité, à une charge de travail physique peu lourde, ce qui est compréhensible dans une société traditionnellement paysanne. Les Chinois sont pourtant reconnus pour être travaillants, et leur « éthique entrepreneuriale » est en général un facteur de réussite partout où ils s’installent dans le monde. Cela n’entre toutefois pas en contradiction, puisque l’on trouve dans la pensée chinoise l’équivalent de notre « Aide-toi, le ciel t’aidera » dans le proverbe « Si l’homme est diligent, la terre ne sera pas paresseuse » (Arkush, 1984).

Mais le concept de ming (ou de mingyun, son synonyme) permet d’expliquer pourquoi deux personnes qui naissent et sont élevées dans des conditions similaires, qui fournissent des efforts égaux et qui répondent toutes deux aux valeurs communautaires d’éthique entrepreuneuriale ne réussissent pas de la même façon. On dira que le premier a un bon mingyun, le second un mauvais. Le mingyun est aussi l’équivalent du destin au sens large, destin dans lequel s’inscrivent les événements de la vie entière et sur lequel l’individu n’a pas de prise.

Tout est déjà écrit, mais ce qui est écrit peut réserver des surprises : « Fate is a life-long thing, and thus can both be immutable and encompass what are sometimes wild shifts in fortunes » (Harrell, 1987, p. 100). Ce sont ces revirements de fortune potentiellement inscrits dans la fatalité, dans le cours de la vie, qui font courir les Chinois chez les diseurs de bonne aventure, astrologues et autreschiromanciens. Depuis les temps les plus reculés, on interroge le ciel sur ses desseins et les réponses du ciel s’inscrivent dans des signes imprévisibles : sur des écailles de tortues et des os, dans les événements géophysiques ou épidémiologiques, dans le lancer des bâtons d’achillée. Comme le dit Neveux, « Le joueur, en tant que parieur, est l’homme de la Providence et, en tant que Devin, l’homme de la prescience. Le jeu se trouve ainsi constitué originairement par une synthèse ambiguë de prévision et de prière » (dans Caillois, 1967, p. 459). Les joueurs entretiennent cette double relation avec la chance.

Selon l’étude de Duong et Ohtsuka (2000) sur les perceptions de joueurs vietnamiens au sujet du jeu et de la chance, deux croyances sont concomitantes ; la chance détermine l’issue du jeu, et l’issue du jeu sert à prédire si la chance est favorable au joueur à l’extérieur du jeu. Si la chance est favorable, celui-ci peut espérer un revirement de la fatalité. Si le destin est invisible, le jeu apparaît comme une tentative de le rendre visible. Ne nous étonnons pas que les Chinois interrogent aussi leur avenir dans le lancer des dés :

De la même façon que les bâtons d’achillée et les dés servaient en des temps anciens à lire les augures et prendre des décisions, le joueur aura tendance à interpréter ses résultats au jeu. Celui-ci terminé, on extrapole à partir du succès ou de l’échec, on prête à la chance des intentions fastes ou néfastes sur l’ensemble de la destinée, des affaires, des amours, etc., en supposant une correspondance entre les dispositions cosmiques observées dans le dénouement du jeu et la tournure des événements de la vie quotidienne.

Papineau, 2000, p. 230

Duong et Ohtsuka pointent deux autres croyances susceptibles de modifier la perception des joueurs asiatiques de la destinée et de la chance :

[...]Vietnamese Australian gamblers do use culture specific schemas in explaining and reinforcing their theories regarding gambling. Qua bao (repayment) is clearly based in the traditional Vietnamese beliefs on justice and retribution influenced by Buddhism. Similarly, wins and losses being seen as the Yin-Yang in life is definitely influenced by Asian philosophy. (...) culture-specific beliefs might contribute to reinforce the maintenance of illusion of control.

Duong et Ohtsuka, 2000, p. 10

Par ailleurs, une autre des croyances chinoises interfère grandement dans la fonction d’oracle reliée au jeu : la numérologie. Les Chinois accordent traditionnellement un pouvoir emblématique aux chiffres, ceux-ci étant liés aux phénomènes naturels et influençant divers éléments de la vie. Il existe une correspondance numérique entre les chiffres, les saisons, les orients, les éléments, les couleurs, les saveurs, etc. Par extension, certains sont réputés chanceux, d’autres néfastes. Ce que Needham (1995) appelle « mysticisme numérologique » est appuyé à un point tel que les loteries dites actives, où les joueurs choisissent eux-mêmes leurs numéros, ont longtemps été évitées, les joueurs ayant tous tendance à choisir les mêmes chiffres : huit porte chance, car il se prononce en cantonnais comme le mot prospérité, tandis que le chiffre quatre est évité comme la peste puisqu’il est homonyme du mot mort. Les jeux comme la roulette, le black jack, le patchinko sont extrêmement courus par les Chinois puisque ceux-ci attribueront un pouvoir divinatoire aux chiffres tirés aléatoirement ou s’attribueront une influence sur le résultat des jeux lorsqu’ils en choisissent les chiffres.

Finalement, le panthéon de la religion populaire chinoise est composé d’une multitude de divinités auxquelles il est coutume d’apporter des offrandes. Nonini, dans une recherche sur les pratiques économiques et le pari dans une communauté chinoise de Malaisie, avance que si les petits épargnants demandent à ces dieux, à travers la consultation d’un médium, les numéros de loterie gagnants, les plus fortunés considèrent que l’argent misé au jeu dans des cérémonies publiques (casino, tables de majiang) ont la même valeur que des offrandes destinées à Bouddha. Elles permettent « d’honorer publiquement et de façon ostentatoire les dieux », qui sont dès lors en position d’obligation envers eux. Cet argent n’est donc pas gaspillé, il est un investissement symbolique dans l’éventuelle prospérité du clan et de ses descendants (Nonini, dans Basu, 1991).

Certaines thérapies actuelles tendent précisément à vouloir corriger les pensées erronées, les conceptions du joueur de sa « chance » de gagner. On aura beau tenter de convaincre notre joueur que la face pile d’une pièce n’a pas de chances supérieures d’être gagnante parce que le côté face est sorti les trois fois précédentes (« indépendance des tours », Ladouceur, 2000, p. 113 et ss.), ou que le gouvernement empoche nécessairement de 2 à 50 % des mises (« espérance de gains négative », ibid, 2000, p. 109), il est écrit dans l’ordre cosmique et dans l’esprit du joueur que c’est justement parce que la fatalité est imprévisible qu’elle peut réserver des revirements de situation. La cosmogonie chinoise même rend le Chinois plus vulnérable au message insidieux, tentateur et extrêmement efficace « Un jour, ce sera ton tour ». Il est sans doute possible de corriger par la démonstration certaines superstitions liées aux facteurs que le joueur croit « déclencheurs » de chance (température propice, croupier sympathique, table « chanceuse », rencontre d’une personne « porte-bonheur », etc.), mais cette notion de « ming », de « grand bonheur » imprévisible, qui ne relève pas de la logique mais d’une cosmogonie, sera certainement plus difficile à remettre en question.

Normes sociales et jeu pathologique dans la communauté chinoise de Montréal

Certains traits culturels, normes et attitudes sociales, l’affiliation à une communauté ethnique (National Research Council, 1999, p.96-97) ou le statut d’immigrant peuvent avoir un impact sur la pratique continue du jeu excessif, sur la difficulté de l’identifier et de le traiter, et cecla est certainement vrai aussi pour la communauté chinoise de Montréal. Ce sont quelques-uns de ces traits culturels et de ces normes sociales que nous sondons ici.

L’État et le père, figures d’autorité

Diane Gabb souligne fort pertinemment à quel point le monopole presque total de l’État sur la commercialisation légale des jeux de hasard et d’argent peut apparaître ambigu à certains immigrants chinois ou vietnamiens ; dans les sociétés confucianistes, si le jeu est populaire comme ailleurs, il n’a été que rarement légalisé ou très récemment. Le jeu est en général permis aux fêtes du Nouvel An ou toléré dans des cercles privés. Les loteries publiques sont permises lorsqu’il est clair que les fonds ramassés seront destinés à une cause sportive ou humanitaire. On peut soupçonner qu’un nombre important d’immigrants perd ses repères sur le sujet en arrivant au Québec, où le jeu, étatisé ou non, est omniprésent. Quel message reçoivent-ils d’une société où l’État non seulement sanctionne le jeu, mais, de surcroît, le commercialise à des fins de profit ? D’une société dont la figure d’autorité, le gouvernement, use de tous les moyens de communication disponibles pour faire la promotion de la consommation du jeu ? La part dangereuse du jeu devient occultée et cette nouvelle permissivité qui contraste avec la culture d’origine est peut être un facteur de risque supplémentaire pour les nouveaux immigrants[18].

Dans un autre ordre d’idées, le jeu touche à un fondement de la société chinoise, soit la cohésion familiale et le respect filial. Sur une population de 1 612 adolescents de la région de Québec, Ladouceur rapporte que pas moins de 7 % d’entre eux estimaient que leurs parents jouaient trop (Ladouceur, 1988). Cette proportion a tout lieu d’être la même dans la communauté chinoise. Or, les impacts du jeu sur la vie familiale sont souvent dramatiques :

Children of the pathological gambler are probably the most victimized by the illness. Usually underage, emotionally and financially dependant upon the gambling during the worst of the illness, it is the children who are the most helpless. They hear the arguments, recriminations, apologies, broken promises, insults, lies and fights. They hear their mother arguing with their father about not having money for food, clothes, or school items for the children.

Lorenz, 1987, p. 82

On conçoit l’insécurité ou la gêne, à l’école par exemple, que peut causer chez le jeune une situation financière instable. Mais au niveau émotionnel, le fait d’être pris en otage ou comme un enjeu dans des argumentations sans fin entre le joueur et son conjoint est particulièrement destructeur ; entre le début du problème de jeu et son traitement, si traitement il y a, la famille vit un cycle de mensonges, de promesses, d’espoirs déçus. Une étude a démontré que les enfants de joueurs pathologiques, dans un processus de perte d’amour et de respect pour le parent joueur, développaient différents troubles psychosomatiques : « In a recent study, one-third of the 151 adults respondants (pathological gamblers) to a questionnaire reported that their children suffered from illness, such as allergies, asthma, chronic digestive problems and headaches » (Ibid. p. 82).

Dans nombre de cas, l’histoire familiale ne se termine pas par un traitement mais par un divorce où le conjoint non joueur aura à assumer seul la subsistance des enfants. La vie sociale de la famille est évidemment affectée par ce processus, et on arrête souvent par gêne de fréquenter le cercle d’amis. Les cas de faillite et de chômage subséquent accentuent l’ostracisme et l’isolement de la famille.

L’enfant de parents joueurs, placé dans une relation familiale conflictuelle, perd souvent et l’estime de soi, et l’estime pour le parent joueur. Dans la société chinoise, l’héritage confucéen des valeurs familiales est extrêmement important et le respect dû au père est immuable : « Responsibility towards the family, the interdependence of family members, and respect for parents are still key themes among Chinese population around the world » (Goodwin et Tang, dans Bond, 1996, p. 303). La déchirure éprouvée par le jeune qui perd graduellement toute estime pour le parent joueur est possiblement beaucoup plus forte que celle d’un jeune de culture nord-américaine, pour qui l’individualisme prime. Ce que le jeu pathologique détruit, c’est le ciment même de la vie familiale et sociale chinoise, l’harmonie des rapports intergénérationnels et le respect dû aux aînés.

Le sens de l’honneur et l’entrepreneurship

Comment vit-on le cycle du jeu et de la déchéance économique dans la communauté chinoise ? Celle-ci est traditionnellement connue pour être dure au travail et fière de ses valeurs d’épargne et d’entrepreneurship. Nombre d’études anthropologiques et historiques ont permis de documenter l’idée avancée par Harrell que « All these traits (industry, frugality, planning) constitute what I have characterized elsewhere as the Chinese entrepreneurial ethic, a cultural value that requires one to invest one’s resources (land, labor, capital, scholarship, whatever) in a long-term quest to improve the material well-being and security of some group of which one belonged and with which one identifies closely » (Harrell, 1987, p. 93-94). Plus près de nous, il n’y a qu’à se pencher sur l’essor de la communauté chinoise du Québec depuis l’arrivée des premiers immigrants et travailleurs au siècle dernier pour voir confirmé ce trait culturel (voir Helly, 1987).

On comprendra alors que pour le joueur qui vit la déchéance économique presque inévitablement liée au jeu pathologique, qui dépense l’épargne que, traditionnellement et moralement, il doit à sa famille, le sentiment d’échec est plus que simplement économique ; il rompt la tradition et échoue à procurer à ses proches le bien-être matériel et la sécurité que mentionne Harrell. Dans ces conditions, pour le parent joueur, ne pouvoir subvenir aux besoins de sa famille, de son clan, c’est perdre la face aux yeux de la communauté, d’où l’extrême réticence à reconnaître ouvertement le problème du jeu.

Les études en priorité

Il est maintenant connu que la prévalence du jeu pathologique passerait, par rapport à la population adulte, du simple au triple dans la population des adolescents (Gupta et Derevensky, 1998). On ne sait pas encore si le rapport est de cet ordre dans la communauté chinoise de Montréal, mais des jeunes Chinois ont d’ores et déjà permis au le Service à la famille chinoise du Grand Montréal de prendre connaissance de l’ampleur du phénomène. Les jeunes Chinois joueurs vivent-ils leur dépendance comme tout le monde ?

On parle souvent de l’importance accordée aux études par la communauté asiatique, des succès impressionnants des jeunes asiatiques à l’école au Québec (ou ailleurs en Occident) :

Selon une enquête menée par la journaliste Micheline Lachance (1988), les étudiants vietnamiens, cambodgiens, laotiens et chinois des classes du secondaire de la CECM obtiendraient dix points de plus que les autres étudiants en mathématiques, quatre de plus en moyenne générale, et ils devanceraient même leurs camarades d’un point en français.[...] Selon une démographe d’origine vietnamienne, « chez les Asiatiques, plus que chez tout autre groupe, l’honneur de la famille repose sur la réussite des enfants.

Méthot, 1995, p. 121, 159

Une formation scolaire réussie est souvent promesse d’élévation sociale, de carrière intéressante, de sécurité économique. C’est pourquoi l’accent est mis sur l’étude dès le plus jeune âge. La réussite scolaire est l’une des valeurs importantes de la communauté chinoise ; or, le jeu pathologique chez les jeunes mène très souvent à l’échec scolaire, sinon à l’abandon pur et simple des études. Pour le jeune qui arrive à cet extrême, soit parce qu’il a déjà pris des habitudes de jeu, soit parce que la situation familiale auprès de parents joueurs dégénère au point qu’il ne puisse poursuivre ses études, le sentiment d’échec est amplifié par l’inadéquation entre ce qu’il est et le modèle en vigueur dans sa communauté (sinon dans sa famille).

Autonomie et résistance à l’aide et à l’intervention

Les normes précédentes concernant l’entrepreneurship et les études nous amènent logiquement à ce troisième argument. La communauté chinoise de Montréal a toujours été studieuse, industrieuse et solidaire, extrêmement autonome à combler ses besoins ; il n’y existe pas de tradition forte de recours aux services sociaux. Les Chinois de Montréal ont développé, dans le respect des institutions québécoises, leurs propres organismes financiers, sociaux, médiatiques, hospitaliers, etc. ainsi que des réseaux internes d’entraide et de coopération. Il en résulte une certaine autarcie, et les Chinois dans le besoin n’iront pas spontanément chercher de l’aide à l’extérieur de ce réseau. Le joueur pathologique chinois qui a besoin d’être aidé a déjà « perdu la face » aux yeux de sa propre communauté. Les dispositifs d’aide aux joueurs pathologiques mis en place depuis quelques années sont du reste inadaptés à une telle clientèle, comme à celle d’autres communautés culturelles : ils ne les fréquentent pas.

Blaszczynski, s’appuyant sur une revue de littérature fouillée et sur les conclusions de son étude du jeu pathologique dans une communauté chinoise d’Australie, confirme nos a priori sur la réticence des joueurs pathologiques chinois à chercher de l’aide :

[ ...] it is reasonable to expect that pathological gambling in the Chinese Community will remain hidden and/or under-reported for these and a number of other reasons. These other reasons relate to the desire to conceal problems because of the stigma associated with mental illness (Lin, 1982) and the fear of losing face in public (Lewis-Fernandez and Kleinman, 1994). In addition, there is also a marked reliance on family support and management in preference to consulting professional organization (Tseng et al., 1995), disposition to use of personal control in overcoming excessive behavior (Luk and Bond, 1992) and a reluctance to approach mainstream health services because of language and cultural differences.

Blaszczynski, 1998, p. 363

Les raisons qui freinent le recours du joueur à des services spécialisés sont donc la non-reconnaissance du problème, le sens de l’honneur, la pudeur, l’indépendance, la non-disponibilité de services dans sa langue, etc. Ces mêmes raisons ont encore plus de poids dans le cas non seulement des services de traitement cliniques, mais aussi de l’adhésion à des activités de type « gamblers anonymes ».

On sait en effet que la démarche de l’association Gamblers Anonymes repose sur la reconnaissance individuelle du problème. Lorsque le joueur a reconnu qu’il a besoin d’aide et qu’il a perdu le contrôle de sa vie, il est invité à s’engager dans une série d’étapes de rétablissement. Le travail intérieur est basé sur le principe de l’existence d’une « puissance supérieure » susceptible d’aider au rétablissement. Afin d’accélérer ce rétablissement, de fréquentes réunions de partage sont préconisées, pendant lesquelles le joueur est invité à se nommer, à avouer sa compulsion et à témoigner en public de son parcours. Il est fort improbable qu’un Chinois accepte de se mettre ainsi de l’avant, l’anonymat des membres étant tout relatif. Par ailleurs, il y aurait un travail d’adaptation d’envergure à réaliser pour faire admettre au joueur chinois le principe d’une existence supérieure ou d’un Dieu « tel que je le conçois ». Le taoïsme, le bouddhisme ou le confucianisme, les principaux systèmes de pensée chinois, excluent le concept d’un Dieu personnifié ou incarné dans un type de conscience éclairante, comme le suggère le credo de Gamblers Anonymes. La cosmologie chinoise est constituée de forces diffuses qui interagissent sur la destinée pourvu que l’on sache en ménager les bonnes dispositions, mais elles ne constituent en aucun cas des guides spirituels.

Conclusion : des interventions « culturalisées »

Tout concourt à nous faire penser que la prévalence du jeu pathologique parmi la communauté chinoise de Montréal est probablement sous-évaluée, et ce pour les raisons suivantes. D’abord, la montée du jeu pathologique (et de la popularité des loteries vidéo) chez les adolescents en général devrait aussi être visible dans la communauté chinoise de Montréal : aucune enquête n’a cependant à ce jour ciblée cette population à risque. Enfin, les raisons suivantes contribuent à cette sous-évaluation : tendance des Chinois à ne pas percevoir certaines activités comme relevant du jeu et du pari (Blaszczynski et al., 1998, p. 372) ; non-reconnaissance ou sous-évaluation du problème par le joueur pour « sauver la face » ; tendance des Chinois à ne pas consulter les services d’aide disponibles et à ne pas rapporter leur problème ; enfin, stigmatisation sociale liée à l’assimilation par la médecine occidentale du jeu pathologique à la maladie mentale. Pour les raisons évoquées tout au long de ce texte, que ces raisons relèvent de particularismes culturels au niveau des croyances ou de la psychologie, il apparaît évident que des méthodes de dépistage, de sensibilisation et d’intervention personnalisées doivent être mises sur pied. La communauté chinoise de Montréal, à travers la problématique du jeu, pose la question de la relation entre culture et santé et il est clair que différentes interventions devraient être entreprises sur le sujet.

La communauté chinoise n’est pas homogène, et les interventions concernent deux types de clientèle. En premier lieu, il faudrait penser à une prévention et à une sensibilisation accrue dans le cas des immigrants récents. Nous avons vu que ceux-ci sont en quelque sorte fragilisés par les nouvelles normes et politiques étatiques relatives au jeu au Québec. L’immigrant se trouvant en position d’instabilité financière et statutaire, sans emploi ou en emploi précaire, il peut être plus vulnérable à l’attrait du jeu, à l’illusion de regain de contrôle que celui-ci procure, au mirage de l’enrichissement rapide ou tout simplement au prestige associé par ses pairs à la fréquentation du casino. L’isolation attribuable au manque de maîtrise des langues d’accueil est peut-être un facteur aggravant[19]. En second lieu, pour la communauté chinoise établie de plus longue date, les problèmes de manque de service dans la langue chinoise et de méfiance à l’égard des institutions extérieures à la communauté chinoise devront être examinés dans des études ultérieures.

Mais essentiellement, c’est une nouvelle étude de prévalence qui s’impose, plus vaste, et qui porterait sur la prévalence du jeu pathologique dans la population chinoise en général, incluant les jeunes[20]. Cette étude épidémiologique devrait aider à cerner l’étendue du problème, à sonder les motivations des joueurs ainsi qu’à sensibiliser une partie de la population à l’existence du jeu pathologique. Comme nous le mentionnions en début de texte, la communauté chinoise a depuis quelques années manifesté publiquement son inquiétude et entrepris des démarches concrètes pour contrer le problème du jeu pathologique. Cela nous autorise à penser qu’une telle étude ne stigmatiserait pas nécessairement les Chinois montréalais, et que co-élaborée et menée par des intervenants de culture chinoise, le principal obstacle de fossé culturel évoqué par les répondants de l’enquête précédente du SFCGM serait contourné.

Ensuite, il faudrait voir à adapter les traitements aux comportements, croyances et habitudes de la communauté chinoise, en ayant recours à l’expertise des intervenants de cette communauté. Dans l’optique cognitive, une attention particulière devrait être accordée au questionnement des croyances du joueur en ce qui concerne le rapport argent-offrande, la fatalité et, finalement, l’illusion de contrôle. Quant à la modification des comportements liés au jeu, il est impératif de tenir compte de cette particularité asiatique qu’est le sens de la famille, du clan, de la communauté :

[...] Il est reconnu que les immigrants de l’Asie du Sud-Est accordent une importance particulière à l’équilibre social et affectif de la famille et de la communauté. Aussi, plusieurs auteurs encouragent une approche axée sur la dynamique familiale plutôt que sur les besoins individuels(Matsuoka, 1990 ; Eustache, 1990).Cela aurait entre autres effets de favoriser un climat de confiance entre les travailleurs sociaux et les familles asiatiques.

Gravel et Battaglini, 2000, p. 61

Dans le document intitulé Culture, santé et ethnicité, produit par la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal-Centre, ces deux derniers auteurs posent le problème de la santé dans le contexte multiculturel montréalais. Il est nécessaire, selon cette étude, d’adapter les services de santé, ou les services sociaux, à une société pluraliste, de tenir compte de la diversité des normes et des attitudes culturelles des communautés ethniques qui sont appelées à faire usage de ces services. On fait référence aux CLSC, aux hôpitaux, mais aussi aux programmes de prévention ou d’information en santé publique. Avec la montée d’une « culture de la chance », ainsi qu’avec la présence envahissante de jeux tels les loteries vidéo, le problème du jeu pathologique ne peut que connaître une progression. Et il connaît une progression surtout dans les populations à risque : immigrants, familles sous le seuil de la pauvreté, chômeurs et retraités ; d’autres excellentes raisons de lancer cet appel aux thérapeutes et aux chercheurs pour des interventions beaucoup plus nuancées et personnalisées en fonction de déterminants culturels.