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Au cours des soixante dernières années, l’enseignement supérieur a connu, au gré de multiples réformes souvent majeures (Fullan, 2000), une profonde recomposition. Entendu au sens large et incluant l’ensemble des études et pratiques éducatives dites « postsecondaires » au Québec et « postbaccalauréat » en France, l’enseignement supérieur fait désormais partie du quotidien d’un nombre croissant de personnes, jeunes et moins jeunes, qui fréquentent les différents établissements scolaires qui le composent. Le passage par ses murs est devenu la voie nécessaire pour l’accès à de nombreux emplois et professions. L’organisation même du champ a connu diverses modifications, que ce soit en réaction à l’accroissement des effectifs (transformation des modalités de sélection et d’orientation, hiérarchisation des structures et établissements), en raison de la circulation et de la diffusion des normes et modèles internationaux, ou encore du fait de sa perméabilité avec les transformations sociétales et la conversion des politiques publiques (Allouch et Noûs, 2020).

Devant ces profonds changements et les enjeux éducatifs et sociaux que revêt l’enseignement supérieur dans la plupart des sociétés, ce numéro de Lien social et Politiques examine divers aspects de ces transformations en croisant différentes échelles d’action publique, de la fabrique et de la mise en oeuvre des politiques aux trajectoires et aux expériences étudiantes, en passant par l’analyse du rôle des instruments de gestion.

Vous avez dit « recomposition » ?

L’analyse sur le long terme de l’enseignement supérieur remet en question l’impression d’une dynamique de « crise » (Bodin et Orange, 2013) ou plus généralement l’illusion de la nouveauté : elle rappelle à quel point l’enseignement supérieur est en réalité en recomposition permanente (Charle et Verger, 2012 ; Goastellec, 2020). Ce constat rend d’autant plus nécessaire l’exercice auquel propose de se prêter ce numéro, à savoir circonscrire les formes de ces recompositions.

L’enseignement supérieur connaît d’abord une expansion démographique sans précédent. En France, l’évolution des effectifs étudiants a été si rapide qu’elle a même pris de court les prévisions. Dans un état des lieux de l’enseignement supérieur publié en 2015 (Dauphin, 2015), les services ministériels rappellent que le nombre d’étudiant·es est passé de 310 000 en 1960 à 2,4 millions en 2013, soit un rapport de 1 à 8, et ils prévoient qu’en 2020, ce seront 2,6 millions d’étudiant·es qui étudieront en France. Or, l’augmentation a été encore plus importante, et ce sont 2,9 millions d’inscriptions que compte la France au passage de la décennie – et 100 000 de plus l’année suivante encore (DEPP, 2022). Au Québec, un peu plus de 50 000 étudiant·es étaient inscrit·es à l’université en 1966 ; en 2010, elles et ils sont plus de 280 000 et en 2021, plus de 315 000 (voir Doray, Kongo et Bilodeau-Carrier dans ce dossier). Plus largement, l’UNESCO estime que les effectifs de l’enseignement supérieur ont doublé dans le monde au cours des vingt dernières années, portant le nombre d’étudiant·es à 235 millions en 2022.

Ces évolutions démographiques, ainsi que la transformation des politiques universitaires et des programmes de formation, provoquent de multiples conséquences : reconfigurations des instruments d’orientation et de sélection des étudiant·es ; évolution des normes institutionnelles et éducatives de gestion et de régulation au sein des écoles supérieures et des universités ; sens nouveau des études supérieures considérées à travers le prisme des injonctions à la professionnalisation ou encore celui de la mobilité sociale ; importation dans l’enseignement supérieur de problématiques qui concernaient auparavant les seuls enseignements primaires et secondaires, sommés de scolariser des générations entières (lutte contre le décrochage et l’échec scolaires, gestion disciplinaire d’élèves aux dispositions éloignées des attentes scolaires…) (voir Muel-Dreyfus, 1975 ; Cayouette-Remblière, 2016 : chap. 2).

L’enseignement supérieur connaît également une diversification croissante, voire une fragmentation, avec une différenciation accrue des établissements et des filières ainsi que des conditions d’études, variables selon les sociétés et les pays, plus importante que ce qu’observait Pierre Merle en étudiant la démocratisation de l’enseignement secondaire français (Merle, 2000). La « démocratisation ségrégative » de l’enseignement supérieur français est non seulement attestée quantitativement par des travaux présentés dans ce dossier (sur l’orientation des bachelier·ères professionnel·les, la hiérarchisation des universités ou encore la « différenciation horizontale » [Duru-Bellat et Kieffer, 2008] des parcours menant au niveau bac +5 ; voir respectivement les articles de Merlin, de Rossignol-Brunet et al. et de Lemistre), mais elle est en outre analysée pour ses conséquences plus générales en matière d’insertion professionnelle, d’aspirations déçues et de désenchantement ou encore de conditions d’études éprouvantes. Plus encore : plusieurs travaux invitent à élargir la focale au-delà des contextes nationaux et mettent en évidence les conditions d’une ségrégation croissante de l’enseignement supérieur à l’échelle mondiale, dans laquelle sont pris·es à la fois, parmi les populations étudiées dans ce dossier, les étudiant·es originaires de Polynésie et celles et ceux des universités « élitistes » de Singapour.

Cette dynamique renvoie à la troisième et dernière recomposition majeure de l’enseignement supérieur que ce numéro discute : le processus d’internationalisation et les circulations – de personnes et d’idées – qu’il implique. Certes, la science a toujours eu un caractère international, ne serait-ce que par les échanges épistolaires entre savants de différents pays. Plus récemment, le développement de la big science a conduit à la création d’équipes internationales de recherche, souvent rassemblées autour de grandes infrastructures de recherche. Si, à l’origine, l’internationalisation concernait d’abord les chercheur·euses et les professeur·es, elle s’étend aujourd’hui aux étudiant·es sous l’effet de l’internationalisation des relations économiques et politiques. Selon l’UNESCO, en 2019, les dix pays accueillant le plus d’étudiant·es internationaux, dont font partie le Canada (279 000 étudiant·es accueilli·es) et la France (246 000), comptabilisent en tout 6 millions d’inscriptions, soit une augmentation de 35 % sur cinq ans seulement. Ce dossier est l’occasion de mettre en évidence que ces circulations ont des effets massifs sur les parcours, comme le soulignent les exemples de la Polynésie française et de Singapour, de l’institutionnalisation de la science politique au Cameroun, ainsi que celui des flux d’inscriptions au Québec, comme l’indique, en creux, le reflux des mobilités en période pandémique.

Examinant cet ensemble de recompositions à travers des analyses conduites sur les cinq continents, les douze articles qui composent ce numéro s’organisent en trois axes thématiques.

1. L’enseignement supérieur en expansion : gestion des flux et hiérarchisations multiples

Porté à la fois par une demande d’éducation croissante de la part des familles et des étudiant·es, le prolongement des scolarités dans l’enseignement secondaire ainsi que par des objectifs politiques volontaristes (citons entre autres l’objectif de 50 % à la licence fixé en Europe au début des années 2000), le poids croissant de l’enseignement supérieur dans les parcours scolaires ne fait plus de doute. En France, l’augmentation rapide des effectifs de l’enseignement supérieur depuis 2009 s’inscrit dans un mouvement général qu’il est possible de qualifier de troisième « explosion scolaire », suivant l’expression désignant le prolongement rapide des scolarités au collège de 1954 à 1968 (Cros, 1961), puis l’augmentation fulgurante des flux jusqu’au diplôme du baccalauréat[1] de 1985 à 1995, qualifiée a posteriori de seconde « explosion scolaire » (Poullaouec et Lemêtre, 2009). Si chacun de ces moments a eu des répercussions au sein des universités, la troisième « explosion scolaire » (2009-aujourd’hui) se concentre sur cet ordre d’enseignement, provoquant un afflux de près de 600 000 étudiant·es supplémentaires en une décennie. En Afrique, nous assistons aussi à une croissance très rapide des effectifs étudiants sous l’impulsion de politiques publiques explicites, ce qui n’est pas sans entacher les conditions quotidiennes d’études. Au Québec, à l’exception de quelques années dans la décennie 1990, la croissance des effectifs étudiants est continue (Laplante et Doray, 2020).

L’accroissement des effectifs se traduit, dans de nombreuses sociétés, par de nouveaux instruments de gestion des flux d’élèves, qui s’articulent avec un discours officiel d’égalité des chances et de lutte contre les inégalités. Au Québec, la cote de rendement (dite « cote R ») est progressivement construite à partir de 1980 afin d’harmoniser les résultats scolaires obtenus dans différents contextes d’enseignement et d’améliorer la sélection à l’entrée à l’université. Alors qu’ailleurs, de tels instruments font l’objet de débats, d’analyses et de résistances (pensons à la mise en place récente de la plateforme Parcoursup en France, qui oriente à l’entrée à l’université ; voir Clément, Couto et Blanchard, 2019), au Québec, la complexité du mode de calcul a fini par imposer l’idée d’un indicateur neutre et technique, en dehors des enjeux de pouvoir.

Or, Stéphane Moulin, Benoît Laplante, Mathieu Lépine, Pierre Canisius Kamanzi, Marie Blain et Charles Duffy montrent que cette opération de quantification, qui s’appuie à la fois sur les résultats obtenus par l’élève, la moyenne et l’écart-type des résultats de son groupe, et la force du groupe mesurée au moyen des notes moyennes obtenues à des évaluations standardisées à la fin du secondaire, est loin de relever de seuls enjeux techniques. En retraçant l’histoire de la construction de l’instrument, en décomposant l’opération de quantification sur laquelle il s’appuie et en proposant des simulations dans des contextes variés, les auteur·rices montrent que l’instrument accorde une importance prépondérante à la « force du groupe », autrement dit au niveau scolaire moyen des élèves avec lesquel·les l’élève évalué·e est scolarisé·e. Pour les orientations les plus sélectives, il suffit de ne pas être scolarisé·e dans un groupe « fort » (c’est-à-dire dans le bon collège, le bon programme ou la bonne classe) pour n’avoir aucune chance d’être sélectionné·e.

En France, la mise en place en 2018 de la plateforme nationale d’expression des choix d’orientation et de distribution des places scolaires au sein des différents types d’établissements, nommée Parcoursup, a suscité de fortes tensions (Frouillou, 2016 ; Frouillou, Pin et Van Zanten, 2020), en particulier en raison de la sélection qu’elle introduit à l’entrée de formations auparavant non sélectives (Falque-Pierrotin et al., 2022) et de son caractère « anxiogène » pour les étudiant·es. L’outil est à la fois objet de recherche et source de données. Fanette Merlin renouvelle ainsi l’étude de l’orientation des diplômé·es du baccalauréat professionnel dans l’enseignement supérieur en s’appuyant sur les données de cette plateforme. Elle examine les déterminants de leur « sélection formelle » dans l’enseignement supérieur, et particulièrement dans leurs sections de prédilection, les sections de techniciens supérieurs (STS). L’autrice signale que, malgré l’orientation des politiques éducatives, les bachelier·ères professionnel·les ont moins de chances que les autres d’intégrer ces formations dès lors qu’elles ou ils en font la demande. Elle souligne que les bachelier·ères des milieux plus favorisés ont une probabilité plus faible d’exprimer un voeu pour étudier dans une STS, mais une plus forte probabilité d’y être admis·es. Cette analyse montre que la croissance des aspirations scolaires ne se traduit pas « mécaniquement » par une démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, lequel dépend de l’enchevêtrement des pratiques institutionnelles ainsi que de l’offre et des places disponibles.

En plus d’exercer une tension sur l’orientation des flux, l’augmentation des effectifs de l’enseignement supérieur contribue à accroître les ségrégations de toutes sortes. C’est ce que révèlent deux autres articles portant sur le contexte français.

D’un côté, l’équipe composée de Mathieu Rossignol-Brunet, Leïla Frouillou, Marie-Paule Couto et Fanny Bugeja-Bloch interroge la notion de « nouveaux publics étudiants », forgée au sortir de la seconde « explosion scolaire » pour rendre compte de la transformation des publics étudiants français. Les auteur·rices constatent une continuité historique de l’usage de la notion dans la sphère scientifique comme dans l’espace public, qui masque l’existence de la troisième « explosion scolaire » et les transformations en cours. En mobilisant des données nombreuses et originales, il et elles établissent que l’augmentation des effectifs de l’enseignement supérieur se traduit par des segmentations multiples et croissantes. Aux écarts entre filières (universités, STS, classes préparatoires aux grandes écoles…) s’ajoutent ceux constatés entre formations d’une même filière et, à la suite de la mise en place de Parcoursup, entre établissements de la région francilienne. Ainsi, la répartition des bachelier·ères non généraux – ceux que désigne le plus souvent l’appellation de « nouveaux publics » – est davantage segmentée en 2019 qu’elle ne l’était en 2016.

De son côté, constatant la croissance des effectifs en master (niveau bac +5 en France) depuis les années 2000, Philippe Lemistre choisit d’interroger l’existence d’une « démocratisation ségrégative » (Merle, 2000) jusqu’à ce niveau, en analysant les trajectoires effectives des étudiant·es ayant atteint ce niveau et appartenant à trois générations (diplômé·es en 1998, en 2004 et en 2010). Il met en évidence l’ampleur des « différenciations horizontales » (Duru-Bellat et Kieffer, 2008) tout au long des parcours et leurs liens avec l’origine sociale et le genre des étudiant·es. L’auteur examine ensuite le lien entre les filières empruntées dans l’enseignement supérieur et l’insertion professionnelle ; il montre ainsi que les inégalités en fonction de l’origine sociale se prolongent, sans toutefois s’amplifier, au moment de l’insertion professionnelle des diplômé·es de niveau bac +5, tandis que les inégalités de genre se redoublent. En définitive, ce travail permet d’observer les effets de la « démocratisation ségrégative » dans le haut de l’enseignement supérieur, puis au-delà du système éducatif.

2. L’enseignement supérieur internationalisé : ce que font les circulations

L’histoire de l’université est indissociable de celle des circulations entre contextes nationaux. Trois articles de ce dossier examinent différents volets de ces circulations : la migration d’idées et de traditions disciplinaires, la diffusion de normes et de modèles universitaires, et la circulation d’étudiant·es, que ceux-ci soient contraint·es à la mobilité par leur origine insulaire ou qu’ils en fassent un usage stratégique dans le cadre de trajectoires élitistes.

En s’intéressant au modèle universitaire de Singapour, Valérie Erlich et Jimmy Stef examinent la construction d’un modèle élitiste reposant à la fois sur la croissance des effectifs étudiants en Asie, l’adhésion aux normes occidentales (valorisation de l’anglais, du modèle libéral, des mesures de performance et des classements internationaux), la forte croyance en la méritocratie et la volonté politique de fabrication d’une élite locale. Segmenté à l’intérieur par des universités publiques qui sélectionnent une élite locale suivant des critères académiques et des universités privées qui sélectionnent une élite internationale venant souvent de Chine ou d’Inde suivant des critères économiques, le modèle de la cité-État de Singapour participe également à la hiérarchisation de l’enseignement supérieur à l’échelle mondiale. De fait, s’il est à la « croisée des mondes », c’est d’une part parce qu’il s’appuie sur des valeurs inspirées à la fois du monde occidental et du monde oriental, et d’autre part parce qu’il se positionne en nouvelle « plaque tournante éducative », envoyant près d’un cinquième de ses étudiant·es effectuer des séjours dans des universités anglo-saxonnes (en Australie, au Royaume-Uni, aux États-Unis…) et accueillant les étudiant·es des pays asiatiques voisins. L’étude de ce cas met en évidence la puissance des politiques publiques d’une « démocratie à l’asiatique », dite « graduelle et limitée », ainsi que l’ampleur des dynamiques de circulation (des normes, des modèles et des étudiant·es) dans la construction d’un enseignement supérieur international et plurihiérarchisé.

Ce sont également des logiques de transferts internationaux de normes que révèle Moïse Tchingankong Yanou dans son analyse de l’institutionnalisation sociale et épistémique d’une discipline, la science politique, au sein des universités camerounaises. Tout en analysant le rôle fondamental joué par le passage dans les universités occidentales des politistes pionniers qui fondent la plupart des départements dans les années 1970, l’auteur va au-delà du constat d’une marginalisation de l’Afrique et d’une domination occidentale. Son étude met en lumière la formation locale d’un « cadre d’émulation » qui joue sur l’élaboration des cursus, les trajectoires de recherche, les paradigmes fondamentaux et plus généralement les orientations intellectuelles. Autrement dit, l’article de Moïse Tchingankong Yanou interroge empiriquement les circulations d’un espace global à un espace local, mais aussi d’un centre vers une périphérie, tout en décrivant les adaptations et retours généraux pour le patrimoine de la discipline.

Hugo Bréant prend quant à lui pour objet le cas de la Polynésie française, un archipel où la mobilité est souvent une obligation, et ce, avant même l’enseignement supérieur. Malgré ces contraintes géographiques, la Polynésie française connaît depuis les années 1980 un fort développement de ses taux de scolarisation, y compris dans l’enseignement supérieur. Comme dans d’autres sociétés, la massification de l’enseignement supérieur polynésien s’est accompagnée d’une « démocratisation ségrégative » et donc de la persistance des inégalités sociales et scolaires en fonction de différentes lignes de rupture : lieux de résidence, trajectoires scolaires, genre et origine sociale. L’auteur interroge les conditions de l’accès à des parcours éducatifs locaux (dans les universités, écoles ou instituts locaux, souvent situés sur l’île de Tahiti et récemment créés), nationaux (en France, la métropole) ou internationaux (au Québec, entre autres), et pointe le cumul et les articulations des différents ancrages sociaux comme source des inégalités scolaires. Il s’agit en fait d’une analyse de la « face cachée de la massification » (Kamanzi et Doray, 2015) en Polynésie française, laquelle souligne l’importance que revêtent les mobilités et circulations dans les nouvelles segmentations de l’enseignement supérieur.

3. L’enseignement supérieur au coeur de diverses injonctions : professionnalisation, autonomie, intégration et décrochage scolaire en question

Occupant une place centrale dans les sociétés et les vies d’un nombre croissant d’individus, l’enseignement supérieur devient plus perméable aux questions sociales qui le dépassent. Cinq articles de ce dossier examinent ainsi les liens entre des injonctions politiques et des problèmes sociaux d’une part, et l’enseignement supérieur d’autre part.

À partir du cas des programmes universitaires de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), historiquement focalisés sur la formation des enseignants d’éducation physique et sportive dans l’enseignement secondaire, Philippe Terral s’intéresse à l’injonction de plus en plus pressante, du moins en France, de la professionnalisation des formations, qui est au coeur de tensions identitaires autour de la construction et de la sélection des savoirs à l’université. L’auteur souligne les dynamiques de spécialisation et de segmentation croissantes des activités des acteur·rices, qui mènent à une difficulté accrue de mener de front les missions de formation, de recherche et d’administration, et participent de tensions identitaires fortes. À cela s’articulent des jeux de pouvoir, conflits et oppositions autour de l’utilité et de la validité des savoirs qui prennent appui sur les incitations politiques croissantes à la professionnalisation.

Ce sont les récits normatifs autour de l’« innovation pédagogique » que déconstruit ensuite Maud Aigle dans son analyse du dispositif ACCROCHAGE, qui, au sein d’un institut universitaire de technologie (IUT), s’inscrit dans une politique de lutte contre le décrochage scolaire. Intégrant en partie des référentiels proches de ceux observés par Philippe Terral, ce dispositif s’appuie sur un cadre normatif qui fait des innovations et pédagogies dites « actives » (fonctionnant par transversalité et décloisonnement, formant à partir des compétences…) des outils de lutte contre les inégalités. Or, l’autrice montre, au moyen d’une enquête ethnographique, que ces standards normatifs fonctionnent davantage comme des rationalisations a posteriori de pratiques réalisées « de toute façon ». Comparant ces récits à des mythes rationnels, l’article montre comment ils contribuent par ailleurs à imposer une vision entrepreneuriale au sein de l’enseignement supérieur et à transformer la représentation du travail d’enseignement ainsi que celle du métier d’étudiant·e.

Nicolas Broisin, Perrine Camus-Joyet, Camille Cordier, Irène Gimenez, César Jaquier et Elsa Neuville examinent quant à eux l’expérience de celles et ceux qui se situent aux frontières entre enseignement et études. Ils s’appuient sur l’analyse approfondie de l’expérience éducative et sociale des doctorant·es dans un laboratoire d’histoire et d’histoire de l’art pour mettre en évidence le décalage entre une représentation partagée du doctorant idéal (travaillée notamment par les politiques publiques et le contrat doctoral en trois ans) et l’extrême hétérogénéité des situations. En s’intéressant au rapport au laboratoire, ils interrogent plus généralement les modes d’intégration à l’institution de celles et ceux qui s’engagent dans un parcours doctoral.

Abdoulaye Anne et Étienne Chabot étudient de leur côté un fondement des relations entre les universités et l’État québécois dont dépendent les établissements scolaires, à savoir le principe de l’autonomie universitaire. Cette dernière peut être considérée comme un référentiel sectoriel au sens de Muller (1995), qui cadre et donne sens à l’action des membres des établissements universitaires depuis leur création. Or, elle constitue un enjeu, car l’État exerce des pressions afin de la réduire. Examinant trois interventions ciblées effectuées à des moments différents (la création de l’Université du Québec en 1968, la politique des universités en 2000 et les directives ministérielles dans le cadre de la pandémie de COVID-19 en 2020-2021), les auteurs analysent la manière dont l’évolution des référentiels globaux d’action publique (référentiels de l’État modernisateur dans les années 1960, de l’efficience publique dans les années 1990 et 2000, puis de l’efficacité globale depuis 2015) a travaillé le principe de l’autonomie universitaire. Ainsi, ils estiment que « la crise sanitaire donne un bon exemple [du] réalignement de l’État » face à des enjeux globaux qui appellent des interventions étatiques fortes, lesquelles remettent en question le principe de l’autonomie universitaire.

La gestion gouvernementale de la pandémie de COVID-19 est justement au coeur de l’analyse du dernier article de ce numéro, dans lequel Pierre Doray, Amenan Rachel Kongo et Simon Bilodeau-Carrier s’intéressent aux effets des mesures prises pour lutter contre la propagation du virus sur l’expérience scolaire au Québec. Les auteur·rices retracent la trajectoire sinueuse de la gestion de la pandémie et cernent les enjeux auxquels les acteur·rices ont fait face avec la fermeture physique des établissements scolaires et le passage à la formation numérique en ligne. Parmi ceux-ci, ils signalent que ceux relatifs à la fracture numérique et à la détérioration de la santé mentale ont été importants, et ont généré des appréhensions quant à la persévérance et au décrochage scolaires. En examinant l’évolution des inscriptions à l’université, les auteur·rices constatent ensuite une variation des inscriptions selon les cycles d’enseignement, le genre, l’âge des étudiant·es et leur statut légal au Canada. Dans l’ensemble, on assiste à une croissance des inscriptions à l’automne 2020, laquelle tient largement à des retours aux études de nombreuses personnes adultes ayant profité du passage à la formation en ligne et de la conjoncture économique pour s’inscrire et suivre des cours, compensant de ce fait le reflux des étudiant·es étranger·ères qui occupent en temps ordinaire une place importante dans les universités du Québec.

Sans être exhaustifs en ce qui concerne les thèmes examinés et les approches empruntées, les textes rassemblés dans ce numéro invitent, en somme, à dresser deux constats généraux. À travers des analyses menées suivant des méthodologies diverses et dans des contextes nationaux pluriels, les travaux convergent d’abord fortement vers un premier constat : dans l’enseignement supérieur, les « différenciations horizontales » (entre filières, disciplines, établissements, secteurs, régions, pays…) l’emportent fréquemment sur les « différenciations verticales » (entre niveaux d’études), les premières justifiant souvent des politiques spécifiques (d’orientation, de sélection ou plus généralement de gestion des flux) et participant pleinement à la persistance des inégalités sociales suivant une logique de « démocratisation ségrégative » (Merle, 2000). Aussi, les articles ici rassemblés invitent à considérer que les recompositions de l’enseignement supérieur tiennent à la fois de l’orientation des politiques publiques, des tensions entre les différent·es acteur·rices mobilisé·es autour des réformes et chargé·es de leur application locale, et de transformations sociales et politiques qui dépassent la seule institution scolaire.