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Sous la bannière politique de l’« activation », des réformes de la protection sociale qui, à première vue, présentent des ressemblances ont été engagées, depuis la fin des années 1980 dans certains pays (États-Unis et France), depuis la moitié des années 1990 dans la majorité des autres. On dispose désormais d’un recul suffisant pour en envisager le bilan et pour bien identifier ce qu’elles ont changé, tout en illustrant leur diversité. Pour le faire, il est indispensable de se mettre d’accord sur le repérage empirique des politiques dont on parle, ce qui n’est pas évident, tant le vocabulaire qui les nomme est, comme tout vocabulaire de la politique, imprécis, ambigu et normatif. Ensuite, il faut repérer des types différents de changements consécutifs aux réformes : modification de l’idéologie justificatrice, des règles, du contenu des droits sociaux, du management public des organismes, transformation des expériences des personnes, des contenus de la citoyenneté sociale, etc. Tenir tous ces éléments ensemble n’est pas à la portée du présent article, qui ne cherche qu’à contribuer à un programme de recherche, déjà entamé à bien des égards. On conclura sur une vision plus macrosociologique, autour d’une question qui résume bien, à notre avis, l’un des enjeux principaux de la réforme de la protection sociale contemporaine, en termes de légitimité : ses auteurs, dans tous les pays, ont en effet promis de diminuer la pauvreté, de rendre les marchés du travail plus « inclusifs » et plus équitables, d’intégrer les gens par le travail, d’augmenter les revenus du travail. On dispose désormais de suffisamment de données pour apprécier si ces promesses nombreuses ont été tenues.

Workfare et activation : que s’est-il passé ?

Beaucoup de chercheurs se sont intéressés à l’apparition de nouvelles politiques (ou programmes publics) présentées par les responsables politiques sous l’étiquette workfare, souvent welfare-to-work, « politiques actives » et aussi « activation », etc. S’il n’est pas possible de consacrer cet article à la genèse de toutes ces expressions, il est pourtant indispensable de séparer, autant qu’il est possible, le langage des politiciens du langage de l’analyse scientifique. On ne présente pas ici cet aspect abordé par ailleurs (Barbier, 2002 ; 2008a)[1]. On décrira ce qu’on peut raisonnablement considérer comme des réformes d’activation de la protection sociale, et on en présentera les principaux traits et des exemples significatifs qui couvrent la variété des possibles.

La « nouvelle activation » comme dimension de la restructuration des systèmes de protection sociale

Réservant le mot workfare pour les réformes américaines spécifiques (Morel, 2000), il est nécessaire de trouver un concept plus généralisant pour désigner ce qui rassemble les réformes d’ampleur qu’on a vu se déployer en Europe et aux États-Unis depuis plus de 10 ans. Par exemple, chacun à sa façon et dans des directions bien différentes, les États-Unis et la France ont partagé le projet de « valoriser » l’activité professionnelle. Avec un recul de 20 ans, le contraste France–États-Unis illustre assez bien la diversité des réformes : en 1988, le parlement français vota unanimement une loi dont le premier article[2] se référait à la justification des secours comme dette de la nation (en citant les textes de la Révolution française) et qui cristallisa une conception de l’insertion comme participation républicaine, qui avait été depuis plusieurs années construite par l’initiative des associations (Eme, 1997). La même année, le Congrès américain renforçait « l’esprit punitif » dans l’assistance résiduelle américaine, avec le Family Support Act (Handler and Hasenfeld, 2007). Ce sont deux exemples d’activation de la protection sociale, qui reposent sur des conceptions très différentes du travail et de l’emploi, qu’on peut référer à une opposition philosophique ancienne entre Locke et Rousseau (Barbier et Théret, 2001 : 176-177), ou à une logique de réciprocité et des « coutumes » différentes (Morel, 2000).

P. Dufour, G. Boismenu et A. Noël (2003 : 3-6) ont proposé d’étudier les réformes sous l’étiquette de « l’aide au conditionnel », ce qui permettait de dépasser les limites de l’analyse « workfariste ». Mais leur choix offre cependant un inconvénient : il focalise l’attention sur une partie seulement des réformes, celles qui concernent les obligations des « personnes sans emploi ». Or, les enjeux des transformations de plus de 10 ans sont plus systémiques. Même dans les pays les plus généreux du point de vue de la protection sociale, le chômage et l’assistance occupent une place limitée dans l’ensemble des dépenses sociales. C’est pourquoi, plus générale, la notion d’activation de la protection sociale peut rassembler pour les décrire les politiques menées en Europe, sans rester prisonnière ni du champ étroit et de la conception de l’assistance des pays anglophones, ni de l’étude des obligations imposées aux chômeurs. La notion semble plus adéquate pour la compréhension du champ, des formes et des contenus de politiques dont la grande diversité, sur fond de pressions économiques similaires, s’explique au premier chef par leur encastrement dans des cohérences sociétales et culturelles (Barbier, 2008b). Encore faut-il définir un concept, car le terme « activation » est issu du langage politique, comme l’ont fait remarquer P. Dufour et ses collègues. L’activation, en ce sens, qui n’est pas l’« activation » de l’OCDE, par exemple, représente l’une des tendances principales de la restructuration que P. Pierson (2001) a décrites, et prend des formes diverses non seulement selon les types de welfare capitalism, mais aussi selon les pays concernés.

En outre, on ne saurait prendre pour argent comptant la « nouveauté » que les politiciens mettent en scène sous l’étiquette d’activation. Il faut réaffirmer un acquis de l’analyse internationale des systèmes de protection sociale, à savoir que tous ces derniers ont été et restent fondés sur leur lien avec l’activité professionnelle, le travail, qu’ils soient bismarckiens ou béveridgiens. Parce que G. Esping-Andersen, empruntant à K. Polanyi la catégorie de decommodification (« dé-marchandisation »), l’a utilisée pour en faire un critère de distinction entre ses régimes, la notion a été mal interprétée, non seulement pour l’analyse précise du type universaliste social-démocrate, mais, surtout, pour l’analyse des réformes d’activation (Kvist, 2002). Or, le terme se révèle de peu d’intérêt analytique dans la mesure où les systèmes de protection sociale ont tous été « activés » depuis leurs origines et où une logique ancienne, structurante, d’activation est présente dans leur architecture commune. Ainsi, dès leur origine, les systèmes de remplacement du revenu pour les chômeurs, systèmes mutualistes ou syndicaux, ont toujours reposé sur la recherche active de l’emploi. Le principe de la capacité de travailler est présent dans la législation républicaine française de 1793 sur les secours. Avec une tonalité bien différente, parce que fondée sur l’obligation charitable des communes, il est aussi cependant présent dans la loi allemande sur l’assistance – désormais caduque – de 1961. Il faut donc bien souligner, par opposition, ce qui fait la nouvelle activation des années 1980 aux années 2000. Au demeurant, bien qu’ils soient tous historiquement « activés » – qu’il s’agisse de l’Allemagne, de la France ou de l’Italie de ce point de vue – certains systèmes ont été beaucoup plus difficiles à réformer dans le sens contemporain que ceux des pays béveridgiens, pour des raisons institutionnelles (Clasen et Clegg, 2006), même si ces différences ne sont pas interprétables uniquement en termes de résistance fonctionnelle des institutions, car elles se rapportent à des cultures politiques inscrites dans l’histoire (Barbier, 2008b).

L’essentiel de la « nouvelle activation » réside dans le fait que les réformes ont partout réactivé ou renforcé, voire introduit, des liens explicites (réglementaires ou légaux) entre le droit à la protection sociale et l’activité professionnelle, sous tous ses aspects. Dans certains cas, cela s’est traduit pas le renforcement d’obligations imposées aux bénéficiaires, dans d’autres, par des mécanismes bien différents, par exemple, par le remplacement des prestations du budget social par des crédits d’impôt (tax credits) ou par la fiscalisation des dépenses sociales, remplaçant, dans les systèmes bismarckiens, le financement par les cotisations. Même aux États-Unis, où la visibilité politique de la réforme clintonienne a été essentielle, cette réforme n’a jamais constitué le coeur de la « nouvelle » activation, lequel a été l’introduction de l’Earned Income Tax Credit (EITC), maillon crucial du système fiscal américain qui constitue (avec la redistribution fiscale selon les familles, et le financement de l’éducation) l’un des piliers majeurs de la protection sociale. Cette dernière prestation est, sans aucun doute, l’une des premières au monde, puisque son invention émerge au milieu des années 1970, pour devenir majeure à la fin des années 1980, en s’adjoignant des déclinaisons variées au niveau des États fédérés. Alors que les manifestations de la « nouvelle activation » en Grande-Bretagne ou au Danemark, par exemple, datent seulement de la première moitié des années 1990, l’invention, par les associations françaises du secteur social, de la logique de l’insertion par le travail, dans un esprit solidariste et républicain, reprise (et pour certains, détournée) ensuite par les pouvoirs publics, est aussi très précoce en comparaison internationale : si elle culmine avec la loi sur le Revenu minimum d’insertion (RMI), ses fondements historiques sont aussi ancrés dans les années 1970, avec, en particulier, les lois visant les personnes handicapées de 1975. De même, la Suède, avec son invention des « politiques actives du marché du travail » comme élément complémentaire de la solidarité salariale couplée avec une politique budgétaire restrictive, mise en place dans les années 1950-1960, se révèle avoir été un pays pionnier, avec une autre logique originale, dans le cadre d’un partage hautement socialisé des risques. Ici encore, la variété des stratégies et des conceptions de l’activation paraît extrême.

Au total, les éléments de la protection sociale faisant l’objet des réformes (régulièrement actualisées) ont été, le plus souvent, l’indemnisation du chômage, les politiques de l’emploi, les prestations d’assistance et de solidarité, puis les préretraites, et les retraites. Les politiques « familiales » sont aussi « activées » dans de nombreux pays (crédits d’impôt associés au fait d’avoir des enfants et de travailler). La couverture maladie, parce qu’elle a pris de plus en plus une forme universelle, n’est en revanche pas directement concernée, encore que des réformes des indemnités journalières de maladie ont eu lieu, qui peuvent aussi s’interpréter comme participant d’une logique générale d’activation (voir le cas suédois). Plus important encore, la réforme du financement de la protection sociale et l’articulation impôts-cotisations font aussi partie de la même dynamique systémique, dans l’objectif de favoriser l’activité professionnelle, que ce soit sur le plan global de la demande de travail (par exemple, diminution des cotisations sociales d’employeurs en France, introduction et extension de la CSG, fiscalisation de la sécurité sociale, baisse des cotisations allemandes et britanniques), ou sur celui des incitations individuelles (tax credits à la britannique ou à l’américaine ; formes dites « d’intéressement » associées aux prestations de chômage en Allemagne ; en France, le revenu de solidarité active [RSA] en est le dernier avatar). En outre, l’activation des systèmes de protection sociale doit, à notre avis, être distinguée de la « flexibilisation » des systèmes juridiques (le droit du travail principalement), qui conservent une logique relativement autonome – fût-elle coordonnée avec la protection sociale. Il existe en effet des pays, comme nous l’avons montré en comparant la France et l’Italie (Barbier et Fargion, 2004), qui flexibilisent leur marché du travail tout en n’activant pas leur protection sociale.

De nombreux travaux ont montré qu’on pouvait styliser les réformes en types différents. S’opposent ainsi un type libéral, plus centré sur le fonctionnement du marché, à un type universaliste qui combine haut niveau de socialisation des risques et appel au marché (Barbier, 2002 ; Serrano Pascual, 2007 ; Lødemel, 2004 ; Goul Andersen et Pedersen, 2007).

À l’intérieur de chacun des pays, la variété de mise en oeuvre est partout présente (Bouchoux et al., 2004, pour la France ; Larsen et al., 2002, pour le Danemark ; Morel, 2000 : 19-20, pour les États-Unis) : si une orientation est dominante, les types ne se réalisent pas de façon homogène. Plusieurs facteurs jouent un rôle, dont le moindre n’est pas la dynamique économique des territoires particuliers. Dans le premier type, deux outils ont prédominé : la très large diffusion des incitations fiscales au travail (remplaçant les prestations non directement conditionnées à l’activité professionnelle) a été combinée avec le renforcement des programmes fondés sur les exigences accrues vis-à-vis des chômeurs et des personnes à l’assistance. Dans le second type, avec une protection sociale restée généreuse, alors même que les taux d’emploi – chez les hommes et les femmes, chez tous les types d’âge – étaient très élevés, et le chômage et l’inactivité relativement faibles, les systèmes ont été réformés pour mettre en avant systématiquement le but d’insérer tous les membres de la société dans la norme commune de l’emploi. Ces deux types idéaux d’activation de la protection correspondent à des systèmes béveridgiens. Si, dans les systèmes bismarckiens, les réformes n’ont pas été non plus négligeables (Palier et Martin, 2007), elles ont connu – on le voit d’autant mieux avec le recul du temps – des difficultés importantes, au point qu’aucun type idéal clair ne s’est imposé (Barbier, 2008a). Au-delà de cet essai de modélisation de types, il est possible de schématiser, sur la base d’expériences de quelques pays significatifs (États-Unis, France, Danemark, Allemagne, Royaume-Uni), comment la logique générale de la nouvelle activation s’est manifestée depuis 10 à 20 ans (voir annexe 1 : Les expériences nationales).

Des promesses de l’activation aux transformations objectivables

Considérant les politiques présentées précédemment, la question majeure se posant à l’analyste est celle des transformations effectives qu’elles ont amenées dans les systèmes de protection sociale et de leurs conséquences pour les citoyens et les bénéficiaires. Il faut tout particulièrement rapporter ces dernières aux promesses des discours politiques qui ont justifié la réforme. On partira d’une « carte » des transformations, sans pouvoir toutes les étudier en détail.

Les promesses politiques

Il serait fastidieux et inutile de revenir sur la foison de discours politiques tenus dans les différents pays, mais aussi par l’OCDE et l’Union européenne (Serrano Pascual, 2007). Au-delà des variations, trois principales promesses ont été présentées : les systèmes anciens, considérés (abusivement, on vient de le souligner) comme « passifs », se sont vu opposer l’idéal d’un « État social actif », motif qui résume les innombrables dénominations qu’on a vu naître en Europe dans les 10 dernières années dans le vocabulaire des politiques sociales[3]. L’activation de la protection sociale était d’abord censée augmenter la participation de tous les membres de la société au travail (activité professionnelle) : dans certains cas, la promesse allait jusqu’à l’espoir de l’accès à des emplois de qualité, mais, le plus souvent, il s’agissait de mettre d’abord les gens en présence d’emplois tels que le marché les proposait. En deuxième lieu, cet accès universel à l’activité professionnelle allait faire reculer la pauvreté, car le travail était désormais considéré partout comme la solution par excellence à la pauvreté. Par le même mouvement, en troisième lieu (les inégalités en général étant passées au second plan), « l’État social actif » était en même temps un agent d’inclusion sociale, pour reprendre le mot politique inventé en Grande-Bretagne et diffusé par l’Union européenne pour remplacer la vision négative d’exclusion sociale. Dans tel ou tel pays, il y avait bien sûr des promesses plus spécifiques : ainsi, l’une des promesses du workfare aux États-Unis était le « soutien » de la famille et du mariage (Morel, 2000), mais nous laisserons de côté les idiosyncrasies nationales pour nous concentrer sur les trois promesses communes.

Les transformations observables/observées : comment les objectiver ?

Le repérage des conséquences des réformes menées en matière d’activation depuis 10 à 20 années n’est pas une tâche facile. S’il est relativement aisé – et largement pratiqué dans tous les pays – d’évaluer, à l’aide de méthodes sociologiques ou économiques appropriées, les « effets » de tel ou tel programme d’action bien circonscrit, sur une période délimitée et courte, l’objectivation de l’impact de multiples réformes pose des problèmes d’une autre ampleur. Il faut, dès lors qu’on envisage des systèmes entiers en réforme sur une période longue, abandonner toute velléité d’objectiver des causalités précises. Ceci ne détruit pas l’utilité des milliers d’études d’évaluation qui sont commanditées en Europe : mais leur valeur d’information pour la recherche est inévitablement limitée par les restrictions et simplifications, par les réductions qui président à leur fabrication[4]. Ainsi, contrairement aux prétentions constamment réitérées par les gestionnaires de politiques, la notion de « bonne pratique » est une illusion si l’on croit pouvoir transférer d’un pays à un autre, d’une époque à une autre, d’un contexte spécifique à un autre, des politiques comme des « boîtes à outils ». Régulièrement administrées, les leçons normatives de l’OCDE ou des services de la commission européenne concernant « ce qui marche » sont ici de peu de secours, car elles mélangent intrinsèquement jugements normatifs et méthodologies des sciences sociales.

De ce point de vue, deux problèmes essentiels se posent : d’une part, les politiques ne sont jamais exactement mises en oeuvre comme leurs auteurs les envisagent à l’origine, et d’autre part, et surtout, leurs conséquences sociales excèdent infiniment les objectifs formels qui leur sont prescrits. Il convient donc de dessiner une « carte » des conséquences possibles de la vague de l’activation de la protection sociale. Quatre domaines sont à explorer :

  • le changement introduit dans le fonctionnement des systèmes (financement, architecture, principes, outils) et dans les prestations et aides fournies aux personnes, tel qu’il a eu lieu dans la pratique, ce qui suppose une enquête détaillée de terrain (Barbier, 2006) ;

  • les changements effectifs qu’on peut, sinon toujours imputer directement à la réforme générale, du moins considérer comme liés à elle, par la mesure d’indicateurs quantitatifs classiques des sciences sociales : pauvreté, activité professionnelle, niveau et structure des dépenses sociales, etc. ; c’est à ce deuxième niveau qu’on recherchera ici si les trois promesses ont été ou non tenues ;

  • les transformations idéologiques qui les accompagnent : modification des idées, des discours, et, plus largement, des référentiels des politiques (Jobert et Muller, 1987), plus ou moins nationaux, plus ou moins internationalisés ;

  • les conséquences que les réformes diverses entraînent dans la légitimité (collective) des politiques, et de la protection sociale en général, mais aussi les conséquences qu’elles provoquent sur la subjectivité des personnes (le vécu individuel), sur leur « citoyenneté sociale » (Goul Andersen, 2005 ; Bothfeld, 2008).

Les deux premières transformations relèvent en quelque sorte d’une analyse fonctionnelle classique des politiques publiques. Au-delà de la délicate question, déjà soulignée, de l’imputation causale des « effets » à des « programmes », elles ne posent pas de problèmes insurmontables. Les deux autres transformations relèvent d’une analyse méthodique différente, puisqu’il s’agit de repérer des idées, des valeurs et normes, et, pour le cas des individus, des traces de vécu. S’il est assez aisé d’analyser le contenu des discours officiels, ou d’en recueillir les traces par des entretiens approfondis auprès des acteurs, il est beaucoup plus ardu de mesurer la légitimité des politiques, et, encore plus problématique d’objectiver les transformations du vécu des personnes, à relier à la mise en place des réformes de l’activation. Les éléments pour répondre à toutes ces questions n’ont qu’à peine commencé à être réunis, ils réclament une enquête approfondie, dans une perspective de comparaison internationale, d’autant plus difficile à conduire que le mouvement des réformes est incessant et variable selon les secteurs (Barbier, 2005b).

Architecture et prestations

Sur le premier point, l’enquête a été largement faite dans la littérature comparative internationale déjà citée : c’est le domaine le mieux documenté, à ceci près que certains analystes sont restés « loin du terrain » et qu’ils ont pris les mesures à leur « valeur faciale », comme si le fait de les édicter signifiait qu’elles changeaient vraiment les choses, et comme s’il n’y avait pas aussi des politiques symboliques. L’exemple de l’échec éclatant du Revenu minimum d’activité (RMA) en France, introduit par une loi du gouvernement Raffarin, en 2003, est significatif à cet égard : alors qu’on parlait de 100 000 contrats de RMA pour la fin 2003, il n’y en a, à la mi-2008, que 15 000 à peine, après que le contrat RMA initial a été revu juridiquement de fond en comble. De la même manière, la mise en oeuvre de la réforme dite « Hartz IV » a rencontré une résistance pour son application aux chômeurs les plus âgés et elle a dû être rapportée en octobre 2007. En Grande-Bretagne, comme d’ailleurs aux Pays-Bas, malgré toutes les promesses « d’activer les personnes handicapées », le nombre des personnes hors du marché du travail et classées comme handicapées n’a été réduit qu’à la marge depuis 10 ans. Ceci est d’ailleurs aussi le cas dans un des « modèles » contemporains de l’activation par excellence, le Danemark (voir ci-après).

S’il est effectif que les réformes ont été plus cohérentes et systématiques dans les pays béveridgiens, et n’y ont pas rencontré les obstacles institutionnels et culturels-politiques des pays bismarckiens, cela ne veut donc pas dire qu’elles sont traduites par des réalisations mirobolantes en matière de réduction de la pauvreté, d’augmentation des taux d’activité et de recul de l’exclusion sociale. Ainsi, dans tous les pays, la rhétorique politique a poursuivi des objectifs symboliques d’affirmation d’un discours de responsabilisation (et de culpabilisation) des personnes. Cependant, dans bien des cas, la substance – nationalement diverse – de l’équilibre effectif entre les fameux « droits » et « devoirs » n’a pas pour autant été automatiquement transformée ; c’est particulièrement le cas en France et au Danemark. Dans le cas français, dans les périodes (et les lieux) où la création d’emploi s’est révélée trop faible, l’administration de l’emploi n’a jamais eu les moyens d’imposer des obligations punitives, et les sanctions – par exemple pour non-respect du contrat d’insertion pour les bénéficiaires du RMI ou pour les chômeurs –, sont restées, en comparaison internationale, fort limitées. De même, au Danemark, la sévérité apparente du discours danois à la fin des années 1990 a toujours rendu possible la prise en compte des difficultés des personnes, dans une logique égalitaire[5].

Les trois grandes promesses

Ces transformations ont pris place dans une conjoncture économique favorable (1997-2007), ce qui aurait dû favoriser l’accomplissement des promesses. En matière d’activité professionnelle des personnes, cependant, malgré l’activation sous toutes ses formes, dans tous les pays considérés ici (quoique de façon nettement moindre aux États-Unis), une part importante de la population reste « hors emploi » après les réformes. Elle est soutenue chichement et de façon précaire (sauf dans les pays scandinaves) par des prestations d’assistance ou d’autres remplacements de revenu. Aux États-Unis, à cause de la bonne santé de l’économie encore tout récemment, les réformes ont entraîné une augmentation de l’activité professionnelle pour les personnes pauvres isolées, mais pas la part des emplois de qualité. En Grande-Bretagne, la part des inactifs n’a pas considérablement diminué : des catégories de la population sont restées peu affectées par les réformes, dans un pays où la part des ménages sans travail est parmi les plus élevées d’Europe (3 millions de ménages sans travail actuellement). Malgré la générosité, réelle, des tax credits introduits par le gouvernement travailliste, et l’augmentation de la qualité des services de l’emploi (elle aussi réelle), les choses n’ont guère changé, au cours des 10 dernières années, sauf pour les familles monoparentales, dont la situation s’est améliorée. En Allemagne, le recul de l’analyse est moins long, mais les emplois à bas salaire (travaux à temps partiel, les « mini-jobs »), se sont multipliés, avant même la réforme Hartz du gouvernement Schröder, faisant prendre conscience à la société allemande de l’importance de situations de vulnérabilité, au point que le mot Prekariat a été introduit dans la langue allemande en 2006. La Grande-Bretagne est cependant toujours pionnière en Europe pour la proportion des emplois de mauvaise qualité dans les comparaisons de la Commission européenne.

En matière de pauvreté, des résultats non négligeables ont été revendiqués par le gouvernement britannique : ils concernent la part la plus vulnérable des enfants, mais ces résultats sont dus à l’augmentation des allocations. Les objectifs affichés par ce gouvernement ne seront cependant pas atteints[6] et les observateurs sont convaincus de la « rentabilité » décroissante du système des impôts négatifs. En Allemagne, où il est trop tôt pour enregistrer les effets de l’ensemble des réformes d’activation de la protection sociale, le niveau de la pauvreté n’a pas brutalement évolué ces dernières années ; il n’a en tous les cas pas diminué en raison de « l’activation ». Aux États-Unis, non plus : l’effet majeur de la réforme Clinton aura été de maintenir les mêmes niveaux relatifs de pauvreté, tout en obligeant les assistés à tirer leurs revenus du travail alors qu’ils les tiraient auparavant de l’assistance ; il y a eu le plus souvent en quelque sorte substitution, sauf pour des groupes particuliers. Le Danemark reste, avec la Suède, l’un des pays où la pauvreté est la moins répandue, mais cela n’est pas dû aux réformes d’activation. Ce ne sont pas, d’ailleurs, les offres d’activation des chômeurs qui ont créé de l’emploi net et les chercheurs danois restent sceptiques, sauf sur un point : la longueur de la perception des prestations se combine avec l’effet des offres d’activation qui peut être considérée à la fois comme un soutien et comme, parfois, un repoussoir, une incitation à être mobile.

En matière d’inégalité (entre couches sociales, entre qualifiés et moins qualifiés, entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux), force est de reconnaître que les pays où la version la plus punitive et rigoureuse des réformes d’activation a été mise en oeuvre, sont aussi ceux (les États-Unis, la Grande-Bretagne), où les inégalités se sont le plus accrues, nettement plus que dans les pays continentaux, sans parler des pays scandinaves. Ainsi, la proportion des personnes exposées à l’exclusion sociale – y compris sous la forme de la « marginalisation » à la scandinave – n’a pas significativement changé dans les 10 dernières années. Le positionnement relatif des pays reste globalement le même en matière d’inégalités et d’exclusion, les deux phénomènes ayant plutôt augmenté partout. Là encore, la promesse de l’activation, par temps économique favorable, n’a pas été tenue.

En revanche, dans tous les pays, les dépenses ont été ajustées et contenues. Ce constat peut être fondé ici de façon globale, mais il requiert des travaux plus complets qui tiennent compte de la multiplicité des dépenses publiques ou socialisées qui peuvent être considérées comme relevant de l’activation au sens où nous l’avons définie[7]. Si l’ajustement a été bien différent (avec les pays scandinaves restés très généreux en comparaison) et, partant, très inégal et inégalitaire en Europe, les dépenses d’assistance et de chômage, des prestations de handicap et contre l’exclusion sociale, à l’intérieur de la dépense sociale en général, ont été maîtrisées[8]. C’est ce qu’illustre le tableau suivant pour trois cas significatifs de pays.

Tableau 1

Proportion des prestations sociales consacrées au chômage, handicap, exclusion sociale (%)

Proportion des prestations sociales consacrées au chômage, handicap, exclusion sociale (%)
Source : Eurostat, 2008, séries 1997-2005, European Social Statistics

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Cela ne veut donc pas dire que ces dépenses ont été radicalement réduites, mais cela tend à confirmer l’impact en termes de cost-containment (Pierson, 2001), pendant que d’autres secteurs de prestations (surtout la santé) ont continué d’augmenter.

Les transformations idéologiques

Comme l’ont bien montré plusieurs chercheurs (Van Berkel et Møller, 2002 ; Serrano Pascual, 2007) la réforme s’est accompagnée d’une transformation idéologique profonde, qui combine l’introduction de nouvelles idées quant à ce qui est censé être le « plus efficace » et une nouvelle « logique morale et politique », articulée avec un discours moralisateur des « droits et devoirs ». Dans cette transformation, surtout depuis le début des années 2000, l’influence internationale des économistes mathématiciens, qui se font les avocats des réformes, est allée croissant. Pour autant, cette idéologie commune ne s’incarne pas pareillement dans tous les pays : si elle les influence tous, elle n’y pénètre pas de la même façon, et les cultures politiques différentes, les systèmes de normes nationales différents se chargent d’en filtrer l’influence (Barbier, 2008b). Globalement, la transformation idéologique profonde ne met pas en cause l’opposition des deux types, universaliste et libéral de l’activation que nous avons mentionnés plus haut. C’est ici que, dans la comparaison, le raisonnement en termes de niveaux d’abstraction auquel nous convie G. Sartori (1991) est important. Si partout les politiciens articulent un discours de droits et de devoirs, dénoncent des profiteurs et des fraudeurs, la substance des droits et des devoirs reste, à un niveau moins abstrait, hétérogène ; pour ne prendre qu’un exemple : alors que le gouvernement libéral-conservateur danois en place depuis 2001 s’efforce de réduire la durée de versement des prestations d’assurance-chômage, cette durée était encore, fin 2008, de quatre ans contre les six mois du filet de sécurité de la Jobseeker’s allowance britannique.

Le vécu des personnes

Enfin, c’est sur le plan des conséquences sur le vécu, l’autonomie, la reconnaissance sociale des personnes que la transformation apportée par la vague de l’activation – qui va, avec la crise, au moins en partie refouler – est la plus difficile à objectiver. Le changement idéologique est inévitablement amorti dans les pays universalistes qui ont maintenu un degré généreux de protection sociale et des orientations fortes en ce qui concerne l’égalité et la citoyenneté sociale commune (Goul Andersen, 2005), ce qui n’exclut pas pour autant une dégradation relative du vécu de leur situation chez certains groupes de personnes. Dans ce domaine, s’il existe des enquêtes et des réflexions nombreuses (Paugam et Duvoux, 2008, pour la France ; Bothfeld, 2008, pour l’Allemagne), un double problème se pose pour que la recherche comparative internationale soit en mesure d’objectiver les choses. Le premier tient dans la mesure dans laquelle l’analyse sociologique est capable de poser la question de la légitimation – sinon de la légitimité, des réformes. Le second, intimement associé au précédent, est celui de la variété des contextes normatifs nationaux dans les différents pays qui ont pratiqué des stratégies d’activation depuis 10 ans ou plus.

Dans certains pays, la stratégie de l’activation de la protection sociale résulte, y compris dans la dimension des exigences accrues vis-à-vis des personnes, d’un large débat social de légitimation. Dans les pays scandinaves tout spécialement, les réformes résultent de la construction de consensus, fussent-ils conflictuels, et leur légitimation repose sur la construction d’une perception de réciprocité générale (Rothstein, 1998). Cette situation est bien différente tant en Allemagne, qu’en France ou en Grande-Bretagne. Il faut aussi tenir compte du fait que la légitimation des mesures intervient au sein d’un espace donné, le plus souvent national (mais aussi régional et local) ; or, ces contextes sont porteurs de références normatives différentes et il n’est pas aisé de comparer entre eux des vécus de personnes au-delà des frontières de la solidarité, qui restent pour l’essentiel, nationales. Comme S. Bothfeld l’a fait justement observer, l’objectivation des effets des réformes a tendu à minorer leur impact sur les conceptions morales des personnes, sur leurs capacités d’action, leur autonomie et leur dignité en tant que personnes, qui entrent dans les capabilities, au sens d’Amartya Sen ou dans la substance de la citoyenneté sociale (Goul Andersen, 2005) et ont aussi à voir avec la « reconnaissance » (Paugam et Duvoux, 1998). Mais, sur ces points, on ne dispose aujourd’hui d’aucune étude comparative internationale. La question majeure ici est celle de savoir comment rendre compatibles des constats au sein de systèmes normatifs très hétérogènes de pays à pays (voir par exemple la variété de la perception de la précarité de l’emploi en Europe, Barbier, 2005a). On rencontre là une limite actuelle des sciences sociales, qui ne peut être comblée dans le fait de choisir le point de vue normatif de tel ou tel chercheur[9], forcément marqué par son appartenance à telle ou telle culture politique. On s’aperçoit encore plus facilement de cette aporie quand on compare les pays européens riches et les moins riches, récemment entrés dans l’Union, ou encore plus avec les pays en développement.

Au total, il est fort probable qu’autour de la réforme de l’activation, sauf cas national ou local, catégorie ciblée particulière, les principales conséquences en termes d’une activation réelle (c’est-à-dire, d’aider les personnes à trouver des emplois ou de les faire sortir durablement de la pauvreté ou de l’exclusion sociale) sont restées très modestes et que les politiciens aient fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Sur le plan macrosociologique, seul le constat de la maîtrise des coûts (cost containment) – de l’assistance, de la couverture chômage et des préretraites – émerge, sans qu’il y ait réduction radicale de la protection sociale (Castles, 2004). Dans le même temps, selon tous les indicateurs classiques, les promesses politiques n’ont pas été tenues. L’expansion des discours et d’une rhétorique générale des droits et des devoirs semble n’avoir que peu de liens avec les « performances » des politiques publiques. Il y a surtout un point à propos duquel des recherches supplémentaires, menées avec des méthodes qui restent à inventer en matière de comparaison des systèmes nationaux de normes, sont nécessaires ; il s’agit de la transformation du vécu (et de la substance de la citoyenneté sociale), en liaison avec la compréhension à chaque fois située au plan national, de la légitimité des réformes et de leur insertion dans des logiques « politiques et morales » à chaque fois différentes selon les pays, ce qui s’articule avec des « formes élémentaires de pauvreté » (Paugam, 2005). Enfin – ce qui est essentiel –, les grandes différences entre les « performances » sociales ont persisté entre les pays, presque inchangées après 15 ans de réformes : en Europe, l’écart entre la Suède et la Grande-Bretagne n’a pas fondamentalement changé si on le mesure selon les coefficients d’inégalité classiques, alors que les deux pays ont maintenant un niveau de vie moyen tout à fait comparable. Les dépenses sociales ont été ralenties : l’activation aura certainement été un moyen de maîtriser les coûts et cela correspond bien à la logique économique de gestion de l’austérité ; mais, dans les pays scandinaves, cela n’a pas abouti à une augmentation significative des inégalités et ces derniers restent vraiment très spécifiques.

Tirer cette leçon en 2009, au moment où la crise économique étend partout ses ravages est d’autant plus intéressant que, jusqu’à présent, les gouvernements n’ont adapté qu’à la marge leur discours en faveur de l’activation comme solution innovante et juste.