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Le vieillissement de la population exerce une pression directe sur les systèmes de retraite contemporains. Au-delà de la réalité objective que constitue le vieillissement, la construction idéologique de cette question est un élément clé de la réforme des systèmes de retraite contemporains. Aux États-Unis, par exemple, le président Bush lança au lendemain de sa réélection en 2004 une campagne nationale d’envergure pour justifier la « privatisation partielle » du régime fédéral d’assurance-vieillesse, qui demeure la pierre angulaire du système de retraite américain depuis le New Deal (apRoberts, 2000). Un véritable « pessimisme démographique » était au coeur de cette campagne[2]. À première vue, l’omniprésence idéologique et politique de ce type de discours démographique étonne car les États-Unis se trouvent dans une situation démographique nettement plus favorable que celle du Japon et de nombreuses sociétés européennes (Special Committee on Aging, 2007 : 2).

L’objectif du présent article est d’analyser l’impact du discours démographique sur le débat américain au sujet de l’avenir des retraites. Mettant l’accent sur le régime fédéral d’assurance-vieillesse, l’article étudie le rôle politique du « pessimisme démographique » mobilisé notamment par les adversaires du régime par répartition. Après avoir présenté le système de retraite américain et retracé les grands moments du développement historique du régime de base fédéral, l’article se tourne vers le rôle des arguments démographiques dans le débat contemporain sur la réforme de cet important régime. Plus particulièrement, l’article explore la question de la « privatisation partielle » et la campagne lancée par le président Bush avant d’exposer brièvement le débat sur les retraites durant la campagne présidentielle de 2008.

Théoriquement, l’article est centré sur une analyse du rôle du discours, des idées et des « référentiels » dans le développement des politiques publiques (par exemple : Béland et Waddan, 2007 ; Blyth, 2001 ; Campbell, 2004 ; Jenson, 1989 ; Palier et Surel, 2005 ; Merrien, 1997 ; Muller, 2005 ; Schmidt, 2002). Plus particulièrement, l’article emprunte à Robert H. Cox (2001) le concept de « construction sociale de la nécessité de réformer » (social construction of the need to reform). Selon lui, la construction sociale d’impératifs de réforme est un élément essentiel de la transformation contemporaine de la protection sociale qui est rarement abordé dans les travaux d’auteurs institutionnalistes comme Paul Pierson (1994). Comme le montre l’analyse du débat sur les retraites durant la présidence Bush (2001-2009) cependant, l’analyse des impératifs de réforme ne devrait pas détourner les politologues et les sociologues d’une prise en considération de facteurs institutionnels susceptibles de faciliter ou de compliquer les efforts de ceux qui justifient la réforme des retraites en référence au « pessimisme démographique » ambiant. De tels facteurs institutionnels sont particulièrement visibles aux États-Unis, et ce, en raison de la nature même du système politique américain, caractérisé notamment par la fragmentation du pouvoir fédéral et par l’absence de discipline de parti au sens strict du terme. Plus généralement, le présent article souligne la relation complexe qui peut se nouer entre discours démographique et facteurs institutionnels dans la réforme des retraites, aux États-Unis et ailleurs. Bien que le vieillissement démographique soit en lui-même un aspect tangible des transformations sociales et économiques contemporaines, le discours à son sujet peut devenir une arme idéologique dont la capacité à préparer le terrain aux réformes proposées dépend en partie du poids des institutions et du jeu des acteurs[3] qui s’efforcent de préserver ou de transformer les systèmes de retraite actuels.

Les retraites aux États-Unis

Le système de retraite américain se divise en quatre éléments principaux (Béland, 1999). Premièrement, l’assurance-vieillesse fédérale constitue un régime de base sur lequel reposent les trois autres éléments du système (apRoberts, 2000). Financé par des contributions égales des employeurs et des salariés, ce régime offre un taux de remplacement du revenu qui varie en fonction du salaire, les travailleurs moins nantis ayant droit à un taux plus élevé. Le taux combiné de contribution est de seulement 10,6 % (12,4 avec l’assurance invalidité), ce qui explique le taux de remplacement moyen inférieur à 40 %, ce qui est plus bas que celui de nombreux régimes de base européens. Le taux de remplacement de l’assurance-vieillesse fédérale est d’ailleurs semblable à celui offert par la combinaison des deux composantes publiques du système de retraite canadien (Sécurité de la vieillesse et Régime de pensions du Canada/Régime des rentes du Québec).

Deuxièmement, le programme fédéral d’assistance sociale pour les invalides et les personnes âgées (Supplemental Security Income ou SSI) offre des prestations aux personnes non couvertes par l’assurance-vieillesse ou dont les prestations assurancielles s’avèrent insuffisantes (Béland, 1999). L’ouverture des droits est fondée non seulement sur le revenu mais sur un examen de ressources (means test), ce qui réduit considérablement le nombre de bénéficiaires. En fait, la vaste majorité des ayants droit du programme SSI sont des invalides plutôt que des personnes âgées. Du point de vue de la politique des retraites, le programme SSI joue donc un rôle limité, surtout comparé à celui de l’assurance-vieillesse (environ un million de retraités reçoivent une pension dans le cadre du programme SSI contre plus de 32 millions dans celui de l’assurance-vieillesse). Pour cette raison, en ce qui concerne les retraites, le programme SSI est rarement au centre du débat politique, ce qui n’est pas le cas en matière d’invalidité (Erkulwater, 2006).

Troisièmement, les régimes facultatifs de retraite complémentaire versent des pensions à une partie des salariés seulement. De plus, depuis les années 1980, les régimes d’entreprise à prestations définies (defined benefits) connaissent un déclin rapide au profit des régimes à contributions définies (defined contributions), qui ne garantissent pas à l’avance le niveau des prestations (apRoberts, 2000 ; Hacker, 2004 ; Sass, 1997). Ainsi, en matière de retraites, ces régimes participent d’un transfert explicite de risques financiers des employeurs vers les salariés. La transformation des régimes complémentaires se fait donc dans le sens d’une réduction globale de la sécurité économique offerte aux travailleurs américains, qui sont de plus en plus vulnérables face aux aléas des marchés financiers (apRoberts, 2000 ; Hacker, 2004).

Finalement, l’épargne individuelle volontaire non encadrée par les employeurs joue un rôle de plus en plus important aux États-Unis. Les Individual Retirement Accounts (IRAs) constituent une source majeure d’épargne-retraite volontaire. Instaurés en 1974 par l’Employee Retirement Income Security Act (ERISA), ces comptes individuels sont fiscalement avantageux pour les salariés. Cependant, les moins nantis sont rarement en mesure d’épargner pour vraiment préparer leur retraite, et les IRAs bénéficient principalement aux plus fortunés (Hacker, 2004 : 255).

Les insuffisances du programme SSI, des pensions complémentaires ainsi que de l’épargne individuelle soulignent à quel point le régime fédéral d’assurance sociale demeure le fondement de la sécurité économique d’un grand nombre de personnes âgées, surtout les moins favorisées. Ceci est particulièrement le cas dans le contexte de l’actuelle crise économique, qui souligne l’étendue des risques financiers inséparables de l’épargne individuelle et des régimes à contributions définies qui, contrairement aux régimes à prestations définies ne protègent pas les individus contre les aléas des marchés boursiers. Par exemple, dans le cadre d’un régime à cotisations définies, un travailleur qui prend sa retraite durant ou immédiatement après une crise financière obtiendra une pension moins élevée en moyenne que s’il avait pris sa retraite avant le début de cette crise. Dans ce contexte, l’assurance-vieillesse fédérale demeure plus que jamais une source essentielle de sécurité économique pour les personnes âgées.

Compte tenu de ces remarques, l’analyse suivante met principalement l’accent sur l’assurance-vieillesse. Avec des dépenses annuelles supérieures au budget de la défense (585 milliards de dollars en 2007), ce programme mérite notre attention à une époque caractérisée par un vieillissement démographique accéléré qui alimente le débat sur l’avenir des retraites. Avant d’explorer la nature et l’impact politique de cette tendance démographique, quelques remarques au sujet de l’histoire politique de l’assurance-vieillesse s’imposent[4].

L’histoire de l’assurance-vieillesse en bref

Antérieurement à la création du régime fédéral d’assurance-vieillesse durant le New Deal, l’État fédéral ne jouait qu’un rôle secondaire dans le champ américain des retraites. D’une part, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, certains employeurs comme les compagnies ferroviaires instaurèrent des régimes de retraite pour leurs employés. Durant les premières décennies du XXe siècle, ces régimes ne couvraient qu’une faible partie des salariés (Hacker, 2002 ; Sass, 1997). D’autre part, les États fédérés commencèrent à jouer un rôle plus actif dans la sécurité de la vieillesse quelques années seulement avant le crash boursier d’octobre 1929. Amorcée dans les années 1920, la multiplication des programmes d’assistance sociale pour les personnes âgées s’accéléra au début de la décennie suivante. Rapidement, la crise économique des années 1930 força les États fédérés à demander l’aide de l’État fédéral dans le financement des retraites. En 1935, le Social Security Act instaura donc un financement fédéral pour soutenir ces États dans le champ de l’assistance-vieillesse. Cette législation créa également un nouveau régime d’assurance-vieillesse entièrement fédéral imposé par Franklin Delano Roosevelt, qui croyait aux vertus de l’assurance sociale (Richards, 1994).

Une réforme adoptée en 1950 notamment pour augmenter les prestations afin de compenser pour les effets négatifs de l’inflation enregistrés depuis la fin des années 1930 marqua le début d’une période d’expansion graduelle du système fédéral de retraites (Béland, 2001). Ainsi, plus tard durant les années 1950, de nouvelles mesures favorisèrent l’intégration de catégories professionnelles comme les travailleurs agricoles et domestiques, qui avaient été exclues en 1935 pour des raisons politiques et administratives. Et, en 1956, un régime fédéral d’assurance invalidité fut instauré (Berkowitz, 1987). Quant à la hausse des prestations d’assurance-vieillesse, elle s’accéléra considérablement au cours du premier mandat présidentiel de Richard Nixon (1969-1973). En 1972, par exemple, le Congrès fédéral adopta une réforme qui augmenta notamment de 20 % en moyenne les prestations d’assurance-vieillesse. De plus, cette réforme favorisa la mise en place d’un système d’indexation automatique effectif deux ans plus tard. Plus généralement, durant l’après-guerre, le régime fédéral devint graduellement le programme social le plus imposant et le plus populaire aux États-Unis (Derthick, 1979). À partir de l’ère Eisenhower (1953-1961), même les Républicains décidèrent d’appuyer ce programme populaire dans un contexte économique et démographique plus que favorable (Béland, 2001). Mais ce sont généralement les Démocrates qui s’identifièrent au régime d’assurance-vieillesse, considéré comme l’une des réussites les plus durables de « leur » New Deal. Cette identification des Démocrates au programme et leur volonté affichée de le défendre explique le fait que, depuis des décennies en matière de réforme des retraites, les Américains leur font davantage confiance qu’aux Républicains (Ross, 2007).

Au milieu des années 1970, l’expansion du programme qui caractérisa l’après-guerre fut remplacée par une logique d’austérité fiscale dans un contexte économique de moins en moins favorable (Light, 1995 ; Pierson, 1994). Dans ce cadre, face aux déficits prévus de la caisse d’assurance-vieillesse provoqués notamment les contre-performances de l’économie américaine et par l’inflation plus élevée que prévu, le Congrès ratifia deux législations (Béland, 2001). Adoptée en 1977, la première législation augmenta plus rapidement que prévu le taux cotisation tout en modifiant la formule d’indexation adoptée en 1972 (Robertson, 1978). À peine cinq ans plus tard, un nouveau déficit anticipé de la caisse du régime fédéral forcèrent le président républicain Ronald Reagan (1981-1989) à lancer une commission susceptible de préparer le terrain politique pour une nouvelle réforme de l’assurance-vieillesse. Pour ne pas offusquer les Démocrates et façonner un compromis législatif acceptable aux élus les plus influents des deux grands partis fédéraux, la commission proposa des changements modestes qui ne visaient pas à abolir ni à transformer le populaire régime fédéral. Parmi les propositions destinées à renflouer la caisse de ce régime, on trouvait par exemple la taxation des pensions versées aux prestataires les plus riches. Finalement, en 1983, le Congrès adopta les modifications proposées par la commission ainsi qu’une hausse de l’âge de la retraite, qui passera lentement de 65 à 67 ans entre 2000 et 2022 (Light, 1995).

La législation de 1983 est la dernière réforme en date du populaire régime fédéral d’assurance-vieillesse. L’absence de nouvelle réforme durant le reste des années 1980 et les années 1990 s’explique en partie par l’absence de crise fiscale à court terme de la caisse d’assurance-vieillesse (Weaver, 2005), qui accumule des surplus importants depuis le milieu des années 1980 (Béland, 1999). Mais cette accumulation est sur le point de prendre fin. La raison de cette dégradation anticipée de la situation fiscale du régime fédéral : des transformations démographiques qui, comme au Canada, en Europe et au Japon, incitent les acteurs politiques à envisager des réformes susceptibles d’adapter voire de transformer les systèmes nationaux de retraite développés depuis la fin du XIXe siècle. Aux États-Unis comme dans ces pays, démographie et politique sont souvent inséparables.

Vieillissement et discours politique

Les mutations démographiques qui se produisent aux États-Unis sont semblables à celles qu’affrontent la plupart des autres sociétés développées : un taux de natalité moins élevé que dans l’après-guerre et l’augmentation de l’espérance de vie favorisent une hausse du pourcentage de personnes âgées au sein de la population. Ainsi, entre 2010 et 2030, le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus devrait s’accroître de presque 3 % en moyenne par année, un taux supérieur à celui de l’augmentation de la population totale (Béland, 1999). Aux États-Unis, cette situation, qui coïncidera avec le départ à la retraite de plus en plus massif des enfants du baby-boom nés entre 1946 et 1965, devrait exercer une pression accrue sur le régime fédéral d’assurance-vieillesse à partir des années 2010 (Aaron et Reischauer, 1998 ; Baker et Weisbrot, 1999 ; Derthick, 2001 ; White, 2001). Comme au Canada, en France et dans plusieurs autres pays, une telle sortie du marché du travail devrait affecter directement le ratio actifs/inactifs, qui passera de 3,3 à seulement 2,2 salariés par retraité entre 2007 et 2030 (Board of Trustees, 2008). Ces retraités devraient vivre plus longtemps en moyenne, ce qui augmentera les dépenses de la caisse fédérale d’assurance-vieillesse. Dans ce cadre, l’accumulation depuis le milieu des années 1980 d’un fonds de réserve massif (plus de 2000 milliards de dollars à la fin 2007) devrait permettre de retarder l’avènement mais non d’éviter entièrement les déficits prévus de la caisse fédérale d’assurance-vieillesse. D’après les plus récentes prévisions actuarielles fédérales, les réserves de la caisse d’assurance-vieillesse devraient continuer à augmenter pendant encore quelques années avant de diminuer graduellement pour disparaître complètement vers l’année 2040. Si aucune mesure n’est prise d’ici là pour corriger la situation, en 2039, la caisse fédérale ne sera plus en mesure de payer la totalité des prestations d’assurance-vieillesse (Board of Trustees, 2009). De plus, si elle se prolonge, la récession amorcée en 2008 devrait accélérer le déclin du fonds de réserve, ce qui rapprocherait la date anticipée des déficits de la caisse d’assurance-vieillesse. Plus crucial encore, d’ici une décennie, le trésor fédéral devrait commencer à rembourser les sommes jadis empruntées par lui à la caisse d’assurance-vieillesse. Ainsi, au cours des prochaines décennies, l’assurance-vieillesse devrait devenir un boulet de plus en plus lourd à traîner pour le trésor fédéral, ce qui pourrait inciter les élus à réformer ce programme bien avant que sa caisse ne devienne déficitaire.

Une chose est certaine : avec un taux moyen de fertilité d’environ 2,1 enfants par femme et les abondants surplus accumulés par la caisse d’assurance-vieillesse, les États-Unis sont en meilleure posture que le Japon et plusieurs pays européens pour affronter le défi démographique actuel (Béland, 1999). En fait, d’après certains spécialistes des retraites (Aaron et Reischauer, 1998 ; Baker et Weisbrot, 1999 ; White, 2001), pour éviter une future crise fiscale de l’assurance-vieillesse, il suffirait au Congrès d’adopter une série d’ajustements techniques comme de légères hausses du taux de cotisation combinés à une réduction des prestations pour les mieux nantis, par exemple.

Malgré ces remarques rassurantes, le discours politique concernant l’avenir fiscal du régime d’assurance-vieillesse est souvent teinté d’un « pessimisme démographique » selon lequel l’impact fiscal négatif du vieillissement serait à lui seul capable de conduire l’assurance-vieillesse, voire l’État fédéral dans son ensemble, à la « faillite ». Ce discours ne concerne donc pas seulement la nature des changements démographiques contemporains mais la capacité jugée limitée de l’assurance-vieillesse à affronter ces changements. De ce point de vue, le « pessimisme » en question concerne également les politiques publiques fédérales comme l’assurance-vieillesse, sur laquelle les citoyens ne devraient pas compter. Ainsi, ce discours combine prédictions démographiques et l’idée populaire à droite selon laquelle les citoyens ne devraient pas faire confiance à l’État fédéral, dans les domaines économique et social du moins. Ce discours est ancré dans la méfiance traditionnelle envers l’État fédéral au coeur de la culture politique américaine et, plus particulièrement, du mouvement conservateur américain (Vergniolle de Chantal, 2006).

Sans grande surprise, ce discours pessimiste émane particulièrement des experts, des journalistes et des politiciens conservateurs favorables à une réduction de la protection sociale offerte par le régime fédéral d’assurance-vieillesse. Par exemple, au seuil de la campagne présidentielle de 2004, Michael Tanner, porte-parole du néolibéral CATO Institute, encourageait les deux futurs candidats républicain et démocrate à la présidence, George W. Bush et John Kerry, à « dire la vérité » aux Américains au sujet du « désastre » que devrait causer le vieillissement de la population, « désastre » qu’il comparait à un « accident de train » et à une « bombe à retardement » (Tanner, 2004). Loin d’être marginal, ce type de rhétorique est omniprésent aux États-Unis (Teles, 1998).

Sur la scène politique, sans toujours utiliser un langage aussi imagé que celui de Tanner, le président Bush et ses alliés se firent largement l’écho d’un tel « pessimisme démographique ». Dans son discours sur l’état de l’Union de 2005, par exemple, Bush (2005a) affirma qu’au début des années 2040, « le système [d’assurance-vieillesse] en entier sera bientôt vidé de ses ressources et en faillite » (exhausted and bankrupt). Ce type de description potentiellement mensongère est commun aux États-Unis en grande partie parce que de nombreux citoyens ne comprennent pas le fonctionnement de la caisse d’assurance-vieillesse. Ainsi, des sondages d’opinion montrent que de nombreux Américains pensent que cette caisse fonctionne comme un système d’épargne dans lequel l’épuisement du fonds de réserve signifierait la fin des prestations, ce qui n’est pas vraiment le cas dans le contexte d’un régime par répartition, où les « actifs » financent les retraites des « inactifs » (Brain, 1991). Dans ce cadre, la référence de Bush à la disparition des surplus de la caisse pourrait laisser croire à certains électeurs que, si les prévisions des actuaires sont exactes, le régime fédéral sera dans l’incapacité de verser la moindre pension dès le début des années 2040. En fait, l’absence de changements législatifs n’entraînerait pas la « faillite » du programme mais une réduction peut-être temporaire des prestations. Toutefois, d’un point de vue politique, même un tel scénario semble improbable, la popularité du programme étant susceptible de forcer les élus à agir bien avant qu’une telle situation ne se produise (Light, 1995).

Le « pessimisme démographique » n’est pas seulement une version dramatisée du défi fiscal bien réel que le régime fédéral d’assurance-vieillesse devra affronter au cours des prochaines décennies. Dans le discours politique américain, ce genre de rhétorique devient une arme idéologique visant à justifier une apparente « nécessité de réformer » (Cox, 2001) les retraites au plus vite et de façon dramatique. De ce point de vue, une telle rhétorique sert à légitimer des propositions de réforme beaucoup plus radicales que les ajustements techniques proposés par les défenseurs du régime par répartition. Mais comme ce régime demeure populaire auprès de la population américaine (Cook, Barabas et Page, 2002), les adversaires de la répartition affirment vouloir « sauver » l’assurance-vieillesse dans un contexte de « choc démographique ». C’est pourquoi, dans le discours mentionné plus haut, le président Bush affirmait vouloir « consolider et sauver » (to strengthen and save) ce programme fédéral (Bush, 2005a). Une brève analyse du projet de « privatisation partielle » de l’assurance-vieillesse proposé en vain par Bush démontre que celui-ci ne cherchait pas à consolider ce programme mais à le transformer de manière profonde au nom d’une réponse au « choc démographique » anticipé.

Le débat sur les retraites de Bill Clinton à George W. Bush

Dans un contexte de craintes démographiques grandissantes, pour la première fois depuis 1983, l’avenir du régime fédéral d’assurance-vieillesse fut au centre des débats politiques fédéraux durant les trois dernières années de la présidence Clinton (1993-2001). Au cours de cette période, en partie au nom du « pessimisme démographique », l’idée d’une « privatisation partielle » du régime d’assurance-vieillesse fut inscrite pour la première fois à l’agenda politique fédéral (Béland, 2001). Aux États-Unis, le terme de « privatisation partielle » renvoie généralement au détournement partiel, qu’il soit obligatoire ou facultatif, des cotisations d’assurance-vieillesse vers des comptes individuels d’épargne-retraite. Un point tournant dans la propagation de cette idée néolibérale auparavant marginale sur la scène politique fédérale fut la publication en 1997 d’un rapport fédéral dans lequel la « privatisation partielle » était présentée comme l’une des solutions possibles aux futurs problèmes fiscaux de la caisse fédérale d’assurance-vieillesse (Advisory Council, 1997). À partir de ce moment, les références à la réforme de l’assurance-vieillesse et à l’idée de « privatisation partielle » se multiplièrent autant dans les débats au Congrès que dans les discours du président Clinton (Cook, Barabas et Page, 2002). Malgré des négociations secrètes avec les leaders Républicains au Congrès, début 1999, le président rejeta ouvertement la « privatisation partielle » du régime fédéral. Compte tenu du climat général de confrontation qui dominait alors une scène politique fédérale marquée notamment par l’Affaire Lewinsky, aucun accord entre le président et les Républicains au Congrès ne fut mis en oeuvre ou même envisagé publiquement (Gillon, 2008). Cette situation renvoie à l’influence structurante des institutions politiques (dans ce cas la division des pouvoirs entre le Congrès et la Maison Blanche) sur la politique des retraites aux États-Unis.

Loin de disparaître de l’agenda fédéral, la question de la « privatisation partielle » devint un enjeu politique majeur à au moins deux reprises durant la présidence de George W. Bush (2001-2009). Après sa victoire contestée à l’élection présidentielle de novembre 2000, Bush instaura une « commission bipartisane » composée exclusivement d’ardents défenseurs de la « privatisation partielle ». Sans aucune surprise (les membres avaient été sélectionnés par la Maison-Blanche en fonction de leur soutien envers la « privatisation partielle »), les recommandations de la commission soutenaient une telle approche, qui demeurait inséparable d’un discours démographique concernant le caractère inévitable de ce type de réforme (President’s Commission, 2001). Ces recommandations témoignaient de la volonté du président Bush et de ses alliés conservateurs de « privatiser » l’assurance-vieillesse pour en finir avec l’une des grandes réalisations du New Deal et, conséquemment, du Parti démocrate (Altman, 2005). De ce point de vue, la « privatisation partielle » faisait partie d’une stratégie à long terme visant 1) à affaiblir la coalition électorale démocrate en éliminant l’un de ses principaux chevaux de bataille électoraux ; et 2) à renforcer l’attachement des Américains envers le capitalisme financier défendu par les Républicains (Kosterlitz, 2004).

Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 reléguèrent temporairement la question de la réforme des retraites à l’arrière-plan. Durant la campagne présidentielle de 2004, sans en faire un enjeu central de l’élection, George W. Bush affirma vouloir lancer une véritable réforme du régime d’assurance-vieillesse parce que des mesures rapides s’imposaient dans le contexte démographique actuel (Commission on Presidential Debates, 2004). Peu après sa réélection, à la surprise de nombreux observateurs, le président républicain lança une importante campagne en faveur de la « privatisation partielle » de l’assurance-vieillesse (Altman, 2005). Durant la première moitié de 2005, le président parcourut le pays à plusieurs reprises pour convaincre les Américains de soutenir cette idée. Au coeur de cette immense campagne médiatique, le « pessimisme démographique » joua un rôle fondamental, le président essayant de convaincre les électeurs de la nécessité de « sauver » un programme condamné par l’arrivée imminente d’une vague de fond démographique. Par exemple, le 29 avril 2005, au cours d’un forum public sur la réforme des retraites organisé en Virginie, le président affirma qu’en raison de ces changements démographiques, l’assurance-vieillesse « ne serait plus là » pour les jeunes travailleurs d’aujourd’hui qui prendront leur retraite après l’année 2040. « En d’autres termes, vous travaillez toute votre vie, vous contribuez [au programme] et, quand vient le temps de vous préparer à la retraite, il n’y a plus rien (there’s nothing there) » (Bush, 2005b). Implicitement, cette vision pessimiste concernant l’impact possible du vieillissement démographique renvoie à un thème cher aux opposants américains de la répartition : l’équité intergénérationnelle. De leur point de vue, parce que le régime fédéral ne sera peut-être plus là dans quatre décennies, les jeunes travailleurs qui financent les retraites de leurs parents et grands-parents risquent d’être victimes d’une énorme injustice car, à l’avenir, il n’est pas certain qu’ils recevront des pensions fédérales dignes de ce nom. En conséquence, la campagne du président Bush fut décrite comme une tentative d’opposer « jeunes » et « vieux » dans l’espoir de convaincre les premiers de soutenir une réforme majeure de l’assurance-vieillesse (Altman, 2005).

Mais la campagne du président Bush échoua, le soutien envers la « privatisation partielle » fondant même comme neige au soleil durant le printemps 2005 (Bowman, 2005). Notamment en raison des réactions vives qu’elle suscita à gauche, la campagne de Bush eut un impact négatif sur ce soutien populaire. Dans ce contexte, en l’absence d’un important soutien populaire et malgré la présence d’une double majorité républicaine au Congrès, ses membres refusèrent de prendre des mesures législatives pour réformer l’assurance-vieillesse. D’après des membres du Congrès et des assistants parlementaires fédéraux interviewés par l’auteur en février 2008, la résistance aux pressions de la Maison-Blanche pour amorcer une action législative digne de ce nom provenait essentiellement du Sénat, où la majorité républicaine était plus modeste qu’à la Chambre des représentants. Finalement, face à tant de résistance politique, à la fin juin 2005, le président suspendit sa campagne en faveur de la « privatisation partielle » tout en disant vouloir la reprendre à la rentrée. Mais, à la fin de l’été 2005, la catastrophe politique et médiatique provoquée par l’ouragan Katrina détruisit tout espoir pour le président de réformer les retraites (Béland et Waddan, 2007). En plus d’orienter l’agenda politique fédéral dans une nouvelle direction, un tel événement, combiné au débat entourant la guerre en Irak, favorisa un déclin de la popularité du président, qui commença à chuter rapidement à partir de septembre 2005 pour ne jamais vraiment remonter par la suite (Edwards III, 2007).

La défaite de la campagne du président républicain en faveur de la « privatisation partielle » démontre la puissance des obstacles institutionnels que doivent affronter ceux qui comme lui souhaitent transformer le régime d’assurance-vieillesse en un système de comptes d’épargne individuels. Plus particulièrement, la popularité de ce régime au nombre élevé de prestataires, la division des pouvoirs entre la présidence et le Congrès, l’absence de discipline de parti au Congrès ainsi que l’opposition acharnée des Démocrates et des groupes de pression comme l’American Association for Retired Persons (AARP) minèrent les efforts de Bush et de ses alliés politiques. Dans le domaine de la réforme des retraites, les Américains font en moyenne davantage confiance aux Démocrates qu’aux Républicains et, en conséquence, l’opposition démocrate n’eut aucun mal à convaincre un nombre grandissant de citoyens de ne pas soutenir les efforts du président Bush en la matière (Ross, 2007). D’ailleurs, dans leur campagne contre le projet de « privatisation partielle », les experts de gauche, les syndicats et les associations de personnes âgées diffusèrent un contre-discours démographique beaucoup moins alarmiste que la rhétorique du président Bush. Ce contre-discours présentait l’assurance-vieillesse comme une excellente source de sécurité économique qui devrait demeurer en place pour les futures générations de retraités. De plus, des auteurs comme Nancy Altman (2005) défendirent publiquement l’idée selon laquelle la privation partielle aggraverait la situation fiscale du régime de base fédéral au lieu de l’améliorer. Un tel contre-discours contribua à miner la crédibilité du projet de réforme mis en l’avant par le président et son équipe. Ainsi, parallèlement aux contraintes institutionnelles mentionnées plus haut, la construction sociale et politique des enjeux démographiques contemporains demeure un aspect fondamental du débat américain sur l’avenir des retraites.

Malgré la défaite de la campagne du président Bush en 2005, le discours démographique véhiculé par les partisans de la « privatisation partielle » ne fut d’ailleurs pas sans conséquences. Premièrement, sur le plan idéologique, ces partisans ont réussi à convaincre une majorité d’Américains que la question de la réforme des retraites est extrêmement préoccupante en raison du vieillissement démographique. Au milieu des années 2000, par exemple, de nombreux Américains se disaient préoccupés par l’avenir du régime de base fédéral, ce qui ne veut pas dire qu’ils faisaient confiance au président Bush pour résoudre le problème démographique (Bowman, 2005). Deuxièmement, la campagne en faveur de la « privatisation partielle » ainsi que le discours démographique qui l’accompagnait détournèrent pour un temps l’attention des médias et du public de questions économiques et sociales probablement plus urgentes telle que la réforme de l’assurance maladie en l’absence de couverture maladie universelle. Le président Bush et son équipe ne voulaient pas agir à ce sujet pour des raisons idéologiques, et la campagne de 2005 en faveur de la « privatisation partielle » peut être interprétée comme une tentative de mettre l’accent sur un défi démographique à long terme probablement plus facile à affronter que ce casse-tête qu’est la réforme du très complexe système de santé américain[5].

La campagne de 2008

Rarement débattue durant les trois dernières années de la présidence Bush, la question des retraites, sans jamais devenir un enjeu essentiel, fut abordée à quelques reprises durant la campagne présidentielle de 2008 (Sherman, 2008)[6]. Au cours de cette campagne, le candidat démocrate Barack Obama rejeta explicitement la « privatisation partielle » du régime fédéral mais également à toute nouvelle augmentation de l’âge de la retraite. Dénigrant tout scénario catastrophe, il s’engagea à protéger l’assurance-vieillesse tout en rejetant du revers de la main l’idée de hausser une fois de plus l’âge de la retraite. « Obama s’oppose unilatéralement à la privatisation de l’assurance-vieillesse » (Obama, 2008). Pour éliminer le déséquilibre fiscal prévu de la caisse d’assurance-vieillesse, Obama proposa d’augmenter le plafond salarial des cotisations d’assurance-vieillesse. En ce qui concerne le candidat républicain John McCain, il évita de faire des retraites un enjeu significatif de sa campagne. Restant généralement muet concernant la « privatisation partielle », il adopta un ton moins optimiste qu’Obama, affirmant notamment qu’une réduction des prestations d’assurance-vieillesse serait peut-être nécessaire à l’avenir. Fidèle à l’orientation idéologique du Parti républicain, McCain s’opposa à toute hausse des cotisations tout en critiquant la proposition d’Obama concernant le plafond salarial (Sherman, 2008). Compte tenu de la victoire électorale d’Obama et des Démocrates en novembre 2008, à court terme, il serait surprenant de revoir la question de la « privatisation partielle » refaire surface dans les débats politiques fédéraux.

Quant à une réforme moins radicale susceptible d’améliorer la situation fiscale à long terme de ce programme, elle est rendue particulièrement difficile par un tabou majeur de la vie politique américaine : la quasi impossibilité idéologique pour les Démocrates comme pour les Républicains de proposer une hausse des impôts ou des cotisations sociales qui affecterait directement les classes moyennes. L’émergence de ce tabou politique semble inséparable du mouvement de « révolte des contribuables » (taxpayer revolt) lancé dans les années 1970 (Martin, 2008). La stratégie du président Obama pour contourner ce tabou consiste à mettre l’accent sur une hausse possible des impôts et des cotisations sociales des mieux nantis. Reste à savoir si cette stratégie de réforme controversée se matérialisera d’ici la fin de la présidence Obama.

Conclusion

Empruntant le concept de « construction sociale de la nécessité de reformer » à Robert H. Cox (2001), le présent article souligne le rôle du « pessimisme démographique » dans le débat sur la réforme des retraites aux États-Unis. La construction d’un impératif démographique visant à démontrer la nécessité d’une « privatisation partielle » du régime fédéral d’assurance-vieillesse est un aspect essentiel de ce débat. Sans la prise en considération de cet impératif et du discours politique l’entourant, il serait impossible de comprendre le débat américain sur la « privatisation partielle ». Mais, conformément aux théories institutionnalistes, notamment les travaux de Paul Pierson (1994), les facteurs institutionnels demeurent un aspect clé de la politique des retraites. De tels facteurs sont particulièrement significatifs aux États-Unis en raison notamment de l’absence de discipline de parti au Congrès et, plus particulièrement, de la nécessité pour le président de convaincre les membres de son propre parti et certains adversaires de la nécessité de réformer un programme populaire défendu par la nombreuse « armée de bénéficiaires » incarnée par l’AARP[7]. Cependant, aux États-Unis comme ailleurs, bien que le vieillissement démographique exerce en lui-même une pression bien réelle sur les programmes sociaux, le discours à son sujet constitue un élément essentiel de la politique des retraites. Une telle politique est médiatisée par des acteurs influencés par le poids d’institutions politiques (par exemple, l’absence de discipline de parti et la division des pouvoirs entre le Congrès et la Maison-Blanche) qui, pour atteindre leurs objectifs, cherchent à justifier la nécessité de réformer des programmes sociaux populaires défendus par de puissants groupes de pression.

En 2009, la réforme de l’assurance-vieillesse ne fut en rien une priorité pour le président Obama, qui s’attaqua d’abord à des problèmes comme la situation économique et la crise du système de santé (couverture tout sauf universelle combinée à une hausse rapide des dépenses de santé). Cependant, un jour ou l’autre, dans le domaine de l’assurance-vieillesse, les États-Unis devront affronter le défi démographique actuel pour consolider l’avenir du régime de base fédéral. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’est pas vraiment nécessaire d’attendre qu’une crise fiscale à court terme se matérialise pour réformer les régimes publics de retraite en les adaptant aux changements démographiques actuels. Par exemple, au Canada, c’est l’idée d’équité entre les générations et les pressions fiscales à long terme inséparables du vieillissement démographique qui légitimèrent la réforme de 1997 du Régime de pensions du Canada. Malgré l’existence d’une composante libérale (l’investissement d’une partie des surplus de la caisse sur les marchés financiers), cette réforme ne comporta aucune réduction massive des prestations. Plus important encore, au Canada, les craintes démographiques ne justifièrent pas une tentative d’imposer cette « solution » au vieillissement de la population que serait la « privatisation partielle » des retraites par répartition. À la place, le ministre fédéral des finances Paul Martin et la plupart des leaders provinciaux se sont entendus pour adopter une réforme qui augmenta plus rapidement que prévu le taux de cotisation en vue d’accumuler un large fonds de réserve capable d’aider le Canada à affronter les transformations démographiques présentes et futures (Little, 2008)[8].

Au-delà de l’exemple canadien, il semble clair que, plus les élus politiques attendront pour affronter le défi démographique contemporain, plus il sera difficile d’y répondre avec modération et discernement. Dans ce contexte, en prenant l’initiative rapidement, le président Obama pourrait durablement orienter le débat sur l’avenir des retraites en mettant de côté le « pessimisme démographique » cher à son prédécesseur pour légitimer une réponse plus mesurée au défi démographique actuel.