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L'accident du travail peut apparaître comme une chose facile à déceler et à reconnaître : il suffirait de faire constater une lésion et d'attendre que toutes les dépenses que provoque cette situation soient prises en charge. De même, lorsqu'on parle d'accident du travail, il vient à l'esprit l'image de l'ouvrier qui se tue en tombant d'un immeuble en construction. Toutefois, cette première vision se trouve questionnée au regard de la jurisprudence en la matière, dont l'examen montre la complexité de la reconnaissance de l'accident du travail, comme en témoignent quelques exemples tirés des arrêts de la Cour de cassation :

Piqûre de guêpe à l'occasion du travail (3 janvier 1952).

Salarié victime d'un séisme pendant son sommeil pendant un séjour à Agadir qui lui avait été imposé par son employeur (29 janvier 1965).

Accident survenu à un salarié qui regagne son poste de travail après avoir participé à un don du sang effectué avec l'accord de l'employeur qui avait incité son personnel à y participer, dans les locaux mêmes de l'entreprise (22 mars 1979).

Noyade d'un salarié retrouvé dans la rivière qui borde l'usine; en l'absence de clôture ou de panneaux d'interdiction, il était possible d'accéder directement à la rivière sans quitter le lieu du travail (28 septembre 1983).

Crime passionnel dont est victime un salarié pendant son service (29 avril 1981 et 10 juin 1987).

Suicide par absorption massive de cyanure après les remontrances de l'employeur (20 avril 1988) [1].

L'idée d'accident du travail qui découle de ces arrêts appelle plusieurs commentaires. Tantôt l'accident du travail se produit lors d'une altercation, tantôt il résulte d'une noyade, tantôt ce sera un suicide. Par quels cheminements les acteurs impliqués dans ces actions contentieuses aboutiront-ils à la reconnaissance d'un accident du travail ? Quels sont les critères à retenir à leurs yeux pour établir l'accident du travail ? Quel peut être le dénominateur commun à toutes ces actions, illustrées ici par les arrêts ? Comment la question de la responsabilité peut-elle être abordée à partir de l'action d'imputabilité mise en place par les acteurs ?

La plasticité de l'accident du travail (AT) apparaît comme une des caractéristiques primordiales du processus d'imputabilité auquel se livrent les acteurs impliqués dans ces affaires. Or la question de l'imputabilité est au centre de la notion de responsabilité, entendue ici comme l'action de pouvoir établir des liens d'une part entre un événement, un acteur ou un objet et d'autre part un dommage (matériel ou humain) [2]. Traiter de l'imputabilité nous renvoie d'un côté directement à la compréhension de l'action, notamment à la construction des rationalités des acteurs engagés dans ces situations, et d'un autre côté au cadre dans lequel s'inscrivent ces actions. De cette façon, parler de la responsabilité nous paraît inséparable de la question des conditions de production profanes de celle-ci. Lorsqu'on se situe dans une approche pragmatique de la question de la responsabilité, il convient de distinguer les approches des experts de celles des profanes. La législation des accidents du travail offre l'avantage de pouvoir poser la question de la responsabilité dans des termes autres que ceux des experts. En effet, l'application de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail depuis l'instauration de la Sécurité sociale s'inscrit dans la réalité quotidienne du travail des Caisses primaires d'assurance maladie [3]. Or très souvent, dans les études sur la responsabilité, les auteurs ignorent ou sous-estiment la dimension pratique de tout système de pensée juridique. Il s'agit donc ici de comprendre, à travers l'étude de l'action d'imputabilité, la manière dont la responsabilité est traitée. Cet aspect sera d'autant plus fort que la législation sur la réparation des accidents du travail a tenté de résoudre cette question au crépuscule du XIXe siècle. Nous adoptons une approche pragmatique, privilégiant l'observation de différentes formes d' ajustements que les acteurs mettent en oeuvre, entre eux ou avec leur environnement, dans des actions concrètes, en l'occurrence le contentieux des accidents du travail. « C'est en examinant les exigences de coordination que l'on peut comprendre comment se dessinent les contours de l'action, comment est découpé un ensemble d'événements en unités qui seront couvertes par des descriptions d'actions » (Thévenot, 1990 : 47). Notre contribution s'intéresse aux pratiques profanes du droit et à la question de la responsabilité, par le biais du processus de reconnaissance des accidents du travail. Les actions de prise en charge d'un AT que nous étudions se situent, d'une part, dans le cadre législatif de référence du droit social et, d'autre part, dans un univers organisationnel spécifique, à savoir les Caisses primaires d'assurance maladie.

Nous présentons d'abord les principales incidences de l'introduction de la logique assurantielle dans le système de réparation et de responsabilité des accidents du travail. Dans un second temps, nous analysons quelques pratiques de la prise en charge des accidents du travail pour comprendre le travail d'imputation. Nous terminerons par une réflexion sur les règles de réparation et de justice, à partir d'une analyse de la pratique quotidienne de la législation sociale. Autrement dit, notre démarche se situe très directement dans la sociologie compréhensive inspirée de Max Weber, notamment en partant de considérations sur la règle que ce sociologue introduit pour comprendre l'action des acteurs. En introduisant la notion de règle, Max Weber nous a permis d'explorer les situations durant lesquelles les acteurs sociaux vont mobiliser des interprétations du cadre législatif [4]. La prise en charge d'un AT est une situation au cours de laquelle les acteurs vont mobiliser différentes ressources pour « interpréter » la règle de droit. La responsabilité apparaît ainsi comme un processus de reconnaissance permettant l'imputabilité de l'accident. À travers une certaine sociologie de l'action, nous interrogeons une règle de droit.

Assurance et responsabilité

Au cours du XIXe siècle la prise en charge des accidents du travail a fait l'objet d'un nombre considérable de discussions, échanges, projets et contre-projets pour discuter la question de la responsabilité.

La difficulté juridique posée par les accidents du travail tient, d'un côté, à ce qu'il s'agit bien d'accidents, qu'ils n'ont pas été causés volontairement ni par le patron ni par l'un de ses préposés, que ce ne sont pas des délits, que dans tous les cas se pose le problème de leur imputabilité et, de l'autre, au fait que ce sont des accidents du travail, qu'ils résultent d'une activité humaine, qu'ils se produisent dans un milieu créé par l'homme et qu'on ne peut pas seulement les identifier avec ces accidents de la nature que sont, par exemple, une inondation ou un tremblement de terre (Ewald, 1986 : 231).

C'est dans la notion juridique de risque professionnel que les législateurs et penseurs sociaux du XIXe siècle trouveront une nouvelle forme d'imputabilité de tels événements. La notion de « risque professionnel » officialise le passage d'un traitement « accusatoire » de l'accident à un traitement « assurantiel ». Le premier mode de traitement se réfère au Code civil comme outil d'ajustement; le deuxième, au contraire, sépare l'examen des causes de l'accident de l'étude des règles de réparation. L'idée de risque professionnel, selon Ewald,

ne désigne pas ce qui serait la cause d'un dommage mais la règle selon laquelle on en répartira la charge. L'assurance propose une règle de justice qui n'a plus comme référence la nature mais le groupe, une règle sociale de justice que le groupe est libre de fixer ( ibid. : 179).

La notion de risque professionnel inaugure une nouvelle forme de reconnaissance et fonde les bases d'un nouveau droit, ni public ni privé. L'imputabilité des accidents du travail ne prendra pas comme référence la faute, mais bien les critères de prise en charge. L'ensemble de l'édifice juridico-administratif du système de prise en charge se construira en référence à ce mode de raisonnement.

Cependant, la solution apportée au problème de l'imputabilité par la loi du 9 avril 1898 n'a pas mis fin à l'action à laquelle se livrent les différents acteurs confrontés dans l'espace juridico-administratif de l'AT. Les CPAM s'y inscrivent en structurant la prise en charge des accidents du travail. C'est au sein des services des accidents du travail que se déroule l'examen des déclarations d'AT. Dans quelle mesure peut-on cerner la référence à la logique d'action assurantielle dans la prise en charge des accidents du travail ? Quels sont les indices de cette logique d'action ? Comment les CPAM participent-elles à l'élaboration de l'imputabilité et, par là, à l'établissement de la responsabilité ? L'approche pragmatique nous pousse à nous intéresser à la pluralité des usages de la notion de responsabilité. Si l'approche dégagée par Ewald nous permet de cerner l'efficacité d'un modèle dualiste (responsabilité sans faute et avec faute) au sein de controverses juridiques, elle se révèle moins efficace au sein des controverses profanes et ordinaires du droit. Tel est le cas de la prise en charge des accidents du travail [5].

L'espace des CPAM : les contraintes des règles juridico-administratives

Le service AT, qui existe dans chaque CPAM, est chargé de recevoir et d'instruire les déclarations d'accidents du travail (AT). L'existence de services spécialisés entraîne un transfert de la gestion des déclarations d'accidents du travail au sein des organismes de Sécurité sociale. Ce transfert implique des procédures de demandes de renseignements et l'élaboration d'un mode particulier de contact avec le public (l'assuré).

La procédure de reconnaissance des accidents du travail impose à l'employeur d'effectuer la déclaration dans les 48 heures après avoir été informé de l'accident. À cet égard, l'employeur ne dispose d'aucun pouvoir d'appréciation sur la déclaration de l'AT; il peut seulement émettre des réserves sur le « caractère professionnel » de l'accident. Il est également tenu de délivrer à la victime une feuille de soins d'accident ouvrant à la gratuité des soins et des consultations. Il a aussi l'obligation d'adresser un exemplaire et l'attestation de salaire à la CPAM. L'employeur ne respectant pas ces dispositions est passible d'amende(s) pour les déclarations d'accident du travail tardives. L'ensemble de ces règles juridiques crée un univers contraignant pour l'employeur et se traduit dans l'univers de la CPAM par une large marge d'autonomie des techniciens quant à la recherche des éléments permettant d'étayer le refus et la prise en charge. Cette autonomie, cependant, doit composer avec les règles juridico-administratives [6].

S'il existe de nombreuses contraintes pour établir l'AT et pour obliger l'employeur à réaliser les déclarations en temps voulu, la législation impose du côté des services administratifs des contraintes pour la prise en charge. En effet, les services AT sont tenus de traiter la déclaration d'accident du travail dans un délai de 30 jours. Au-delà de ce délai, si la Caisse ne répond pas, il y a une prise en charge tacite de l'accident et la CPAM ne peut s'opposer [7], sauf circonstances particulières exigeant un examen spécifique.

La plasticité d'une définition

La définition juridique de l'accident du travail est présente dans le Code de la Sécurité sociale, qui stipule la prise en charge de la manière suivante :

Est considéré comme un accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprises (article 411-1).

Cette formulation de ce qui doit être considéré comme un AT amplifie la marge d'autonomie et les possibilités d'interprétation des acteurs lors de l'examen de la déclaration d'accident du travail. La littérature juridique en la matière insiste sur la dimension indéterminée de l'accident, l'indemnisation s'appliquant à tout « accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée » [8]. De fait, c'est à la jurisprudence qu'il revient de préciser les frontières de ce qui doit être considéré comme un AT. Depuis l'arrêt du 16 octobre 1958, elle utilise deux éléments pour définir l'AT. Le premier est l'aspect soudain qui caractérise l'accident, le deuxième est représenté par la lésion corporelle résultant de cet événement soudain. Comme le souligne Prétot (1998), « la soudaineté est l'essence même de l'accident. Elle confère à l'accident, suivant la formule retenue par la jurisprudence, une origine et date certaines, alors même que la lésion de l'organisme n'apparaît qu'ultérieurement » (p. 382). Toutefois l'accident, même soudain, ne se traduit pas automatiquement par une prise en charge. En effet, il est exigé une lésion corporelle qui matérialise l'accident. Celle-ci intervient doublement. D'une part, elle conforte le critère de soudaineté, « l'appréciation de la nature de la lésion subie par l'organisme, de ses caractéristiques, de son origine et de ses causes intervenant en pratique, parfois de manière décisive, dans l'appréciation de la soudaineté de l'accident » (ibid., p. 383). En second lieu, l'exigence d'une lésion corporelle se rapporte aux principes mêmes de l'assurance des accidents du travail, qui s'applique « à la seule indemnisation des dommages causés aux personnes physiques » (ibid.).

On trouve dans la littérature juridique la même démarche pour chaque aspect de la formulation du Code de la Sécurité sociale. Ainsi, la notion de caractère professionnel de l'accident et letemps et le lieu font l'objet de nombreux arrêts de la Cour de cassation [9]. En effet, ces deux aspects permettent de définir l'AT. Le caractère professionnel résulte de la situation de subordination dans laquelle se trouve le salarié, alors que, pour le temps et le lieu du travail, la délimitation peut dépasser largement les murs de l'entreprise et s'étendre aux périodes et espaces qui précèdent l'exécution du travail.

La prise en charge des accidents du travail comme processus de reconnaissance

Prendre en charge un AT implique d'inscrire son action dans un cadre organisationnel délimité et dans un cadre législatif précis. Autrement dit, l'acte d'établir l'imputabilité entre les événements (déclaration de l'accident du travail) et les dommages subis suppose la mobilisation d'un ensemble de ressources disponibles dans l'univers des techniciens des CPAM.

Ces dimensions du processus de reconnaissance ne doivent pas occulter les attitudes qui se cristallisent dans les déclarations et les logiques d'action présentes dans le travail de « reconnaissance » des techniciens. Nous allons examiner ces attitudes et la construction des logiques d'action qui sous-tendent ce processus. Ce terme désigne pour nous une identification, c'est-à-dire un processus de recherche, d'analyse et de recueil des « faits », et de coordination des acteurs et des objets.

Attitude accusatoire et attitude assurantielle

Le cas que nous allons présenter oppose une CPAM et un employeur sur un accident survenu à un salarié chauffeur routier. L'employeur, suite aux informations qu'il avait obtenues sur l'accident, avait estimé inopportun d'effectuer une déclaration d'accident du travail. La CPAM prend connaissance de l'accident par le biais du salarié victime de l'accident. L'accident a eu lieu le 14 mars 1984, la déclaration a été faite un mois après.

M. T., chauffeur de camion transportant du matériel agricole en direction de l'Allemagne, a eu un accident à 117 km/heure, alors que la vitesse était limitée à 80 km et qu'il avait 1,85 gramme d'alcool dans le sang. Il a souffert de multiples fractures ayant pour conséquence une paraplégie. La CPAM l'a pris en charge en AT. L'employeur, suite à cet accident, refuse d'établir une déclaration. Il faut souligner que l'enjeu économique est important, car un accident grave se répercute sur la cotisation AT. En l'occurrence, l'enjeu était de 800 000 francs [10]. Par ailleurs, cette démarche de l'employeur se situe dans une logique globale de contestation : il a déjà contesté plusieurs accidents dont ses salariés ont été victimes.

Dès le départ de l'action, l'employeur cherche à établir la faute de son salarié, en refusant d'effectuer une déclaration d'AT. Deux logiques s'affrontent déjà ici, d'une part la logique assurantielle mise en oeuvre par la CPAM, d'autre part une logique accusatoire à laquelle se réfère l'employeur, pour qui il n'y a pas d'AT puisqu'il y a « faute professionnelle ».

L'attitude assurantielle peut être définie comme une dynamique tournée vers la différenciation entre les causes et les critères assurantiels de reconnaissance, autrement dit entre les causes d'un AT et les effets que ces dernières entraînent [11]. L'attitude assurantielle qui émerge durant l'analyse de la déclaration n'apparaît pas seulement sous une forme presque automatisée, comme une série de vérifications des différents critères de la reconnaissance de l'AT, mais également elle expose le rapport entre la cause et la notion de risque.

L'attitude accusatoire peut être définie comme une dynamique tournée vers le passé. L'action est marquée par une recherche dont l'objectif est d'identifier un responsable pour mettre fin à une « crise morale ». La crise morale ici est ouverte aux yeux de l'employeur par les circonstances de l'accident : comment considérer des accidents où il peut y avoir faute ? Contrairement à la législation actuelle, au XIXe siècle, lorsque l'employeur invoquait la faute du salarié, ce dernier pouvait voir la reconnaissance de l'accident remise en cause si la faute était avérée. La législation sur les accidents du travail a provoqué une rupture dans ces logiques d'action. En effet, le salarié peut seulement voir son taux de rente réduit, temporairement, mais en aucun cas, une fois que la CPAM a reconnu l'accident, la prise en charge n'est annulée. L'attitude accusatoire guide l'action de l'employeur dans la mesure où il va tenter de déplacer l'objet du litige vers des espaces où les principes de l'imputabilité sont d'une autre nature que ceux qui prédominent dans le cadre des accidents du travail. C'est pourquoi l'employeur va jusqu'à refuser d'établir une déclaration. Ce n'est que suite au passage d'un inspecteur de la Caisse que l'employeur réalise la déclaration d'AT de la manière suivante :

Suite à la visite d'un de vos inspecteurs, nous sommes d'accord pour effectuer la déclaration dans la mesure où une suite est donnée aux réserves que nous formulons lors de notre déclaration d'AT. Or jusqu'à présent vous ne teniez jamais compte des réserves émises (Lettre de l'employeur accompagnant la déclaration).

La non-reconnaissance de l'accident fonde la démarche de cet employeur, qui rejette toute implication dans l'enchaînement de faits ayant joué un rôle dans l'accident. Il le signifie dans sa déclaration :

Ce chauffeur n'était pas sur les lieux du travail; l'accident a eu lieu à une vitesse de 117 km. Alors que la vitesse est limitée à 80 km. Je ne reconnais pas l'accident (Déclaration de l'accident).

Les techniciens, face à ce type de situation, tentent de trouver les éléments appuyant la réclamation de l'employeur. En l'occurrence, celui-ci avance des arguments recevables pour la CPAM — le temps et le lieu — et des arguments d'une tout autre portée. Le lieu du travail devient ici pour lui un des éléments pouvant être utilisés pour contester la qualification d'AT; il ne peut y avoir d'AT sans la référence au lieu où il s'est produit. Cet argument ne peut qu'être reçu par la CPAM et l'oblige à vérifier si le salarié se trouvait sur le lieu du travail.

De son côté, le salarié trouvait la démarche de son employeur étrange. La singularité de la situation vient du fait qu'il est chauffeur-routier et se dirigeait vers l'Allemagne. Le lieu du travail dépend de l'activité même du salarié. L'espace de travail a ici la particularité de se déplacer en même temps que le salarié; il est inhérent à l'activité :

Mais je me trouvais sur l'itinéraire sur la route vers l'Allemagne, la RN 12. Pour aller en Allemagne il n'y a qu'une seule route c'est la RN 12, c'est là que j'ai eu mon accident. Mon patron dit que je n'étais pas sur la route ! Ce n'est pas lui qui conduisait le camion, c'est moi ! (Victime de l'accident.)

La CPAM retrace l'itinéraire du salarié pour vérifier si, lors de l'accident, le chauffeur routier se trouvait sur la route vers l'Allemagne. En prenant ce parti, la CPAM laisse de côté le principal argument avancé par l'employeur : l'incompétence professionnelle de son salarié.

Dans ce dossier, nous avons vérifié l'itinéraire de l'assuré, il était sur la route, où voulez-vous qu'il soit ! Nous avons procédé à une enquête puisque l'employeur contestait l'accident, mais l'assuré était au temps et au lieu du travail (Note du journal; technicien commentant le dossier).

D'autres indices sont recherchés pour tester la consistance de la subordination. Le salarié avait-il la possibilité de se soustraire à l'autorité de l'employeur durant ce trajet ? L'impossibilité du salarié à se soustraire étant démontrée [12], la Caisse adresse à l'employeur la notification de sa décision : elle confirme la prise en charge. L'employeur réagit rapidement dans une lettre où il développe les mêmes arguments, en se concentrant sur les circonstances de l'accident.

Nous sommes très surpris que vous donniez raison à des chauffeurs, sans tenir compte de causes et circonstances des accidents, cela contrairement aux lois en vigueur et comme le rappelle la presse concernant le temps de conduite, la vitesse et l'alcool [photocopies de divers articles sur le sujet accompagnent la lettre de l'employeur] afin d'avoir une plus grande sécurité. Ce n'est pas en mettant en cause systématiquement l'employeur qu'une solution pourra être apportée à ces problèmes.

L'usage du terme « chauffeur » tend ici à discréditer un peu plus la victime de l'AT. En apportant des coupures de journaux, l'employeur tente de déplacer le problème pour que ce dernier soit étudié non pas à partir de la logique assurantielle mais sur un autre registre. Ni l'employeur, ni la CPAM n'invoquent le terme de responsabilité d'une manière directe. Mais c'est bien le travail d'imputabilité qui est à l'oeuvre dans le processus de reconnaissance. Toutefois, si les techniciens adoptent une attitude assurantielle, ils reconnaissent — avec une certaine empathie — que leur décision peut faire réagir les employeurs :

C'est vrai, cela fait bondir les employeurs, c'est quand on prend en charge un accident, d'un conducteur qui est en état d'ébriété, et qui a un accident au cours de son travail. Les employeurs vont dire : « c'est de sa faute s'il a bu. Notre responsabilité n'est pas engagée, on interdit à nos conducteurs de boire, donc on ne peut être pénalisé du fait de la faute commise par le salarié ». Nous, on en revient à la définition de l'AT article L. 411-1, « quelle qu'en soit la cause » (Technicienne service contentieux).

Cette « conscience » de la réaction de l'employeur est révélatrice d'une certaine hésitation des techniciens lorsqu'ils traitent ce type d'accidents. Nous ne sommes pas face au modèle mertonien de la « personnalité bureaucratique » (Merton, 1940), mais dans des espaces sociaux perméables. La reconnaissance par le technicien de certains des arguments de l'employeur marque la distance qu'il prend par rapport à la législation. Les techniciens admettent le point de vue de l'employeur sur la déclaration et les circonstances de l'accident parce que cela rejoint l'idée qu'ils se font des causes des accidents.

Ce n'est pas évident. Quand les accidents arrivent à des gens en état d'ébriété ou qui n'ont pas respecté des consignes de sécurité, je comprends que l'employeur s'indigne contre ça, mais d'après la loi c'est un accident (Technicien).

Cet extrait montre la contradiction que peut provoquer le processus de reconnaissance de l'AT. En effet, la recherche conduite par les techniciens peut aboutir à l'établissement de faits qui les heurtent (l'état d'ébriété, le non-respect des consignes de sécurité etc.). Mais cette découverte ne remet pas en cause la conformité du technicien aux règles et notamment à la logique assurantielle comme système de référence. Comment, malgré l'empathie que peut provoquer l'attitude « accusatoire », expliquer la prévalence de l'attitude « assurantielle » chez les techniciens ?

Ordre hiérarchique, attribution des causes et évocation de la faute

La logique assurantielle se trouve parfois combinée avec d'autres éléments dans le processus de reconnaissance des AT. Différents modes d'approche du problème cohabitent. Les techniciens ne sont pas inertes ou passifs devant la déclaration. Parfois, dès ldu dossier, ils auront déjà une idée sur « les causes » de l'accident :

À chaque fois ça surprend, on se demande pourquoi, comment ça peut arriver […] Vous savez, nous on ouvre le dossier, on a une idée, on pense que toutes les mesures de sécurité n'ont pas été prises (Technicien).

Nous retrouvons dans l'analyse des déclarations des AT les conclusions avancées par Kouabénan (1985) sur l'attribution des causes des accidents. « L'attributeur », en raison de sa position dans la hiérarchie de l'entreprise, va orienter l'attribution des causes de l'accident dans un sens plutôt que dans un autre. Dans l'étude des causes des accidents, on doit tenir compte du travail d'attribution des causes effectué par les personnes ayant participé à l'analyse. L'hypothèse défendue par Kouabénan est que

plus on est élevé dans l'échelle hiérarchique, plus on aura tendance à imputer les accidents à des caractéristiques personnelles des ouvriers ou des agents, au non-respect des consignes de sécurité, à l'alcool etc.; tandis qu'au bas de l'échelle on peut prédire que les ouvriers (ou les employés) attribueront les accidents davantage aux supérieurs hiérarchiques, aux conditions de travail, au matériel, à l'absence ou à l'inadéquation des mesures de sécurité et consignes de sécurité (Kouabénan, 1985 : 6).

Les techniciens se situent « en bas de l'échelle » hiérarchique de la Caisse, d'où cette tendance à attribuer l'accident aux mesures de sécurité. La position sociale occupée par les acteurs peut expliquer en partie leur mode de raisonnement au cours du travail d'imputabilité. Quant à l'employeur, non seulement il tente de souligner l'état dans lequel se trouvait son salarié, mais il remet aussi en cause la manière dont ce dernier réalisait son travail :

Il déclare s'être arrêté plusieurs fois pour ranger le matériel, cette argumentation n'est absolument pas justifiée. En effet, lors de la prise en charge de la marchandise, il n'a été émis aucune réserve constatant une anomalie du chargement et cela n'explique absolument pas la différence dans le temps d'arrêt, de plus il n'était pas dans le temps de travail et sur les lieux du travail (L'employeur dans une lettre adressée à la Caisse).

Mais cela ne suffit sans doute pas à disqualifier totalement le salarié car l'employeur ajoutera :

Le jour de l'accident M. T. semble oublier avoir dansé et consommé beaucoup d'alcool les heures précédant l'accident dans différents cafés, notamment au bar La Belle Vue à Nonancourt. S'il avait été fatigué, il aurait dû dormir au lieu de danser et boire toute la nuit.

L'employeur tente de prouver que tous les faits recueillis sur le lieu de l'accident démontrent que le salarié a commis une faute grave, non seulement sur le plan professionnel mais aussi sur le plan personnel. Il recherche par là des références communes à l'ensemble des acteurs pour pouvoir démontrer l'inexistence de l'accident. Faire appel à la conduite de l'accidenté ne correspond pas seulement à la position de l'employeur mais aussi à la recherche de « principes supérieurs communs » permettant d'interpeller les techniciens directement sur les circonstances de l'accident. L'employeur fait appel à des valeurs transcendant le lieu du travail et régissant la vie en société et les rapports entre les individus. Néanmoins, l'évocation de ces principes se heurte à la configuration de l'espace social dans lequel l'action se déroule : la logique de l'employeur apparaît comme « déplacée » d'autant plus qu'il continue à utiliser des arguments se référant à la logique accusatoire :

Cet accident engageait complètement sa responsabilité. Le fait d'avoir conduit dans cet état a entraîné l'accident dont il a été victime. Suite à la bagarre, il avait un oeil fermé et tout noir; il ne pouvait donc conduire dans cet état. Nous pensons qu'il s'agit d'une faute inexcusable de la victime (L'employeur dans une lettre) [13].

L'employeur, tout en continuant à faire usage des principes transcendant le lieu du travail, évoque des principes qui, cette fois-ci, structurent le monde du travail du technicien. Ainsi la « faute » est utilisée comme ultime recours pour obtenir le réexamen de cette déclaration. La faute paraît d'autant plus « inexcusable » que l'accident fait supporter à l'employeur l'augmentation de son taux de cotisation ainsi que la perte que signifie la destruction de la cargaison, évaluée à un million de francs [14]. En invoquant la faute inexcusable du salarié, l'employeur touche un aspect « légalement » recevable par les techniciens. Cependant, cette demande se heurte à l'idée que se font de la faute inexcusable les techniciens chargés des dossiers.

Ce n'était pas une faute inexcusable. Certes l'assuré était ivre au moment de l'accident, mais l'employeur avait depuis le départ entamé une procédure de contestation pour réduire son taux de cotisation. Ce dossier pour moi ce n'était pas une faute inexcusable, d'ailleurs certains dires de l'employeur s'avéreront faux (Notes du journal, discussion avec un technicien).

À ce stade, le responsable du service AT est sollicité par le technicien pour prendre le relais dans cette affaire. Le responsable va donc défendre devant l'employeur la décision de la CPAM. Il vient personnifier la décision du service en la rendant collective. Dans sa lettre de réponse à l'employeur, l'usage de l'adjectif possessif « notre » rend manifeste l'approbation de la décision :

Les accidents survenus aux chauffeurs T. B. et p. ont fait l'objet de notre part d'une prise en charge au titre de la législation professionnelle, la matérialité de ces sinistres ne pouvant pas être mise en doute. Ces accidents de la circulation ont bien été provoqués à l'occasion du travail effectué sous votre subordination et lors de missions que vous ne pouvez pas contester. De ce fait le caractère professionnel ne peut être annulé par des états d'ébriété dont vous n'apportez pas la preuve [15].

L'usage du terme « sinistre » manifeste bien l'attitude assurantielle à l'oeuvre. Le responsable du service, pour fonder sa décision, fait appel aux grands principes régissant le domaine de la reconnaissance des AT : subordination et àl'occasion du travail. Comment l'employeur pourrait-il contester la « subordination » à laquelle son salarié se trouve confronté ipso facto, dès lors qu'il travaille pour lui ?

Ce dernier argument de la CPAM met en quelque sorte un point final à la controverse, en même temps qu'il en éclaire les ressorts. L'employeur souligne « les circonstances » dans lesquelles l'accident est survenu, ce qui revient à une recherche de causes et permettrait en même temps d'atténuer les retombées économiques de l'AT sur l'entreprise. La CPAM se situe sur un autre plan, car ce ne sont pas uniquement la ou les causes qui sont pertinentes, mais le fait que l'accident atteigne un acteur social protégé de par son statut de subordination. Ce qui prime ici, c'est le statut et non la cause. Le statut de salarié confère en l'espèce à l'assuré social une situation correspondant aux critères d'assurance et notamment au mode d'analyse de la reconnaissance. La logique assurantielle l'emporte sur la recherche des causes; l'employeur se trouve ainsi débouté par le service.

Deux approches de l'accident s'opposent dans le processus de reconnaissance : la recherche d'éléments concordant avec la prise en charge et la recherche d'éléments concordant avec une représentation des causes de l'accident. Ces deux modes possèdent leurs propres références en termes de recherche et de reconnaissance (objets, acteurs, principes, histoire et espaces). Pour le premier, la déclaration, le certificat médical, seront des objets clefs, pour le deuxième ce seront l'alcootest et la mesure de la vitesse. L'espace n'est pas représenté de la même manière; tantôt il reste inhérent au salarié, c'est le cas pour la CPAM, tantôt l'espace de travail peut se modifier en fonction de l'état du salarié (ébriété). Enfin, des acteurs sont évoqués pour justifier ou asseoir leur argumentation, d'un côté des inspecteurs pour récolter des éléments, d'un autre côté des témoignages pour étayer une idée. Au final, c'est la logique assurantielle qui prévaut :

Les circonstances de certains accidents pris en compte, qu'ils soient survenus à des alcooliques, des incompétents ou des temporaires, ne leur enlèvent pas le caractère d'accident du travail au sens de l'article L 411 dès l'instant qu'est considéré comme un accident du travail quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant à quelque titre que ce soit (Dossier de contestation du taux de cotisation de la CRAM).

L'argument mille fois brandi par les employeurs à propos des circonstances dans lesquelles l'AT a pu avoir lieu n'est pas pertinent. Le fait de soutenir que c'est par « négligence ou incompétence » qu'untel a été victime d'un accident ne paraît pas suffire à la CPAM ni à la CRAM. Il faut que la réclamation remette en cause le statut « public » de la personne et non pas les circonstances. Autrement dit, il faudrait que l'employeur prouve qu'il n'existe pas de lien de subordination entre lui et son employé. L'usage du terme « faute » par l'employeur se retourne presque contre lui : il apporte un élément supplémentaire en faveur du lien de subordination.

La reconnaissance de l'accident survenu à ce chauffeur paraît se limiter à appliquer la définition stricto sensu, en laissant à d'autres le soin de voir les réelles causes de l'AT. La séparation se concrétise ici durant l'examen des circonstances de l'accident et celui des critères de prise en charge [16]. Il y a ainsi, implicitement, une sorte de reconnaissance d'une conduite privée « tolérée » (l'état alcoolique); il incomberait donc à l'employeur de contrôler les dérapages individuels et antisociaux de ses salariés [17].

Alors, l'employeur est-il responsable de tout ? La responsabilité n'est pas évoquée ni traitée par les acteurs, à l'exception de celle de l'employeur. En outre, il transparaît d'un tel exemple une conception particulière de la reconnaissance de l'AT qui laisserait penser que l'usine ou plutôt le lieu du travail n'est pas un espace fermé. L'employeur et le salarié s'inscrivent dans l'espace public en raison de l'activité salariée. Mais cet espace se trouve « déformé » par une certaine lecture du droit social. Le rapport employeur-salarié paraît inégal, le salarié étant comme un lampiste aux yeux du droit social. Il peut être alcoolique, malade mental ou incompétent, cela ne contribue pas à l'étude de la prise en charge d'un accident du travail et par conséquent ne fait pas partie de l'imputabilité. Ces situations peuvent heurter les techniciens, mais l'attitude assurantielle l'emporte. L'attitude assurantielle résulte d'une appropriation de l'application par les techniciens d'un droit social qui n'est ni public ni privé et rassemble certains aspects du raisonnement juridique ancien tels que « ne pas nuire à autrui » et des obligations morales telles qu'« aider son prochain ». Mais cette appropriation ne se résume pas à un usage mécanique. L'attitude assurantielle peut être prédominante comme elle peut apparaître mêlée à d'autres attitudes. La notion de subordination reflète l'idée selon laquelle il y a une obligation morale de la part de l'employeur de protéger son salarié, il doit faire le bien, car la situation dans laquelle se place son salarié le laisserait sans pouvoir réel devant des choix comme l'organisation du travail [18].

Conclusion

La législation des accidents du travail a, d'un point de vue socio-historique, posé la question de la responsabilité durant une bonne partie du XIXe siècle. L'émergence des assurances sociales a permis de résoudre le dilemme constant de l'imputabilité dans des situations où l'action de l'homme paraît bien être à la source des dommages. Simultanément, ces mêmes accidents ne facilitaient pas la recherche des facteurs exacts ayant contribué à leur survenue. Le cadre législatif apparaît ainsi comme une solution face à la complexité du travail d'imputabilité auquel se livraient penseurs sociaux, législateurs, employeurs et syndicats. L'instauration de la Sécurité sociale va parachever l'institutionnalisation de l'assurance comme mode de raisonnement dans le processus de reconnaissance des accidents du travail.

Toutefois, l'analyse de la pratique indigène du droit montre que la question de l'imputabilité n'a pas été complètement résolue. En effet, les acteurs sont confrontés à une multitude de cas singuliers où ils doivent appliquer une règle de droit de portée générale. Face à ces différents cas de figure, les techniciens doivent composer avec les principes de droit spécifiques à l'espace de reconnaissance des accidents du travail. Ainsi, l'imputabilité, processus inhérent à toute recherche de responsabilité, apparaît sous la forme d'une multitude de logiques d'action permettant l'accommodation constante de la règle de droit. Ce regard jeté sur les pratiques indigènes du droit renvoie vers différentes questions telles que le changement, les ajustements quotidiens et les modifications du cadre législatif. Ainsi, la recherche de responsabilité à partir d'une approche pragmatique fait émerger des univers particuliers avec leurs objets, leurs règles sociales et juridiques, leur espace de travail, bref des mondes sociaux. La prise en charge d'un AT est un révélateur de fils invisibles qui se tissent entre l'aspect savant de la doctrine juridique et l'aspect profane, les services, le travail, l'inexpert.

Par ailleurs, les considérations issues d'une approche pragmatique de l'action et l'observation de tels ajustements interpellent directement les constructions de règles juridiques de la justice sociale. Si celles-ci, dans le cadre de la législation sur les accidents du travail, ont permis de répondre à la question de l'imputabilité, elles opèrent en même temps un glissement de l'examen de causes vers d'autres sphères sociales. Comme le souligne très pertinemment Thébaud-Mony, « ce qui est rarement souligné par rapport à ces textes fondateurs dans le champ de la santé au travail, c'est le déplacement fondamental que constitue ce passage d'une recherche des causes et des responsabilités — dans le cadre d'une action en justice — à la logique d'assurance qui ne s'intéresse plus aux causes mais seulement à la réparation monétaire d'un préjudice de santé » (1998 : 190). En effet, l'institution de cette logique assurantielle aura comme effet de faire passer au second plan la question des conditions de travail, notamment sur sa composante critique du système productif. Les dommages causés par le système productif sont ainsi « normalisés » ou encore « naturalisés ». La question de la responsabilité dans ces circonstances devient difficile à invoquer, notamment lorsqu'il s'agit de remonter des chaînes causales d'un point de vue diachronique. S'intéresser à la question des ajustements des règles de droit et à la pratique de ce droit nous invite ainsi à reconsidérer la manière dont nous envisageons l'action publique et le rôle de la doctrine juridique.