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La citoyenneté est-elle un concept utile ? Il n'est pas sûr que la lecture de cet ensemble d'articles incitera le lecteur à répondre par l'affirmative à cette question somme toute iconoclaste à propos d'un concept qui fait couler autant d'encre dans les milieux académiques que politiques. À la décharge des éditeurs, il faut reconnaître que la tâche était rude et son contexte périlleux. Rappelons en effet que cet ouvrage résulte d'une commandite gouvernementale à l'occasion de la Semaine sur la citoyenneté (8-12 novembre 1999) organisée par le ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration. Il rassemble des contributions présentées par des chercheurs ayant participé aux débats organisés par l'Observatoire jeunes et société et par la Chaire Fernand Dumont de l'INRS-Culture et Société, à la demande du ministère. Il faut aussi bien voir le contexte éminemment politique à l'arrière-plan de cette semaine, et qui va mener à l'organisation en septembre 2000 d'un grand Forum sur la Citoyenneté. Ce forum organisé par le MRCI s'est soldé par un flop monumental car personne n'était dupe des intentions partisanes qui le sous-tendaient (la citoyenneté est une notion bien ambiguë quand elle est mise de l'avant par un parti indépendantiste) et du caractère bien peu démocratique de son organisation (fort peu de vrais citoyens avaient été invités et bien peu de place était laissée au débat, le gouvernement souhaitant avant tout faire avaliser par les groupes invités une série de propositions à saveur nationaliste).

Ce rappel paraît important pour comprendre l'hétérogénéité des quinze contributions rassemblées dans cet ouvrage : si certaines d'entre elles épousent une facture académique tant par leur contenu que par leur style, d'autres, dont je ne parlerai pas, se rapprochent dangereusement de la simple profession de foi ou se contentent de défendre avant tout l'urgence d'un débat politique. On s'entend, avec pareil sujet la frontière entre le débat intellectuel et le débat politique est parfois bien ténue, mais dans ce cas-ci on a joué avec le feu car le contexte de ces débats était déjà clairement connoté. Cela dit, plusieurs articles composant ce volume ont essayé, souvent avec succès, d'échapper à ce piège idéologique.

D'entrée de jeu, Daniel Weinstock, avec la clarté qui lui est coutumière, entreprend de « mettre de l'ordre dans le réseau conceptuel », en partant d'un point de vue de philosophie politique. Il nous propose de distinguer trois dimensions dont l'articulation différenciée sous-tend deux versions bien différentes mais toutes deux obsolètes de la citoyenneté : le statut juridique (essentiel dans la version libérale), les pratiques de participation directe à la délibération collective (valorisées par la version républicaine) et le pôle identitaire (variant en intensité selon la version concernée). Comme il le précise fort justement, cette dernière dimension est largement du domaine de l'affectif et donc en tant que telle faiblement normative. Weinstock conclut son exposé en évoquant l'idée de citoyenneté différenciée « postnationale » et « postétatique » de manière à relever des défis contemporains qui transcendent les anciennes frontières.

Le texte de Thierry Hentsch convoque un certain nombre de philosophes, à commencer par Platon, pour nous livrer une réflexion somme toute pessimiste sur les conditions d'exercice d'une citoyenneté éclairée. Mission impossible et pourtant indispensable, nous dit-il, laissant son lecteur plutôt désemparé.

L'ouvrage recensé dans ces lignes contient quelques articles solidement appuyés sur du matériel de recherche. Celui de Jules Duchastel en est un. Utilisant les résultats d'une recherche (réalisée avec Gilles Bourque) sur les références identitaires dans les débats constitutionnels canadiens de 1941 à 1992, Duchastel retrace l'évolution des conceptions des chefs de gouvernement quant à la représentation de leur communauté. La notion de citoyenneté ne fait son apparition que tardivement dans le discours québécois. Mais elle s'est depuis bien rattrapée car elle est devenue « un rouage important de régulation des rapports sociaux à travers les instances judiciaires et celles de la gouvernance » (p. 51). Si l'auteur souligne lui aussi la multiplication des références identitaires, il note que cette multiplicité est « médiatisée par des corps sociaux au détriment d'un lien politique central entre le sujet et la communauté » (ibid.). La participation, seconde dimension structurante de la citoyenneté, tend quant à elle à passer de plus en plus par les réseaux institutionnels sur lesquels repose la gouvernance, et non plus par le canal parlementaire. Cette nouvelle citoyenneté encore en devenir, Duchastel la nomme donc citoyenneté incorporée et il y a fort à parier que cette notion est promise à un bel avenir, du moins dans le champ des idées.

Denise Helly signe deux contributions (dont une avec Nicolas van Schendel) elles aussi solidement documentées. La première aurait pu ouvrir l'ouvrage car elle brosse le portrait du contexte dans lequel les États tentent par divers moyens de promouvoir « une citoyenneté active et responsable » face aux transformations traversant nos sociétés occidentales. Helly passe en revue divers programmes mis sur pied tant aux États-Unis, en France ou au Royaume-Uni qu'au Canada, des maisons de citoyens aux programmes de responsabilisation des clientèles du bien-être social, pour illustrer les différentes formes prises par cette (ré)activation de la citoyenneté et les concepts qu'elle engage ( empowerment, confiance, proximité, etc.). Dans le second article, Helly explore avec Nicolas van Schendel les représentations du lien collectif d'un échantillon d'immigrants québécois. Quatre modèles d'appartenance sont dégagés allant du « faire partie de la game  » au « être citoyen hormis les habitants de la province » en passant par « être un résident parmi d'autres » ou « être dedans avec les autres » (p. 144).

Viennent ensuite un ensemble de contributions axées sur des groupes particuliers. Yolande Cohen retrace l'histoire de la conquête de la citoyenneté par les femmes, sans taire les ambivalences qui à l'occasion ont traversé ces revendications. Elle pose aujourd'hui la nécessité d'un débat sur la parité sur la scène politique, à l'instar de ce qui se discute dans d'autres pays dont la France.

Carole Lévesque, sans utiliser beaucoup la notion de citoyenneté, n'en traite pas moins d'un sujet fort pertinent : celui de la « quête identitaire et autonomiste des autochtones », et notamment des prises de conscience des femmes autochtones.

Jocelyne Lamoureux nous emmène du côté des pratiques innovatrices du mouvement communautaire autonome (ou qui se dit tel) : parlement de la rue, nouvelles formes d'occupation de l'espace public, etc. Son concept de citoyenneté métissée évoque à nouveau la question de la diversité des ancrages culturels. Mais l'intérêt de son article est peut-être avant tout de mettre en lumière l'importance de l'émergence du sujet à travers la plupart de ces expériences novatrices, qu'il s'agisse d'un carrefour de pastorale, d'un centre d'éducation populaire ou d'un organisme au service des immigrants.

Enfin, deux articles traitent du même sujet au point d'être redondants. Jacques Hamel et Marc Molgat rappellent tous deux que l'application du concept de citoyenneté (accès aux droits sociaux, participation à la vie publique) est fondée sur un modèle d'entrée dans la vie adulte qui est devenu périmé : des emplois précaires, une décohabitation familiale retardée ou ne coïncidant pas avec l'entrée dans la vie de couple, etc. Marc Molgat se demande si ces décalages dans les trajectoires des jeunes et entre celles-ci et le modèle implicite d'accession à l'état de citoyen ne se traduit pas par des formes d'exclusion dont les jeunes seraient victimes. Au terme d'une analyse nuancée, Molgat conclut que le problème en est moins un d'exclusion que « d'inclusion défaillante ou incomplète » (p. 83). À nouveau, ce qui est dénoncé, c'est une « citoyenneté homogène » non adaptée à la diversité des situations.

Au total, plusieurs contributions intéressantes, certaines mieux étayées que d'autres (plusieurs textes sont assez courts), mais qui ne nous apprennent pas grand-chose que l'on ne savait déjà. On termine la lecture de cet ouvrage avec un doute sur l'utopie communautaire qui se cache derrière plusieurs textes, ou peut-être devrait-on parler d'une nostalgie communautaire dont on n'arriverait pas à se défaire face à un monde où la communauté ne se pense plus au niveau sociétal mais bien au niveau (micro)local. Comme le relevait Daniel Weinstock, il est beaucoup question d'affectif dans une conception de la citoyenneté reposant sur un pôle identitaire fort. On comprend que cela plaise à nos gouvernements puisque cette conception reviendrait à donner priorité à cette identité sur toutes les autres. L'État ne cherche-t-il pas à mobiliser ses citoyens autour d'un programme dont il aurait le contrôle mais dont il n'assumerait pas tous les coûts ?

La notion de citoyenneté peut devenir un concept de combat plutôt que d'analyse, mais ce combat peut être celui de l'État ou celui des citoyens. Il est en tout cas bien lourdement chargé.