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L’idée que des mouvements pour la paix puissent être concernés par la mise en oeuvre d’une norme de radicalité semble paradoxale à première vue, car ils sont souvent représentés comme les derniers tenants d’une société civile modérée et tournée vers le dialogue dans des contextes de conflits violents marqués par la division sectaire des acteurs politiques et la drastique restriction de l’espace du débat démocratique.

Dans un contexte où la radicalité est souvent associée aux actions des acteurs violents, la pratique de la non-violence revendiquée par de nombreux mouvements pour la paix se voit construite dans les discours profanes sur le conflit, en particulier médiatiques, comme non radicale. Malgré la multiplication des études récentes consacrées à la résistance palestinienne non violente (Dajani, 1999 ; Blincoe et al., 2004 ; Shulman, 2007 ; Perry, 2011 ; Qumsiyeh, 2011) et aux mouvements pour la paix israéliens (Hermann, 2009 ; Marteu, 2009) et la publication de témoignages d’activistes (Bayoumi, 2010 ; Barghouti, 2011), l’influence des acteurs non violents est souvent minimisée ou ignorée dans les analyses de l’évolution des conflits, par exemple dans les systèmes d’alerte précoce (Austin, 2004). La catégorie de la radicalité est cependant mobilisée dans les discours des mouvements pour la paix où elle prend une connotation positive, associée à des positions éthiques de non-compromission et de mise en danger des activistes face à l’injustice du conflit qu’ils dénoncent, comme le montrent les exemples récents des « flottilles » visant à contester le blocus de la bande de Gaza.

Le présent article se propose d’examiner la construction de la norme de radicalité dans le cas des mouvements transnationaux pour la paix dans le conflit israélo-palestinien, à partir de la mobilisation de la catégorie de l’action directe non violente. Cependant, une première difficulté qui se présente à l’analyse est la difficile délimitation du mouvement social considéré dans un contexte où les dénominations sont multiples et souvent présentées comme contradictoires. Dans cet environnement où les concepts de référence comme ceux de « paix », de « justice », de « non-violence » sont susceptibles de faire l’objet de définitions différentes de la part des acteurs engagés dans des partenariats – en particulier entre acteurs « locaux » et participants des mouvements « globaux » venus les soutenir dans leurs luttes –, nous étudierons l’hypothèse selon laquelle le discours sur la radicalité offre un terrain d’entente symbolique permettant la mise en réseau des mouvements et la mise en place d’actions communes.

Mouvements pour la paix, pour la justice, de solidarité dans une même nébuleuse radicale

De quoi parlons-nous quand nous évoquons les mouvements transnationaux pour la paix dans le conflit israélo-palestinien ? Il est facile de rétorquer, en s’appuyant sur le discours des acteurs eux-mêmes, que nombre d’entre eux ne décrivent pas leur action comme relevant d’une mobilisation pour la paix en tant que telle, mais défendent les droits des Palestiniens à un état viable et au respect de leurs droits humains. Beaucoup ajoutent que cet objectif inclut le droit des Israéliens à vivre sans la menace permanente que représente l’existence du conflit israélo-palestinien. Sommes-nous donc face à un mouvement social unique, ou bien à plusieurs ? Par exemple, Milan Rai, dans un article plaidant en faveur d’un « mouvement pour la paix radical », argue que « beaucoup des gens courageux qui s’étaient rendus à Gaza [pour protester contre l’opération Plomb durci] ne se percevaient probablement pas comme un “mouvement pour la paix” mais comme des “activistes contre la guerre” » (2009). Nous allons voir que ces clivages apparents entre mouvements pour la paix (terminologie que nous retiendrons ici pour qualifier l’ensemble du mouvement social) ou de solidarité renvoient – de même que d’autres – à des lignes de fracture à l’intérieur d’une même nébuleuse, qui n’empêchent pas la multipositionnalité des acteurs militants ou les actions en coalition. Nous verrons que dans ce secteur de mouvement social (McCarthy et Mayer, 1977) la différenciation symbolique entre « radicaux » et « modérés », par ailleurs fortement structurante des discours sur l’espace politique dessiné par le conflit israélo-palestinien, est esquivée dans une revendication générale de la catégorie de la radicalité.

La différenciation entre mouvements pour la paix et mouvements de solidarité avec le peuple palestinien semble à première vue très claire – la première catégorie apparaissant, selon les locuteurs, soit comme plus universelle que la seconde car revendiquant la paix pour tous, soit plus hypocrite car ne posant pas explicitement la question du devenir des Palestiniens, non plus que celui des Israéliens, dans la paix en question. Elle repose cependant sur des dénominations labiles qui varient en fonction des contextes dans lesquels elles sont mobilisées et qui, comme dans l’exemple ci-dessus, sont susceptibles d’être volontairement laissées de côté pour se concentrer sur d’autres aspects. La catégorie de la paix, bien sûr centrale dans les mouvements pacifistes et non violents qui lui accordent un sens éthique plus profond que la simple interruption du conflit, est également fréquente chez les mouvements juifs depuis « La paix maintenant » jusqu’à l’« Union juive pour la paix », pour citer deux mouvements à forte notoriété, l’un transnational et associé à une époque particulière des mobilisations pour la paix dans le conflit israélo-palestinien – qui culmine avec les protestations contre la guerre du Liban du début des années 1980 (Lamarche, 2008) –, l’autre figure de proue des mouvements juifs pour la paix en France. La catégorie de la paix renvoie, du côté des mouvements juifs, à une longue histoire, même si elle ouvre également sur des débats vifs sur le sens et les formes des mobilisations juives (tant israéliennes qu’internationales, principalement américaines) aux côtés des Palestiniens. Elle permet d’ouvrir les mobilisations à la participation d’acteurs politiques juifs ou non hors des mouvements mobilisés sur le conflit proprement dit, en particulier sous la forme de la pétition : par exemple, celle lancée par le collectif Deux Peuples Deux États parvint à réunir le soutien du Centre communautaire laïc juif belge et de la section de Gentilly du Parti socialiste français. Mais pour cette raison même, elle peut aussi être considérée comme porteuse de compromission. En Israël, où la critique de la catégorie de la paix au sein des mouvements renvoie à celle d’un certain modèle de mobilisation, celui de La paix maintenant, elle apparaît comme un référent politique chaudement débattu, à l’inverse de l’image consensuelle qu’elle peut avoir au sein des opinions publiques « internationales ». La terminologie de la paix est parfois évitée au profit d’une formule jugée plus neutre comme « solution à deux États » (two-state solution) quand elle est jugée dangereuse politiquement (Suissa, 2010) ; mais cette connotation de radicalité peut être assumée et utilisée comme un outil de recrutement, par exemple quand le « Bloc de la paix » (Gush Shalom) fut fondé au début des années 1990 pour mener des actions décrites comme plus radicales (dans leur orientation pacifiste) que celles de La paix maintenant (Lamarche, 2008 : 8).

Ceux qui stigmatisent la tiédeur politique associée au concept de paix utilisent fréquemment la terminologie de la justice pour qualifier leurs luttes, qu’ils empruntent aux mouvements palestiniens. Dans le contexte français, la dénomination dominante est celle de la solidarité, qui ancre par conséquent ces mobilisations dans le champ plus vaste, et doté d’une longue histoire, des mouvements de solidarité internationale avec les « peuples en lutte ». Les terminologies sont ici susceptibles de changer en fonction des contextes et d’être associées l’une à l’autre dans le cadre de coalitions, des mouvements s’annonçant très clairement de solidarité pouvant par exemple développer un argumentaire élaboré autour des conditions de la paix. Mais les distinctions peuvent être remobilisées dans les débats, où elles font alors l’objet – le temps d’un discours hostile ou polémique – d’une solidification. Elles fonctionnent comme des marqueurs d’identité dans un contexte où, comme dans la sphère dite altermondialiste, l’action interorganisationnelle est la règle et où les « étiquettes d’organisations » apparaissent surtout dans des listes de participants ou de signataires d’un appel (Beauzamy, 2008). De la même manière, si la dénomination d’organisation non gouvernementale (ONG) est rarement mobilisée dans le cadre d’actions directes non violentes en Israël/Palestine, le registre de l’humanitaire peut en revanche apparaître pour qualifier des actions visant à transgresser les politiques de sécurité israéliennes et en particulier le blocus de Gaza – par exemple à propos des « flottilles », décrites très majoritairement comme des actions politiques sur le conflit (voir Bayoumi, 2010, pour un compte rendu militant) –, mais aussi à l’occasion comme des opérations humanitaires.

Si l’opposition entre paix et solidarité ne représente pas un réel clivage dans cette sphère de mouvements, il n’en est pas de même entre les mouvements qualifiés de « locaux » ou « populaires » palestiniens – en anglais grassroots – et les mouvements de solidarité internationale. Le niveau local de mobilisation est en effet doté de propriétés politiques spécifiques vis-à-vis du conflit dans la mesure où on lui suppose des liens organiques avec les populations directement affectées par le conflit. Il peut se doter de connotations anti-élitistes quand les mobilisations sont qualifiées de « populaires », comme c’est le cas pour les mobilisations contre le mur de séparation ou pour celle, iconique, du village de Bil’in (Hallward, 2009) – ce qui ici signale une indépendance vis-à-vis des appareils politiques palestiniens discrédités. La seule « localité » considérée est celle directement en lien avec la géographie du conflit, la localité des organisations distantes et impliquées dans des actions de support n’étant généralement pas considérée comme opérante – même si de fait, par exemple dans le cas des mobilisations françaises pour la seconde « Flottille de la Liberté », ce furent des collectifs « locaux » qui furent acteurs essentiels de la collecte de fonds et de l’organisation du soutien à la flottille. Comme le fait remarquer William DeMars (2005) à propos des ONG internationales, la distinction entre « mouvements grassroots » et grandes organisations internationales est moins descriptive que normative. De fait, si les discours des mouvements internationaux soulignent fréquemment que le local reste le niveau le plus important de l’action, et que leur propre mobilisation intervient comme simple support, les mouvements pour la paix, y compris les plus locaux, sont de plus en plus connectés dans des réseaux transnationaux ou incluent une dimension internationale dans leur travail de mobilisation (Cockburn, 2007). Par exemple, des projets de monitoring très centrés sur une localité palestinienne utilisent la diffusion sur Internet pour s’adresser à des publics distants : le local, matérialisé dans sa cartographie ou sa représentation photographique[1], devient ici un véritable objet de protestation à part entière, dotée d’une signification politique qui dépasse les frontières du conflit proprement dit et gagne une capacité de mobilisation globale. Le clivage entre le local du conflit et le global de la solidarité se traduit dans des divergences de vocabulaires. Ainsi, Julien Salingue (2009) note que « le terme non-violence n’est que très rarement employé dans les territoires et le champ politique palestiniens » – résultat confirmé par mes entretiens avec des militants israéliens et palestiniens en réseau avec les mouvements internationaux de solidarité en 2012. De crainte que le vocabulaire de la non-violence soit considéré comme implicitement porteur de critiques à l’égard des autres formes de lutte, et en raison de son ancrage dans une généalogie spécifique caractéristique des mouvements non violents, il fut remplacé par le concept de « grassroots resistance ». Malgré ces tentatives de trouver des synonymes acceptables par tous, les différences de points de vue et de cadres narratifs entre mouvements israéliens et palestiniens contribuent à rendre le choix des mots difficile (Hallward, 2009).

Ces variations de vocabulaire entre locuteurs mobilisés en coalition découlent également du fait que la signification des actions pour la paix ou de solidarité s’inscrit dans un contexte où l’interprétation du conflit au sein des opinions publiques internationales est elle-même un enjeu. Bernard Ravenel, président de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine, explique ainsi que « plus que tout autre, le conflit palestinien nous rappelle que beaucoup dépend des mots qui sont utilisés. […] Or les mots ne sont pas neutres. Et l’on sait que l’interprétation du conflit par l’opinion publique est l’objet d’une stratégie de communication très sophistiquée du pouvoir israélien et de ses amis dans le monde » (2008). Cette position est reprise par d’autres intellectuels organiques des mouvements pour la paix en Israël/Palestine, par exemple par Judith Butler qui centre son analyse sur les effets aux États-Unis des discours portés sur le conflit par les critiques d’Israël : « Il est difficile de faire confiance aux mots, ou même de savoir ce que les mots veulent vraiment dire. C’est un signe qu’il règne ici une certaine peur, mais aussi une certaine suspicion sur les intentions supposées des intervenants, ainsi qu’une crainte des implications des mots et des actes » (2010). Les risques découlant d’un vocabulaire susceptible d’entraîner une répression varient en fonction des lieux où celui-ci est utilisé. Karine Lamarche (2008) montre par exemple que la catégorie de la radicalité est utilisée de manière instrumentale par les autorités israéliennes pour délégitimer le « camp de la paix » en Israël. Cette pratique ressort d’un véritable étiquetage et vise à suggérer que les mouvements pour la paix sont potentiellement « violents » ou « terroristes », dans un contexte où l’étalon utilisé pour mesurer leur violence est complètement décorrélé de celui employé par exemple à propos des groupes d’extrême-droite sioniste ou religieuse.

Les problèmes de dénomination au sein des mouvements transnationaux pour la paix sont moins indicateurs de clivages que de débats internes. Le caractère durable de ces débats, et le fait surtout qu’ils n’empêchent pas la mise en oeuvre d’actions communes, suggèrent que le concept de « nébuleuse » défini pour les mouvements altermondialistes (Agrikolianski et Sommier, 2005) pourrait décrire efficacement cet ensemble de mouvements transnationaux. Une nébuleuse diffère d’un secteur de mouvement social car elle comprend des mouvements centrés sur divers thèmes et qui ne sont pas nécessairement caractérisés par des relations de concurrence ; elle intègre par exemple, comme on l’a vu, des mouvements dont l’objet principal n’est pas la paix au Moyen-Orient. Les réseaux au sein de la nébuleuse, dont les connections peuvent être intenses entre mouvements habitués à travailler ensemble ou faibles pour des alliances ponctuelles, dessinent des pôles, entre autres idéologiques (c’est notamment le cas des pacifistes), en relation les uns avec les autres. Ces relations, au sein d’une nébuleuse commune, peuvent être de concurrence ou de désaccord – la non-violence, nous le verrons, peut alors représenter un enjeu – mais aussi de partenariat dans le cadre d’actions communes, souvent sous la forme d’actions directes – comme les campagnes mondiales Boycott Désinvestissement Sanction (BDS) ou la « Flottille de la Liberté ». La notion de radicalité est un élément essentiel de caractérisation des initiatives et des positions à l’intérieur de cette nébuleuse, mais elle prend un sens tout à fait différent quand elle est mobilisée à l’extérieur des mouvements pour la paix, où elle est massivement associée à la violence et au terrorisme.

À l’intérieur de la nébuleuse des mouvements pour la paix, la notion de radicalité est mobilisée sur un mode qui ne sépare pas les « modérés » pacifiques des « radicaux » caractérisés par leur répertoire d’action qualifié de « violent » parce que incluant la lutte armée sous une forme ou une autre. Au contraire, elle va être employée souvent sur un mode contre-intuitif, pour prendre les lecteurs par surprise ou à contrepied : par exemple, Judith Butler, dans le même texte de 2010 consacré à la campagne BDS de l’Université de Berkeley, répète à deux reprises la proposition : « Durant mon enfance, j’ai appris dans ma synagogue – qui n’était pas particulièrement un bastion de la radicalité. » Cette stratégie rhétorique ancre son discours sur le boycott à la fois dans la communauté juive et dans la longue durée des principes hérités de l’enfance ; la mention de la radicalité, ici mitigée par une quasi-négation, vise davantage à déstabiliser l’auditoire en brouillant les frontières apparemment évidentes entre radicalité et modération qu’à radicaliser ce même auditoire.

Non-violence et radicalité dans les mouvements pour la paix

Ces usages contre-intuitifs (ou contre-doxiques) de la notion de radicalité s’inscrivent dans des stratégies discursives plus larges visant à problématiser le lien supposé entre non-violence et pacifisme. Un débat publié par l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS) en 2008 offre un bon exemple des principaux éléments de cette problématisation de la non-violence. Le débat naît de la publication d’un texte de Jean-Marie Muller, porte-parole national du MAN (Mouvement pour une alternative non violente), intitulé « Les Palestiniens et Israéliens face au défi de la violence », auquel répondit Bernard Ravenel, président de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine et président de l’AFPS, avec « Le défi politique de la non-violence ; Réponse à Jean-Marie Muller », qui tous deux portent sur la place des stratégies non violentes dans la résistance palestinienne et ses soutiens.

Les deux auteurs partagent la vision, communément admise dans la nébuleuse des mouvements pour la paix, que les tactiques non violentes sont aujourd’hui les plus prometteuses pour les Palestiniens. L’usage de ces modes d’action précède la naissance de l’État d’Israël : « Que ce soit sous les Britanniques, les Jordaniens ou les Israéliens, les Palestiniens ont toujours contrecarré leurs suzerains potentiels par la non-coopération et la résistance » (White, 2007 ; voir également Qumsiyeh, 2011, pour la même narration historiographique). Souligner cette longue expérience de la non-violence de la part des Palestiniens vise à rompre tant avec l’image d’une lutte reposant sur l’action terroriste qu’avec celle d’une acceptation passive de l’occupation. Au contraire, la lutte non violente est présentée comme la plus dotée de sens, dans la mesure où, pour reprendre la terminologie d’Alain Touraine, elle est la plus à même de faire advenir le Sujet palestinien : « Comme forme de lutte populaire non armée, l’action non violente est redevenue conscience collective et tend à se transformer en mouvement préfigurant probablement ce qu’on appelle parfois la troisième Intifada » (Ravenel, 2008).

Un consensus apparaît pour souligner que le choix de la non-violence – tout particulièrement de la part des Palestiniens impliqués dans la « résistance populaire » contre le Mur[2] – n’est pas un indice de faiblesse, mais un choix délibéré. La mobilisation de la radicalité est ici un élément essentiel de l’argumentaire en faveur de la non-violence, car elle sera alors associée aux valeurs de détermination, de mise en danger et de force généralement présentes dans l’imaginaire de la lutte armée, non sans un certain virilisme : « “La lutte populaire”, dans son contexte le plus large possible, a autant de significations que le mot arabe riche et résolu sumud (“fermeté”) le suggère. C’est le fermier palestinien qui revient, jour après jour, sur sa terre menacée de saisie, la travaille en pleine chaleur, et passe sa vie d’intendance jusqu’au moment où son corps est allongé de tout son long devant un bulldozer » (White, 2007). La violence du contexte dans lequel les modes d’action vont se déployer, immédiatement perceptible dans le cadre d’un conflit violent, est un élément essentiel de l’efficacité communicationnelle de la non-violence. Le risque et la mise en danger convoquent souvent un imaginaire de la violence, même dans le cas d’actions nettement non violentes. Il s’opère alors une inversion dans laquelle la non-violence favorise l’action radicale, alors que la violence en est un obstacle : « Aucune solution imposée par la violence n’est et ne sera possible. Il faut accepter ce principe dans toute sa radicalité » (Muller, 2008). Les activistes s’attachent donc à rompre avec les idées préconçues associées à la non-violence, qui, comme le montre Kurt Schock (2003), est souvent – à tort – liée à la passivité ou à l’acceptation résignée de la souffrance.

Les mouvements pour la paix prennent cependant acte de la longue histoire de la lutte armée palestinienne, dont il n’est pas proposé de faire table rase ; de fait, les mobilisations palestiniennes et leurs soutiens internationaux ont tour à tour mis en avant les tactiques non violentes ou (para-)militaires et terroristes, sans qu’aucune option ait été hégémonique. La prédominance actuelle de la lutte non violente apparaît comme le résultat d’un processus de longue haleine : « Passer de la lutte armée présentée par la charte nationale palestinienne de 1968 comme “la seule voie pour la libération de la Palestine” à la résistance non violente présentée comme la seule stratégie possible aujourd’hui, constitue en quelque sorte une révolution copernicienne » (Ravenel, 2011). Dans ce processus intervient le jugement d’efficacité porté sur la stratégie de lutte armée, qui n’est pas nécessairement en défaveur de la lutte armée, comme le rappelle Ravenel (2008) : « Pour les Palestiniens rien n’est évident : ils ont compris que c’est la force – diplomatique et militaire – qui a permis l’évacuation du Sinaï, que c’est la force – militaire – du Hezbollah qui a conduit au retrait israélien du Liban. Mais aussi que c’est la force politique de la première Intifada qui a permis la reconnaissance par Israël de l’OLP comme représentant du peuple palestinien et un large consensus international favorable aux Palestiniens. » Il s’agit donc, pour les mouvements pour la paix, de combiner leur promotion des tactiques non violentes à des modes d’action violents qui peuvent encore bénéficier de soutiens, et dont l’efficacité – quoique considérée comme faible aujourd’hui – ne peut pas être niée par principe. Cette question résonne de plus avec des débats intenses, chez les mouvements palestiniens avec qui les « internationaux » sont connectés, concernant la légitimité des dirigeants de l’Autorité nationale palestinienne (ANP) : « La direction actuelle a beaucoup critiqué Yasser Arafat parce qu’il soutenait la résistance violente. Elle [l’ANP] ne veut plus de la lutte armée. Mais que propose-t-elle comme alternative ? […] Et l’Autorité ne donne aucune consigne aux gens pour organiser la résistance » (Étienne, 2006). À cette vision s’oppose celle des tenants d’une idéologie non violente comme Muller, pour qui la non-violence représente la forme d’action la plus susceptible d’agir directement sur le conflit, dans la mesure où elle précipiterait sa transformation en conflit non violent, étape clé vers la résolution du conflit (Ramsbotham, 2010) : « En définitive, il me semble que l’urgence absolue, c’est que les Palestiniens décident de renoncer à la violence. Cette décision aurait d’autant plus de force qu’elle serait unilatérale. J’ai la conviction que l’annonce d’une telle décision aurait un retentissement formidable et un impact considérable qui transformeraient radicalement le conflit qui les oppose aux Israéliens » (Muller, 2008).

Cette position est loin d’être partagée dans la nébuleuse des mouvements pour la paix, mais il est intéressant de constater que le clivage entre tenants de la non-violence pure et avocats d’une combinaison de modes d’action ne coïncide pas avec la distinction, classique dans la littérature sur la non-violence depuis Gene Sharp (1973), entre non-violence « stratégique » et non-violence « de principe ». Tandis que la seconde mobilise un paradigme éthique complet et prohibe la violence de manière absolue, la première résulte d’un choix pragmatique entre modes d’actions disponibles. Il est frappant de constater que les mouvements pour la paix situent beaucoup plus souvent leurs réflexions sur le terrain de la non-violence stratégique que sur celui d’un pacifisme éthique, et ce, même lorsqu’ils représentent à titre personnel des mouvements mobilisés de longue date sur ce thème. Alors que Muller, comme nous l’avons vu, prône un abandon unilatéral de la violence par les Palestiniens, il est attentif à justifier cette position par des impératifs stratégiques et non moraux : « J’insiste, la question, ici et maintenant, n’est pas de discuter la légitimité de la violence – même si celle-ci me semble éminemment discutable –, elle est de s’interroger sur l’opportunité politique et stratégique de cette violence » (Muller, 2008). Des arguments portant sur le caractère contre-productif de la violence palestinienne dans un contexte d’asymétrie forte du conflit seront jugés plus convaincants que des rappels de la valeur morale de la non-violence. De fait, celle-ci fait l’objet d’un véritable évitement : « le Mouvement National Palestinien ne s’est jamais, au cours de son histoire, situé dans un rejet moral de la violence » (Salingue, 2009) – un évitement dont on constate ici qu’il passe aussi par le fait de laisser les activistes palestiniens seuls décisionnaires en la matière. La non-violence de principe ne se voit doter d’aucune propriété assurant, de manière plus ou moins magique, qu’elle garantisse une paix juste pour les Palestiniens : « Suggérer que l’échec stratégique de l’action non violente se réduit au fait qu’elle n’aurait pas été suffisamment non violente n’est pas sérieux » (Ravenel, 2008). C’est pourquoi le débat se porte sur la question de savoir si le répertoire d’action des mouvements doit être exclusivement non violent, ou si la coexistence de moyens d’action non violents avec d’autres est possible et souhaitable.

La coexistence de modes d’action armée et non violente est théorisée en empruntant directement le concept altermondialiste et anticapitaliste de « diversité des tactiques », paradigme éthique et stratégique dans lequel chaque groupe participant à une action en coalition a la possibilité de procéder à ses propres choix en matière de modes d’action. La variété qui en découle est présentée comme un atout par les altermondialistes : elle matérialise les principes démocratiques pluralistes et antiautoritaires des mouvements, et prend l’adversaire et les forces de l’ordre par surprise en les confrontant à une multiplicité d’actions. Parmi les contre-arguments opposés dans la sphère altermondialiste au principe de la diversité des tactiques, il est reproché aux groupes optant pour des modes d’action « violents » – ce qui, il faut le noter, ne renvoie pas à la même définition de la violence que celle ayant cours dans un contexte de conflit armé, dans la mesure où elle n’implique pas de causer de victimes – de préempter l’action à leur avantage, en particulier en concentrant l’attention des médias. Des arguments assez proches ont cours concernant la « diversité des tactiques » des mouvements de résistance palestinienne, avec le résultat que « résistance populaire » (non violente) et « lutte armée » sont alors traités comme deux options possibles pour les Palestiniens : « Je ne crois pas que la résistance populaire ait été freinée par la résistance armée. Si les gens font le choix de la résistance civile, s’ils veulent manifester contre le mur de manière massive, qu’ils prennent l’initiative ! » (Étienne, 2006) Cependant, à la différence du paradigme à l’oeuvre dans les mouvements altermondialistes, où les militants sont considérés comme des acteurs choisissant librement leurs modes d’action en fonction de leurs préférences tactiques (Beauzamy, 2012), le contexte dans lequel se déploie l’agir politique des Palestiniens, en particulier l’occupation, conduit Ravenel (2010) à nier avec force l’existence d’un tel choix : « Le choix actuel de l’action non violente n’est donc pas le produit d’un choix éthique, idéologique, ni d’un choix tactique. Il est issu à la fois d’une pratique et d’un débat politique et stratégique : il entend répondre à une nécessité pragmatique et politique immédiate, et peut-être à une nécessité historique. » Les discours sur la diversité des tactiques dans les mouvements pour la paix résultent de la rencontre de deux argumentaires distincts entre lesquels ils circulent. Un versant porte sur l’histoire de la résistance palestinienne dans un contexte de conflit violent, dans laquelle la lutte armée a joué un rôle important, mais aujourd’hui moindre, au profit d’un choix « populaire » en faveur des tactiques non violentes – un choix dont beaucoup soulignent qu’il est effectué sous contrainte et avec une marge de manoeuvre étroite, non seulement en raison de l’occupation et de la répression israéliennes, mais aussi de la concurrence entre acteurs politiques palestiniens et du poids sécuritaire de l’Autorité palestinienne. L’autre versant porte sur les mouvements transnationaux de solidarité internationale, qui s’inscrivent eux-mêmes pour beaucoup dans des réseaux altermondialistes et anticapitalistes auxquels ils empruntent un paradigme et un vocabulaire, comme la « diversité des tactiques ». Il est intéressant de noter que le choix d’un versant ou de l’autre ne découle pas mécaniquement de la localisation du locuteur, Israël/Palestine ou Europe : des mouvements de soutien peuvent insister sur l’importance de respecter les limitations dans lesquelles évoluent les mouvements palestiniens – en acceptant par exemple de subsumer leurs partenariats avec des mouvements pour la paix israéliens à une stricte norme de « non-normalisation » ou « dénormalisation[3] ». À l’inverse, des mouvements palestiniens ou de solidarité peuvent faire le choix d’une sortie des cadres d’analyse propres aux mouvements centrés sur le conflit et opter pour un cadrage directement emprunté aux altermondialistes, par exemple en optant pour la forme du « Forum social mondial ». Si les mouvements mobilisés autour du conflit israélo-palestinien ont de longue date participé de manière visible aux grands forums altermondialistes, l’organisation d’un Forum social mondial « Free Palestine » en novembre 2012 – à Porto Alegre, le centre historique des Forums sociaux mondiaux – illustre les efforts déployés par certains mouvements ou plate-formes palestiniens majeurs pour investir cet espace malgré les coûts d’organisation d’un tel événement.

Un point crucial en faveur de la diversité des tactiques est qu’en tant que doctrine elle permet de concilier une orientation non violente avec un refus de condamner a priori les modes d’action qualifiés de violents. Si, dans la sphère altermondialiste, cela renvoie en priorité à des débats portant sur la définition de la violence et comment éviter la stigmatisation des « casseurs », dans le contexte de la solidarité avec les Palestiniens, le problème porte sur la reconnaissance des tactiques portées par des factions différentes : « Pour nombre de militants palestiniens, cette survalorisation de la Conférence de Bil’in[4], à l’étranger, et cet intérêt soudain porté par les “Internationaux” à la résistance non violente est une condamnation implicite des autres formes de résistance, et notamment de la lutte armée » (Salingue, 2009). La non-violence en tant que principe d’action politique peut elle-même faire l’objet de tentatives de récupération, ce qui exclut qu’on en fasse le mot d’ordre unique des mouvements pour la paix, comme le souligne Muller lui-même (2008) : « On ne peut que s’étonner que le Conseil [de sécurité de l’ONU] enjoigne ainsi au gouvernement de l’Autorité palestinienne de conformer sa politique “aux principes de la non-violence”. Il serait intéressant de savoir précisément ce que le Conseil de sécurité des Nations Unies entend par là. Il est pour le moins inhabituel qu’il tienne ce langage. Pour ma part, je n’entends pas m’appuyer sur cet appel à “la non-violence” qui m’apparaît largement équivoque. »

De fait, les avocats de la non-violence comme Muller sont attentifs à ne pas exclure la lutte armée de leur description de la résistance palestinienne, même s’ils la désapprouvent, ce qui donne parfois un tour pessimiste à leurs recommandations : « En définitive, face à la situation qui prévaut actuellement en Palestine, quel est le choix le plus réaliste ? Le choix réaliste est celui qui est à la fois possible, probable et efficace. Le choix de la violence est possible et il est probable. Mais il est inefficace. Le choix de la non-violence est possible et il est efficace. Mais il n’est pas probable. » Une même prudence se retrouve dans l’évocation de l’impact des modes d’action non violents, y compris par ceux qui les promeuvent le plus ardemment. L’idée que les mouvements pour la paix souffrent d’un problème d’efficacité politique dans un contexte où leur cause est populaire, mais où ils ont du mal à accomplir réellement quelque chose fut formulée en particulier après la vague de mobilisations antimissiles des années 1980 (Taylor, 1987). On trouve des perspectives autocritiques similaires dans les mouvements pour la paix dans le conflit israélo-palestinien et des réflexions sur les mécanismes permettant à cette non-violence d’être efficace – du côté palestinien, les mouvements pour la paix israéliens faisant l’objet d’une évaluation beaucoup plus pessimiste (Hermann, 2009). La radicalité est à nouveau mobilisée comme un gage d’impact, et ce, même en dehors de toute perspective de confrontation : par exemple Suissa (2010), promouvant son programme « Talking Peace » – qui relève plutôt d’une action d’ONG en faveur du management du conflit que d’une action de protestation –, affirme que les participants seront invités à exprimer « non pas des platitudes pacifistes, mais des expressions personnelles, parfois brutales, de ce que la paix signifie pour chacun d’entre eux ». L’efficacité des modes d’action non violents ne découle pas directement de leur supériorité morale, et Schock (2003) insiste sur le fait que les activistes n’ont pas besoin de partager des orientations éthiques pour que leurs actions portent leurs fruits. Les débats sur la non-violence impliquent de fait un choix entre une définition négative – c’est-à-dire la non-violence en tant qu’absence de violence dans les modes d’action – et une définition positive – c’est-à-dire la non-violence comme orientation idéologique impliquant des alternatives créatives. Comme nous le verrons en discutant de la catégorie de l’action directe, il s’agit, quant aux mouvements pour la paix, de montrer que la protestation non violente n’est pas purement symbolique : « La résistance non violente a besoin d’être comprise comme représentant plus que de simples manifestations. Il s’agit d’une non-obéissance concrète à l’occupation » (White, 2010). En tant que telle, comme le note également Schock, elle présente une dimension confrontationnelle essentielle, élément souvent mis en avant pour en montrer la radicalité.

La radicalité des actions directes non violentes dans le contexte du conflit israélo-palestinien

L’évocation de la confrontation apparaît comme un élément crucial de la légitimation des actions non violentes, en particulier de solidarité internationale avec les Palestiniens. Ici, la catégorie de l’action directe non violente est utile à examiner, car elle permet de mettre en lumière des points de contiguïté entre les débats et les pratiques de la sphère altermondialiste ou anticapitaliste et celle des mouvements internationaux pour la paix en Israël/Palestine. L’action directe non violente, fréquemment réduite dans le monde anglophone à un acronyme, NVDA, est souvent utilisée comme une catégorie descriptive tant par les activistes que dans la littérature scientifique sur les mouvements de protestation. Son histoire, remontant à la fin du xixe siècle, traverse les grands mouvements de protestation du xxe siècle, en particulier de décolonisation, pour les droits civiques et contre la course à l’armement (Carter, 2005). Cela contribue à la doter aujourd’hui d’une profondeur théorique et d’une légitimité qui expliquent son appropriation dans des contextes transnationaux, souvent caractérisés par l’éloignement géographique entre le lieu de la mobilisation et celui de l’action de protestation proprement dite. Malgré cette popularité, on ne trouve guère de consensus concernant certains de ses aspects fondamentaux : quelles pratiques en font partie et lesquelles en sont exclues, quelle efficacité est associée à ce répertoire d’action, comment la possibilité de la violence – en particulier du fait d’autres acteurs, par exemple dans le cas de la répression – est envisagée. Ces questions trouvent une formulation particulière dans le cadre d’un conflit violent, en transformant de fait les conditions de réalisation de modes d’action appréciés ailleurs, comme la mise en scène d’une confrontation fictive[5], impossible dans un contexte où elle sera réprimée par des tirs à balles réelles. Le fait, pour les activistes internationaux, de souligner la radicalité de leurs modes d’action directe non violente accompagne alors le recours nécessaire à une non-violence plus stricte que dans les contextes altermondialistes, dans lesquels la confrontation avec les forces de l’ordre peut être recherchée dans certaines circonstances.

Si pour les altermondialistes la question des frontières entre violence et non-violence dans les modes d’action directe est souvent disputée, dans le cadre des mouvements pour la paix, la frontière est réaffirmée avec force, y compris dans un contexte où la pluralité des tactiques est admise. La catégorie faisant office de repoussoir n’est pas ici celle de la lutte armée mais celle du terrorisme. Il s’agit de lutter contre les idées préconçues associées à la lutte palestinienne, héritées d’une méconnaissance de son histoire : « Pour beaucoup, l’idée de résistance palestinienne est synonyme de terrorisme » (White, 2010) – ce qui, comme on l’a vu, nuit à la visibilité des actions non violentes. Mais au-delà de ces idées reçues, le problème qui se pose aux mouvements pour la paix est que la catégorie de terrorisme est elle-même fortement polysémique, surtout dans un contexte où la « guerre contre le terrorisme » a renforcé son caractère de signifiant politique, et a facilité son appropriation par les autorités israéliennes et des activistes « pro-israéliens » à des fins de disqualification des luttes palestiniennes et de leurs soutiens internationaux. Cet élargissement a accompagné un durcissement des réponses sécuritaires de l’armée israélienne aux mobilisations pour la paix, visant tout particulièrement les soutiens internationaux – la répression de la « Flottille de la Paix » et de toutes les tentatives de « flottille » (maritime ou aérienne) vers Gaza qui lui ont succédé étant un exemple remarquable de cette tendance.

Cependant, les mouvements pour la paix ne désespèrent pas d’établir une frontière claire et intelligible entre action directe non violente et terrorisme, comme pour Ravenel (2008), qui confie ce soin à un locuteur doté de la double légitimité d’une identité palestinienne et d’une position académique reconnue : « L’autre distinguo essentiel est celui qui différencie résistance (armée ou non) et terrorisme. Là, il suffit de reprendre la définition proposée en 2002 dans le journal Al Ayam par le président de l’université de Bir-Zeit, Hanna Nasser : “La lutte nationale palestinienne doit rester irréprochable et pure, et doit refléter la justesse de notre cause. La définition la plus adéquate du terrorisme fait référence à des actes qui engendrent la mort de civils innocents. Un large fossé sépare la résistance du terrorisme.” » La définition de la violence terroriste fait surgir des questions normatives souvent indicatives de la position du locuteur vis-à-vis du mouvement social décrit, la labellisation d’un mode d’action protestataire comme violent étant une manière de le disqualifier. Ce processus de disqualification peut aussi s’exercer à l’encontre des mouvements pour la paix. Le cas des flottilles de Gaza illustre bien le caractère réciproque et la symétrie des accusations de violence, en plus de la labilité du vocabulaire du terrorisme : pour les activistes, la première flottille fut décrite comme une action non violente écrasée par une répression indistincte et disproportionnée, mais elle le fut comme une attaque violente contre l’espace maritime israélien par les soutiens « pro-Israéliens », qui par exemple firent circuler les vidéos d’activistes très légèrement armés se battant contre les soldats de l’armée israélienne qui avaient arraisonné leur bateau. Aussi Richard Prasquier, président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France, la principale organisation communautaire juive française, dont la position officielle suit de près les discours officiels israéliens), a-t-il qualifié la tentative de rupture du blocus de Gaza par la première flottille d’action illégale violente.

L’élément qui distingue le plus nettement l’action directe non violente altermondialiste de celle menée par les mouvements pour la paix dans le conflit israélo-palestinien est la violence caractérisant l’environnement dans lequel cette action se déploie. Si ce contexte est théorisé par les soutiens internationaux, il est présenté comme évident pour les Palestiniens : « La violence est la règle, la norme, elle est ressentie par les Palestiniens comme un état de fait » (Salingue, 2009). Cette violence caractéristique de la situation de conflit contribue de fait à étayer la légitimité et l’efficacité des tactiques non violentes aux yeux des activistes. La situation de conflit violent offre donc des opportunités spécifiques pour l’action non violente, en ouvrant des terrains d’action divers, depuis l’action humanitaire revendiquée par les « flottilles » jusqu’aux pratiques de surveillance des pratiques de sécurité aux checkpoints. Mais, comme pour l’initiative « Talking Peace », la notion d’action non violente peut de fait dépasser la confrontation réelle avec un adversaire, tant qu’elle est articulée à cette violence du contexte – qui peut être une violence psychologique. Évoquer le contexte violent, c’est donc de fait renvoyer à différentes sortes de violences exercées à l’encontre de cibles diverses : la violence psychologique et physique quotidienne exercée par l’armée israélienne à l’encontre des Palestiniens, la répression violente des actions politiques palestiniennes et internationales, les agressions violentes de la part des colons, mais aussi l’existence d’une culture de la violence chez les jeunes Palestiniens… Dans le cadre de mobilisations transnationales pour la paix, les diverses localisations vont donc être caractérisées par des répertoires d’actions possibles différents, dans lesquels l’acceptabilité des modes d’action violents va varier drastiquement.

La répression dont sont victimes les mouvements pour la paix est souvent mobilisée dans les discours militants comme un indice de radicalité de la non-violence. C’est également un élément commun à ces différentes initiatives d’action directe non violente et un trait d’union entre elles. La répression frappe Palestiniens et internationaux. Bien qu’en général il soit noté que les forces de sécurité israéliennes hésitent davantage à user de la force envers les participants israéliens et internationaux aux actions de protestation, d’où un placement tactique de ceux-ci soit en première ligne, soit au contraire à l’arrière, en fonction de l’interaction tactique recherchée, les débats entourant le verdict disculpant l’armée israélienne dans le cadre de la mort de l’activiste de l’International Solidarity Movement Rachel Corrie ont rappelé à la mémoire des militants la série de morts au sein des soutiens internationaux à la résistance palestinienne dans les années 2000. La répression est non seulement un gage de radicalité, mais aussi d’efficacité des tactiques non violentes, dans la mesure où elle permet d’exposer la réalité brutale de la répression. C’est parce que les activistes engagés dans la non-violence prennent des risques que la notion de non-violence a un sens radical pour eux : en ce sens, ils ne cherchent pas à éviter la confrontation, mais vont plutôt travailler à la provoquer d’une manière qui les avantage, en général parce qu’elle embarrasse les appareils répressifs auxquels elle va se heurter et révèle publiquement leur caractère injuste et violent – un élément classique des tactiques non violentes (Sharp, 1973). Le cas de la première flottille de Gaza fut une illustration claire de ce principe, mettant en évidence l’inaptitude de l’armée israélienne à gérer l’interaction avec des acteurs non violents dans le cadre d’une confrontation directe autrement que par une répression indiscriminée. Du côté des activistes, l’évidence de l’injustice de la répression fut considérée comme une des victoires principales de l’action qui avait coûté la vie à neuf participants turcs de la flottille. Le bateau lui-même, le Mavi Marmara, devint un véritable symbole, au point d’être réparé et intégré à la flottille de l’été 2011, mais ce symbole ne parvint pas à éviter le relatif échec d’une flottille réduite finalement à un seul bateau, qui fut arraisonné cette fois-ci sans violence : les soldats israéliens déployèrent au contraire des prévenances éloquentes à l’égard des prisonniers, évitant de reproduire l’erreur de la répression de la première flottille.

La définition de l’action directe non violente des mouvements internationaux pour la paix dans le conflit israélo-palestinien ne constitue pas une liste d’actions – car si manifester n’en fait pas partie, manifester en transgressant les obstacles à la libre circulation des individus comme le « Mur de séparation » est cependant réintégré dans une perspective d’action directe. Le caractère « direct » censé la définir qualifie assez mal le rapport à son objet ou le rapport au discours et aux médias, et suggère plutôt un certain type d’engagement personnel. Quand on parle d’action directe, un imaginaire riche d’une action courageuse et confrontationnelle surgit : ce qui nous amènerait à conclure que le vocabulaire et la pratique de l’action directe comportent une composante culturelle, qui est au fond ce qui leur donne sens tant du point de vue des militants altermondialistes et anticapitalistes que de celui des mouvements pour la paix. L’action directe est une promesse de moments exceptionnels, de prise de risque partagée avec des compagnons de lutte. La prévalence ou non du contexte violent du conflit au quotidien modifie cette dimension expérientielle de l’action directe pour les militants transnationaux pour la paix, en particulier en ce qui concerne la manière dont la répression affecte la subjectivité des participants à l’action. La réaffirmation de la radicalité de ces modes d’action, qu’ils mettent les activistes aux prises avec l’armée israélienne ou les opposants locaux à leur campagne BDS, constitue un puissant vecteur d’unification des mouvements pour la paix.