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Les comparaisons entre la France et la Grande-Bretagne mettent traditionnellement l’accent sur l’opposition entre un système interventionniste d’un côté et un système libéral de l’autre. En matière culturelle, cette distinction se retrouve tant dans la façon de gérer les arts que dans une conception plus générale de la place et du rôle de la culture dans la société. Ainsi en France, la volonté engagée par André Malraux de démocratiser l’accès aux oeuvres de culture était étroitement liée à celle de consolider l’unité nationale, tandis qu’outre-Manche, l’État britannique est longtemps resté fidèle à une conception de non-intrusion dans les affaires culturelles qui n’est pas sans rapport avec le souci de reconnaître les spécificités culturelles attachées aux minorités ethniques présentes sur son sol national.

Au cours des 30 dernières années toutefois, ces deux pays ont l’un et l’autre favorisé une professionnalisation accrue des activités sociales et culturelles qui n’a pas manqué de bousculer cette opposition. Que ce soit dans le cadre d’une politique culturelle s’efforçant de transposer au monde de la culture la formule de l’intervention sociale adoptée par l’État-providence (Dubois, 1999), ou par le développement d’une véritable « industrie des relations raciales » censée contribuer à une meilleure reconnaissance de spécificités culturelles (Solomos et Back, 1995), les autorités françaises et britanniques ont l’une et l’autre multiplié les « médiations » techniques et humaines et contribué dans un même mouvement à désenchâsser les activités culturelles de l’expérience vécue des minorités ethniques (Giddens, 1990).

En nous appuyant sur l’évolution comparée de deux grands festivals urbains, le défilé de la Biennale de la danse à Lyon et le carnaval de Notting Hill à Londres, nous souhaitons montrer comment des mouvements culturels qui ont forgé la force de leurs liens socioculturels dans l’altérité du racisme et de l’exclusion ont été pris dans un réseau de plus en plus serré d’interdépendances : la multiplication des objets (visant notamment à circonscrire et à sécuriser l’expression des minorités culturelles) et des hommes (professionnels du travail social, artistes) s’inscrit désormais dans des stratégies politiques qui entendent mettre ces solidarités culturelles au service du développement urbain (Arnaud, 2008). À l’image de la « sportisation » des jeux traditionnels décrite par Norbert Elias et Eric Dunning (1994), les arts du carnaval et du hip-hop ont en effet été soumis à un système plus large de dépendances réciproques qui les a progressivement contraints à modifier l’organisation et la teneur de leurs expressions.

À partir d’une enquête fondée sur une trentaine d’entretiens semi-directifs réalisés de 2000 à 2005 avec des militants, des artistes et des professionnels du développement social et culturel, complétés par une observation participante de la préparation du carnaval de Notting Hill et du défilé de la Biennale de la danse durant l’été 2002 (voir encadré 1), cet article souligne d’abord l’originalité de ces mouvements culturels qui, comme le carnaval ou le hip-hop, affirment une forme de vie entière, avec son éthique, sa politique, voire son économie propre, avant de décrire la façon dont ils (se) sont (re-)convertis au service du développement local. Nous montrerons ainsi que ces initiatives s’inscrivent aujourd’hui dans des réseaux d’interdépendances qui imposent leurs régulations comme pour mieux homogénéiser, rationaliser et contrôler les expressions culturelles des minorités, tout en s’efforçant de préserver, pour mieux les recycler, les liens et les savoir-faire vernaculaires et militants.

Alliances multiculturelles et stratégies militantes  : la culture comme politique

Les mouvements des années 1960 ont eu un impact important sur la conception de la culture. Le processus de décolonisation et le développement de l’immigration, associés au renforcement de la concentration urbaine, ont favorisé l’émergence de pratiques culturelles en marge des institutions officielles, tandis que le développement d’une critique culturelle du capitalisme mettait l’accent sur l’aliénation de la société marchande et la nécessité de se réapproprier et de réinventer la vie quotidienne. Dans ce contexte, les militants culturels ont développé une politique d’action culturelle en direction des minorités immigrées qui peut être définie comme une expérimentation sociale dans laquelle, par une intervention consciente sur les conditions culturelles de leur pratique, l’objectif explicite est d’infléchir les pratiques culturelles elles-mêmes.

L’émergence des mouvements culturels immigrés

À Londres comme à Lyon, l’émergence du carnaval et du hip-hop est étroitement liée aux expériences vécues des minorités ethniques et, plus largement, des jeunes marginalisés issus des quartiers populaires. Dans la capitale britannique, c’est en 1959, au lendemain de violentes émeutes anti-Noirs, que les habitants de Notting Hill originaires des différentes îles de la Caraïbe ont commencé à se mobiliser pour manifester leur présence et lutter contre les attaques dont ils faisaient l’objet. Dans une biographie consacrée à la fondatrice du carnaval, Claudia Jones, Colin Prescod souligne ainsi que

[l]e premier carnaval caribéen de Londres fut conçu à la fois comme un facteur d’harmonisation, rétablissant un certain sens de la communauté partagée après les émeutes de 1958, et un facteur de transformation, visant le changement, y compris avec ceux qui avaient pu s’opposer à la présence d’une nouvelle classe ouvrière noire.

1999 : 161

La préparation du carnaval, la conception des masques, des costumes et des chars sont alors l’occasion pour les Antillais de « faire communauté » en vérifiant leur présence. En 1974, un jeune instituteur d’origine jamaïcaine, Leslie Palmer, révolutionne l’événement en y introduisant la culture des sound systems pour attirer les jeunes nés et éduqués dans les quartiers ségrégués de Londres et d’Angleterre et qui ne nourrissent alors que peu d’intérêt à l’égard des traditions du carnaval (Pryce, 1995). À cette époque, la culture des jeunes Noirs s’exprime davantage avec les paroles et les rythmes du reggae, et à travers les concepts, les croyances, les symboles et les pratiques du rastafarisme, les deux formes tendant à être liées, en particulier dans les chansons de Bob Marley et de son groupe, les Wailers, qui deviennent rapidement des icônes comparables à Marcus Garvey ou Malcolm X (Cashmore, 1979).

En France, la musique est également un vecteur d’identification pour les jeunes « issus de l’immigration ». Ces jeunes sont confrontés à une hostilité croissante, symbolisée au début des années 1980 par la multiplication des crimes racistes et la montée électorale du Front national. Ainsi, les références anglaises ou anglo-jamaïcaines (The Clash, Linton Kwesi Johnson) trouvent un large écho auprès de cette jeunesse parce qu’elles appellent à une mobilisation multiraciale contre la police ou les agressions de l’extrême droite. Des valeurs qui sont placées au centre du mouvement des jeunes Beurs qui se développe en réaction aux attaques racistes, mais également des actions culturelles (théâtrale et musicale principalement) qui se construisent parallèlement, voire qui accompagnent directement des initiatives plus ouvertement politiques (Jazouli, 1986). Au début des années 1980 cependant, une partie de ces expressions culturelles commence à converger autour d’un mouvement venu d’outre-Atlantique, le hip-hop, qui parvient non seulement à associer différentes formes d’expression culturelles (musicales, graphiques et corporelles), mais aussi, voire surtout, à développer un certain état d’esprit auquel ces jeunes marginalisés s’identifient particulièrement (Bazin, 1995). De 1979 à 1984, des jeunes principalement d’origine africaine, antillaise et maghrébine qui vivent dans les quartiers périphériques lyonnais découvrent ainsi les premiers raps, les premiers smurfs et les premières images de graffs. C’est d’abord dans les cages d’escalier et au pied des immeubles des communes de l’agglomération – Rillieux, Saint-Priest, Vaulx-en-Velin, Vénissieux… – que ces smurfeurs commencent à se rassembler, avant d’investir le centre-ville de Lyon dans les années 1990. En leur fournissant une identité à la fois en phase avec leurs préoccupations quotidiennes et demeurant ouverte sur le monde, le hip-hop apparaît alors comme un facteur incontournable de la socialisation des jeunes habitants des quartiers populaires lyonnais (Millot, 1997).

De part et d’autre de la Manche, l’émergence de ces mouvements culturels urbains est cependant particulièrement fondée sur des situations de conflits. Conflits vis-à-vis de la société dans son ensemble, qui met en jeu un processus de contre-stigmatisation culturelle qui peut parfois dégénérer en un affrontement violent (comme lors de l’édition 1976 du carnaval de Notting Hill, où certains jeunes Noirs ont bataillé pendant plusieurs jours contre la police), et conflits entre les jeunes eux-mêmes. Comme l’a montré David Lepoutre (1997), les productions culturelles des habitants des quartiers populaires peuvent s’envisager comme une volonté de construire des formes symboliques permettant, dans l’interaction, de se construire soi-même tout en s’imposant aux autres. Leurs mouvements culturels jouent dès lors le rôle d’interface, d’un espace symbolique à l’intérieur duquel se déploie un engrenage de performances qui sédimente les réputations individuelles et collectives (Back, 1996). Mais un engrenage qui, à mesure que le statut de l’honneur se leste de revendications politiques et de compétences artistiques, génère une dynamique d’apprentissage, de transmission et de création sur laquelle les militants culturels vont précisément tenter de s’appuyer dans leur entreprise de transformation sociale.

L’intercession des militants culturels

Dans le prolongement des mouvements des années 1960 qui visaient à s’emparer de la culture comme vecteur d’affirmation sociale et politique des groupes marginalisés, une nouvelle génération de militants s’emploie à faire des cultures minoritaires le point d’achoppement de leurs propres revendications. Trahie par la culture légitime qui ne lui procure plus les gains espérés qui justifiaient les efforts fournis, une fraction croissante des anciennes couches établies est en effet portée à rechercher les éléments de culture en dehors de son environnement socioculturel immédiat (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1985). Ce faisant, ces classes « moyennes » rejoignent les enfants de l’immigration à la recherche d’une contre-culture à opposer à la culture légitime, dans une même défense et illustration de la « culture populaire ». Une logique d’intercession qui n’est certes pas exempte d’un certain populisme culturel (McGuigan, 1992), mais qui s’inscrit aussi dans une volonté de retrouver et de valoriser dans ces mouvements leur capacité à développer une culture « autonome », un savoir faire et une forme de solidarité émancipée de la vie quotidienne, contre la logique institutionnelle des pouvoirs publics et la domination des professionnels [1].

C’est précisément cette quête qui semble resurgir, 30 ans plus tard et sous des formulations nouvelles, dans le travail de Véra Lopes, une chorégraphe brésilienne invitée dans le cadre d’un projet conçu pour l’édition 2002 du défilé de la Biennale de la danse de Lyon consacré à l’Amérique latine. Pour cette militante d’une danse contemporaine ancrée dans les traditions et la mémoire du peuple brésilien, sa présence n’est pas seulement l’occasion de mettre en scène ses qualités de chorégraphes, mais bien de faire passer un « message ». En accord avec une équipe principalement composée de femmes artistes et de militantes associatives soucieuses de « donner la parole à des gens qu’on n’entend jamais » (entretien avec la responsable du projet Maravilhoso, 21 juillet 2001), son objectif est de faire se rencontrer acteur et spectateur en abolissant la distance spatiale, et même temporelle. Sur ce plan, il s’agit moins de faire de la danse que de changer le monde. Et pour que le monde change, il faut que l’acteur soit engagé (non seulement politiquement, mais aussi physiquement) dans ce changement et qu’il s’offre au public pour obtenir de sa part une participation. Le travail chorégraphique de V. Lopes participe ainsi d’une sauvegarde poétique par rapport aux pressions du moment, où le corps pourrait se soustraire à des emprises mortifères et reconquérir, au moins par le biais d’un exorcisme sur ses propres dynamiques, un petit territoire d’autonomie : « La première forme de conscience critique pour moi est de travailler sur le corps » (entretien, 2 août 2002). Une conception de la performance artistique que l’on peut rapprocher des expériences théâtrales du militant brésilien Augusto Boal (1977) pour qui l’action culturelle doit être conçue comme un outil de « conscientisation » et d’émancipation des individus, en détruisant la barrière entre acteurs et spectateurs et, par la même occasion, entre art et politique.

De l’autre côté de la Manche, le développement d’un marxisme culturel militant et la création des cultural studies ont permis pour leur part d’identifier les contours théoriques d’un nouveau terrain d’action politique et de redéfinir la lutte sociale (Dworkin, 1997). Tout en reconnaissant l’importance d’une majorité parlementaire pour légitimer et encourager le changement, les militants britanniques affirment que celui-ci ne peut intervenir sans une priorité donnée aux luttes et aux campagnes extraparlementaires. En l’espèce, il s’agit de construire des alliances avec les militants syndicaux, les minorités ethniques, le mouvement des femmes et finalement l’ensemble des campagnes de protestation contre les politiques conduites par le nouveau gouvernement conservateur. Après la victoire de Margaret Thatcher en 1978, l’émergence de la New Urban Left et de politiques (multi-) culturelles originales dans plusieurs villes britanniques s’inscrit ainsi dans la volonté de contrer les tentatives hégémoniques du gouvernement central. Or, dans un contexte où le premier ministre n’hésite pas à reprendre certains arguments de l’extrême droite, le leader travailliste du Great London Council (GLC) Ken Livingstone s’efforce pour sa part de marquer son attachement à la question des « relations raciales ». La politique culturelle de la municipalité londonienne est alors directement associée à une « politique de représentation » des minorités, présentée comme « l’un des principaux vecteurs au travers duquel les configurations politiques et culturelles d’une formation sociale sont historiquement produites », tandis que la notion d’art communautaire comporte « en son point central la production, la célébration de l’histoire de la classe ouvrière, des femmes, des noirs, des jeunes » (Tomkins, 1982 : 3-5).

Le GLC n’hésite pas ainsi à encourager l’émergence de centres communautaires qui, à l’image du Yaa Asantewaa Arts & Community Centre (YAA & CC) situé non loin de Notting Hill, sont invités à développer les arts noirs et à « renforcer [empower] la communauté avec des professionnels noirs et du personnel noir » (entretien avec Shabaka Thompson, gérant du YAA & CC, 28 avril 2000). Le soutien au carnaval de Notting Hill participe dès lors d’une « stratégie culturelle » plus vaste qui va de l’utilisation de services et d’événements culturels pour promouvoir la politique socialiste de la municipalité londonienne, à l’encouragement donné aux minorités culturelles pour développer leur propre système de production et de distribution sur le marché (Bianchini, 1987). Il s’agit ici de contribuer à une logique d’empowerment telle qu’elle fut développée dans les années 1960 par certains militants radicaux nord-américains, mais en mettant l’accent sur la défense et le maintien des cultures minoritaires (qui englobent ici tout autant les arts que les idées, les coutumes, les réseaux, les aptitudes et le langage d’un peuple) dans le cadre d’une stratégie politique rejetant l’accentuation, dans les sociétés modernes, de l’acculturation et de la perte (Graham, 2002).

Reconfigurations territoriales et interdépendances fonctionnelles : l’identité comme projet

Si, jusqu’au début des années 1980, l’ambition des militants culturels est encore de globaliser les pratiques culturelles pour mieux globaliser les luttes, l’amplification des transformations socioculturelles qui affectent la place et le rôle des cultures marginalisées ne repose bientôt plus seulement sur l’intensification des interdépendances sociales entre « militants culturels » et « minorités ethniques », mais également sur la croissance des interdépendances fonctionnelles qui n’est pas sans rapport avec les changements d’échelle de la régulation économique (Balme, 1996). Qu’elles se traduisent à Londres par une « action communautaire » directement inspirée des politiques menées outre-Atlantique, où la population est appelée à s’organiser elle-même plutôt qu’à déléguer la gestion des affaires publiques aux autorités, ou qu’elles se caractérisent au contraire à Lyon par un volontarisme urbain, voire une certaine « sollicitude sociale » (Donzelot, Mével et Wyvekens, 2003), il s’agit à chaque fois de trouver des solutions à la crise budgétaire de l’État en multipliant les partenariats public-privé et en rentabilisant l’ensemble des ressources disponibles.

Dès lors, le contenu même de la culture, sinon se transforme, du moins s’enrichit. Celle-ci s’exprime autant sinon plus par sa capacité à réguler les relations sociales et à se connecter à d’autres univers sociaux que par son héritage. Dans le contexte d’une compétition internationale accrue entre les villes européennes, les élites locales comprennent ainsi rapidement l’intérêt qu’elles peuvent trouver à utiliser certaines expériences culturelles pour tenter de créer un sens de l’appartenance, de l’unité, au-delà des clivages sociaux et des conflits, afin de mobiliser les ressources nécessaires à l’élaboration d’un intérêt général urbain (Bagnasco et Le Galès, 1997).

La culture au service du développement

Les conservateurs britanniques sont les premiers à engager une vaste réforme de l’État visant à réduire les dépenses publiques. À Londres, les initiatives des travaillistes ne manquent pas d’être accusées d’utiliser « la machinerie municipale comme une partie d’une campagne politique à la fois contre le gouvernement et pour la défense des politiques socialistes » (The Times, 6 mai 1983). Après l’abolition du GLC par le gouvernement conservateur en 1986, et les graves violences qui ont marqué l’édition 1987, le carnaval est progressivement mis sous coupe policière, tandis que sa gestion est de plus en plus contrôlée. Le programme Action for Cities manifeste alors la volonté du gouvernement de réorienter la politique urbaine vers « un climat permanent d’entreprise dans les inner cities, soutenu par l’industrie et le commerce » (Cabinet Office, 1988). Ironie de l’histoire, c’est finalement l’ancien leader travailliste du GLC, K. Livingstone qui, 12 ans plus tard, entreprend cette valorisation des potentiels économiques du carnaval. Élu en mai 2000 à la tête de la toute nouvelle Great London Authority (GLA), créée par le nouveau premier ministre travailliste Tony Blair pour tenter de rationaliser le développement de l’agglomération londonienne, le premier maire de Londres prend très rapidement la décision de commander une estimation de l’impact économique du carnaval. Publié en août 2003, le rapport de la London Development Agency (LDA) recommande alors de penser le carnaval de Notting Hill comme un « événement de classe internationale », susceptible de refléter non seulement la place et le rôle des Afro-Antillais, mais aussi de valoriser l’image d’une ville multiculturelle et créative. Dans ce cadre, « l’identité communautaire » n’est pas perçue comme un handicap contre lequel il faut lutter, mais bien un atout sur lequel il faut s’appuyer en cooptant les minorités ethniques et leurs mouvements. Depuis 1998, le YAA & CC est ainsi partie prenante du projet de quartier New Life for Paddington qui entend « permettre aux habitants d’accéder à l’indépendance sociale et économique » (Paddington Development Trust, 2002 : 3), avec le soutien du Single Regeneration Budget (SRB) et du programme Urban de Queens Park.

En France, c’est au nom de la désectorialisation et de la décentralisation des problèmes que des partenariats sont mis en place pour améliorer l’efficacité de l’État. Dans le même temps cependant, le tassement des aides fiscales et la moindre croissance des aides de l’État entraînent une conjoncture difficile pour les municipalités. Fer de lance d’une nouvelle génération de « maire entrepreneur » sortie vainqueur des municipales de 1989, Michel Noir développe à Lyon une stratégie d’internationalisation en partie fondée sur la mobilisation des ressources culturelles de la ville (Ville de Lyon, 1990). Une ambition qui aboute à une modification des politiques culturelles. Désormais, la programmation n’est plus centrée sur des animations de quartier ou sur des manifestations seulement locales, mais sur des « événements spectaculaires ». Une politique reprise à partir de 1995 par le nouveau maire Raymond Barre, qui fait cependant évoluer la notion d’internationalisation vers un projet global touchant tous les pans de la société civile de l’agglomération. Or, c’est précisément à ce moment que prend naissance l’idée d’un défilé qui s’appuierait notamment sur le dynamisme créatif du mouvement hip-hop pour développer des rencontres entre les artistes professionnels, les travailleurs sociaux et les publics prioritaires du Contrat de Ville. Organisé dans le cadre de la Biennale de la danse contemporaine, ce défilé apparaît ainsi moins comme une initiative venant des habitants que comme la volonté d’une institution, la Maison de la danse de Lyon, et tout particulièrement de son directeur Guy Darmet qui souhaite « faire redescendre dans la rue » des populations généralement délaissées par les institutions culturelles (entretien, 30 mai 2002). Ici, les habitants n’agissent pas directement sur l’organisation générale du carnaval : celle-ci est confiée à un « comité de pilotage » présidé par le sous-préfet délégué à la politique de la ville et composé, outre des représentants de la Biennale de la danse et de son directeur artistique, des représentants de l’État et des collectivités territoriales. Ce sont eux qui évaluent la viabilité financière de chaque projet, en même temps que sa pertinence sociale et artistique.

Le travail identitaire des villes

Au-delà des oppositions de méthodes, les politiques mises en oeuvre dans le cadre de la politique de la ville ou de programmes comme le City Challenge et le SRB traduisent une même volonté de mobiliser les acteurs locaux et d’encourager leurs interactions dans le cadre d’une approche territorialisée d’appréhension et de construction des politiques publiques. Or, dans un contexte où « l’institution politique n’est plus l’acteur central des médiations » et où « l’institution d’un territoire passe par des processus de légitimation des acteurs sociaux et intérêts entre eux » (Pinson, 2002 : 142), le guidage politique s’opère moins directement à partir des institutions et de leurs commandements, mais dans le cadre d’un travail des identités.

À la fin des années 1990, le Grand Lyon met ainsi en place une « Mission prospective et stratégie » pour établir une action concertée entre les différentes composantes de la société lyonnaise, dans la perspective d’un projet de développement global pour les années 2000. L’intégration et la valorisation des nouvelles « forces vives » que constituent les habitants des quartiers populaires est alors un des leitmotive des chargés de mission de Millénaire 3, qui ne tardent pas à voir dans le défilé de la Biennale le symbole d’une identité lyonnaise rassemblée et dynamique : « Le Défilé, c’est la banlieue qui est accueillie au centre de la ville-centre ! » (Grand Lyon Prospective, 2000a). À l’image de la « transversalité » prônée par une politique de la ville visant à « décloisonner les territoires », le défilé est valorisé pour sa capacité à « connecter » les cultures entre elles, à les « ouvrir vers l’extérieur », et à favoriser les « mélanges » (Grand Lyon Prospective, 2000b). En ce sens, si le défilé entend mettre en scène et valoriser les populations et les cultures « périphériques », il s’agit de délaisser les postures culturalistes ou folkloriques pour se tourner délibérément du côté de la (ré-)invention et de la (re-)création de formes culturelles originales. Le défilé ne doit donc en aucun cas être présenté comme un carnaval multiculturel, mais bien comme un spectacle chorégraphié réalisé dans le cadre d’un festival de danse contemporaine.

De son côté, la « stratégie culturelle » du GLA insiste sur la nécessité de modifier l’image négative du carnaval de Notting Hill colportée par les médias britanniques et de mieux « communiquer l’excellence esthétique/artistique de l’événement, en même temps que ses impacts sociaux et économiques » (LDA, 2003 : 8). En tant qu’activité « interdisciplinaire », le carnaval est présenté comme un vecteur de développement des partenariats entre le secteur culturel et le secteur commercial, comme le souligne le London Arts Board (2000 : 15-16) : « Les arts combinés (combined arts) sont moins encombrés par la distinction entre amateur et professionnel que d’autres formes artistiques, en partie parce qu’ils sont pour la plupart basés sur le principe de la collaboration, de la participation et de l’expérimentation ». À condition quand même de confronter chaque projet aux exigences du débat critique, de l’évaluation et de la recherche. Une montée en généralité censée favoriser « l’ouverture » et donc la « légitimité » des oeuvres produites, avec l’ambition de faire du carnaval une opportunité pour valoriser les qualités « créatives » de la « communauté afro-antillaise », mais qui s’inscrit dans un mouvement plus général visant, à partir de 2000, non seulement à « soutenir la qualité et l’innovation artistique à travers Londres », mais également à « créer un climat au sein duquel les arts peuvent se développer et faire une contribution significative à la vie de la capitale » (London Arts Board, 2000 : 21). En ce sens, la mobilisation du carnaval de Notting Hill au service de la « stratégie culturelle » du GLA suppose de dépasser la simple célébration communautaire, pour élargir sa signification à la ville de Londres tout entière.

Mouvements culturels et nécessités du développement local : l’art comme médiation

Qu’ils se traduisent par une volonté de favoriser les initiatives de la base ou par un plus grand pilotage institutionnel, les dispositifs mis en place à Londres et Lyon se rejoignent dans une même volonté d’articuler culture légitime et culture populaire pour le plus grand bénéfice du développement local. Dans ce processus, la capacité de l’art et des artistes à transformer leur environnement est directement sollicitée. Les travaux sur la gentrification ont souligné cet aspect du travail de l’artiste qui participe directement de la réhabilitation d’un environnement matériel déprécié, en transformant la camelote en objet d’art, les détritus en quelque chose de riche, d’étrange, de cher et de divertissant (Ley, 2003 ; Zukin, 1989). Dans le cadre du carnaval de Notting Hill et du défilé de Lyon cependant, les artistes ne sont pas seulement une avant-garde censée remodeler l’image des villes : ils deviennent les alliés des professionnels du travail social dans leur entreprise de remobilisation sociale et économique des « exclus ». D’une part en canalisant les expressions culturelles des minorités, en contribuant à leur désenchâssement des logiques pratiques qui les ont vues naître, et d’autre part en convertissant les interactions symboliques propres aux cultures vernaculaires, en transactions thérapeutiques ou plus proprement économiques.

Mise en spectacle et didactisation

À Londres, le succès qu’a connu le carnaval de Notting Hill, les problèmes croissants posés par une foule de plus en plus nombreuse et la montée de la criminalité ont favorisé la mise en place de mesures préventives, depuis la limitation de la taille et du nombre de véhicules présents lors de la parade des mass bands jusqu’à la réglementation des commerces et du niveau sonore des sound systems. Le déplacement du carnaval dans des lieux beaucoup mieux maîtrisables comme les stades de White City ou de Wembley, ou encore Hyde Park, est par ailleurs une solution régulièrement envisagée par la municipalité pour tenter de limiter les débordements. Une multiplication des barrières matérielles et techniques qui aboutit à délimiter une scène de représentation et qui ne manque pas d’interroger finalement l’indistinction entre artistes et publics sur laquelle se fonde pourtant la fête carnavalesque. Pour sa part, le cahier des charges « artistiques et techniques » du défilé de la Biennale de la danse de Lyon (2001) stipule clairement que la direction artistique de chaque projet doit être confiée à un(e) ou des chorégraphes qui « constituent leur équipe artistique, conçoivent le projet artistique et animent les répétitions avec les participants amateurs ». La démarche spectaculaire est ici officiellement assumée : le défilé doit obligatoirement se dérouler « sous la forme d’une “marche dansée” sans pause, à la vitesse moyenne de 30 cm/secondes ou 1 pas/seconde sur une distance de 1 500 à 1 800 m », tandis que la musique accompagnant les danseurs ne doit « en aucun cas » dépasser les 100 décibels et « doit être jouée “live” » par des participants amateurs encadrés par des musiciens professionnels. Autant de règles qui concourent là aussi à positionner le public présent (près de 200 000) dans la posture du spectateur : nul besoin de barrière pour que celui-ci accepte de se placer en bordure du défilé pour regarder et applaudir les danseurs.

Un processus de « mise en spectacle » qui trouve une traduction plus subtile avec la rationalisation des productions culturelles des artistes. À l’image des steel bands dont le contenu a peu à peu subi un processus de didactisation pour pouvoir être introduit dans les écoles, le succès qu’a obtenu la mise au point de costumes gigantesques, initiés dès 1975 par un ancien costumier du British Theater, a par ailleurs favorisé la diffusion des critères esthétiques du théâtre de rue (Cohen, 1993). Aujourd’hui, le carnaval fait la part belle à la mise en scène et à des costumes spectaculaires, certains groupes n’hésitant d’ailleurs pas à participer, par goût ou nécessité économique, à des festivals d’arts de rue et à s’éloigner finalement de plus en plus des codes traditionnels du carnaval. De son côté, la geste hip-hop a, elle aussi, été soumise à la didactique et aux conventions esthétiques de la danse contemporaine. Comme l’ont souligné Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia (2005), les valeurs et les principes d’action du hip-hop prônent l’autodidaxie, la « débrouille » qui s’opposent directement à la logique pédagogique de la démarche chorégraphique qui implique pour sa part un temps organisé et le respect des horaires, une organisation séquencée des apprentissages et une fréquentation régulière et assidue. Une opposition entre deux univers artistiques que l’on peut relier aux difficultés rencontrées par les jeunes participants aux répétitions hip-hop du projet Maravilhoso. Ces garçons et ces filles peinaient en effet le plus souvent à s’adapter aux décompositions gestuelles et temporelles demandées par les chorégraphes, sans parler de l’accompagnement musical inspiré des musiques péruviennes et andines qui manquaient, selon eux, singulièrement de rythme. Ils préféraient du coup se livrer à des acrobaties et des démonstrations diverses, n’hésitant pas parfois à venir avec leurs propres CD de rap ou de R’n’B, et finalement privilégier l’improvisation, le défi et la performance, au détriment des temps de réflexion jugés nécessaire à une bonne compréhension des mouvements et de la chorégraphie envisagée.

Une requalification par l’art

Désormais célébrés, les arts du carnaval et du hip-hop sont ainsi enserrés dans un réseau complexe d’interdépendances professionnelles et institutionnelles, qui imposent leurs régulations comme pour mieux homogénéiser, rationaliser et contrôler les expressions culturelles des minorités. Pourtant, si le recours à l’art est bien de permettre d’objectiver les relations sociales et culturelles, l’ambition n’est pas tant de détruire les liens et les savoir-faire vernaculaires et militants que de les préserver pour mieux les recycler (voir encadré 2). C’est en effet tout l’intérêt d’une médiation par l’art que de transformer les motifs d’engagement qui ont présidé à l’émergence de ces mouvements culturels, en motifs disponibles pour les besoins du développement économique des villes : l’hypersocialisation des acteurs sur laquelle se fonde en grande partie l’économie des groupes carnavalesques et du mouvement hip-hop apparaît ici comme un facteur de mobilisation particulièrement puissant, sur lequel les politiques de développement urbain n’hésitent pas, désormais, à capitaliser. Au monde de production interpersonnel, voire affectif, sur lesquels se fondent ces expérimentations socioculturelles, doit dès lors s’articuler celui, plus immatériel, de la création et du projet auquel la démarche artistique est censée contribuer directement [3].

Ainsi, à Londres, l’appartenance à une même communauté culturelle et historique, liée par l’expérience du racisme et de ses luttes afférentes, mais aussi par une tradition carnavalesque commune et ancestrale, constitue un langage qui facilite l’intuition de ce qu’il faut faire et qui favorise l’anticipation des actions des différents artisans du carnaval (sculpteurs, stylistes, couturiers, musiciens…). Ce que ces masmen aiment appeler « the spirit of Carnival » semble par ailleurs particulièrement lié à cette connivence particulière associée aux nuits sans sommeil, à la fatigue accumulée (voire à une griserie collective née de la consommation d’herbe et d’alcool) et surtout au sentiment de participer à une dynamique collective où chacun joue sa part de façon spontanée. Sur ce plan, leur travail de création apparaît comme enchâssé dans les liens communautaires, ainsi que le soulignent les rapporteurs du LDA :

L’ensemble de la chaîne de production du carnaval repose tout particulièrement sur une force de travail volontaire. […] Néanmoins, ajoutent-ils, les créateurs devraient être soutenus et rémunérés de façon professionnelle. Sinon il y a un danger pour que le carnaval évolue de plus en plus en direction du secteur de l’art communautaire, lamentablement laissé à l’écart de son potentiel économique.

LDA, 2003 : 39

Tout se passe alors comme si le rôle dévolu à la médiation artistique était de contribuer à la fois au désenchâssement de la relation de travail, qui doit être « libérée » des contingences communautaires pour améliorer sa flexibilité et donc ses « potentialités économiques », tout en préservant ce qui fournit au carnaval « son atmosphère unique et qui agit comme un mécanisme de socialisation clé pour la communauté et le quartier » (LDA, 2003 : 39).

C’est particulièrement visible dans le défilé de la Biennale de Lyon où les participants ne sont pour leur part liés ni par des affinités ethniques ni par des affinités familiales, mais où il importe tout autant qu’à Londres de les faire adhérer à une pragmatique commune pour réduire l’incertitude de la relation. Aux relations interpersonnelles inscrites dans une communauté d’appartenance se substitue ici clairement la réinvention d’une relation plus ouverte qui établit des connexions nouvelles entre les individus en même temps qu’elle les requalifie. Dans le cadre du volet insertion impulsé en 1998 par le Plan local pour l’insertion et l’mploi (PLIE), le projet Maravilhoso impliquait ainsi une dizaine de demandeurs d’emploi de longue durée dont le suivi individuel avait été confié à un centre de formation professionnelle spécialisé dans l’accompagnement d’ » ateliers d’expression créative ». Et parce qu’il participe à la fois d’une mobilisation mentale et physique, psychologique et physiologique, le travail chorégraphique engagé dans le cadre du défilé se prêtait tout particulièrement à une démarche censée redonner la « confiance en soi » nécessaire à l’élaboration d’un projet professionnel (C2D, 2000). Il n’est plus tant question, toutefois, de « réappropriation » ou de « conscience critique », comme l’envisageait la chorégraphe Vera Lopes, que de responsabilisation personnelle, mais bien d’apprendre à se « prendre en charge » individuellement :

Au fil des années, nous avons pris conscience que les personnes qui venaient [à C2D] étaient dans des difficultés personnelles ou psychologiques en particulier ou des fragilités on peut dire, de plus en en plus grandes, et que par ailleurs le marché [du travail] proposait des solutions de plus en plus restreintes en termes de poste de travail, etc. Et donc l’idée qui s’est développée par rapport à ça c’était de dire, d’une part, il faut pour arriver à quelque chose, à décrocher quelque chose sur le marché il faut vraiment être plein d’énergie, plein de force personnelle et de confiance en soi, etc. parce que c’est de plus en plus difficile, et donc il faut développer quelque chose de l’ordre du développement… oui il faut faire du développement personnel.

Entretien avec la directrice adjointe de C2D, 31 juillet 2002

Dans ce contexte, les artistes sont moins convoqués pour leurs vertus militantes que comme des modèles susceptibles de favoriser un engagement, une créativité individuelle et collective, une capacité d’initiative et d’apprentissage permanent, autant de qualités propres à s’adapter à un monde du travail marqué par la flexibilité, l’intermittence et le multisalariat (Menger, 2002).

À première vue, le développement ces dernières années de politiques culturelles visant à valoriser des cultures dites « populaires », en tout cas minoritaires, semble inaugurer une nouvelle forme de médiation, envisagée comme une démarche d’appropriation et de mise en relation de la production artistique avec des publics-participants. À Lyon comme à Londres, il s’agit d’établir des liens positifs entre, d’un côté, l’art et les artistes, et de l’autre, des groupes sociaux, des individus et des situations sociales. Si ce type d’initiatives n’est pas vraiment nouveau, dans la mesure où il caractérisait déjà bon nombre d’expériences culturelles des années 1970, l’originalité des politiques étudiées ici réside sans doute dans la volonté des pouvoirs publics de s’appuyer sur les potentialités que recèlent ces expériences, plutôt que de tenter de les marginaliser ou de les combattre à tout prix, comme cela a été le cas tout au long des années 1980 avec la répression exercée contre le carnaval de Notting Hill et le mouvement hip-hop.

De ce point de vue, les expériences encouragées dans le cadre du défilé de la Biennale de la danse et du carnaval de Notting Hill permettent effectivement d’envisager une « troisième voie » entre une culture « officielle », légitimée par les institutions, et une culture vécue, qui s’inscrit davantage dans l’expérience des habitants. Qu’ils aient été initiés par la base ou qu’ils sortent tout droit de l’imagination des institutions, les projets auxquels nous avons participé apparaissent bien comme des espaces-tiers, où se nouent expérimentations sociales et expérimentations culturelles, tandis que la médiation culturelle se joue précisément dans ces interactions entre le « haut » et le « bas », dans ces relations interpersonnelles voire affectives entre des univers et des parcours différents.

À mesure que les pouvoirs publics tentent d’enrôler ces initiatives au service du développement local cependant, la logique qui sous-tend ces démarches évolue radicalement. Car si les médiations expérimentées dans ces deux villes s’efforcent de donner aux participants les moyens de devenir partie prenante du travail de création artistique, les différents pontages qui sont construits entre univers différents n’en impliquent pas moins une démultiplication des partenariats. Ils favorisent du même coup un accroissement des interdépendances, un resserrement du réseau des interrelations entre les acteurs socioculturels et les acteurs politiques et, finalement, une certaine mise en ordre (Elias, 1975). L’objectif assigné à l’art n’est alors plus tant de favoriser l’émancipation, de critiquer la vie quotidienne et d’inventer de nouvelles subjectivités, que de sublimer, voire de déconnecter, les savoirs autonomes « naturellement acquis » par la pratique de la vie ordinaire, au profit des codes hétéronomes valorisés par les institutions culturelles et les nécessités du développement local.