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Dans les sociétés où le désenchantement populaire à l’égard du processus de représentation politique est dominant, les politiques publiques peinent à répondre aux aspirations des citoyens. Ce faisant, elles participent d’un processus dégénératif qui agit comme un cercle vicieux.

Dans un contexte aggravant où les problèmes sociaux sont de plus en plus complexes parce que la société se diversifie et les sciences et techniques se spécialisent, l’intérêt public pour la politique est ténu. Les politiciens, afin d’être réélus, doivent rivaliser d’ingéniosité pour attirer l’attention décroissante des citoyens sur leurs accomplissements. Trop souvent, le moyen le plus facile consiste à tomber dans une politique du blâme qui s’appuie sur les divisions sociales existantes. Ce raccourci à la concertation sociale, pourtant nécessaire afin de résoudre les problèmes collectifs, produit des politiques publiques qui perpétuent et aggravent les divisions sociales et les clivages au niveau de la participation politique. Les citoyens s’éloignent alors encore plus du processus traditionnel de représentation politique et cèdent ainsi davantage d’espace public à la politique du blâme. Tel est du moins l’argument que défendent Anne Schneider et Helen Ingram (1997). Cette politique du blâme (qu’elles nomment degenerative politics) serait la dynamique dominante à l’oeuvre dans le développement des politiques publiques aux États-Unis.

Cet article[1] propose d’étudier deux cas afin de répondre à deux questions. Premièrement, est-il possible d’éviter cette dynamique dégénérative inhérente à la politique du blâme ? Si oui, comment ? Deuxièmement, est-ce que cet argument de Schneider et Ingram est aussi valable hors du contexte américain ?

Ces deux questions seront posées dans le cadre de l’étude comparée de deux politiques publiques qui, prima facie, constituent un terrain de prédilection pour l’application de l’analyse de Schneider et Ingram. Il s’agit des plans québécois et terre-neuviens de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Ces plans feront l’objet d’une analyse de contenu par la voie d’une analyse propositionnelle des plans d’action gouvernementaux.

Pourquoi choisir le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador ? D’abord et avant tout parce qu’il s’agit de cas comparables. Ce sont deux entités étatiques subfédérales soumises au même régime fédéral et aux mêmes institutions politiques du parlementarisme britannique. De plus, ces plans ont été présentés à seulement deux ans d’intervalle. Finalement, Québec (2004) et Terre- Neuve-et-Labrador (2006) sont deux cas qui permettent d’avoir un regard sur un cycle complet de politique publique (de la mise à l’agenda jusqu’à la mise en oeuvre) dans un même domaine d’action.

La première partie de cet article vise à mettre en contexte l’adoption des plans d’action et à en fournir une description sommaire. La deuxième partie détaille les fondements théoriques et la démarche méthodologique de l’étude. La troisième partie expose les résultats de l’analyse de contenu et la conclusion revient sur les deux questions soulevées en introduction.

Contexte et description des politiques

Cette première partie donne quelques repères quant au récit des événements politiques menant à l’adoption des plans d’action et présente ensuite brièvement leur contenu en regroupant les mesures en volets qui se retrouvent de façon typique dans les mesures de lutte contre la pauvreté des gouvernements de l’OCDE (aide sociale, éducation-formation, soutien au revenu, logement social et personnes handicapées). Les graphiques 1 et 2 présentent ainsi deux plans qui, de premier abord, apparaissent semblables.

Québec

L’adoption de la politique québécoise de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale est caractérisée par un mouvement « du bas vers le haut » (bottom-up), c’est-à-dire que l’idée provient d’une mobilisation sociale (concentrée autour du Collectif pour un Québec sans pauvreté) qui a réussi, au terme d’un processus délibératif extraétatique, à faire adopter, dans un premier temps, une loi[2] qui exigeait, dans un deuxième temps, l’élaboration de mesures précises contenues dans un plan d’action (Québec, 2004)[3].

Graphique 1

Budget du plan d’action québécois (en M $ annualisé) [4]

Budget du plan d’action québécois (en M $ annualisé) 4

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Les mesures prévues dans le plan d’action québécois se ventilent comme suit.

La partie aide sociale (11 %) regroupe des mesures qui répondent essentiellement à des demandes provenant du Collectif indexation et barême-plancher pour la prestation d’aide sociale, extension de l’exemption partielle des revenus provenant d’une pension alimentaire dans le calcul de la prestation d’aide sociale et assouplissement des règles de comptabilisation des actifs des prestataires afin de favoriser l’autonomie.

La partie éducation (31 %) contient deux mesures visant à prévenir le décrochage scolaire (« Une école adaptée à tous ses élèves » et « Agir autrement »), une initiative qui finance les employeurs qui favorisent la conciliation travail-étude et la formation de jeunes prestataires de l’aide sociale et différentes mesures pour favoriser la réussite scolaire. Les mesures de soutien aux faibles revenus occupent la plus grande part budgétaire du plan (48 %). Elles incluent d’abord la refonte du régime fiscal des familles (« Soutien aux enfants »), un in work benefit adressé aux travailleurs faiblement rémunérés (« Prime au travail »,) et un programme de « Supplément de loyer ». Le plan prévoit également une augmentation régulière du salaire minimum. Le gouvernement investit également dans le logement social (8 %) et bonifie son aide aux personnes handicapées (1 %).

Terre-Neuve-et-Labrador

L’histoire de l’adoption du plan est ponctuée pour une série de consultations menées auprès de citoyens et groupes sociaux au cours des deux dernières décennies (Terre-Neuve, 1986 ; 1997 ; 2002 ; 2005a ; 2005b). Ces consultations permettent d’observer à travers une longue période de temps l’existence d’une certaine tendance consensuelle parmi les personnes consultées. Ainsi, ces forums de discussions initiés par les gouvernements successifs ont fait naître plusieurs des idées contenues dans le plan de 2006. L’initiative politique suit donc une trajectoire inverse à celle du Québec, soit du « haut vers le bas » (top-down)[5].

Graphique 2

Budget annuel du plan d’action terre-neuvien (en M $, 2007)

Budget annuel du plan d’action terre-neuvien (en M $, 2007)

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Voici comment se ventile le plan terre-neuvien. Les mesures liées à l’aide sociale occupent 18 % du budget annuel du plan. Elles incluent l’augmentation de 5 % de la prestation d’aide sociale pour la première année et son indexation pour les six années suivantes. Le plan augmente aussi le nombre de programmes d’activation et d’emplois pour les prestataires de l’aide sociale et les fonds dédiés aux prestataires ayant des besoins spéciaux. Dans le volet éducation (25 %), le plan prévoit l’élimination des frais pour matériel scolaire, l’augmentation de l’offre de service d’éducation des adultes, une prime à l’éducation pour les locataires de logement sociaux et plusieurs autres programmes de formation et de prévention. Comme le plan québécois, le plan terre-neuvien accorde la plus grande part de ses dépenses à des mesures de soutien aux faibles revenus (48 %). Il étend notamment la couverture de l’assurance médicament publique (Drug card) aux personnes assistées sociales et aux ménages à faible revenu. Des mesures incitatives sont également prévues : une prime de départ pour l’insertion en emploi des personnes assistées sociales (Job start benefit), une prime à l’emploi pour les locataires de logement sociaux et une augmentation progressive du salaire minimum. Le plan prévoit aussi, en partenariat avec le gouvernement fédéral, la construction de nouveaux logements sociaux (2 %) et une augmentation de l’aide accordée aux personnes handicapées et à leur famille (4 %). Sur le plan symbolique, mais non moins significatif, ce plan inclut l’amendement du Human Rights Code afin de protéger les Terre-Neuviens contre la discrimination basée sur la source de revenus.

La construction d’une analyse propositionnelle adaptée à la théorie de Schneider et Ingram

Cette deuxième partie expose brièvement les principaux éléments de la théorie de Schneider et Ingram qui constitue le point de départ de cette étude. Elle présente ensuite le type d’analyse de contenu choisi, l’analyse propositionnelle, ainsi que ses motivations.

La théorie à l’origine de l’étude : la construction sociale des groupes cibles et le « policy design »

Les écrits de Schneider et Ingram (1993 ; 1997) ont été la source de nombreuses analyses de politiques publiques surtout concentrées aux États-Unis[6]. Le présent article se limite à présenter les principaux éléments de cette théorie qui a guidé l’étude. Il sera d’abord question des éléments du policy design, ensuite de la construction sociale des groupes cibles, puis des types de policy design.

Les éléments du policy design forment le contenu de la politique publique (tableau 1). Ce sont les termes de l’analyse qu’utilisent la théorie. Au départ, une certaine conception du problème ou du but à atteindre émerge du contexte sociétal. Cette conception particulière entraîne un certain nombre de raisonnements à la base de l’action publique. Les raisonnements lient les groupes cibles de l’action publique, ceux dont il s’agit de changer le comportement, au but de la politique. Ce faisant, ces groupes cibles sont l’objet de messages de pitié, de blâme, de louanges ou de messages ambigus. Selon leur caractérisation normative et leur pouvoir politique[7], différents instruments de politique publique seront adressés aux groupes cibles. Finalement, cet ensemble sera opérationnalisé dans le concret avec une série de règles et une structure de mise en oeuvre plus ou moins centralisée.

Tableau 1

Les catégories analytiques déduites de la théorie : les éléments du policy design

Les catégories analytiques déduites de la théorie : les éléments du policy design

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La caractérisation normative des groupes cibles est appelée construction sociale. Il s’agit des

images, stereotypes, and beliefs that confer identities on people and connect them with others as a social group who are possible candidates for receiving beneficial or burdensome policy. Social constructions of social groups are created by politics, culture, socialization, history, the media, literature, religion and the like.

Schneider et Ingram, 1997 : 75

En combinaison avec leur pouvoir politique, la construction sociale des groupes cibles a une influence déterminante sur le type de policy design adopté.

Le type de policy design est une combinaison déterminée d’élément de policy design que l’on retrouve de façon récurrente dans les politiques publiques. Il y a en trois : dégénératif, scientifique/professionnel et démocratique. Le policy design dégénératif a été décrit en introduction. Il se caractérise par une allocation quasi exclusive des fardeaux envers les groupes cibles politiquement faibles et construits négativement et une allocation quasi exclusive des bénéfices envers les groupes cibles politiquement forts et construits positivement. Le policy design scientifique et professionnel se caractérise par une allocation massive de ressources aux scientifiques et par des règles et une mise en oeuvre qui restent opaques aux non-initiés. Finalement, le policy design démocratique véhicule des messages positifs et alloue des bénéfices aux groupes faibles via des instruments habilitants afin de combler leur déficit de participation politique. Les trois types ne sont pas mutuellement exclusifs (Schneider et Ingram, 1997 : 191). Une politique publique particulière, lorsqu’étudiée empiriquement dans ses détails, peut révéler une combinaison quelconque des trois types.

L’opérationnalisation de l’analyse propositionnelle

La méthodologie utilisée est l’analyse de contenu des plans d’action gouvernementaux (Québec, 2004 ; Terre-Neuve, 2006). L’analyse propositionnelle, un type d’analyse de contenu proposé par Landry (2000), se prête particulièrement bien à l’analyse du policy design puisqu’elle permet de générer des tableaux croisés et des graphiques qui présentent les résultats pour chaque groupe cible comparable présent dans les deux cas étudiés.

L’analyse propositionnelle décompose le texte en unités fondamentales que sont les propositions. Une proposition est composée de quatre éléments : l’émetteur du message, le verbe connecteur, l’objet du message et le récepteur du message. (Landry, 2000 : 339 ; Krippendorff, 2004 : 106 ; Weber, 1985 : 22). Le tableau 2 illustre comment ces quatre éléments ont été appliqués pour cette étude. Les catégories analytiques déduites de la théorie du policy design s’y retrouvent, ainsi que deux exemples de propositions (Terre-Neuve, 2006 : 3, prop. nº 82 ; Québec, 2004 : 22, prop. nº  121).

Tableau 2

Les éléments d’une proposition appliqués à cette étude

Les éléments d’une proposition appliqués à cette étude

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Chacune de ces propositions a été associée aux éléments du policy design (tableau 1) qui lui correspondent. Ainsi, l’exemple 1 a été codé comme un message positif adressé aux personnes pauvres que leur problème est un enjeu collectif et l’exemple 2 a été codé comme un instrument incitatif positif utilisé auprès des prestataires de l’aide sociale. Au total, 1 257 propositions ont ainsi été répertoriées ; 655 pour le plan québécois et 602 pour le plan terre-neuvien[8].

Le choix des documents est motivé par une raison simple : les plans d’action gouvernementaux sont les documents les plus susceptibles d’exprimer le plus clairement et exhaustivement les policy designs qui ont été à la base de la mise en oeuvre ultérieure des politiques. Ils permettent d’avoir des informations sur les instruments, le type de mise en oeuvre et de règle utilisées, les buts recherchés, les partenaires, les groupes cibles et les messages qui leur sont adressés ainsi que les raisonnements reliant l’ensemble de ces éléments.

Le but de toute analyse de contenu est de faire des inférences valides à partir d’un texte (Landry, 2000 : 330 ; Krippendorff, 2004 : 36 ; Weber, 1985 : 9). Les inférences ici recherchées permettent de déterminer le type de policy design, une variable nominale. C’est la combinaison des catégories analytiques avec les types de groupes cibles (dépendants, déviants, avantagés, quémandeurs ; voir Schneider et Ingram 1997 : 113) qui permet, dans certains cas, d’associer une proposition à un des trois types de policy design. Encore une fois, les écrits de Schneider et Ingram ont permis de dégager les règles qui permettent de faire ces inférences. Ces règles d’inférences sont répertoriées et synthétisées dans l’annexe méthodologique.

Résultats, analyse et comparaison des politiques

Cette troisième partie examine les résultats de l’analyse de contenu. Elle expose et discute d’abord les résultats concernant les types de policy design. Cette section permet d’avoir, en un coup d’oeil, un ensemble d’informations synthétiques sur les politiques québécoise et terre-neuvienne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cette lecture synthétique est complétée par l’analyse plus détaillée de la deuxième section. La deuxième section compare les deux cas sur la base des groupes cibles. Elle le fait sur deux dimensions : le type de policy design et les instruments utilisés. Finalement, la troisième section présente quelques éléments du contenu discursif véhiculé dans les plans.

Résultats sur les inférences : quels types de policy design ?

Les résultats du graphique 4 résument l’application des règles d’inférences présentées en annexe. Ils permettent d’identifier le type de policy design dominant dans les deux cas. Ces résultats concernant les policy designs ne portent que sur une partie de l’ensemble des données recueillies. Le graphique 3 expose la proportion de propositions pertinentes pour chaque cas, c’est-à-dire le nombre de propositions à partir desquelles il a été possible de faire une inférence à propos du type de policy design. À ces propositions pertinentes, il faut toutefois soustraire un certain nombre de propositions identiques qui se retrouvent plusieurs fois dans le même plan. Le graphique 4 illustre la répartition des types de policy design après la soustraction de ces doublons (11 dans le plan québécois et 21 dans le plan terre-neuvien).

Graphique 3

Pertinence des propositions

Pertinence des propositions

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Graphique 4

Répartition des propositions pertinentes sur les types de policy design après soustraction des doublons

Répartition des propositions pertinentes sur les types de policy design après soustraction des doublons

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Le graphique 4 indique clairement, au niveau agrégé, le contraste entre les deux cas. Le policy design terre-neuvien contient une majorité d’éléments démocratiques, alors que celui du Québec contient une majorité d’éléments dégénératifs. Ces résultats sont à première vue paradoxaux quand on considère le fait que le plan terre-neuvien est le résultat de l’initiative d’un gouvernement conservateur répondant à une promesse électorale, qui, présume-t-on, vise à plaire à sa base électorale favorisée, tandis que le plan québécois est l’aboutissement d’une initiative qui a ses origines dans un processus de délibération citoyenne à l’extérieur des institutions de l’État et du gouvernement.

À l’inverse du plan québécois, les éléments dégénératifs sont minimes dans le policy design terre-neuvien. Ces éléments résiduels de politique dégénérative sont essentiellement liés à deux composantes : un jeu de transfert du blâme (blame passing) entre le gouvernement provincial et fédéral et certaines interactions du gouvernement provincial avec des groupes déviants (jeunes prestataires de l’aide sociale, contrevenants, payeurs de pension alimentaire fautifs) et quémandeurs (contacteurs financés par les fonds publics). Le reste du policy design se divise entre des éléments démocratiques (majoritaires) appuyés dans une proportion substantielle par des éléments scientifiques et professionnels. L’analyse comparative par groupe cible permettra de mieux explorer en détail le contenu du « noyau dur » de chaque politique.

Comparaison par groupe cible

L’analyse propositionnelle permet de générer des données riches et se prête particulièrement bien aux analyses par groupe cible de la théorie du policy design. Cette section présente des graphiques comparant la répartition des occurrences sur un ensemble donné de groupes cibles[9]. Parfois les groupes cibles se retrouvent dans chacun des cas[10], parfois ils sont différents[11], mais néanmoins comparables grâce à la typologie des groupes cibles (voir Schneider et Ingram, 1997 : 113).

Types de policy design

Les graphiques 5a et 5b font surtout apparaître les contrastes entre les deux cas. La politique québécoise semble osciller entre un traitement dégénératif et une approche démocratique envers plusieurs groupes cibles : jeunes considérés à risque, personnes pauvres, personnes exclues, prestataires ayant des contraintes sévères et prestataires de l’aide sociale (en général). La politique terre-neuvienne, quant à elle, adopte décidément une approche démocratique envers plusieurs de ces mêmes groupes cibles : personnes pauvres, personnes exclues, prestataires de l’aide sociale et personnes handicapées. Pour ce dernier groupe, toutefois, elle y ajoute quelques éléments de design scientifique et professionnel. Les différences se manifestent aussi par la présence plus ou moins importante de chaque groupe cible dans les plans. Les autochtones, les femmes responsables de familles monoparentales et les scientifiques sont beaucoup plus présents dans le cas de Terre-Neuve-et-Labrador que dans le cas du Québec.

Graphique 5

Répartition des types de policy design sur les groupes cibles comparables

a

Québec

Québec
  1. Autochtones

  2. Employeurs

  3. Femmes responsables de famille monoparentales

  4. Gouvernement provincial

  5. Gouvernement fédéral

  6. Jeunes considérés à risque

  7. Personnes exclues

  8. Personnes pauvres

  9. Prestataires de l’aide sociale

  10. Prestataires ayant des contraintes sévères à l’emploi

  11. Prestataires de l’aide sociale considérés aptes au travail

  12. Prestataires de l’aide sociale de longue durée

  13. Scientifiques

  14. Travailleurs à faible revenu

  15. Travailleurs à faible revenu + prestataires de l’aide sociale

  16. Travailleurs de plus de 55 ans

b

Terre-Neuve-et-Labrador

Terre-Neuve-et-Labrador
  1. Autochtones

  2. Contracteurs financés par des fonds publics

  3. Contrevenants

  4. Femmes responsables de famille monoparentales

  5. Gouvernement provincial

  6. Gouvernement fédéral

  7. Jeunes prestataires de l’aide sociale

  8. Locataires de logement sociaux

  9. Payeurs de pension alimentaire fautfs

  10. Personnes exclues

  11. Personnes pauvres

  12. Personnes handicapées

  13. Prestataires de l’aide sociale

  14. Scientifiques

  15. Travailleurs à faible revenu

  16. Travailleurs à faible revenu + prestataires de l’aide sociale

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En contraste, les jeunes considérés à risque sont beaucoup plus présents dans le policy design québécois que les jeunes prestataires de l’aide sociale, leur pendant comparable terre-neuvien.

Instruments

Dans la dynamique dégénérative, le choix des instruments de politique publique découle de la perception que les gouvernants ont des groupes cibles. Chaque instrument fonctionne à partir d’un certain nombre de prémisses comportementales à propos du groupe cible dont il vise à modifier le comportement. Comme le souligne Le Bourhis (2003 : 175), le choix d’un instrument de politique publique n’est jamais neutre sur le plan axiologique. Il révèle une préférence pour certaines valeurs. Les graphiques 6a et 6b poursuivent cette piste de réflexion en la soumettant aux deux cas étudiés.

Graphique 6

Répartition des instruments en fonction des groupes cibles et de leur construction sociale

a

Québec

Québec

Groupes-cibles

forme: 038471aro009n.png

Instruments

  1. Coercition/autorité/sanction

  2. Contrôle/évaluation

  3. Incitatif négatif

  4. Exhortation

  5. Retrait d’un incitatif négatif

  6. Incitatif positif

  7. Distribution simple d’argent ou de service

  8. Développement des capacités d’action

  9. Apprentissage

  10. Droit

b

Terre-Neuve

Terre-Neuve

Groupes-cibles

forme: 038471aro011n.png

Instruments

  1. Coercition/autorité/sanction

  2. Contrôle/évaluation

  3. Incitatif négatif

  4. Exhortation

  5. Retrait d’un incitatif négatif

  6. Incitatif positif

  7. Distribution simple d’argent ou de service

  8. Développement des capacités d’action

  9. Apprentissage

  10. Droit

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Les graphiques 6a et 6b présentent un nuage de points. Ils exposent des répartitions sur trois dimensions : les instruments, les groupes cibles et leur construction sociale. L’axe des ordonnées place les instruments coercitifs et punitifs vers la gauche et les instruments plus habilitants vers la droite de façon à faire apparaître une progression ordinale. Aux fins de la présentation, l’axe est divisé en trois : les instruments découlant d’un préjugé négatif à propos des groupes cibles dans le groupe de gauche, un mélange d’instruments incitatifs, oratoires et distributifs dans le groupe du centre et les instruments clairement habilitants dans le groupe de droite. L’axe des abscisses exprime la construction sociale négative ou positive des groupes cibles. Chaque groupe cible utilisé dans ce graphique a reçu un score ordinal de mérite. Ce score est relatif et non absolu. Il est basé sur la comparaison entre groupes cibles retenus dans chaque cas pour ce graphique. Les groupes considérés « méritants » sont plus nombreux que les groupes « non méritants » parce que les groupes cibles présentés dans les graphiques 6a et 6b sont surtout des groupes dépendants (faibles et avec une construction sociale positive). Une troisième ligne est tracée sur l’axe des y, elle sépare les gouvernements des groupes cibles (« Méritants » et « non méritants »). Finalement, les points distribués dans les graphiques 6a et 6b représentent les groupes cibles.

Suivant les hypothèses de la théorie de Schneider et Ingram, on devrait retrouver trois tendances. D’abord, il devrait y avoir une concentration de groupes déviants dans le cadrant inférieur gauche. Cela exprimerait l’utilisation privilégiée d'instruments coercitifs envers ces groupes politiquement faibles et négativement construits. Ensuite, il devrait y avoir une deuxième concentration de groupes favoris dans le cadrant supérieur droit. Cela exprimerait l’utilisation privilégiée d’instruments habilitants envers ces groupes puissants et positivement construits. Puis, le reste des points devrait surtout être des groupes dépendants alignés sur l’instrument « exhortation ». Cela exprimerait l’utilisation privilégiée d’instruments oratoires envers ces groupes faibles et positivement construits. Toute répartition s’égarant de ces trois tendances devrait être marginale et résiduelle. L’ensemble de ces hypothèses devraient ainsi faire apparaître, à grands traits, une pente positive dans la répartition des points.

Les résultats font toutefois apparaître un tout autre portrait. Dans les deux cas, les concentrations prévues n’ont pas lieu. Les points sont beaucoup plus diffus que le prévoit la théorie. Cette diffusion est encore plus grande dans le cas de Terre-Neuve-et-Labrador. Quoi qu’il infirme également les hypothèses de la théorie, le cas du Québec y est toutefois plus près. Une légère pente ascendante se dessine et on retrouve quelques groupes avantagés dans le cadrant supérieur droit, indiquant l’utilisation d’un instrument habilitant. En revanche, on y retrouve, comme à Terre-Neuve-et-Labrador, des groupes déviants répartis sur l’ensemble de l’axe des ordonnées. Les deux politiques n’utilisent donc pas que des instruments coercitifs envers les groupes déviants. À Terre-Neuve-et-Labrador, on retrouve exclusivement des groupes dépendants dans le cadrant supérieur droit, soit l’utilisation d’instruments habilitants envers des groupes faibles, une caractéristique de policy design démocratique.

Quelques éléments d’analyse discursive

Les politiques publiques sont aussi composées d’idées et de discours. Cette section compare les messages véhiculés dans les deux plans d’action.

Ce qui frappe d’abord à la lecture du graphique 7 est la quantité prépondérante de messages positifs que les gouvernements provinciaux envoient à propos d’eux-mêmes[12]. Plus que tout autre groupe, ce sont les gouvernements provinciaux qui reçoivent le plus de messages positifs. Mais une différence importante existe à ce niveau : le plan québécois contient beaucoup plus de tels messages que le plan terre-neuvien. 76,7 % (122 sur 159) des messagespositifs et 50,6  % (122 sur 241) de tousles messages qui ont été codés dans le plan québécois sont des messages positifs que le gouvernement envoie à propos lui-même. Dans le cas de Terre-Neuve-et-Labrador, ces deux proportions sont respectivement de 47,7 % (52 sur 109) et de 30,8 % (52 sur 169).

Graphique 7

Total des messages véhiculés

Total des messages véhiculés

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Bien que ces données ne servent pas à faire des inférences sur les types de policy design, elles renforcent néanmoins les résultats sur les inférences (graphique 4). Elles indiquent que le gouvernement québécois cherche à se positionner favorablement dans l’espace public, aux côtés des groupes favoris, afin de mieux marquer, sur le plan normatif, son opposition aux groupes déviants. La proposition présentée dans le tableau 3 illustre une telle tendance dégénérative (Québec 2004 : 11, prop. 45).

Tableau 3

Un exemple d’autolégitimation

Un exemple d’autolégitimation

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En terminant cette section, il serait profitable de s’intéresser aux principes déclarés à la base de chaque politique. En liant ces principes directeurs avec les résultats présentés ci-dessus, la comparaison devient encore plus claire.

Dans son message de préambule, le ministre responsable québécois affirme que le plan d’action est « bâti autour » de deux principes : celui de l’emploi comme la première solution à la pauvreté et l’exclusion sociale et celui de la protection accrue des personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi (Québec, 2004 : 8 ; prop. 12 et 13). Ce cadre discursif et normatif introduit un contexte très favorable à la dynamique dégénérative puisqu’il divise a priori les pauvres méritants des pauvres non méritants selon leur volonté présumée d’entreprendre un travail productif dans la sphère marchande. Le basculement vers une dynamique dégénérative a d’autant plus été favorisé dans ce cas par « l’héritage de politique publique » (policy legacy). Depuis les années 1980, les gouvernements successifs, péquistes comme libéraux, ont enchâssé dans les lois et règlements provinciaux des instruments répressifs (visites à domicile, réductions de prestation, amendes, interrogatoires[13]) à l’intention d’une catégorie administrative de groupe cible « prêts-à-blâmer » que sont les prestataires de l’aide sociale ne présentant pas de contrainte sévère à l’emploi.

Si le leitmotiv de la politique québécoise est « l’emploi d’abord », celui de Terre-Neuve-et-Labrador est « recherche et consultation ». Le plan est décrit comme ayant été construit sur la base des consultations menées avec la population et des recherches entreprises par le gouvernement[14]. Aussi, le ministre responsable et le premier ministre affirment régulièrement dans leurs interventions publiques qu’ils continueront de dialoguer et travailler en collaboration avec les partenaires communautaires pour la mise en oeuvre et l’évaluation de la politique (voir notamment Terre-Neuve, 2006 : i-iii ; TVO, 2008). Lorsqu’ils font de telles déclarations, ils s’appuient sur une tradition longue à Terre-Neuve-et- Labrador. Les grands jalons de l’histoire des décisions concernant la prospérité économique, les politiques sociales et les politiques constitutionnelles de la province sont caractérisés par cette volonté de consultation large avec les groupes et les personnes concernées. Cette culture politique de consultation, qui peut être retracée jusqu’aux référendums de 1948, semble plutôt consensuelle et est toujours entretenue aujourd’hui notamment avec des outils pédagogiques à l’intention des élèves de l’école primaire[15]. De plus, l’héritage datant d’avant la Confédération en matière de politiques sociales favorisait un certain « retour à la tradition » en la matière. En effet, l’assistance publique de cette époque était marquée par un régime non stigmatisant, non intrusif et redistributif. (Boychuk, 1998 : 38-39).

Avant de répondre aux deux questions posées en introduction, il serait profitable de synthétiser les résultats qui viennent d’être présentés. L’analyse de contenu a permis de faire des inférences sur les policy designs. Ces inférences ont révélé que la politique québécoise contient une majorité d’éléments dégénératifs, alors que la politique terre-neuvienne contient une majorité d’éléments démocratiques appuyés par une proportion substantielle d’éléments scientifiques (voir graphique 4). L’analyse des résultats comparatifs au niveau des groupes cibles a permis de révéler des différences significatives au coeur des politiques de lutte contre la pauvreté, soit le traitement des personnes pauvres, des personnes exclues, des prestataires de l’aide sociale et des personnes handicapées. Ces différences de traitement sont apparues sur les deux dimensions analysées (policy design et instruments), présentant à chaque fois un traitement plus démocratique à Terre-Neuve-et-Labrador. Finalement, l’analyse discursive a permis de constater que le cadrage est nettement plus inclusif à Terre-Neuve-et-Labrador qu’au Québec.

Retour sur les interrogations initiales

Qu’est-ce que ces résultats indiquent à propos des deux questions posées en ouverture ? L’analyse révèle qu’il est effectivement possible d’éviter la politique du blâme et ses conséquences dégénératives sur le débat politique et la participation démocratique. Le policy design dégénératif n’est pas la règle dans les deux cas étudiés. En fait, les deux cas présentent une proportion non négligeable d’éléments de policy design démocratique. Dans le cas de Terre-Neuve-et-Labrador, cette proportion de policy design démocratique est majoritaire. Dans le cas du Québec, le policy design est majoritairement dégénératif, mais il n’est pas dominant puisque la somme des éléments non dégénératifs (scientifique/ professionnel + démocratique : 68 prop.) est plus grande que celle des éléments dégénératifs (50 prop.).

La raison d’un tel écart avec la politique du blâme est certainement à chercher du côté de la consultation des groupes sociaux lors du développement des politiques. D’ailleurs, les résultats nettement moins dégénératifs à Terre-Neuve-et-Labrador font écho à un processus de consultation marqué par la continuité en dépit d’un changement de gouvernement en 2003. En effet, le gouvernement conservateur de Danny Williams a fait le choix stratégique de s’allier avec les groupes sociaux en promettant un plan de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale durant la campagne électorale et en leur laissant ensuite une large place dans le processus de consultation lors de la phase de développement de la politique. Cette volonté de consultation large s’ancre dans la continuité d’une tradition terre-neuvienne qui peut remonter jusqu’aux référendums de 1948 sur la responsabilité ministérielle et l’union constitutionnelle avec la Confédération canadienne. À l’inverse, le cas québécois a été caractérisé par une rupture du dialogue entre le gouvernement et les groupes sociaux à la suite de l’élection du gouvernement libéral de Jean Charest. Ce gouvernement a fermement affiché sa volonté de rompre avec une tradition de consultation similaire, le « modèle québécois » (Montpetit, 2006 ; Noël, 2004 : 11), au lendemain de l’élection, moment qui coïncidait avec la période prévue pour le développement du plan d’action.

Quant à la seconde question sur la pertinence de la théorie de Schneider et Ingram hors du contexte américain, cette étude permet de nuancer sa valeur selon les contextes. Si la théorie du policy design semblait décrire adéquatement la situation politique américaine, elle semble perdre de sa pertinence avec deux facteurs. Le premier facteur est l’environnement culturel et linguistique, et le second les institutions politiques.

La partie précédente exposait le fait que la proportion de propositions pertinentes par rapport aux règles d’inférences est significativement plus grande pour le cas de Terre-Neuve-et-Labrador : 28,2 %, par rapport à 19,7 % pour le cas québécois (graphique 3). Le Québec étant de langue et de culture majoritairement francophone, et Terre-Neuve-et-Labrador étant de langue et de culture majoritairement anglophone, cette donnée pose la question de la pertinence de la théorie du policy design dans les sociétés qui ne sont pas de culture anglo-saxonne. En effet, puisque la théorie intègre des éléments culturalistes sur la construction sociale des groupes cibles, il est légitime de se demander si la théorie ne perd pas une partie de sa pertinence heuristique à l’extérieur de la sphère culturelle anglo-saxonne comme l’indiquent ces résultats.

Du côté des institutions politiques, la séparation des pouvoirs aux États-Unis étant plus étanche, les législateurs ont plus de possibilités d’influencer sur le contenu des politiques publiques. L’omniprésence des élections et l’importance première de la base électorale locale provoquent une surenchère politique dans laquelle la promotion de politiques s’appuyant sur les divisions sociales existantes devient perçue par les politiciens américains comme nécessaire à leur réélection. Cette remarque est d’autant plus pertinente dans le cas des politiques de lutte contre la pauvreté puisque ce débat est tordu aux États-Unis par l’héritage d’un autre débat solidement ancré dans la voie dégénérative, soit celui de la « race ».