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S’inquiéter de la « charge » que les personnes âgées feraient peser sur la société constitue une posture aujourd’hui bien ancrée (Walker, 1990), qui s’inscrit dans le sillage de discours plus anciens sur les conséquences négatives du vieillissement démographique (Bourdelais, 1993 ; Macnicol, 2006 : 152) ou sur les « problèmes » posés par la vieillesse (Ennuyer, 2002 : 33). Au niveau sociétal, le vieillissement de la population suscite ainsi des craintes quant à son coût pour les systèmes de retraite et de santé[2]. Et, sur le plan des relations interindividuelles, il semble acquis que le vieillissement d’un proche devient, lorsque celui-ci connaît des déficiences physiques ou psychiques, un « fardeau » difficile à supporter.

Cette représentation du vieillir comme fardeau pour l’entourage familial fait doublement problème. D’une part, elle repose sur une vision catastrophiste du grand âge, qui tend à le concevoir seulement sous les traits de la personne lourdement handicapée, alors qu’il existe une grande diversité dans les trajectoires de vieillissement (Caradec, 2007 ; Lalive et Spini, 2008). D’autre part, elle est sous-tendue par l’idée qu’aider un proche âgé constitue nécessairement une tâche pénible à supporter – un fardeau. C’est ce second présupposé que le présent article se propose de discuter et de mettre à l’épreuve d’un corpus d’entretiens semi-directifs (N=30) réalisés avec des personnes (conjoints et enfants principalement) qui s’occupent d’un proche âgé vivant à domicile et atteint d’altérations physiques ou cognitives[3].

L’analyse sera organisée en trois temps : nous mènerons, tout d’abord, une réflexion critique sur la notion de burden ; puis, nous ferons le constat que les propos des « aidants »[4], s’ils témoignent de leurs difficultés, peuvent également comporter des éléments de satisfaction ; enfin, nous présenterons une typologie, élaborée de manière inductive sur la base de nos entretiens, qui mettra en relief la diversité des expériences des aidants, et donc le caractère simplificateur de la vision de l'aide comme fardeau.

Le burden, une représentation tronquée de l’aide

Considérer l’aide à un parent âgé comme une charge ne renvoie pas seulement au sens commun. Il s’agit aussi – peut-être d’abord – d’une représentation scientifique. Dans les recherches, la notion de burden constitue, en effet, la clé d’analyse privilégiée à travers laquelle se trouve appréhendée l’aide à un proche âgé (Ferraro, 2001). Cette vision aujourd’hui dominante s’est construite, à partir du début des années 1980, à travers toute une série de travaux psychologiques qui se sont intéressés à l’impact sur les aidants familiaux des tâches qu’ils assurent (Membrado et al., 2005 : 90-94). Souvent inscrites dans le cadre du paradigme du stress (Bocquet et Andrieu, 1999), fondées sur des grilles d’évaluation du burden comme celle de Zarit[5], ces recherches ont ainsi porté sur les « conséquences de l’aide sur les aidants » (Pearlin et al., 2001 : 240). Elles ont notamment souligné les contraintes temporelles qui pèsent sur eux et combien leur santé peut être affectée, notamment dans les cas où la personne aidée est atteinte de démence de type Alzheimer, les aidants manifestant alors fatigue, problèmes de sommeil et anxiété (Cozette et al., 1999).

L’approche en termes de stress et du burden n’est pas sans intérêt scientifique. Elle a notamment permis d’étudier les éléments qui, tels que les stratégies adaptatives ou le soutien social, sont susceptibles d’atténuer le caractère stressant, et donc l’impact négatif, de la situation d’aide. Elle n’est pas non plus sans vertus publiques : en mettant l’accent sur les difficultés que rencontrent un certain nombre d’aidants, elle pointe un problème social réel – leur possible épuisement – et permet de plaider pour la mise en place et le financement de dispositifs de soutien aux aidants. Par ailleurs, elle présente l’intérêt – au même titre que celle de « maltraitance », qui lui est contemporaine – d’éclairer la face sombre des solidarités familiales et de contrebalancer la vision trop souvent enchantée de ces solidarités. Elle n’est pas sans faire problème, cependant, et trois critiques principales peuvent lui être adressées. Tout d’abord, et à l’instar de la notion d’« aide », elle est solidaire d’une vision unilatérale de l’échange, au point que « concevoir que la personne dépendante puisse donner (et pas seulement recevoir) semble tout à fait incongru » (Rigaux, 1999 : 107). Ensuite, elle apparaît prisonnière d’une conception restrictive du soutien apporté par l’aidant, centrée sur la réalisation d’une série de tâches instrumentales et qui échoue à en saisir la dimension socio-affective (Lavoie, 2000). Enfin, elle véhicule une vision « pathologique » de l’aide, qui occulte le fait qu’elle peut ne pas être vécue douloureusement, voire qu’elle peut procurer des satisfactions (Nolan, Grant et Keady, 1996 ; Bocquet et Andrieu, 1999). Aussi contribue-t-elle à construire une vision tronquée de la réalité sociale, masquant la diversité des réactions des aidants, des sentiments qu’ils éprouvent et des expériences qu’ils vivent.

L’aide, entre contraintes et satisfactions

Bien moins documentés et mis en avant que le burden, d’autres aspects de l’aide n’en sont pas moins présents dans certains travaux. Noonan, Tennstedt et Rebelski (1996) explorent ainsi les significations positives que les aidants associent à la situation et grâce auxquelles ils parviennent à surmonter son caractère stressant. Moins ancrés dans le paradigme du stress, Nolan, Grant et Keady consacrent un chapitre de leur ouvrage Understanding Family Care (1996) aux satisfactions des proches, cette « dimension négligée » de l’aide. Ribeiro et Paul (2008) vont même jusqu’à se focaliser sur ces aspects positifs, qui sont évoqués par près des deux tiers des hommes portugais âgés, aidants de leur épouse, qu’ils ont rencontrés, ce qui leur permet de distinguer la satisfaction que ces hommes éprouvent à accompagner leur épouse de la considération sociale qu’ils reçoivent pour prix de leur dévouement – estime sociale dont on peut d’ailleurs considérer qu’elle est plus particulièrement décernée aux aidants masculins (Rose et Bruce, 1995). Les enquêtes quantitatives, lorsqu’elles ne s’appuient pas sur des échelles exclusivement centrées sur les difficultés des aidants (comme celle de Zarit dont les 22 questions renvoient toutes à des sentiments négatifs) donnent aussi à voir les réalités contrastées de l’aide. Ainsi, dans l’enquête française HID (Handicaps-Incapacités-Dépendance), près d’un tiers des aidants principaux (tous niveaux de dépendance de la personne aidée confondus) indiquent que la situation a des conséquences négatives sur leur « bien être physique ou moral » et quasiment autant qu’elle a des conséquences positives (10 % signalant à la fois des conséquences positives et négatives) (Dutheil, 2001).

L’analyse menée sur le corpus d’entretiens que nous avons constitué amène également à faire le constat d’une dualité des discours : si certains propos soulignent avant tout les difficultés et la pénibilité de la situation, d’autres font entendre une tonalité différente, exprimant les satisfactions éprouvées.

D’un côté, tout un ensemble d’éléments rendent la situation difficile à vivre : la fatigue qui s’accumule et le sentiment que la situation a un impact négatif sur sa propre santé ; les contraintes temporelles et la compression du temps à soi ; la raréfaction des liens avec autrui ; le sentiment d’impuissance, voire de culpabilité, pour ceux qui pensent ou craignent de ne pas se conduire comme il le faudrait avec leur proche malade ou de ne pas faire assez pour lui ; la peur d’une aggravation de sa maladie ou de son handicap ; le face-à-face avec la vieillesse, qui amène à s’interroger sur son propre devenir ; dans les cas de maladie neurodégénérative, la difficulté à accepter la dégradation de son parent et, au-delà, son incapacité à reconnaître celui qui l’aide – dans le double sens qu’il ne parvient plus à l’identifier et qu’il ne lui exprime plus sa gratitude pour ce qu’il fait.

D’un autre côté et à l’inverse, plusieurs des personnes que nous avons rencontrées affirment qu’elles « vivent bien » la situation tandis que d’autres pointent des éléments de satisfaction dans une situation globalement considérée comme difficile : la satisfaction d’apporter à son proche malade un mieux-être, de lui procurer une fin de vie plus douce, de lui éviter, grâce à son action, l’entrée en institution ; le simple plaisir de sa présence ; le sentiment du devoir accompli, et de réaliser une bonne action ; le fait de considérer que la situation est source d’enrichissement personnel ; le sentiment qu’elle permet de renforcer certains liens, avec la personne aidée ainsi qu’avec d’autres aidants ; le fait aussi que l’engagement dans l’aide occupe le temps et donne sens à l’existence.

Quatre expériences de l’aide

On ne peut, cependant, en rester à la vision duale que nous venons d’esquisser, ni a fortiori opposer, de manière simpliste, les aidants qui vivent mal la situation à ceux qui la vivent bien. Car contraintes et satisfactions peuvent s’entremêler dans un même entretien et il existe différentes manières de « vivre bien » et de « vivre mal » la situation. Aussi convient-il d’emprunter une autre voie : celle qui consiste à dégager « les multiples interprétations, les multiples constructions de cette expérience » de l’aide (Membrado et al., 2005 : 94).

Ces diverses expériences de l’aide peuvent être saisies à travers une double dimension : une dimension cognitive, la « signification associée à la situation », c’est-à-dire la manière dont la situation à laquelle se trouvent confrontés les aidants, devoir faire face à la dépendance de leur parent âgé, se trouve appréhendée ; une dimension plus affective, le « ressenti de la situation », c’est-à-dire le mode d’expression des sentiments éprouvés, plus ou moins marqué par la souffrance, par les contraintes ou par des considérations positives.

L’analyse inductive menée sur le corpus d’entretiens, par codage des propos des enquêtés, permet alors de repérer quatre grandes expériences de l’aide, qui associent une manière particulière d’appréhender la situation à un certain ressenti. Dans l’aide-altération, les aidants considèrent que la situation actuelle est marquée par la destruction de ce qui, auparavant, faisait sens pour eux dans l’existence, et c’est l’expression de la souffrance qui prédomine dans les entretiens. L’aide-contraintes se caractérise, elle, par la difficulté qu’ont les aidants à trouver un sens à la situation, et ce sont alors les contraintes et la pénibilité qui sont fortement soulignées. Si, dans ces deux cas de figure, la situation souffre d’un déficit de signification, il en va différemment dans les deux autres expériences de l’aide. En effet, dans l’aide-engagement, c’est l’activité d’aide elle-même qui se trouve mise en avant, car c’est elle qui donne sens à l’existence actuelle ; contraintes et aspects plus positifs de la situation sont évoqués, mais passent au second plan. Enfin, dans l’aide-satisfaction, la situation est présentée comme n’affectant guère l’équilibre de l’existence du fait d’une implication modérée de l’aidant, celui-ci évoquant alors surtout les aspects positifs de la situation.

Nous nous proposons maintenant de préciser et d’illustrer chacune de ces expériences de l’aide dont les caractéristiques se trouvent résumées dans le tableau 1 (dans lequel nous avons fait figurer, à côté de la « signification associée à la situation » et du « ressenti de la situation », la « justification donnée à l’aide » et l’« ampleur de l’aide », qui ont également fait l’objet d’un codage lors de l’analyse des entretiens).

Tableau 1

Les quatre expériences de l’aide

Les quatre expériences de l’aide

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L’aide-altération

Dans l’aide-altération, l’accent est mis sur les aspects négatifs de la situation, sa pénibilité, la détérioration de la relation avec le proche que l’on aide (dans les cas de maladie neurodégénérative), le déséquilibre de la vie de l’aidant et, surtout, la souffrance qu’il éprouve. Si la situation est aussi difficile à vivre, c’est d’abord parce que les tâches réalisées par l’aidant sont, en général, nombreuses et parce qu’elles supposent une présence quotidienne et une vigilance – une inquiétude – permanente. L’affection joue ici un rôle essentiel : c’est elle qui, selon les aidants, justifie un tel engagement de leur part.

Cependant, la souffrance exprimée au cours des entretiens doit surtout être mise en relation avec le fait que la situation se trouve interprétée dans le registre de la dégradation et de l’altération. Elle apparaît, en effet, aux yeux des aidants, comme une destruction de ce qui faisait auparavant sens pour eux et qui occupait une place importante dans leur existence : une vie conjugale heureuse ; une relation privilégiée avec sa mère ou son père ; des activités personnelles qui comptaient pour soi et qui ont dû être abandonnées. C’est cette interprétation de la situation comme altération d’une dimension essentielle du rapport au monde qui la rend si difficile à supporter. Dans l’ouvrage qu’il a consacré aux années vécues avec son épouse atteinte de la maladie d’Alzheimer, Rezvani évoque ainsi son « cauchemar » face à « l’effondrement absolu de la femme aimée » : « J’ai aimé à la folie quelque chose de précis et cependant d’insaisissable qui s’est effacé en elle. Ce quelque chose, Alzheimer me l’a volé, me l’a dévoré, m’en a privé à jamais et de cela je ne me console pas ! » (Rezvani, 2001 : 15, 44, 166 ; les italiques sont de l’auteur).

Prenons maintenant deux exemples d’aide-altération tirés de notre corpus, celui d’une fille, puis celui d’un conjoint.

Mme Nicolas, âgée de 59 ans, qui a travaillé comme assistante maternelle et comme femme de ménage et qui, aujourd’hui, est en invalidité, s’occupe de son père, un ancien cheminot à qui les médecins viennent de diagnostiquer la maladie d’Alzheimer. Voilà plusieurs années que son père, dont elle est très proche, est venu habiter chez elle et son mari. Mais alors qu’auparavant, il participait aux tâches domestiques, il ne fait plus rien désormais, et la dégradation de son état oblige Mme Nicolas à gérer son budget et à assurer une présence et une surveillance auprès de lui tout en cherchant à le stimuler. Mme  Nicolas explique qu’elle ne vit pas bien cette situation. Elle en souligne d’abord les contraintes pour ce qui est de la disponibilité : son mari et elle ne peuvent plus partir en vacances et profiter de leur retraite comme avant. Mais, surtout, elle n’accepte pas de voir son père, dont elle est très proche, « diminuer. Là y a pas, y a… ben un peu avant que sa maladie se déc… se déclare, il a fait un arrêt cardiaque dans un bus. Et donc euh… j’aurais préféré perdre mon papa là. Qu’il reste euh, plutôt que d’le voir comme il va devenir. Ça, je l’accepte pas… »

M. Marcel est, lui, âgé de 60 ans. Jeune retraité, ancien représentant de commerce, il s’occupe de son épouse (elle est restée au foyer pour élever leurs enfants) atteinte d’une atrophie au cerveau. Il a pris en charge une grande partie des tâches domestiques et, surtout, veille sur elle et se montre très vigilant quant à son comportement et à son alimentation (elle a des tendances boulimiques). M. Marcel souffre de la situation : il considère qu’il n’y a « rien de positif » dans ce qu’il vit actuellement et va même jusqu’à déclarer que « c’est vraiment un truc à se flinguer ou à… [émotion dans la voix] parce que c’est vraiment pénible hein par moments ». Ce qui le fait le plus souffrir est l’absence de dialogue avec son épouse et l’absence de « retour de sa part », le sentiment qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même et que leur relation conjugale n’en est plus vraiment une : « Quand vous aimez quelqu’un, la personne souvent elle vous aime aussi, donc quand vous faites quelque chose c’est parce qu’il y a… y’a un retour, y’a… euh bon ben c’est un peu ça qui fait que euh… un peu à la fois vous vous éloignez puisqu’il y a plus de vie, y’a plus de… y’a plus d’amour, y’a plus de sexe, y’a plus rien euh… »

L’aide-contraintes

Dans l’aide-contraintes, les contraintes sont, comme dans l’aide-altération, très présentes, mais elles s’expriment alors bien plus à travers l’évocation de leur pénibilité que dans le registre de la souffrance. Il est vrai que, dans les exemples dont nous disposons, l’investissement temporel dans l’aide reste assez modéré – ce qui est cohérent avec le fait que la délégation à des professionnels ainsi que le recours au placement sont facilement envisagés.

Ici, la situation d’aide ne vient pas altérer ce qui faisait auparavant sens dans l’existence. Cependant, et c’est ce qui distingue l’aide-contraintes des deux types que nous présenterons plus loin, les proches aidants peinent à trouver un sens à la situation qu’ils vivent aujourd’hui, le plus souvent parce que la relation qu’ils entretiennent avec leur parent est peu investie sur le plan affectif. Pour justifier ce qu’ils font aujourd’hui, ils invoquent le « devoir » ou expliquent qu’il ne leur était pas possible de faire autrement. Dans notre corpus, ce cas de figure concerne exclusivement des enfants et ceux-ci en sont venus à s’occuper de leur mère ou père âgé après le retrait – souvent conflictuel – d’un frère ou d’une soeur, présenté comme ayant toujours été plus proche de lui. Il est probable cependant qu’on peut le trouver chez des conjoints lorsque les différends et les rancoeurs se sont accumulés au cours de leur vie conjugale et empêchent que l’aide apportée puisse être interprétée autrement que dans le registre du devoir et de la contrainte[6]. Cependant, faute de matériau empirique permettant d’illustrer ce type de situation conjugale dégradée débouchant sur l’aide-contraintes, les deux exemples que nous développerons ci-dessous concernent des enfants.

Mme Dansel, âgée de 57 ans, qui était cadre intermédiaire dans le social, mais vient d’être licenciée pour raisons économiques, s’occupe de sa mère, Mme Hélène, 80 ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer à un stade encore peu avancé. Les deux femmes n’ont jamais été proches. Mais, lorsque Mme Dansel s’est aperçue que sa soeur cadette – qui, elle, a toujours entretenu des relations étroites avec sa mère – et son compagnon, qui hébergeaient Mme Hélène depuis son veuvage, lui « prenaient tout son argent », elle est intervenue, de concert avec ses frères, et a décidé de s’occuper d’elle, par « devoir de fille aînée ». Elle rend visite à sa mère deux fois par semaine. Elle reste alors deux ou trois heures, mange avec elle, « fai[t] le point », s’occupe du courrier, du linge et des questions administratives, gère les visites des médecins, du coiffeur, etc. : « Tout, tout. Tout ce qu’on peut faire pour une personne qui ne prend plus rien en charge ». Cette situation est pénible à vivre pour Mme Dansel : « ça m’a bien bouffé la vie ! explique-t-elle [elle rit] pendant six ans. Euh maintenant j’commence à voir un peu plus clair parce que… parce que je, je, je travaille plus et euh… Ben si… si elle va en maison de retraite ça s’équilibrera d’avantage, euh mais bon y’aura toutes les démarches hein… ». Il y a bien des choses, en effet, qu’elle supporte difficilement, à commencer par le caractère de sa mère. En fait, elle a du mal à donner une signification à ce qu’elle fait aujourd’hui pour elle, déclarant par exemple que « j’peux même pas dire que… j’lui rends c’qu’elle m’a donné ».

Mme Florin, 51 ans, retraitée de l’enseignement et aujourd’hui fortement investie dans une activité bénévole, s’occupe de sa mère, âgée de 84 ans, une ancienne employée aujourd’hui atteinte de la maladie d’Alzheimer ; son père vit toujours et souffre d’un cancer. Elle leur rend visite très régulièrement (même si ce n’est pas de manière quotidienne), accompagne sa mère chez le médecin, gère les questions administratives (notamment la demande de curatelle et d’APA, et les relations avec les services à domicile). Les parents de Mme Florin bénéficient d’une aide à domicile et sa mère reçoit, matin et soir, des soins infirmiers pour la toilette et les médicaments. Mme Florin a toujours eu des relations difficiles avec sa mère, qui a connu de nombreux épisodes de dépression et qui a toujours marqué une préférence pour son frère. Elle aide sa mère parce qu’elle est sa fille, mais ne le vit pas très bien. Elle ne parvient d’ailleurs pas à rester plus d’une heure en sa compagnie car elle ne supporte pas l’incohérence de ses propos. Elle souhaite une intervention plus importante des professionnels et pense qu’elle la placera dans une maison de retraite si son père (avec qui elle a de meilleures relations) décède.

L’aide-engagement

Dans le troisième cas de figure, que nous avons nommé l’aide-engagement, le ressenti de la situation apparaît mélangé : si les difficultés et la pénibilité sont soulignées, l’appréciation se fait, sur d’autres aspects, en d’autres moments, plus positive. Il ne faut pas voir, cependant, dans ce balancement du propos, une tentative des aidants pour peser les avantages et les inconvénients de la situation. Car ces considérations sur les contraintes et les satisfactions ne sont pas l’essentiel. Ce qui importe, en effet, est que la situation est vécue sur le mode de l’engagement. Cet engagement donne sens à l’existence de l’aidant ou, du moins, occupe une place importante dans sa vie. Dans ce cas, le manque de temps, souvent mis en avant lorsqu’on insiste sur la « charge » que peut représenter un parent âgé n’apparaît pas comme un problème majeur puisque le choix a été fait d’organiser son existence autour de l’aide ; parfois même, l’accompagnement du parent âgé vient combler un vide dans l’existence.

Ce type d’expérience de l’aide s’observe parfois chez des enfants, comme dans le cas de Mme Jobert, une femme âgée de 68 ans qui a travaillé quelques années comme secrétaire après avoir élevé ses enfants et qui aide aujourd’hui sa mère de 93 ans, atteinte d’une paralysie partielle. « Ah ben moi j’la vis bien [la situation]. Ah oui j’la vis bien » affirme-t-elle en dépit d’un certain nombre de désagréments : voir sa mère s’affaiblir lui fait de la peine ; elle n’est pas à l’aise de devoir gérer son budget (de crainte que quelqu’un puisse lui reprocher de ne pas l’avoir bien fait) ; son mari considère qu’elle en fait trop. Mais, elle trouve là à la fois un engagement qui lui paraît « normal » du fait de sa disponibilité et de sa situation de dernière fille vivante, une occasion de faire en sorte que sa mère aille bien (elle est contente de lui faire plaisir) et une manière de remplir son existence : elle admet qu’elle aurait plus de temps si elle n’avait pas à s’occuper de sa mère, mais elle ne sait pas ce quelle en ferait. Ce qui explique sans doute qu’elle fasse beaucoup par elle-même (elle passe en moyenne deux heures par jour chez sa mère) et qu’elle délègue peu.

On trouve également ce type d’expérience de l’aide, de manière encore plus marquante, chez des conjoints aidants. Pour nombre de conjoints (femmes et hommes), l’engagement dans l’aide, tout en prenant des formes variées, marquées par une plus ou moins forte délégation des tâches, s’opère sur le mode de la normalité, de l’évidence. L’idée qui s’exprime dans les entretiens est que la situation présente s’inscrit dans le prolongement de la relation antérieure, que cela fait partie de la vie conjugale que de se « supporter » dans les moments difficiles de l’existence ; l’épreuve est certes cruelle, mais il convient d’y faire face en s’adaptant à la situation, en la prenant même à bras-le-corps.

C’est ce que fait M. Thomas, un ancien ingénieur âgé de 74 ans dont la femme, qui a le même âge que lui, est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il effectue quotidiennement une multiplicité de tâches, qui lui prennent une grande partie de son temps : il l’aide à s’habiller, prépare les repas, aide son épouse à manger (alors qu’elle a une sonde gastrique), lui fait sa toilette, l’aide à aller aux toilettes, à se déplacer, à se lever, à se coucher, s’occupe de la maison et des tâches administratives, discute avec elle (bien qu’elle ne lui réponde pas). À la question « Comment vivez-vous l’aide ? », il répond qu’il la vit « comme un acte d’amour, euh… ça c’est sur le plan du don. Maintenant sur le plan du ressenti, je le revis aussi quelquefois comme une contrainte, parce que je suis obligé de renoncer à un tas de choses, hein. Euh je suis obligé de résoudre des difficultés ». S’ils sont bien présents, les aspects négatifs de l’aide ne sont pas centraux : le plus important est que M. Thomas donne à tout ce qu’il fait – et qu’il tient à faire par lui-même – une signification affective. L’activité d’aide a ainsi envahi le quotidien et imposé son rythme répétitif. Elle est devenue l’occupation principale de M. Thomas en lieu et place des activités extérieures qu’il avait auparavant et qu’il appréciait. Mais il l’a, en quelque sorte, choisi, par affection pour son épouse, et il assume ce choix, qui marque l’ultime étape de la relation qu’il a entamée avec elle il y a plus de cinquante ans.

S’occuper au mieux de son conjoint peut ainsi devenir l’activité principale, qui structure et donne sens au quotidien. La relation conjugale se poursuit, d’une autre manière – et se trouve désormais au centre de l’existence comme, sans doute, elle ne l’a jamais été. Ici, ce sont à la fois le devoir d’entraide conjugale et l’affection pour le conjoint qui sont au principe de l’engagement. L’affection semble cependant jouer un rôle moteur, nourrie des longues années passées en commun, de la complicité qui s’est nouée peu à peu et des souvenirs de la relation passée : le sentiment de satisfaction par rapport à la vie conjugale antérieure paraît ici essentiel (Ribeiro et Paul, 2008 : 175). Cette affection parvient d’ailleurs à se maintenir dans des situations où le conjoint, atteint par une maladie neuro-dégénérative, ne reconnaît plus celui qui partage sa vie et n’est donc plus à même d’assurer le « travail de confirmation » de ce qu’il est et de ce qu’il fait, si important pour la vie conjugale et l’identité individuelle (de Singly, 2000 : 239, 241). « Y a toujours autant d’amour entre nous » affirme M. Catteau (80 ans, ancien agent de maîtrise), bien que sa femme (78 ans, ancienne couturière), aujourd’hui, ne s’exprime plus. Et M. Damien (86 ans, ancien commerçant) explique que, s’il se montre aussi dévoué à son épouse (86 ans, ancienne commerçante également) qui, désormais, le confond parfois avec son père, c’est « tout simplement que c’est la mère de mes enfants, c’est ma femme, c’est normal, je trouve ça tout à fait normal de le faire… disons une grande tendresse », ajoutant que « j’aurais pas pu le faire pour quelqu’un d’autre, même pas pour moi, je le fais rien que pour elle ».

Les choses ne sont pas simples, pourtant, comme en témoigne M. Thomas : « Ben la seule chose positive c’est qu’elle est là. Hein, c’est ce que j’essaie de me dire et de valoriser. Mais c’est à la fois positif et négatif parce que bon elle est là donc je peux encore lui parler, je peux encore la toucher, je peux encore la voir, et puis, d’un autre côté, y’a plus de communication, ça souligne ce que j’ai perdu, donc euh c’est ambigu ». Aussi, pour se persuader que la personne avec qui l’on vit et à qui l’on consacre beaucoup de son temps est bien la même que celle avec laquelle on a vécu avant que la maladie ne la transforme, faut-il parfois faire appel à la force du souvenir ou à la puissance de l’imaginaire. M. Thomas essaie ainsi de recréer la communication désormais impossible avec son épouse en lui lisant les lettres qu’ils s’écrivaient lorsqu’il faisait son service militaire : « Je lui lis ces lettres, les siennes et les miennes. Alors je m’arrange pour lire la sienne et la réponse à la sienne, vous voyez… […] Elles sont pleines d’amour, alors c’est… c’est lui parler, et elle me parle, puisqu’elle répond, enfin, elle écrit, elle me parle… ». Et M. Catteau, confronté au mutisme de son épouse, se raccroche à des signes et se fait l’exégète de ses réactions – ou de son absence de réaction –, considérant qu’« elle m’aime bien, elle m’embrasse tout le temps » ou encore qu’« elle dit jamais “C’est bon !” [à propos des repas] ; alors elle le recrache pas, c’est que c’est bon ! Quand je lui dis “C’est bon ?”, elle me répond pas, alors… »[7].

Il arrive cependant que les certitudes vacillent, que le doute s’installe et que le conjoint aidant en vienne à s’interroger sur la qualité de la relation conjugale. Les propos de Mme Potier, mariée depuis 54 ans à un ancien ouvrier, aujourd’hui atteint de la maladie d’Alzheimer, apparaissent ainsi ambivalents. D’un côté, elle réaffirme sa foi dans la relation qui la lie à son mari, se félicitant « qu’on a toujours été un ménage et qu’on… que même dans les difficultés, on reste un bon ménage, quoi hein. Ça c’est un enrichissement ». Mais, ailleurs, perce l’inquiétude quant aux sentiments de son mari à son égard : elle a constaté qu’avec elle, il est de plus en plus replié sur lui-même, demandant à ce qu’elle le laisse tranquille alors qu’à l’accueil de jour, il se montre gai et ouvert. Les propos de Mme Potier illustrent ainsi un possible basculement de l’aide-engagement vers l’aide-altération : l’engagement, qui fait sens au nom du lien conjugal, risque de perdre sa signification si la qualité du lien est mise en question, laissant alors à nu la pénibilité de l’aide et faisant apparaître la situation comme une destruction de ce qui faisait sens jusqu’alors.

L’aide-satisfaction

Dans l’aide-satisfaction, enfin, l’aide est vécue comme une activité gratifiante car elle permet d’apporter un certain mieux-être à une personne chère, de profiter – encore un peu – de sa présence, ou parce qu’elle procure la satisfaction de faire son devoir. L’aidant insiste ici sur l’équilibre de son existence actuelle, équilibre qui repose principalement sur des « supports » (Martuccelli, 2002) qu’il trouve dans d’autres sphères de la vie sociale que celle de sa relation avec son parent âgé : sa vie familiale avec son conjoint, ses enfants et petits-enfants ; son activité professionnelle ; les divers engagements qui occupent sa vie de retraité « actif ». Son rôle d’aidant reste donc périphérique par rapport à ce qui est au coeur de son existence. Ce caractère annexe est d’autant plus marqué que l’investissement temporel demeure limité, soit parce que l’aide demandée reste légère, soit parce qu’une grande partie se trouve déléguée aux services gérontologiques. Le vécu positif de la situation ne peut donc être dissocié de la place secondaire que l’aide occupe dans le quotidien.

Fils unique, M. Edmond, un ancien ingénieur âgé de 67 ans, s’occupe de sa mère. Celle-ci, une ancienne commerçante âgée de 93  ans et veuve depuis de nombreuses années, a été amputée d’une jambe, a fait plusieurs attaques cérébrales et connaît des problèmes auditifs et oculaires. S’il est le tuteur légal de sa mère et s’il assure un rôle de supervision des différents professionnels qui interviennent chez elle, M. Edmond n’effectue pas par lui-même les tâches domestiques et de soin : les repas sont livrés le midi par les services municipaux et préparés, le soir, par l’aide à domicile, qui assure aussi le ménage et la vaisselle ; l’aide soignante fait, chaque jour, la toilette de sa mère. Cette importante délégation et le fait qu’il peut compter sur une aide à domicile capable de le remplacer pour la coordination permettent à M. Edmond de s’absenter trois mois par an. Il considère qu’entre lui et sa mère, « c’est d’abord une relation affective », et la situation actuelle lui paraît tout à fait positive : « J’ai un équilibre de vie qui fait que ça me pose aucun problème » déclare-t-il, ajoutant qu’il le vit « parfaitement ».

M. Albert est âgé de 34 ans ; il est marié, a deux enfants et exerce comme cadre commercial (actuellement au chômage). Sa mère est décédée et c’est lui qui s’occupe de sa grand-mère, âgée de 95 ans, une ancienne commerçante, atteinte de la maladie d’Alzheimer ainsi que d’incontinence et de perte de mobilité, et qui vit dans un appartement situé dans un foyer-logement. Il s’occupe de ses comptes, des démarches administratives, et il lui rend visite tous les 10 à 15 jours (il vit à une vingtaine de kilomètres). Ce qui émerge de ses propos est la satisfaction qu’il éprouve d’aider ainsi sa grand-mère : « C’est enrichissant parce que justement, ben les… y’a certains liens qui se renforcent avec elle. Euh… puis bon pour ma satisfaction personnelle, je serai content, même quand elle sera plus là, de m’en être occupé pendant quelques années et à mon rythme quoi. Oui, c’est quand même un enrichissement personnel […] Bah moi ça me satisfait de voir que j’ai pu être utile. C’est ça ». S’il lui arrive de devoir se déplacer en urgence, son investissement temporel reste donc limité et il parvient d’autant mieux à gérer, sur le plan émotionnel, la confrontation avec la dégradation physique et psychique de sa grand-mère que sa vie est ailleurs, auprès de sa compagne et de ses deux enfants.

Conclusion

Il est certain que s’occuper d’un parent âgé peut être une activité extrêmement lourde et difficile, que certains proches s’y épuisent et que les dispositifs d’aide aux aidants et de répit peuvent constituer un utile secours. Pour autant, la notion de burden n’est pas satisfaisante, car, en se focalisant sur les seules conséquences négatives de l’aide, elle renforce la représentation de la vieillesse comme problème tout en occultant la diversité des expériences vécues par ceux qui s’occupent d’un proche âgé. C’est l’intérêt de la typologie présentée dans cet article que de décrire cette diversité et de montrer que, si l’aide-altération est marquée par la souffrance et l’aide-contraintes par la pénibilité, l’aide-satisfaction et l’aide-engagement correspondent à des situations mieux vécues, la première parce que les tâches effectuées restent modestes, la seconde parce que la perpétuation de la relation avec la personne aidée devient une – sinon la principale – raison de vivre. Sur la base de cette typologie, trois observations complémentaires peuvent être esquissées.

Tout d’abord, on peut noter que ces expériences de l’aide présentent des affinités avec le type de lien familial entre l’aidant et la personne aidée. En effet, même si l’on retrouve des enfants dans les quatre cases de la typologie, ce sont eux qui connaissent principalement l’aide-satisfaction ou l’aide-contraintes, alors que les conjoints paraissent plus enclins à vivre la situation sur le mode de l’altération et, surtout, de l’engagement. Aux yeux des conjoints bien plus que des enfants, le soutien qu’ils assurent semble aller de soi, relever de la nature même de la relation, au point que ce que l’on appelle communément « relation d’aide » apparaît d’abord comme la continuation d’une relation de couple commencée depuis de longues années. Aussi notre étude conduit-elle, à l’instar d’autres travaux[8] (Paquet, 1999 ; Pennec, 1999 ; Membrado et al., 2005), à souligner la différence entre ces deux catégories d’aidants, différence que la notion trop générale d’« aidants familiaux » empêche de reconnaître.

Il est également intéressant de signaler que, parmi les conjoints, plusieurs hommes sont très fortement investis dans l’accompagnement de leur épouse. Le fait peut sembler, à première vue, surprenant, de nombreuses études ayant documenté la différence d’engagement entre les hommes et les femmes dans l’aide aux proches âgés et mis l’accent sur la moindre participation des hommes (Pennec, 1999). Même si notre échantillon est limité, ce constat fait cependant écho aux observations d’autres recherches, qui ont montré combien l’investissement des conjoints masculins pouvait être intense (Rose et Bruce, 1995 ; Ribeiro et Paul, 2008 ; Petite et Weber, 2006)[9].

Enfin, l’analyse typologique proposée mériterait d’être complétée par une étude attentive aux évolutions de l’expérience de l’aide. Cette expérience, sensible aux variations conjoncturelles, peut, en effet, être marquée par des hauts et des bas, certaines circonstances (par exemple, un problème rencontré ou résolu dans un autre domaine de l’existence) pouvant changer le regard porté sur la situation. De plus, lorsqu’elle se prolonge dans le temps, et notamment lorsque l’état de santé de la personne aidée se dégrade, l’expérience des aidants peut également se transformer. Par exemple, une situation considérée comme légère, maîtrisée et gratifiante est susceptible d’être réinterprétée en termes d’aide-contraintes lorsque l’aide devient plus lourde et qu’il faut soi-même l’assumer. Souvenons-nous également de Mme Potier, pour qui l’aide-engagement paraissait sur le point de céder la place à une aide-altération. On peut d’ailleurs noter que le devenir de la relation se trouve envisagé de manière différente selon l’expérience actuelle de l’aide. Ainsi, l’expérience de l’aide-engagement amène plutôt à refuser de se projeter dans l’avenir ou à considérer que les choses vont « continuer ainsi » alors que l’aide-contraintes conduit plus volontiers à envisager le placement en institution de la personne aidée (souvent à travers l’évocation d’un « seuil » – l’incontinence, par exemple – à partir duquel le placement deviendra nécessaire). Dans l’aide-altération, marquée à la fois par la grande affection portée à son parent et par la souffrance ressentie, une entrée en établissement peut également être évoquée, mais avec beaucoup plus de réticences et de culpabilité. Quant à ceux dont l’expérience est marquée par la satisfaction, ils tendent à considérer qu’en cas de besoin, il leur sera toujours possible de faire davantage appel aux services professionnels.