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Syrine et Hamza sont originaires d’Algérie, mais vivent maintenant au Québec. Comme dans beaucoup de jeunes familles immigrantes – catégorie favorisée par les politiques canadienne et québécoise en matière d’immigration et d’intégration – leurs enfants sont nés au Québec. Événement significatif dans le cours d’une vie, la naissance est aussi, pour les nouveaux immigrants, un événement souvent vécu loin des proches et des réseaux de soutien habituels. Myriem et Karim, originaires du Maroc, ont également vu naître leur enfant en sol québécois, mais l’événement tant attendu a été marqué par la grande douleur d’apprendre qu’il était atteint d’une maladie incurable. En l’absence physique du réseau familial élargi, ils ont dû composer avec la maladie et la mort de leur enfant du mieux possible en bricolant avec toutes sortes de ressources de soutien au Québec. La maladie et le deuil d’un proche ont également marqué le parcours migratoire de Leyla, Tunisienne d’origine. Déjà installée au Québec lorsqu’elle a appris la maladie de son père, elle est retournée au pays pour lui apporter des soins durant sa dernière année de vie. Elle appelle « l’année blanche » cette période où son projet migratoire a été mis en suspens.

Ces trois histoires sont uniques, mais les personnes qui les vivent ont en commun d’être immigrants récents au Québec, d’être confrontés à des événements significatifs du cycle de vie et de devoir composer avec ces événements sans la présence immédiate de leurs réseaux de soutien habituels. Ces personnes figurent parmi une vingtaine de familles maghrébines que nous avons rencontrées au cours d’une recherche portant sur les parcours d’insertion de jeunes familles immigrantes au Québec[1]. L’objectif général du projet était d’explorer la façon dont les capitaux familiaux sont mis à contribution dans le processus d’établissement dans un nouveau pays. Parmi les sous-objectifs, et en lien avec le présent article, nous nous sommes interrogées plus spécifiquement sur le rôle des réseaux transnationaux et locaux – soit les réseaux constitués de proches dispersés géographiquement et ceux développés en contexte migratoire – pour soutenir les familles à trois moments clés du cycle de vie, notamment la naissance, la maladie et la mort. Étant donné l’étape à laquelle elles sont rendues dans le cycle de vie, les familles rencontrées vivent souvent la naissance de leurs enfants au Québec, tout comme d’autres événements liés à la santé. Elles sont aussi à l’étape de vie où elles sont confrontées au vieillissement de leurs propres parents qui, le plus souvent, sont restés dans le pays d’origine. Ces événements du cycle de vie font donc partie de leurs univers et elles doivent souvent composer avec ceux-ci en l’absence de leurs réseaux de proches. En contexte migratoire, ces familles sont donc amenées à faire appel à de nouvelles ressources et stratégies pour gérer les événements de la naissance, de la maladie et de la mort. Dans le présent article, nous examinons l’interface entre les liens transnationaux et locaux ainsi que leurs rôles respectifs dans la gestion de ces événements. L’argument sera précédé par une brève revue de la littérature existante sur la santé, et la migration et par quelques considérations théoriques et méthodologiques.

Santé, migration et accessibilité aux ressources

Bien que la santé et le bien-être forment une partie intégrante de la vie des familles immigrantes, ils occupent relativement peu de place dans la littérature portant sur l’immigration et les phénomènes migratoires. Pourtant, tout comme les domaines plus étudiés tels l’éducation ou le travail, le domaine de la santé joue un rôle important pour favoriser l’insertion dans un nouveau pays.

Certains travaux explorent les liens entre la culture et la santé chez les personnes immigrantes, proposant diverses façons de concevoir le corps et la maladie selon la culture d’origine des personnes et des méthodes traditionnelles de traitement (par exemple : vaudou, guérisseurs, plantes médicinales, acupuncture, rituels spirituels) (Waxler-Morrison et al., 1990 ; Spector, 1996). Bien que cette vision de la spécificité culturelle prédomine encore dans certains milieux, des travaux plus récents proposent une lecture plus critique du lien entre la culture et la santé. Sans nier l’intérêt pour les savoirs et pratiques traditionnels, les auteurs soulignent le risque de les caricaturer en les présentant comme figés dans le temps et l’espace. Ils proposent une lecture plus dynamique qui reconnaît la multiplicité des facteurs pouvant influer sur les représentations de la maladie et des soins, tels les statuts socioéconomique ou professionnel, l’appartenance régionale, les allégeances sociales et politiques, l’âge, le sexe ou encore l’expérience de migration (Roy et Montgomery, 2003 ; Kanouté et al., 2007 ; Cognet et Montgomery, 2007 ; Legault et Rachédi, 2009). Suivant cette perspective, s’interroger sur la gestion des événements que sont la naissance, la maladie et la mort chez les familles maghrébines ne peut se faire en se basant sur un modèle homogène de comportements prédéterminés, mais doit plutôt mettre en relation les événements liés à la santé et les trajectoires de vie des familles rencontrées.

Un autre ensemble de textes explore les liens entre la migration et la santé du point de vue de l’état de santé des nouveaux immigrants. De façon générale, ils suggèrent que l’état de santé des nouveaux immigrants est meilleur à leur arrivée au pays que celui de la population dans son ensemble, notamment en raison de saines habitudes de vie (par ex. habitudes alimentaires, non-tabagisme) et du processus de sélection qui priorise les immigrants aptes à contribuer à la vitalité du pays. L’analyse longitudinale des mêmes données montre cependant que cet avantage tend à diminuer avec le temps, l’état de santé des immigrants rejoignant les taux observés dans la population générale après quelques années d’établissement au pays (Chen et al., 1996 ; Pérez, 2002 ; Ng et al., 2005). Plusieurs facteurs sont invoqués afin d’expliquer ce déclin, notamment la précarité des conditions de vie, l’exclusion sociale, le genre et l’isolement. Nous avançons que l’insertion dans des réseaux de soutien – tant transnationaux que locaux – peut contribuer à pallier la précarité des familles et, ce faisant à favoriser leur bien-être.

L’accessibilité aux services a également été abordée dans plusieurs études québécoises et canadiennes. De façon générale, on avance que les personnes immigrantes tendent à sous-utiliser les services sociaux et de santé comparativement à l’ensemble de la population (Chevalier et Gravel, 2002 ; Health Canada, 1999). Les barrières linguistiques, la méconnaissance des ressources existantes et du fonctionnement du système de santé, les statuts d’immigration et les pratiques discriminatoires figurent parmi les principales barrières d’accès reconnues (McAll et al., 1997 ; Gravel et Battaglini, 2000 ; Oxman-Martinez et Hanley, 2007). Si cette littérature nous renseigne sur l’utilisation des ressources formelles de soins, elle nous informe moins sur le recours à d’autres types de ressources comme les réseaux transnationaux et locaux qui font l’objet de la présente étude.

Liens transnationaux et cycle de vie : vers un cadre conceptuel

La mondialisation, la multiplication des moyens de communication et l’efficacité des modes de transport permettent non seulement le maintien des réseaux à travers les frontières nationales, mais aussi la constitution de nouvelles formes de réseautage virtuelles (téléphone, courriel, Skype, Facebook, Twitter, etc.) ou physiques (déplacements pour vacances, soutien ou urgences). Les activités transnationales liées aux soins sont encore très peu explorées dans la littérature, bien qu’on retrouve certaines exceptions. Dans une étude réalisée auprès de femmes guatémaltèques aux États-Unis portant sur les traitements médicaux, Menjivar (2002) a observé le recours par ces personnes à des réseaux transnationaux pour obtenir des soins. Toutefois, alors que les femmes y apparaissent comme les principales actrices de ces réseaux, nos travaux montrent que les hommes peuvent aussi en être les instigateurs (Le Gall et Cassan, 2008 ; Le Gall, Montgomery et Cassan, 2009). Krause (2008) examine comment le statut légal, les réseaux transnationaux et la religion peuvent se combiner dans les pratiques de santé de Ghanéens vivant à Londres et montre l’aspect transnational que ces pratiques peuvent revêtir (incluant l’argent, la médecine et les prières). Plus récemment, Tarrius (2010) souligne comment certains travailleurs, notamment marocains, « transmigrants-migrants nomades » utilisent le téléphone mobile et Internet pour des transactions destinées à mettre en place une stratégie de soins qui concerne à la fois les médecins « circulants » et les médicaments.

Si le rôle des réseaux familiaux dans le processus migratoire est connu depuis longtemps (Boyd, 1989), celui des réseaux familiaux transnationaux dans l’insertion des migrants l’est beaucoup moins. Même si tous les migrants ne peuvent compter sur la présence de parents dans le pays de résidence, la famille élargie peut continuer de jouer un rôle déterminant dans plusieurs aspects de leur vie quotidienne (Vatz Laaroussi, 2009 ; Le Gall, 2002). Les relations familiales transnationales offrent également aux migrants la possibilité de se maintenir en bonne santé ou de faire face à la maladie grâce à la dispensation de soins ou à la transmission de conseils, de pratiques ou d’un ensemble de règles (Le Gall et Montgomery, soumis).

Alors que mobilité transnationale et processus d’insertion ont au départ été perçus comme contradictoires ou mutuellement exclusifs, de plus en plus d’auteurs insistent au contraire sur l’articulation entre ces deux dimensions, lesquelles peuvent se produire en même temps et même se renforcer l’une l’autre. Pour rendre compte de ces interrelations, Levitt et Glick-Schiller (2004) ont développé la notion de simultanéité. À travers cette notion, elles montrent comment l’insertion des migrants dans le pays hôte et le développement de liens transnationaux entretenus avec le pays d’origine, avec les membres d’une famille dispersée dans le monde ou encore avec des personnes qui partagent une même identité ethnique ou religieuse peuvent se produire en même temps et même se renforcer l’un l’autre. Au cours des récentes années, d’autres auteurs ont tenté de clarifier la relation entre eux en montrant leur complémentarité (Kivisto, 2001 ; Morawska, 2002 ; Koopmans et Statham, 2002). Ces études ont tenté de saisir en quoi les liens transnationaux influencent les processus d’insertion ou sont influencés par eux, tout en essayant de comprendre les éléments qui peuvent modifier les formes et l’intensité du transnationalisme. Elles soulignent que ces caractéristiques dépendent des différents contextes que les migrants traversent, mais également de facteurs liés au groupe, comme sa taille et ses modes d’insertion, ou encore d’autres éléments tels que la classe sociale, le genre, le stade dans le cycle de vie, l’accès à la technologie et même la distance.

Parmi ces travaux, nous retenons en particulier ceux de Levitt (2002). Dans une recherche sur divers groupes à Boston, cette dernière montre qu’un nombre croissant de migrants « conservent un pied dans les deux mondes », mais que les formes particulières de leur intégration à la société américaine et de leurs engagements transnationaux varient en fonction de leur statut socio-économique et du stade de vie que traversent ces personnes, et également de leur participation aux institutions locales. Ainsi, les réseaux transnationaux se mobilisent à certains moments plus qu’à d’autres. C’est que les circonstances et les aléas de l’existence, tout comme les étapes clés du cycle de vie (naissance, inscription de l’enfant dans la communauté, début des relations amoureuses, mariage, ménopause, grand-parentalité et fin de vie), exercent une influence sur le rythme des pratiques transnationales (Le Gall, 2009, 2010 ; Ghergel et Le Gall, 2010 ; Levitt, 2002 ; Smith, 2002). Ainsi, la fréquence des liens augmente à l’occasion de certains événements familiaux ou encore lorsqu’un membre de la famille traverse des moments difficiles, comme un divorce ou des problèmes de santé. Comme le note Smith : « Transnational activities do not remain constant across the life cycle. Instead, they ebb and flow at different stages, varying with the demands of work, school, and family » (2002 : 139).

Les études sur les familles contemporaines indiquent qu’en plus de la distance, les circonstances et les aléas de l’existence exercent également une influence sur les pratiques d’entraide, tout comme le milieu social, la structure démographique de la famille, sa géographie, ainsi que les normes et les valeurs partagées (Attias-Donfut et al., 2002). Selon Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, les services échangés dans les familles sont liés à l’évolution du cycle familial alors que « la survenue d’événements familiaux [activent ou suppriment] certains types d’aide » (2002 : 102-103). C’est que les solidarités fonctionnent en priorité sur le principe du besoin. Ainsi, l’entraide familiale est particulièrement mobilisée lorsqu’un membre de la famille traverse des moments difficiles. La naissance d’un enfant, les difficultés d’insertion professionnelle, la garde d’enfants, le divorce, un problème de santé ou encore le deuil sont autant d’exemples d’événements susceptibles de mobiliser les soutiens dans la famille.

Si on peut penser que les réseaux familiaux entre le pays hôte et le pays d’origine, ou un autre pays, se mobilisent à certains moments plus qu’à d’autres, l’impact des moments-clés du cycle de vie et des circonstances de l’existence est pourtant très peu étudié dans les recherches (Ghergel et Le Gall, 2010). Pourtant, l’arrivée d’un enfant peut dynamiser les échanges à travers les frontières (Fortin et Le Gall, 2007). De même, pour les migrants, les périodes de deuil ou de maladie d’un parent sont également des moments privilégiés pour renouer les contacts avec la famille (Olazabal et al., 2010). De telles circonstances précipitent parfois les voyages au pays. De plus, le bien-être des parents âgés ou la possibilité d’en prendre soin à distance peut influencer les projets d’avenir des migrants. Dans la présente analyse, nous voulons approfondir cette lecture initiale à partir d’entrevues menées auprès de familles maghrébines. Nous nous intéressons plus particulièrement à la façon dont ces familles combinent un ensemble de ressources en matière de santé, puisant dans les liens à la fois locaux et transnationaux.

Méthodologie

On compte une présence importante d’immigrants maghrébins au Québec. Pour la période 2001-2005, le Maroc et l’Algérie se classaient respectivement aux 2e et 4e rangs des pays de naissance des nouveaux arrivants, tandis qu’un plus petit nombre provenait de Tunisie (MICC, 2006). De façon générale, il s’agit d’un profil d’immigration priorisé par les politiques d’immigration québécoise et canadienne, la majorité des ressortissants étant hautement scolarisés, francophiles et en âge de fonder une famille. Au cours du projet, nous avons eu le privilège de travailler étroitement avec vingt familles provenant d’Algérie (7), du Maroc (9) et de Tunisie (4). À l’image de la migration maghrébine au Québec, nous nous intéressions surtout aux familles avec de jeunes enfants ayant immigré depuis moins de dix ans.

Les familles ont été recrutées principalement par la méthode « boule de neige » (Biernacki et al., 1981), bien que quelques familles nous aient été signalées par le biais d’associations regroupant des personnes d’origine maghrébine. Huit récits ont été construits avec des couples, onze avec des femmes et un avec un homme. Les récits ont été menés dans le cadre de l’approche biographique du roman familial. Plus spécifiquement, cette approche invite les participants à raconter leurs parcours individuels et familiaux à la façon d’un « roman » ; c’est-à-dire à partir d’un récit subjectif structuré autour de divers fragments de leurs expériences de vie auquel peuvent s’ajouter d’autres types de supports jugés significatifs pour les familles (photos, dessins, poésie, objets, anecdotes) (Montgomery et al., 2009b ; de Gaulejac, 1999 ; Poupard et al., 2002 ; Rhéaume et al., 1996). Chaque famille a été rencontrée à deux ou trois reprises, pour un total de six à huit heures de narration, ce qui a permis d’élaborer des récits en profondeur. Les questions relatives au cycle de vie ont été traitées surtout dans la partie portant sur le projet migratoire et le processus d’établissement[2]. Dans cette partie, les participants ont été amenés à parler de la présence et du rôle de leurs réseaux de soutien, à la fois local et transnational, en lien avec un certain nombre d’événements significatifs, tels le mariage, la naissance, le deuil, la maladie, l’installation au Québec et la recherche d’emploi.

Vivre la naissance d’un enfant au Québec : mobilisation des réseaux transnationaux et locaux

Étant donné l’étape du cycle de vie des participants, la plupart des événements du cycle de vie présentés dans les récits tournent autour des naissances et des soins pré- et postnataux. Parmi les vingt familles rencontrées, seize ont vécu la naissance d’au moins un enfant au Québec, d’autres enfants parfois étant nés dans le pays d’origine ou dans d’autres pays de transit. La venue d’un nouveau bébé constitue toujours un moment d’apprentissage nécessitant le développement de nouvelles habiletés et façons de faire. Habituellement, ce sont les mères des nouvelles mamans ou d’autres femmes dans le réseau élargi qui constituent la première référence en la matière. Cette transmission de mère en fille se trouve perturbée en contexte migratoire lorsque le groupe familial est dispersé géographiquement. Comme le suggèrent Nedjma et Zinedine, « parce que les premiers temps on était vraiment comme perdus. Ah ! Il n’y a pas les mamans, on est perdus ! »

Parmi les familles rencontrées, neuf ont pu bénéficier de la présence de leurs mères ou belles-mères venues du pays d’origine pour les accompagner lors des périodes pré- ou post-natales. Farida a fait appel à sa mère pour la soutenir lors d’un événement qu’elle qualifie d’« invivable », soit l’arrêt de grossesse suivant la détection d’une anomalie du foetus : « C’est sûr que je l’ai dit à ma mère, elle est venue en courant, la pauvre. […] Donc elle est venue, j’ai été à l’hôpital pour faire l’arrêt de grossesse, elle est venue le lendemain, elle était là. Elle était là. Parce que quand même c’est un gros truc, ça… » (Farida). Quelques années plus tard, sa mère est revenue dans des circonstances plus heureuses, à la suite de la naissance d’un autre enfant. Pour les autres familles, l’accompagnement s’est déroulé plutôt au moment de la période des relevailles, la durée des visites variant entre quinze jours et trois mois. Parmi les formes d’aide apportées aux nouvelles mamans, on compte les conseils relatifs aux soins du nourrisson, l’initiation à l’allaitement, les changements de couches, les bains, la préparation de nourriture et le gardiennage. La mère de Leyla lui faisait le cadeau de se lever la nuit pour donner le biberon au bébé afin de la laisser dormir le plus longtemps possible. Enceinte d’un deuxième enfant au moment de l’entrevue, Leyla attendait l’arrivée de sa mère à nouveau et a proposé sur un ton humoristique que « c’est ça qui m’a encouragée à faire, six mois après, un autre bébé » ! Syrine a également compté sur l’aide précieuse de sa mère à la naissance de son premier enfant. Lorsque celle-ci est repartie deux mois plus tard, Syrine a décidé de la suivre en Algérie afin de bénéficier des bons soins quelques mois de plus, ce qui montre bien la grande mobilité des familles transnationales.

Si la présence des mères au moment des naissances est souhaitée par la plupart des familles rencontrées, le cas de Néjiba rappelle que les relations familiales ne favorisent pas toujours des liens d’entraide. Dans le passage suivant, elle décrit notamment le refus de ses parents de venir au moment de la naissance de ses enfants :

[…] Je me rappelle quand j’allais accoucher de [ma fille], puis je pleurais, j’ai dit : « Papa ! J’ai besoin d’argent », j’avais appelé, et tout. Et lui, il me dit [qu’]il allait à [tel] endroit, tu sais, pour faire de la plongée sous-marine. Et c’est ça, il était fâché… C’est pour ça que je me suis disputée avec ma mère, je lui ai dit : « Vous n’avez pas honte ! Nous on est dans la misère ! Moi, j’accouche, et tout. » Il me dit : « Moi, non, j’ai à faire. » Puis bon, ils ne voulaient pas venir, parce qu’ils avaient des choses à faire, ils étaient occupés. Il m’a dit : « Mais tant pis pour vous ! »

Néjiba

D’autres familles participantes auraient aimé obtenir l’aide de leurs mères ou belles-mères, mais ce n’était pas possible en raison de divers facteurs, tels le coût des billets, la distance géographique, la difficulté d’obtenir des visas de visite et la maladie. En l’absence physique de la famille élargie, les réseaux locaux d’amis jouent souvent un rôle compensatoire. Parmi les familles rencontrées, huit ont pu compter de façon importante sur leurs réseaux d’amis, composés largement de compatriotes, pour des conseils et de l’information concernant la grossesse et les ressources pour femmes enceintes, l’emprunt ou l’achat d’articles pour le nouveau-né, l’organisation de fêtes autour de la naissance, le gardiennage, le prêt d’auto ou le service de « chauffeur » pour les rendez-vous de suivi de grossesse ou pour l’accouchement et la préparation de nourriture. Nedjma et Zinedine décrivent leur réseau d’amis comme une « deuxième famille » :

Oui, oui, c’est tout le monde. Tout le monde qui appelle. À la naissance, c’est sûr que tout le monde me visite à l’hôpital, m’a visitée à l’hôpital, donc on s’échange des visites à l’hôpital. Quand on a besoin, mon mari était en déplacement, on allait passer pour aller chercher le petit, c’est tout le monde qui m’appelait pour me demander des nouvelles, pour voir si je manque de quoi que ce soit. Parce que c’est tout le monde qui propose, c’est une aide morale, et aussi c’est un soutien moral et physique. Quand je parle physique, c’est tout ce qui est financier. Donc c’est sûr qu’ils sont là, c’est un support vraiment… […] C’est important, c’est comme notre réseau de famille. C’est notre deuxième famille ici.

Nedjma et Zinedine

C’est aussi par le biais des réseaux d’amis que se manifeste une autre forme de lien transnational, soit la participation au maintien de certaines traditions ou de rituels entourant la naissance qui rappellent les façons de faire dans le pays d’origine. Yasmine et Rafiq, par exemple, racontent les rites entourant la naissance de l’enfant d’un neveu vivant à Montréal. Gâteaux et mets traditionnels étaient de la fête, les invités étaient habillés en tenues traditionnelles et les hommes ont quitté les lieux pour permettre aux femmes d’enlever leur voile et de danser. Cette fête à Montréal leur rappelait les fêtes organisées pour la naissance de leurs propres enfants au Maroc : « pendant la naissance, tu sais, c’est l’alerte générale (rire). Tout le monde se mobilise, tout le monde est là, on n’arrête pas de recevoir des visites de plusieurs personnes par jour. Et c’est les préparatifs, c’est la famille qui prépare, tu sais tout ce qu’il faut pour le septième jour, parce que normalement on le fête le septième jour. » (Yasmine et Rafiq) Abbas et Amina décrivent aussi la fête organisée pour la naissance de leur fille à Montréal : « Ils sont venus. […] Oui, c’était pour… surtout la présence familiale, etc. Ils ont préparé des gâteaux marocains, ils ont essayé de faire une petite ambiance de fête. Pas de fête mais juste une petite ambiance. Tu vois le couscous de la naissance. Du lait avec les dattes. Et puis une musique de fête. » (Abbas et Amina)

Tout comme les réseaux de compatriotes, les ressources communautaires jouent un important rôle compensatoire auprès des familles n’ayant pas de soutien familial, comme le suggère le cas de Syrine et Hamza. Si le couple a pu profiter du soutien de la mère de Syrine lors de la naissance de leur premier enfant, l’obtention d’un visa a posé obstacle à son retour au moment d’une deuxième naissance. Durant cette période, Syrine s’est sentie « dépassée » et a beaucoup regretté l’absence de sa mère : « Tu vois, j’aurais aimé avoir ma mère avec moi. » Des contacts téléphoniques fréquents avec sa mère au pays d’origine et avec un frère vivant aux États-Unis ont pallié un peu l’absence physique, mais le sentiment d’isolement était très fort. Le soutien transnational s’est manifesté de façon particulièrement marquante lorsque le frère de Syrine lui a acheté un billet d’avion pour qu’elle vienne chez lui se reposer pendant quelques semaines. Au Québec, l’absence immédiate de la famille a également été compensée par la mobilisation impressionnante de plusieurs autres types de ressources. Du côté du réseau formel de la santé, elle a bénéficié d’un suivi approfondi de la part d’un médecin et d’un travailleur social, mais c’est du côté des ressources communautaires qu’elle a trouvé sa plus grande source de soutien. Un organisme en particulier, dont le mandat est d’aider les nouvelles mères, a agi comme ressource pivot pour la diriger vers plusieurs autres ressources complémentaires. Ainsi, elle a pu profiter de séances d’information, de conseils sur ses droits comme femme enceinte, de l’accompagnement au moment de l’accouchement, de visites à domicile effectuées par des mères bénévoles et du répit offert par un organisme de « grands-mères ». De façon rétrospective, elle constate que ces ressources ont compensé en quelque sorte l’absence familiale : « J’ai trouvé beaucoup d’aide à côté, je ne peux pas me plaindre tout le temps, quand même, mais j’ai eu de l’aide. Ce n’est pas de l’aide familiale, de la famille. […] Mais ça remplace, comme tu dis. » (Syrine)

D’autres familles ont dû composer avec très peu de ressources de soutien lors des relevailles. Lina a beaucoup souffert de l’absence de sa mère à la suite de la naissance de son deuxième enfant. Même si son conjoint l’aidait, son emploi était très précaire et il ne pouvait pas se permettre de prendre des journées de congé. Lorsque Lina est tombée malade peu de temps après la naissance, c’est une amie qui a gardé les enfants pendant qu’elle était à l’hôpital. À l’exception de la période d’hospitalisation, elle s’est sentie plutôt seule : « J’ai souffert. Les trois premiers mois, ça a été affreux. » (Lina) Latifa s’est également sentie très seule lors de la naissance de son enfant. Sa mère, qui réside à Paris, était malade et n’était pas en mesure de voyager. Tout comme Lina, le conjoint de Latifa ne pouvait pas s’absenter souvent du travail pour l’aider. Dans le passage suivant, elle raconte la période de l’hospitalisation et son sentiment d’isolement :

Mais on a passé sept jours terribles à l’hôpital parce qu’il n’y avait personne qui venait me voir. Sauf l’ami, le cousin et l’ami qui sont venus nous voir mais ils sont restés avec moi cinq minutes et après ils sont partis. Et le, le, le comble, j’étais dans une chambre double et […] il y avait plein de monde qui rentrait chez eux hein ! Et moi j’étais toute seule dans mon coin. Je ne l’espère pas même à mon propre ennemi, cette situation-là. […] J’aurais bien aimé avoir quelqu’un de très proche à côté de moi et me dire que tout se passera bien. Mais il a fallu que je parle plus à une voix intérieure et dire ça va bien se passer. [Int : Qui tu aurais aimé qui soit là, par exemple ?] Ma mère ! Mais ma mère, à cette époque-là, elle était en France en train de se soigner. Tu ne peux pas l’obliger à venir. […] [Mon mari] il travaillait, oui, il venait me soutenir, mais il aurait fallu une présence plus profonde. Quelqu’un de très signifiant mais… elle n’était pas là !

Latifa

Les histoires de Lina et Latifa révèlent la grande vulnérabilité de certaines familles immigrantes durant la période postnatale où l’absence de réseaux de soutien – transnationaux et locaux – s’ajoute à la précarité des conditions de vie qui font en sorte qu’elles se trouvent toujours en mode « survie » et sans répit. S’instaure alors un cercle vicieux où l’isolement et la précarité se renforcent mutuellement, créant ainsi des conditions néfastes pour le bien-être des familles.

Vivre la maladie ou le décès loin du réseau de proches

Si les naissances constituent l’événement de santé le plus fréquemment cité par les familles rencontrées, la maladie et la mort font aussi partie de leurs expériences de vie. Au-delà de simples rhumes ou d’infections mineures, cinq familles ont vécu des épisodes de santé plus significatifs depuis leur arrivée au Québec, allant des suites d’accidents à des états plus sérieux, comme des problèmes cardiaques et respiratoires, des cas d’épilepsie et de santé mentale. Outre ces événements survenus au Québec, les familles ont surtout été confrontées à la maladie et au décès de leurs propres parents ou d’autres proches vivant encore dans le pays d’origine. Tout comme les naissances, ces événements sont très chargés affectivement, et le fait de devoir les vivre loin des proches est éprouvant pour les familles. Comme le suggèrent Landalou et Lili, vivre la maladie ou le décès à distance, « ça tue ». Nedjma et Zinedine abondent dans le même sens en parlant du deuil : « C’est sûr que le deuil, il faut le vivre, mais c’est sûr que le vivre, il faut le vivre en famille, il faut le vivre avec l’entourage ».

Pour les familles rencontrées, les réseaux transnationaux sont relativement peu mobilisés pour des problématiques de santé mineures vécues au Québec. Exception faite de quelques conseils demandés au réseau transnational pour des remèdes traditionnels, ce sont plutôt des réseaux locaux qui sont mis à contribution la plupart du temps pour obtenir un soutien. Ainsi, les réseaux d’amis se concertent entre eux pour partager des informations relatives aux ressources disponibles et s’entraident pour offrir un soutien ponctuel (conseils, gardiennage, préparation de nourriture, transport). Comme le disent Nedjma et Zinedine, « les amis ! […] Dans les événements heureux et malheureux, ils sont là ». Leyla aussi décrit avec admiration une amie qui est toujours prête à aider : « Elle va être présente pour toi. Si, par exemple, pour un soutien moral, tu vas la trouver. C’est une personne que ça fait peut-être vingt ans qu’elle vit ici. Donc elle connaît un peu les réseaux. […] Elle se débrouille très, très, très bien. C’est une personne débrouillarde ». D’autres comptent surtout sur le voisinage immédiat. Yasmine et Rafiq, par exemple, racontent l’expérience de leur fille qui a perdu conscience après une chute accidentelle. Devant l’urgence de la situation, ils étaient pris au dépourvu : « Je ne savais pas quoi faire. Tu sais, je ne connaissais même pas le 911. Imagine ! » Elle a immédiatement frappé à la porte de sa voisine de palier qui lui a dit d’appeler le service téléphonique pour urgences médicales (communément appelé le « 9-1-1 » au Québec). D’autres personnes ont également tissé des liens étroits avec des personnes vivant à proximité sur lesquels ils disent pouvoir compter en cas d’urgence. Lorsqu’Amanda a fait une fausse couche, par exemple, c’est un couple habitant dans le même immeuble, avec lequel ils ont noué des liens d’amitié, qui ont pris soin de son autre enfant lorsqu’elle était hospitalisée.

La multiplication des sources de soutien, tant locales que transnationales, semble surtout importante lors d’événements majeurs de santé, comme le suggère le cas de Myriem et Karim. Peu après la naissance de leur enfant, ils ont appris que le bébé souffrait d’une malformation cardiaque, ce qui a provoqué une multitude de consultations et d’interventions chirurgicales. Myriem avait appelé sa mère en Algérie pour annoncer la naissance, mais elle hésitait à parler de la maladie de peur de les inquiéter. Seule sa soeur, vivant à Montréal, a été mise au courant dès le début. Ensuite, Myriem a annoncé la nouvelle à une cousine et à sa mère vivant en Algérie. La mauvaise nouvelle a vite fait le tour de la famille transnationale, tant en Algérie qu’en France et les appels téléphoniques se sont succédé, surtout de la part de sa mère avec qui elle parlait tous les jours : « Quand je lui ai dit, ma mère m’appelait quotidiennement : “Alors comment elle va ? Alors comment elle va ? Comment elle va ? Comment elle va ?”, des fois, je l’appelais, des fois, elle m’appelait. » (Myriem et Karim) Le soutien moral de la famille vivant à distance a été appuyé de façon plus concrète par le réseau local d’amis du couple à Montréal. La soeur de Myriem a joué un rôle de premier plan pour gérer la maison, la soutenir moralement, garder l’enfant aîné et cuisiner (Myriem affectionnait particulièrement ses crêpes arabes). Au fil des événements, Myriem a aussi développé une grande complicité avec une autre femme musulmane rencontrée à la mosquée, alors qu’elles étaient toutes les deux enceintes. Elles se sont retrouvées par la suite dans les corridors de l’hôpital où Myriem a appris que le fils de son amie souffrait également d’un problème cardiaque. Elles s’appelaient souvent et se rencontraient régulièrement à l’hôpital. Myriem a croisé son amie à l’hôpital le jour du décès du bébé. Elles ont pleuré ensemble et Myriem a fait le don à son amie de son lait qu’elle avait tiré et congelé. Ce geste était hautement symbolique pour Myriem, comme le suggère le passage suivant : « Chez nous, les musulmans, quelqu’un qui boit de ton lait, il devient comme ton enfant. […] C’est ça, les soeurs de lait, les frères de lait, donc je ne pouvais pas le laisser [le lait] à l’hôpital pour le donner à n’importe qui, et d’un coup, je me suis rappelée de son fils. […] donc son fils est devenu, c’est comme si c’était mon fils à moi aussi. » (Myriem et Karim)

Si perdre un bébé est déjà un événement douloureux, l’enterrer dans un pays encore étranger l’est davantage, d’autant plus que les rites de deuil et d’enterrement sont très différents en Algérie comparativement au Québec. Au Québec, le couple n’avait pas le droit d’amener le corps du bébé à la maison pour les rites funéraires, comme il l’aurait fait en Algérie ; et ils ont été déchirés par la décision de rapatrier le corps du bébé en Algérie ou de le faire enterrer au Québec. Finalement, la découverte d’un cimetière musulman près de Montréal leur a permis d’être en paix avec la décision d’enterrement au Québec. De plus, ils ont pu organiser les funérailles en continuité avec certaines traditions algériennes, notamment dans la préparation des plats, la procession rituelle réservée aux hommes et la collecte d’argent auprès des convives (qui, traditionnellement, sert à compenser certains frais reliés aux rites funérailles). L’argent amassé a servi à payer un billet d’avion à Myriem pour qu’elle puisse retourner en Algérie pour vivre son deuil parmi les siens. Dans ce cas, c’est la générosité du réseau local qui a permis la mobilité transnationale.

La mobilisation des liens transnationaux est surtout présente dans les familles qui ont dû faire face à la maladie ou au décès de leurs parents ou d’autres proches vivant encore dans le pays d’origine, ce qui a été le cas de neuf familles rencontrées. Pour ceux qui le peuvent, l’idéal consiste à retourner au pays d’origine afin de soutenir les proches de façon concrète. Le cas de Leyla, cité en introduction, en est une illustration. Lorsque son père est tombé malade et devait être opéré pour une tumeur, elle n’a pas hésité à acheter un billet d’avion pour retourner au pays, pour assister à l’opération et en prendre soin pendant sa dernière année de vie. Pour ce faire, elle a mis en suspens ses projets personnels, soit sa vie de couple, ses études et son projet migratoire : « Je voulais assister à l’opération parce qu’on se doutait qu’il allait mourir pendant l’opération. Donc, j’ai voyagé, j’ai assisté. […]. Moi, j’ai lâché mes études ici, j’ai fait une année blanche. » (Leyla)

Toutefois, la précarité des conditions de vie lors des premières années d’établissement dans un nouveau pays n’est pas toujours propice aux déplacements de longue durée. Néjiba, par exemple, suivait un stage de formation lorsqu’elle a appris la maladie de sa mère. Elle savait pertinemment qu’elle risquait de se faire expulser du programme si elle s’absentait trop longtemps et elle a fait un compromis. Elle est retournée en Tunisie deux semaines seulement et ses enfants et son conjoint sont restés auprès de sa mère afin de l’accompagner le plus longtemps possible. Néjiba a trouvé la situation très difficile à vivre : « Alors en pleurant on s’est quittées. Elle m’a dit : “C’est peut-être la dernière fois que tu me vois.” […] Donc je suis revenue ici … Écoute, je reviens ici, je me retrouve toute seule, en sachant que … et j’ai trouvé ça très difficile ».

Le cas d’Abbas et Amina illustre aussi la créativité des liens transnationaux lorsqu’il faut gérer à la fois une situation urgente dans le pays d’origine et les contraintes liées au projet migratoire. Abbas s’est occupé de son père malade pendant six mois avant d’immigrer au Québec. Lorsque ses papiers d’immigration sont arrivés, il était déchiré entre le devoir de s’occuper de son père malade et son projet migratoire. Son père l’a encouragé à choisir le projet migratoire : « Il m’a dit : “Écoute, mon fils, pars […]. De plus, si ce n’est que de me réconforter un petit peu, c’est une chose qu’on peut faire au téléphone, on peut se contacter, mais si tu vois que ton avenir est là-bas, vas-y, pars.” » Le téléphone et Internet sont donc devenus leurs principaux moyens de communication. À la naissance de leur fille, Abbas et Amina se sont servis de la Webcam pour présenter le bébé à son grand-père, qui était déjà très malade à ce moment-là. La description de ce contact virtuel est très émouvant : « Et puis, ils ont branché Internet sur la maison au Maroc, et puis, je la montrais [l’enfant] à mon père. Avec la caméra. Et puis, il la regardait, il voulait la toucher, il était très malade. Même moi, il m’a fait de la peine. Il avait envie de la voir, mais je ne pouvais pas. » Tout le monde aurait souhaité que la petite-fille et le grand-père puissent se rencontrer en personne, mais ce n’était pas possible. D’urgence, Abbas est retourné au Maroc trois semaines pour rester au chevet de son père, pendant que son frère, qui habite aussi au Québec, a aidé Amina avec le nouveau bébé. À la suite du retour d’Abbas au Québec, son frère est retourné au Maroc pour voir leur père une dernière fois avant qu’il ne meure. Abbas s’inquiète maintenant pour sa mère qui a perdu beaucoup d’autonomie depuis le décès du père et il maintient un contact fréquent avec sa soeur qui en prend soin, mais non sans un certain sens de culpabilité de ne pas pouvoir être présent à ses côtés.

Si les réseaux transnationaux servent surtout à maintenir des contacts, il arrive aussi qu’ils fassent défaut. C’était le cas de Nedjma et Zinedine qui ont découvert la maladie de la mère de Zinedine uniquement lorsqu’ils sont retournés au pays pour assister à un mariage. La famille avait hésité à leur annoncer la nouvelle pour ne pas les inquiéter. Le fait de ne pas avoir été au courant de la situation et de devoir vivre la maladie à distance par la suite a été particulièrement éprouvant pour le couple. Assia a vécu une situation similaire lors du décès subit de sa belle-soeur survenu dans le pays d’origine. C’est seulement trois jours après le décès qu’elle en a été informée, ce qui l’a peiné. Elle s’est sentie à la fois très seule et très loin et a imploré sa mère de l’aviser lors d’événements aussi importants : « Ça m’a fait très mal parce qu’on me l’a dit trois jours après ! […] Je l’ai dit à ma mère. Je lui ai dit que la prochaine fois qu’il y a quelque chose comme ça : “Appelle-moi au moment même où tu appelleras mon autre soeur qui est en Algérie” ». Ces exemples rappellent que la fréquence et l’intensité des liens transnationaux varient selon les circonstances.

Discussion

La naissance, la maladie et la mort sont des événements clés du cycle de vie. Qu’ils soient prévus ou imprévus, leur gestion peut être extrêmement déstabilisante, surtout en contexte de migration. Non seulement les familles doivent trouver et mobiliser des ressources de soutien appropriées, mais elles doivent aussi vivre ces moments loin de leurs proches qui sont dans le pays d’origine ou d’autres pays diasporiques. Nous nous intéressions tout particulièrement au rôle des réseaux transnationaux et locaux dans la gestion des événements liés à la santé. Tandis que la plupart des études se penchent sur l’une ou l’autre de ces formes de réseaux, nos analyses montrent plutôt que les deux fonctionnent en complémentarité. La fréquence et l’intensité du recours à ces réseaux sont façonnées à la fois par le stade de vie des familles rencontrées et par la spécificité de chacun des types d’événements du cycle de vie, soit la naissance, la maladie et la mort. Étant à l’âge de fonder une famille, leurs expériences en matière de santé sont surtout marquées par la naissance d’enfants, événement survenu dans le pays d’immigration pour plusieurs familles participantes. Bien qu’il y ait des exceptions, ces familles sont relativement peu touchées par des problématiques sérieuses de santé au Québec, encore une fois en raison de l’étape où elles se trouvent dans le cycle de vie. Leurs expériences de maladie et de décès sont plutôt vécues en lien à leurs parents ou d’autres proches demeurant pour la plupart dans le pays d’origine. Or, l’imbrication des liens transnationaux et locaux ne prend pas la même forme à chacun de ces moments.

Les liens transnationaux interviennent essentiellement de trois façons lors des moments du cycle de vie examinés. On note d’abord l’importance des déplacements géographiques, soit des visites de courte ou de longue durée, pour soutenir des proches aux moments critiques. La mobilité transnationale, dans ces cas, n’est pas unidirectionnelle, mais implique autant de voyages vers le pays d’immigration que vers le pays d’origine, et parfois même vers d’autres pays diasporiques. Pour les familles rencontrées, ce contact en face-à-face est celui qui permet le mieux de se soutenir ou se consoler pendant les événements significatifs du cycle de vie. Si les déplacements géographiques sont priorisés par les familles, pour ce qui est de la fréquence ce sont plutôt les technologies de communication qui constituent le principal vecteur pour le maintien des contacts, la circulation de conseils et la transmission de bonnes et de mauvaises nouvelles. La rapidité et le coût de plus en plus abordable de ces technologies font en sorte qu’ils sont facilement mobilisés en tout temps, mais on note une utilisation accrue lors des événements du cycle de vie examinés. Les outils électroniques permettant d’intégrer les dimensions audio et visuelle (Skype ou autres) ajoutent une plus-value à la communication transnationale, puisqu’ils permettent de voir et de parler avec les proches en temps réel. Finalement, le maintien ou l’adaptation de rites et de traditions autour des moments clés du cycle de vie – surtout la naissance et la mort – constituent une troisième forme de lien transnational mobilisé par les familles.

C’est autour de la naissance que les liens transnationaux se manifestent de façon plus marquante. Événement emblématique de la continuité familiale, la naissance constitue une période intense tant sur le plan du soutien pratique (soins au bébé, préparation de nourriture, gardiennage) que sur le plan de la transmission intergénérationnelle d’habiletés et de façons de faire (conseils, aide à l’allaitement). C’est à ce titre qu’on note une forte présence de mères ou d’autres proches venus du pays d’origine pour soutenir les nouvelles mamans durant la période des relevailles. Par contre, les liens transnationaux sont moins fréquents autour des épisodes de maladie survenus au Québec, pour la plupart plus ponctuels et n’ayant pas de conséquences sérieuses pour les jeunes familles (exception faite de la gravité des événements entourant le décès du bébé de Myriem). Finalement, les liens transnationaux s’intensifient lorsqu’il s’agit d’événements liés à la santé des parents vieillissants dans le pays d’origine, puisque ceux-ci comportent des conséquences plus sérieuses en matière de vie et de mort.

Si les liens transnationaux constituent une ressource privilégiée pour les familles aux trois moments du cycle de vie examinés, ils ne sont pas illimités. La précarité des conditions de vie dans les premières années d’établissement s’impose comme contrainte particulièrement importante pour certains types d’activités transnationales. L’impossibilité de payer les frais de voyage ou d’obtenir un visa de visite en raison de la précarité de leur propre statut migratoire, par exemple, constitue un frein important pour faire venir des parents lors de la période de relevailles. Aussi, les exigences d’un nouveau travail ou d’un programme de formation, ainsi que le fait d’être constamment en mode « survie », peuvent empêcher les individus de s’absenter du Québec pour accompagner un proche malade ou assister aux funérailles dans le pays d’origine. De tels obstacles, intimement liés à leur statut comme nouveaux immigrants, génèrent des sentiments d’isolement, de regret et de culpabilité du fait d’être si loin des proches lors de moments aussi chargés d’émotion. Ainsi, le fait de ne pas pouvoir bénéficier pleinement du soutien du réseau transnational peut engendrer des stress nuisant au bien-être des familles. D’autres types de contraintes agissent également sur les liens transnationaux. Chez certains, la distance géographique est parfois symptomatique d’une distance relationnelle existante entre membres de la famille. Ainsi, la rupture ou les conflits familiaux peuvent atténuer la fréquence ou l’intensité de ces liens, comme dans le cas de Néjiba dont les parents ont refusé de l’aider financièrement ou de venir pour la naissance de ses enfants. Dans d’autres instances, le réseau transnational peut agir comme filtre pour contrôler l’information transmise aux proches vivant à distance. Dans les situations examinées ici, il s’agit surtout de mauvaises nouvelles qui sont « censurées » afin de protéger ceux qui sont loin ou d’éviter qu’ils s’inquiètent. L’éloignement constitue une contrainte en soi lorsque les familles ont besoin d’une aide ponctuelle ou urgente et qu’il n’est simplement pas possible ni efficace de mobiliser le réseau transnational vivant à l’étranger.

L’absence de liens transnationaux dans ces circonstances n’implique pas pour autant que les familles sont sans ressources. Au contraire, l’analyse démontre la force des liens locaux qui agissent en tandem avec les liens transnationaux. Tout comme ces derniers, les liens locaux constituent une importante source de soutien moral et matériel. En même temps, ils jouent un rôle qui leur est propre. Les réseaux locaux, qu’ils soient constitués de réseaux d’amis ou d’organismes communautaires, tirent leurs avantages de la proximité géographique et la connaissance du milieu. Ainsi, les réseaux locaux sont des acteurs clés pour orienter les familles vers des ressources existantes au Québec, pour des conseils pratiques sur les façons de faire ici et pour l’aide urgente ou ponctuelle. Souvent les réseaux d’amis constituent une extension du réseau familial et jouent un rôle compensatoire dans l’absence de ce dernier ou en tandem avec lui. Dans la majorité des familles rencontrées, ces réseaux sont composés principalement de compatriotes venant du pays d’origine ou du Maghreb plus généralement. En fonction de leurs propres expériences avec les ressources en matière de santé au Québec, ces amis agissent comme un relais précieux pour diriger les familles récemment immigrées vers des ressources locales de soutien. C’est aussi au sein de ces réseaux locaux que s’échangent des biens et des services qui circuleraient plus difficilement au sein du réseau de proches vivant à l’extérieur du Québec, tels le gardiennage, les courses, le prêt d’auto et la circulation d’objets (p. ex. vêtements, articles pour bébé, etc.). L’importance des réseaux de compatriotes ne se limite pas à leur ancrage local. Ces amis participent aussi au maintien de rites et de traditions provenant du Maghreb. Que ce soit par le biais de plats cuisinés au goût du pays, de fêtes soulignant la naissance d’un enfant ou de rites funéraires, les rites et traditions permettent de créer une continuité symbolique entre l’ici et l’ailleurs, entre les pratiques familiales du pays d’origine et les pratiques adaptées en contexte migratoire. Ainsi, le rôle des réseaux de compatriotes vivant au Québec n’est pas seulement local, mais comporte également une dimension transnationale. La dimension transnationale est toutefois absente dans l’autre type de réseau local examiné, soit les organismes communautaires. Tout en offrant un soutien moral et matériel précieux, ces organismes interviennent particulièrement auprès des familles les plus isolées et fragiles et comblent, dans la plupart des cas, l’absence d’autres formes de réseaux. Mobilisés principalement autour de la période périnatale chez les familles rencontrées, ces organismes sont des témoins importants de la précarité des conditions de vie des nouveaux immigrants et ils agissent sur la ligne de front pour palier les besoins de base, faire connaître l’éventail des sources d’aide disponibles dans la communauté et briser l’isolement.

Vivre la naissance, la maladie ou la mort en contexte migratoire invite à une reconfiguration des ressources de soutien habituellement mobilisées lors de tels événements. Les récits des familles rencontrées illustrent avec finesse cette reconfiguration et, surtout, l’imbrication des liens transnationaux et locaux qui participent au travail du maintien du bien-être des familles nouvellement immigrées. Ceci est démontré surtout dans la façon dont le recours aux deux formes de réseaux facilite la gestion des événements liés à la santé : ils aident les familles à faire face aux difficultés rencontrées, offrent de l’information et du soutien, et aident à briser l’isolement à des moments critiques. Les familles ayant accès à une plus grande diversité de réseaux, tant transnationaux que locaux, sont mieux outillées pour gérer les événements liés à la santé que les familles dont les sources de soutien sont plus faibles. La possibilité de puiser dans les deux formes de réseaux est un atout particulier puisque les familles tirent des bénéfices spécifiques de chacune. Tandis que la grande force des réseaux transnationaux réside dans la richesse de la transmission intergénérationnelle des savoirs et des pratiques, la force des liens locaux repose sur la proximité géographique et la connaissance des ressources locales. Les réseaux transnationaux et locaux se renforcent mutuellement, créant ainsi un tissu social significatif autour de la personne aux moments clés du cycle de vie. Cette simultanéité des liens (Levitt et Glick-Schiller, 2004) permet de voir se dessiner les liens entre processus d’insertion et mobilité. Si les migrants peuvent bénéficier de ces réseaux, ceux-ci peuvent également contribuer, directement ou indirectement, à leur processus d’établissement dans un nouveau pays, notamment en agissant sur les conditions propices au maintien de leur bien-être.