Abstracts
Résumé
Dans un contexte européen de durcissement des politiques d’immigration et d’asile, la migration indépendante de jeunes étrangers sans droit au séjour dans les pays qu’ils traversent ou dans lesquels ils s’installent soulève, depuis la fin des années 1990, de multiples interrogations. Quel sens ces jeunes migrants placés dans la catégorie récente des « mineurs étrangers isolés » donnent-ils à leur mobilité ? Quelles sont les logiques de leur déplacement ? L’article s’attachera à mettre en évidence le rôle des réseaux migratoires dans la structuration du parcours de ces jeunes migrants et la façon dont, grâce à ces relations qui émergent au sein et à la marge des États-nations, se maintiennent les logiques sociales et familiales de la mobilité.
Abstract
At a time when European governments are adopting increasingly hard-line immigration and refugee policies, the independent migration of young foreigners without right of residence in the countries they travel through or settle in has been raising many questions since the late 1990s. What meaning do these young migrants, who come under the newly created category of “unaccompanied foreign minors,” give to their mobility? What logic drives their movements? The paper strives to highlight the role that migration networks play in structuring the paths chosen by these young migrants and the way in which the relations that develop within and on the fringes of nation-states help maintain the social and family logic associated with mobility.
Article body
À l’ère de la globalisation, les questions d’espace, de territoire et de mouvement ont pris une place croissante dans la réflexion en sciences sociales. Ce monde qui se présente à nous, celui de la circulation et de la mobilité globale, marqué par les déplacements de population, le développement des échanges et celui de la communication de masse, implique des interactions nouvelles entre les individus (Appadurai, 2005) : des interactions délocalisées, transnationales, qui contribuent à bouleverser le référent stable de l’État-nation. Dans ce contexte de transformation à l’échelle mondiale, des liens invisibles se créent par-delà les frontières, de nouvelles formes de solidarité émergent, articulant ainsi de vastes territoires et facilitant les mobilités. Qu’en est-il pour les adolescents migrants qui traversent seuls, ou en groupe, et sans papiers, les frontières des États-nations ? Comment ces jeunes, placés dans les catégories de « mineurs étrangers isolés » ou de « mineurs étrangers non accompagnés »[1], participent-ils à la recomposition de ce paysage migratoire contemporain ? Quelles sont les logiques de leur déplacement et quels liens parviennent-ils à créer, à maintenir, par-delà les frontières ?
La réflexion que nous proposons ici repose sur les résultats d’une recherche menée dans le nord de la France et en Belgique auprès de jeunes migrants accueillis, pour la majorité d’entre eux, dans des institutions socioéducatives[2]. Par-delà leurs multiples différences, ces adolescents ont traversé de nombreuses épreuves avant que les « hasards de la route » les mènent à Lille et à Bruxelles. Certains d’entre eux ont voyagé seuls ou avec un membre de leur famille ; d’autres avec un boss, une dame, un monsieur, que leur entourage connaissait le plus souvent – les jeunes emploient rarement le terme « passeur » ; d’autres encore ont cheminé avec des compagnons qu’ils avaient rencontrés en chemin. Entreprendre l’étude de l’expérience migratoire de ces adolescents, tenter de reconstituer leurs itinéraires et analyser les conduites sociales qu’ils développent dans les espaces qu’ils traversent oblige à prendre le temps nécessaire pour instaurer une relation de confiance propice à l’échange. Cette approche suppose également d’interroger cette identité imposée du « mineur étranger isolé » et de se distancier de la logique du soupçon qui pèse le plus souvent sur les histoires qu’ils confient. En tant que mineurs, ceux-ci sont en effet le plus souvent appréhendés comme des jeunes qu’on déplace, contraints à l’exil et victimes des calculs que les adultes auraient élaborés à travers eux. En tant qu’étrangers sans papiers, ils sont jugés coupables d’avoir émigré, d’user de multiples stratégies pour pouvoir rester. Ces représentations véhiculées sur un mode binaire oscillant tour à tour entre la figure du mineur, enfant seul, victime à protéger, et celle de l’étranger à éloigner ou délinquant à réadapter, ne donnent bien évidemment qu’une vision imparfaite et très simpliste de la réalité des situations. Cette vision dichotomique de la réalité empêche également de saisir dans l’analyse toute la complexité du processus migratoire et tend à retirer à ces jeunes leur capacité d’acteurs sociaux, disposant de ressources et capables d’initiatives.
Sans négliger le rôle des intermédiaires de la migration, ni toute la dangerosité de leur périple, nous nous proposons donc dans le présent article d’interroger la manière dont ces adolescents migrants pratiquent l’espace pour réaliser leurs projets, et d’analyser le rôle, souvent peu visible, des réseaux sociaux et familiaux dans la mise en relation des pays d’origine, de transit et d’installation. Bien qu’ils apparaissent comme une constante dans l’histoire des migrations, les réseaux, en tant que « structures intermédiaires entre les migrants individuels et le contexte social » (Hily, Berthomière, Milaylova, 2004 : 9) représentent des acteurs essentiels dans le système migratoire actuel. Qu’ils soient constitués autour d’un système familial éclaté et flexible ou d’autres formes de relations, nous montrerons que ces réseaux, dans un contexte de mondialisation des flux, représentent des supports essentiels de la mobilité.
Les jeunes migrants isolés : une figure devenue visible dans la mondialisation des migrations
De « nouvelles migrations » en Europe
Dans un contexte mondial d’amplification de la mobilité humaine[3], de nouvelles spatialités migratoires sont apparues, complexifiées par une diversification des courants, des profils migratoires, des pratiques circulatoires et des logiques même de la mobilité (Portes, 1995). Comment donc penser les migrations internationales à l’ère de la mondialisation, processus qui aurait accéléré, selon Castles et Miller (2003), l’entrée dans l’« âge des migrations » ? En quoi peut-on parler de donne migratoire renouvelée, ou encore de « mondialisation migratoire »[4], comme le suggère notamment G. Simon (2008) ?
Les différents travaux (Bribosia, Réa, 2002 ; Peraldi, 2002 ; Morokvasic, Rudolph, 1996) qui se développent sur les « nouvelles migrations » en Europe depuis la fin du siècle dernier, mettent en évidence l’extrême hétérogénéité des profils des migrants et des logiques de circulation. Au-delà de la figure du migrant représentée majoritairement par l’homme seul, analphabète et rural de l’époque fordiste, laissant femme et enfants au pays, l’intensification contemporaine des flux s’accompagne depuis quelques années d’une diversification croissante des profils migratoires. Cette diversification concerne particulièrement le genre[5], l’âge, le niveau d’études, la nationalité et l’urbanité des migrants (Réa, Tripier, 2008). Ces « nouveaux » migrants, qu’ils soient hommes, femmes, enfants ou adolescents, seraient également aujourd’hui plus informés, plus actifs, et disposeraient d’un capital culturel et éducatif assez élevé (Fayolle, 2004 ; Laacher, 2002). De même, contrairement aux idées communément partagées, ces recherches s’accordent sur le fait que les migrations en direction des pays d’accueil occidentaux ne concernent pas les migrants les plus pauvres mais ceux qui disposent d’un réseau de famille installée à l’étranger, ou d’un pécule quand le franchissement des frontières s’avère impossible par les voies légales. Ces multiples figures qui apparaissent dans cette reconfiguration des migrations à l’échelle mondiale s’inscrivent dans des situations très différentes, tant dans les projets élaborés par les migrants que dans leurs possibilités de se déplacer librement à travers les frontières. Celles-ci rendent compte de l’extrême hétérogénéité des mouvements de population dans un monde où la possibilité de circuler librement, comme le précise Z. Bauman (1999), est devenu le facteur de stratification sociale le plus puissant et le plus convoité.
Si les travaux qui s’inscrivent dans la logique du « paradigme de la mobilité », telle qu’elle a été formulée par A. Tarrius, mettent en évidence l’hypermobilité des migrants à l’ère de la mondialisation et leur multiappartenance aux territoires et aux réseaux, il importe également de considérer les logiques étatiques qui se développent pour tenter de contrôler ces déplacements. Ce monde mondialisé, où le lointain semble aujourd’hui plus accessible, comporte en effet nombre de paradoxes comme en témoignent les obstacles auxquels se confronte toute une partie de la population mondiale dans son désir de mobilité (Bauman, 2009). Tenus à distance, assignés à résidence, ou enfermés dans des espaces de confinement – des camps d’étrangers (Bernardot, 2008) – quand ils s’approchent des frontières ou qu’ils parviennent à les franchir, les migrants qui désirent rejoindre l’Europe sans y avoir été invités sont contraints de développer de nouvelles pratiques migratoires pour contourner les interdits auxquels ils font face. Dans ce sens, là où autrefois le déplacement d’un migrant aboutissait à son installation dans un territoire donné, ce déplacement peut s’avérer aujourd’hui plus long – durant parfois plusieurs années – avec une issue plus incertaine (Escoffier, 2008). Pour autant, grâce à leur mobilité, les populations connectent « par le bas » des espaces multiples, produisant des rapports sociaux qui dépassent le cadre strict des États-nations. Elles apprennent à circuler sur ces différents territoires, utilisant la dispersion dans l’espace comme une ressource. Utilisée par différents chercheurs (Portes, 1999 ; Tarrius, 2002), cette idée de « mondialisation par le bas » permet de souligner la force des réseaux internationaux et des relations sociales qui émergent à la marge des États-nations. Qu’il s’agisse de ces « fourmis » de la négoce internationale dont parle Tarrius (2002 ; 2007), circulants nomades de l’économie souterraine, des « communautés d’itinérance » étudiées par C. Escoffier (2008), au sein desquelles évoluent des hommes, des femmes et des adolescents qui se déplacent pour rejoindre l’Europe, ou du « commerçant » et du « prolétaire » de la diaspora entrepreneuriale (Ma Mung, 2009), ces migrants élaborent de nouveaux itinéraires et parviennent à maintenir des relations à travers l’espace et la durée, dans le but d’atteindre les destinations traditionnelles ou trouver de nouveaux pôles d’arrivée. S’il apparaît difficile de penser que l’ère des migrations internationales s’inscrive dans un monde de fluidité humaine absolue comme le précisait déjà Simon (1999), tout porte à penser que ce désir de mobilité mondialisée ne saurait toutefois être entravé par la fermeture des frontières.
C’est dans ce double contexte de transformation de la donne migratoire internationale et de sécurisation de l’immigration que les pays européens ont progressivement découvert la présence d’adolescents migrants sans accompagnement parental sur leur territoire. Comment comprendre ce désir d’ailleurs qui pousse ces jeunes à franchir les frontières parfois au péril de leur vie ? Quelles sont les logiques de leur mobilité ? En mettant en évidence la pluralité des réalités migratoires que désigne cette catégorie du « mineur étranger isolé », nous nous intéresserons ci-après aux pratiques que développent ces jeunes migrants qui parviennent à subvertir les frontières en invalidant les cadres territoriaux nationaux et plus largement européens.
Le « mineur étranger isolé » : des réalités migratoires plurielles
Parallèlement à une approche du phénomène appréhendée sous l’angle des politiques publiques et des institutions (Bhabha, 2004 ; Bhabha et Finch, 2006 ; Senovilla Hernandez, 2007), différentes recherches s’attachent depuis quelques années à analyser les parcours de ces jeunes qualifiés de « mineurs étrangers isolés » (Étiemble, 2002 ; Jovelin, 2003 ; Mai, 2007 ; Giovanetti, 2008 ; Duvivier, 2008). Croisant le plus souvent le discours des mineurs avec celui des professionnels de l’enfance et des associations, ces travaux mettent en évidence la complexité des trajectoires migratoires et contribuent à déconstruire les catégories lisses et homogénéisantes usitées par les pouvoirs publics pour caractériser cette population. En France, l’étude réalisée par A. Étiemble au début des années 2000 a constitué une avancée importante dans la compréhension du phénomène en proposant pour la première fois une évaluation quantitative et qualitative de la présence de cette population dans les services de protection de l’enfance. À partir d’entretiens menés auprès de mineurs accueillis dans les services sociaux de protection de l’enfance à Paris et des travailleurs sociaux, l’auteure propose une typologie de ces mineurs selon les motifs de leur départ de leur pays d’origine – typologie sur laquelle continuent de se baser la majorité des écrits réalisés sur la situation de ces jeunes en France[6].
Au vu de la multiplicité des situations et des contextes de migration, appréhender les raisons du départ à partir d’un ultime motif apparaît difficile ; les motivations de ces mineurs apparaissent en effet le plus souvent plurielles et multidimensionnelles. Toutefois, pour nombre d’entre eux, la migration semble représenter une quête de dignité, de respect et d’espoir, ou comme l’expriment certains jeunes eux-mêmes : « Partir, c’est chercher la chance » (Ali, 17 ans). Parmi l’ensemble des situations, le manque de possibilités offertes par le pays d’origine – associé à d’autres problématiques – demeure en effet un des facteurs essentiels de la migration. « Sortir de la misère », « sauver sa vie », « avoir un bon métier », « faire des études » ou « réaliser un rêve » ; tous ces éléments se mêlent et participent à l’élaboration d’un projet de vie auquel seule la migration est susceptible de donner du sens.
Comme l’illustrent les propos de Nadine, 17 ans, qui venait du Congo quand nous l’avons rencontrée, la migration apparaît comme une réponse – aux aspirations des mineurs ou de leur famille – aux problèmes posés par la société d’origine et à l’état du monde tel qu’il se présente aujourd’hui :
Pour venir en France, c’est mes parents qui ont décidé. Ma mère m’a dit : « je vais te dire quelque chose, ça sera pour ton bien ». J’ai dit : « ça dépend, mais c’est quoi ? ». Elle m’a dit : « je vais t’envoyer en France avec une copine, quelqu’un que je connais, une copine à qui je fais confiance ». Elle m’a dit : « je vais te donner à elle pour que tu partes avec elle. Tu vas en France pour étudier, normalement tu seras bien reçue, tu vas rester chez elle et normalement pendant les vacances tu vas retourner… […] Au début, j’acceptais pas, j’ai dit « à mon âge, je préfère rester avec toi, on n’a pas de moyens, je préfère vivre comme ça que d’aller à l’étranger, en plus sans personne ». Avec quelqu’un que même si tes parents connaissent mais toi tu ne connais pas. Après on a pris la décision, elle a parlé à mon père, mon père n’était pas d’accord. Et ma mère lui a dit : « non, c’est comme ça la vie, il faut se battre pour qu’un jour ça puisse aller…
Ainsi, Partir est censé répondre aux besoins les plus légitimes de tout individu : pouvoir vivre en sécurité, se nourrir, se loger, se soigner, se former ou donner la possibilité à ses enfants de le faire. Le rôle de la famille dans la construction du projet de ces jeunes est une question qui est posée avec acuité, faisant par ailleurs l’objet de nombreuses spéculations. Certains intervenants sociaux n’hésitent pas à dire que les jeunes « sont mandatés par les parents pour réaliser des projets dictés de loin », ou encore que ceux-ci : « n’ont pas de projet, du moins, [qu’]ils n’ont pas su l’exprimer ». Si l’« injonction de migrer » semble représenter une minorité de situations, la famille est toutefois rarement absente dans le projet de départ. Comme le souligne E. Jovelin (2004), le rôle de la famille dans la migration a un sens dans le contexte africain (et dans d’autres pays comme ceux issus des Balkans), parce qu’il y a des décisions soutenues par des motivations collectives. Les jeunes sont alors porteurs d’un projet collectif, aussi symbolique soit-il, pour plus tard aider les membres de la famille restés au pays. La situation est similaire pour les mineurs qui ont fui leur pays en raison de l’instabilité politique. Venus pour « sauver leur vie », ceux-ci apparaissent toutefois s’investir eux-mêmes d’un mandat familial, notamment lorsqu’ils découvrent les différences entre la terre d’accueil et le pays qu’ils ont quitté.
Cette catégorie du mineur étranger isolé agrège ainsi des jeunes aux caractéristiques sociales très hétérogènes pour lesquels les raisons du départ, les itinéraires, les modes d’installation dans les sociétés d’accueil et les pratiques migratoires peuvent varier sensiblement. Apparaît ici toute la complexité, voire même les ambiguïtés liées au processus de catégorisation de cette population de jeunes migrants. Bien qu’elle permette de reconnaître leur existence sociale et de légitimer leur protection par les États nationaux au titre de l’enfance en danger, la catégorie de mineur étranger isolé semble toutefois enfermer ces jeunes migrants dans une représentation spécifique freinant ainsi la possibilité de percevoir la complexité du processus migratoire et les liens d’interdépendance qui unissent les acteurs qui s’y trouvent engagés. Le déplacement spatial de ces mineurs, reconnus en situation de danger en raison de leur « isolement » sur le territoire, ne saurait toutefois être considéré comme un acte individuel ; la migration s’inscrit dans un processus social qu’il importe d’interroger pour en comprendre le sens (Arab, 2009).
Réfléchir au parcours de ces jeunes migrants en analysant les logiques de leur circulation suppose ainsi de les considérer comme des acteurs à part entière des « nouvelles migrations » ; comme des individus mobiles, inscrits dans des réseaux, capables de saisir des occasions et de nouer des liens avec d’autres pour apprendre à se débrouiller. Cette perspective semble nécessaire à adopter pour tenter d’approcher au plus près la complexité des itinéraires et des projets migratoires ; projets qu’ils décrivent, à l’image de Ramis, le plus souvent comme une recherche de chance, de vie et de liberté.
Là-bas en Albanie, beaucoup ils veulent aller en Angleterre parce qu’il n’y a pas de travail. Et si il n’y a pas de travail, tu ne peux pas manger beaucoup, manger normal comme les gens parce que s’il n’y a pas de travail, il n’y a pas de l’argent pour acheter à manger pour la famille. Et les gens là-bas ils disaient, la France, l’Italie, l’Angleterre et tout, les pays qui sont très grands, c’est bien, il y a de l’argent, c’est bien pour vivre… et dans mon quartier il y avait un homme, il passait les gens pour venir en Angleterre. Quand j’ai entendu j’ai dit : « est-ce que moi je peux partir ? je te paye comme les autres ». Il a dit d’accord, alors je suis parti et je suis rentré chez moi et j’ai dit à mes parents et eux, ils m’ont dit d’accord…
Ramis, 15 ans
Chercher les moyens pour vivre, voyager, prendre des risques, serait aussi d’une certaine manière chercher cette chance, chercher le monde tel qu’on se l’imagine et tel qu’il nous a été communiqué. Il semble donc important de ne pas négliger l’influence des « marchands » de migration dans le déclenchement des mobilités. Dans un contexte de mondialisation des flux, le marché de la migration auquel participent les recruteurs de main-d’oeuvre, les agents de migration organisés dans des filières ou tout autre acteur permettant de faire circuler l’information migratoire, représente un nouvel aspect de ces circulations contemporaines. De même, si les canaux de la révolution communicationnelle apportent leur contribution dans l’élaboration du désir d’ailleurs (Appaduraï, 2005, Abelès, 2008), ceux-ci fournissent également un appui concret dans l’organisation de la migration. Aide à la prise de décision, diffusion des informations nécessaires au voyage, maintien du lien social qui garantit de l’entraide entre les membres d’un réseau, autant d’éléments qui profitent aux migrants dans la construction de leur parcours (Diminescu, 2002 ; 2005). Comme nous le verrons ensuite, les informations et nombreuses « ficelles » transmises par le réseau social et familial semblent dessiner le parcours de chacun sur les routes migratoires.
Sur les routes migratoires vers le Nord…
Si la famille n’est pas toujours à l’initiative du départ, le réseau familial, et plus largement le réseau social de ces jeunes, se trouve mobilisé à différentes étapes du processus migratoire. Les récits de ces adolescents révèlent en effet la force de ces relations et leur rôle indispensable dans la transmission des « ficelles » susceptibles de faciliter leur mobilité. La majorité d’entre eux a en effet intégré l’idée que quelqu’un, installé en Europe, était susceptible de leur venir en aide à un moment ou un autre de leur parcours. Ils ont parfois mémorisé un numéro de téléphone, connaissent l’adresse d’un compatriote, d’une institution où ils peuvent s’adresser, etc. À ces informations transmises avant leur départ se mêlent également tous les renseignements qu’ils reçoivent au cours du voyage, dans les différents territoires au sein desquels ils circulent. C’est cette capacité de mobilisation par les migrants de ce réseau migratoire et le recours à différentes stratégies qui composent l’ensemble des savoir-migrer, nécessaires à leur déplacement.
En reconstituant le parcours des jeunes concernés par cette recherche, plusieurs types de trajectoires circulatoires se distinguent. Nous avons en effet montré dans une autre contribution (Duvivier, 2008) que certains mineurs s’inscrivent dans une logique de mobilité directe en voyageant par voie aérienne, d’autres cheminent de pays en pays avant d’arriver à destination, et enfin d’autres encore s’inscrivent dans une mobilité alternative dans le sens où le chemin parcouru est ponctué d’étapes à durée variable. Par ailleurs, le fait que le voyage ait été organisé par le groupe familial et que les jeunes aient eu recours à différentes stratégies pour faciliter le passage (usage de « vrais » ou « faux » documents, stratégies de présentation de soi, etc), semble étroitement lié au mode de franchissement des frontières et au temps de ce déplacement.
Des jeunes isolés mais « accompagnés » : une logique de mobilité « directe » et dûment préparée
Les propos de Pedro, que nous présenterons ci-après, rendent compte de l’influence des informations véhiculées au pays dans la construction de son projet de départ. Celui-ci est originaire d’Angola. Il est arrivé à 16 ans à Paris, par avion, accompagné de son frère qui était âgé de 19 ans. Tous deux avaient un visa d’un mois pour la France et devaient rejoindre un homme qui les attendait à l’aéroport, dès leur arrivée. Celui-ci avait été contacté par leur mère pour les accueillir et les diriger vers un train qui partait pour l’Angleterre. Il leur avait également procuré des faux papiers : deux titres de séjour portugais. En tentant sa chance en Europe, Pedro aspirait à faire de « grandes études » ; il souhaitait intégrer l’université et devenir ingénieur :
Moi si je suis venu tu sais et bien c’est ça, les études, c’est pour ça que je suis ici… ce n’est pas parce que là-bas en Angola je n’avais pas les aliments, des choses comme ça, beaucoup de nécessités, non ce n’est pas ça… c’est parce que je voulais étudier, et là-bas, les études sont très, très difficiles… tu paies beaucoup, très cher, et pour rentrer à la faculté c’est encore plus difficile. Donc je suis venu ici, parce qu’il y a des personnes qui vivent ici et qui ont de la famille qui habite près de chez moi, qui m’ont expliqué qu’elles avaient une meilleure formation. Elles disaient que les études, ici en Europe, étaient un petit peu plus faciles donc je me suis dit que moi aussi j’allais tenter ma chance ici…
C’est en transitant par Lille que Pedro et son frère se sont fait arrêter à la gare et qu’ils ont été séparés : l’un a été orienté dans un foyer pour adolescents ; l’autre, majeur et détenteur d’un titre de séjour d’un mois n’a pas été gardé par les services de police. Ce dernier avait l’adresse d’un ami de la famille à contacter en cas d’ennuis ; Pedro supposait qu’il s’y était rendu.
Plus de la moitié des mineurs que nous avons rencontrés expliquent avoir voyagé par avion avant de reprendre un train en direction du Nord[7]. Ceux-ci ont passé les frontières rapidement ; leur mobilité a en effet été d’une certaine manière « simplifiée » par les différentes ressources stratégiques auxquelles ils ont eu accès. Isolés au sens juridique, ces jeunes apparaissent toutefois pour nombre d’entre eux connectés ; ils parviennent en effet au fil de leur parcours à mobiliser les ressources de leur réseau informel pour traverser les espaces nationaux. De plus, au regard du contexte réglementaire contraignant qui entoure la mobilité des migrants internationaux, ces réseaux représentent également un soutien important pour favoriser et entretenir la circulation migratoire.
« Isolé » et « re-lié » : l’expérience d’Elian dans l’apprentissage du cheminement
Elian avait 14 ans quand il est arrivé à Lille. En Albanie, ce jeune vivait depuis plusieurs années avec sa grand-mère et ses deux jeunes soeurs depuis la séparation de leurs parents et leur départ du domicile familial. Lorsqu’il a quitté son pays, il espérait pouvoir rejoindre un oncle qui était installé en Angleterre :
Ma grand-mère elle m’a dit – parce que, moi je ne savais pas qu’elle était malade – elle m’a dit : « il vaut mieux que tu partes d’ici, tu peux rien ici, pas travailler, pas aller à l’école ». Tu sais tous les gens disent là-bas que c’est mieux en Europe, les pays qui sont grands, il y a tout, il y a de l’argent. Alors, mon oncle, il m’a envoyé des sous, je suis parti. C’est lui qui m’a tout donné, moi je n’avais rien sinon, même pas pour manger. Même en Albanie, j’étais avec ma grand-mère, mes soeurs, tous les mois il envoyait de l’argent pour nous, pour manger, et quand mes parents sont partis, il a dit que c’était lui qui allait nous aider….
Après une première tentative de passage qui a échoué, Elian a finalement réussi à rejoindre l’homme qui l’attendait en Grèce pour le faire passer en Italie :
En fait, c’est mon oncle, il a parlé beaucoup au téléphone pour trouver quelqu’un. Il a ensuite trouvé un homme qui m’a pris avec les autres gens pour traverser en Italie. Je suis resté un mois là-bas en Italie, à Milan ; et tous les jours j’attendais pour trouver quelqu’un pour m’aider. Mon oncle, lui, il ne connaissait personne en Italie. Et donc, c’est mon cousin chez qui j’habitais qui a trouvé une personne pour m’amener en Angleterre. Et comme ça j’attendais, l’homme est venu avec le camion, je suis monté, j’ai rien vu jusqu’à Marseille…
Elian précise au cours de l’entretien que son oncle lui envoyait régulièrement de l’argent pour lui permettre de passer les frontières au fur et à mesure du trajet. Après un mois passé à Milan chez son cousin, ce jeune a donc été acheminé en camion jusqu’à Marseille. Lorsqu’il est arrivé à destination, il a ensuite pris un train en direction de Bruxelles pour rejoindre un autre homme qui devait le faire passer en Angleterre. C’est à Lille que le voyage s’est arrêté :
De Marseille, l’homme m’a descendu du camion, j’avais l’argent de mon oncle alors j’ai pris le taxi, j’ai parlé en italien et le taxi il m’a amené jusque la station de train. En fait j’ai pris le ticket, je ne savais pas, tu vois j’ai pris Bruxelles donc je devais prendre Lille-Europe et après changer de train. Moi je ne savais pas et donc je suis descendu ici à Lille. J’attendais le train et après la police m’a demandé mes papiers. Je n’avais pas de papiers, il est venu quelqu’un pour traduire. Il m’a dit : « tu vas aller dans un foyer où il y a des jeunes albanais, des éducateurs »…
C’est à cette étape du parcours qu’Elian est devenu un « mineur étranger isolé », pris en charge par les institutions socioéducatives. Son arrivée dans l’établissement, qu’il associait au départ à une prison et d’où il espérait pouvoir fuir au plus vite, lui a permis de rencontrer d’autres jeunes qui avaient essayé de passer en Angleterre. Il découvrit alors toute la dangerosité du passage, la situation à Calais et les risques de contrôles de police. Ces jeunes, qui étaient au foyer depuis plusieurs mois, lui transmirent également des informations sur la vie dans la structure et les opportunités dont il pouvait bénéficier dans le cadre de la prise en charge institutionnelle. Avec l’accord de son oncle, Elian a décidé de rester dans ce foyer. Cette décision lui valut toutefois de négocier avec les passeurs le remboursement des sommes qu’il avait versées pour son passage vers l’Angleterre :
Quand je suis venu au foyer, j’ai appelé mon oncle. J’ai dit : « je suis bien je veux rester ». Il a dit : « il n’y a pas de problème, où tu veux tu peux rester ». Alors après, j’ai appelé la personne que j’ai payée pour venir, j’ai parlé avec cet homme et il m’a dit : « tu ne peux pas rester en France, sinon je prends tout l’argent que tu m’as donné ». Alors après une semaine, mon oncle est venu ici à Lille, il m’a pris et il m’a amené en Belgique, à Bruxelles. J’ai dit à mon oncle « j’en ai marre, je ne peux pas aller en Angleterre je sais, je connais beaucoup de gens, c’est très difficile pour réussir à passer là-bas ». Alors mon oncle a parlé avec la personne, il lui a dit : « moi, je paie jusqu’ici en Belgique, et c’est tout, laisse-le tranquille, après il va faire ce qu’il veut ». Et après l’homme a accepté… Donc ensuite j’ai pris un train pour rentrer à Lille, et puis le taxi pour aller au commissariat. C’est la police qui m’a ramené ici au foyer…
L’histoire d’Elian révèle comment ce jeune, et plus largement les membres de son réseau familial, ont pu fait appel à une chaîne de personnes différentes qui devaient permettre son acheminement vers l’Angleterre. Son histoire montre aussi comment la traversée des frontières s’inscrit dans des rapports complexes entre les différents acteurs engagés dans le processus migratoire. La mobilité fait en effet l’objet de transactions économiques fortes, et les candidats au départ peuvent être maintenus dans des situations d’extrême dépendance vis-à-vis des filières du passage. Toutefois, au-delà des représentations associées à la figure du « passeur » et des filières mafieuses qui tirent profit de la « marchandisation » de la mobilité humaine, le déplacement s’organise également à partir de réseaux plus diffus, structurés autour de la famille et des proches qui interviennent à différentes étapes du parcours migratoire. Instances d’adaptation et réservoirs de ressources pour les migrants (Farret, 2003), les réseaux contribuent ainsi à structurer les parcours, et maintiennent également les logiques sociales de la mobilité. Ces réseaux immigrés, qu’ils soient diasporadiques ou le fait de migrants dispersés – mais reliés comme dans certains foyers transnationaux par exemple –, occupent un rôle croissant dans le système migratoire actuel. C. Bordes-Benayoun et D. Schnapper (2006) avancent en effet que chaque famille fonctionnerait aujourd’hui comme une sorte de diaspora en réduction : « Chacun sait où tel autre se trouve, chacun peut avoir à aider ou répondre de l’autre, chacun espère ou cultive l’espoir des retrouvailles » (2006 : 123).
Qu’il s’agisse de relations occasionnelles ou de long terme, ces liens accompagnent le plus souvent le passage d’un pays à un autre, voire d’une ville à une autre.
Toutefois, tous les jeunes qui forment cette catégorie du « mineur étranger isolé » ne disposent pas du même niveau de ressources (économiques, sociales et familiales). En effet, leur migration ne s’inscrit pas toujours dans un projet dûment élaboré et accompagné par la famille. Certains d’entre eux expliquent que leur départ répond à un désir d’indépendance, une quête individuelle d’autonomie. Ils sont partis « comme ça », expliquent-ils, pour trouver une existence nouvelle, et peu importe où elle se trouvait. Comme nous le verrons ensuite à travers le parcours d’Aïssa, au-delà de cette recherche de liberté et d’indépendance qui semble les guider, c’est en suivant les traces laissées par les membres de leur famille, ou celles de connaissances, qu’ils construisent pas à pas leur projet. Ces trajectoires plus erratiques, qui traduisent cette envie d’ailleurs et de liberté, semblent ainsi s’appuyer sur d’autres formes de réseaux. Plus fragiles peut-être, moins structurés, mais qui contribuent également à orienter significativement le parcours des jeunes concernés.
Les chemins incertains d’Aïssa : entre désir de liens et désir d’indépendance
Après un an et demi passés en Belgique, entre foyers pour adolescents et vie à la rue, Aïssa est aujourd’hui devenu un jeune majeur sans papiers de 18 ans sans perspective de régularisation immédiate. Au Maroc, ce jeune vivait dans une situation très précaire avec sa mère et ses soeurs. Son père était décédé et son frère aîné, quant à lui, avait rejoint depuis plusieurs années l’Italie. C’est vers l’âge de 10 ans qu’Aïssa est confié à une famille d’origine marocaine qui était installée en Espagne. Il n’est resté qu’un mois dans cette famille, puis il est « sorti » dit-il. Il est ensuite placé dans un centre d’accueil et intègre une formation professionnelle en cuisine. Quand il quitte définitivement le centre deux ans plus tard, Aïssa se retrouve à la rue, cherchant au jour le jour les moyens pour se débrouiller :
C’est très difficile en Espagne pour vivre quand tu es sans papiers et que tu dors dehors. Il faut se débrouiller et trouver les moyens. Tu voles, tu fais des choses, du business, tu vois, c’est normal, tu es obligé de trouver les moyens pour manger, pour vivre, quoi. Tu es avec des amis et c’est comme ça, c’est le milieu, alors tu es obligé de te débrouiller…
Après avoir été arrêté à plusieurs reprises et maintenu dans ce qu’il décrit comme des centres fermés, Aïssa réussit à quitter l’Espagne pour retrouver son frère en Italie. Il y est resté pendant près de deux ans avant de reprendre de nouveau la route :
C’est vrai que j’étais bien quand même tu vois là-bas, j’étais avec mon frère et ses amis que je connaissais déjà du Maroc. Deux ans je crois, on est restés comme ça. Mais c’était trop de problèmes, Mon frère il faisait du business, et il y avait trop de monde dans l’appartement, des gens qui venaient, qui sortaient, la police, c’était toujours des problèmes…
C’est avec son frère qu’Aïssa rejoint ensuite la France. Le périple s’est d’abord arrêté à Nice où le jeune est resté quelques semaines avec ses compagnons de voyage, et il a ensuite poursuivi, seul cette fois, sa route vers Marseille :
Moi, je ne voulais pas retourner en Italie, c’était trop difficile, trop de problèmes. Et à Marseille, il y a aussi beaucoup de Marocains qui vivent là-bas, alors j’ai pris le train et je suis arrivé comme ça. Je voulais voyager, voir les villes, les gens, tout ça. Là je suis resté trois mois, quatre mois comme ça, j’étais avec un ami de mon frère que je connaissais. Et après je suis parti, j’ai fait Paris et ici maintenant, Bruxelles…
D’après ses souvenirs, le voyage en France a duré six mois. C’est ensuite le « hasard » – forcé par un contrôle de police à la gare – qui l’a conduit à s’arrêter à Bruxelles alors qu’il souhaitait rejoindre un cousin qui vivait à Amsterdam. Il a alors été conduit à NOH, un des deux centres d’accueil et d’observation spécialisés pour les « mineurs étrangers non accompagnés » en Belgique. Cinq établissements socioéducatifs ont ensuite marqué son parcours. Il y restait quelques mois, parfois même uniquement quelques semaines avant de se faire renvoyer, ou de lui-même quitter les structures faute de pouvoir obtenir les moyens auxquels il pensait pouvoir accéder. Aïssa explique qu’il a alors de nouveau vécu dans la rue, dormant dans des parcs avec d’autres jeunes marocains, cherchant au jour le jour les moyens pour se débrouiller. Au moment de notre rencontre, ce jeune squattait depuis trois mois un appartement dans le centre-ville de Bruxelles avec d’autres migrants, mineurs et majeurs sans papiers marocains. Il travaillait dans un restaurant italien quelques heures par semaine, envoyant quand il le pouvait de l’argent à sa famille, et continuait à « chercher la vie », projet qui le guide depuis son départ du Maroc, comme bien d’autres jeunes qui se retrouvent, comme lui, sur les routes migratoires.
Les différents parcours qui ont été présentés ne permettent pas bien sûr de saisir toute l’hétérogénéité et la complexité des trajectoires des jeunes étrangers qui se retrouvent aujourd’hui à Lille, à Bruxelles et dans bien d’autres villes de différents pays européens. Ceux-ci montrent toutefois comment ces jeunes, par-delà leurs différences, parviennent à se jouer des frontières et à tisser ou à maintenir des liens par-delà le cadre strict des États-nations. Individus mobiles, animés par un profond désir d’être, ceux-ci multiplient les expériences, en s’engageant et se désengageant dans différents types de relations au fur et à mesure de leur déplacement. Si leurs parcours peuvent sembler difficilement saisissables en raison de la pluralité des projets qu’ils élaborent et de leur caractère multidimensionnel, ceux-ci témoignent de l’évolution des migrations qui s’inscrivent de plus en plus aujourd’hui, au vu des orientations politiques sécuritaires, dans des jeux de négociation, de domination et de pouvoir sur la scène internationale. Pour mener à bien leurs projets, ces jeunes affrontent en effet le plus souvent de nombreux dangers, que ce soit pour traverser les frontières ou pour survivre et se débrouiller dans les sociétés d’accueil. En s’inscrivant dans des logiques de déplacement de plus en plus complexes pour rejoindre ce qu’ils imaginent de l’eldorado européen, ils sont donc contraints d’affronter différentes épreuves, de développer des stratégies de survie et, pour certains – peut-être les plus isolés –, de se marginaliser. Par-delà les parcours individuels des jeunes migrants, se pose donc aussi la question des parcours migratoires des membres de leur groupe familial et plus largement de leur réseau social. Les opportunités dont ils peuvent bénéficier sur les routes migratoires, très différentes selon les situations, semblent liées aux ressources dont disposent les acteurs avec lesquels ils sont connectés.
Bien que la force des réseaux sociaux et familiaux apparaisse donc très variable, on constate que les stratégies migratoires, la transmission des ficelles et des informations pour faciliter la circulation, se trouvent le plus souvent élaborées dans la sphère familiale transnationale. Éclatée dans différents territoires, la famille – ou plus largement « les foyers transnationaux[8] » (Oso Casas, 2008) –, semble en effet fortement contribuer à l’organisation de la mobilité (soutien financier, mise en réseau avec les filières du passage, transmission des informations, hébergement), et influencer l’orientation des parcours sur les routes migratoires. En outre, c’est également le rôle des jeunes en migration qu’il importe de considérer dans la diversité des systèmes migratoires transnationaux. Alors que traditionnellement, les foyers transnationaux étaient majoritairement composés d’un homme migrant seul qui appuyait économiquement femmes et enfants restés au pays, force est ainsi d’observer que l’évolution de la donne migratoire internationale contribue à renouveler les analyses. Si les femmes tendent aujourd’hui à être considérées comme des actrices à part entière des migrations et que leur position de chef de famille est devenue plus visible, la place tenue par les jeunes, mineurs « isolés », demande également d’être analysée dans la reconfiguration des foyers transnationaux. Qu’ils soient enfants pionniers, migrant seuls pour favoriser ensuite le regroupement familial, assurer la survie économique de la famille ou permettre sa mobilité sociale, enfants rejoignants portant le projet de rejoindre en migration les membres de la famille dispersée, ou encore voyageurs aventuriers, en quête de reconnaissance sociale et familiale, la présence significative de ces mineurs dans différents espaces migratoires révèle l’évolution des rapports familiaux transnationaux dans le cadre de la mondialisation actuelle. Si le retour définitif ne fait pas partie de leurs projets, tous expriment le désir de pouvoir circuler librement entre « là-bas » et « ici », retourner au pays et revoir leurs proches qui ne peuvent les voir grandir. Et comme nombre de jeunes l’expliquent très bien, peut-être qu’un jour, eux aussi, ils pourront les aider.
Conclusion
Au-delà du large éventail d’objets que la mondialisation a contribué à produire et diffuser en matière de nouvelles technologies et d’infrastructures transfrontalières – machines ou réalités virtuelles qui ont considérablement bouleversé notre relation au temps et à l’espace –, ce sont aussi des êtres humains qui circulent à l’intérieur des sociétés nationales et entre celles-ci dans un laps de temps de plus en plus court (Urry, 2005). Des individus mobiles, connectés au monde, disposant d’un réseau de relations internationales à même de les aider dans leurs parcours, des « nouveaux » migrants – hommes, femmes, enfants et adolescents – dont la mobilité représente une autre facette de la mondialisation.
Dans ce nouvel espace mondial fortement connecté, les acteurs sociaux, qu’il s’agisse de la cellule familiale ou des réseaux communautaires, occupent un rôle croissant dans l’évolution des pratiques migratoires. Ces acteurs favorisent en effet le déplacement des migrants et leur donnent la possibilité de développer des pratiques spatiales transnationales capables de se déployer dans de vastes espaces. Pour G. Simon, « la planète migratoire est un monde d’interactions où, à côté des aspirations à la réalisation personnelle, du travail de l’imaginaire et des rationalités économiques, agissent d’autres logiques tout aussi fortes » (Simon, 2008 : 149). Il s’agit notamment des logiques de l’affect, rapports affectifs qu’entretiennent les individus entre eux, entre ceux qui sont partis, ceux qui restent ou ceux qui circulent, mais aussi relations toutes particulières que les personnes entretiennent avec les lieux, des lieux chargés d’histoire, porteurs d’une mémoire familiale et collective. Les possibilités de migrer trouveraient ainsi leurs ressources dans cette puissance du lien affectif – qui n’est certes pas indéfectible – qu’entretiennent les migrants avec le pays d’origine ; ce sont donc des territoires affectifs transnationaux qui se constituent aujourd’hui autour d’une cellule familiale dispersée, mais pourtant fortement connectée.
Il semble donc nécessaire de prendre la mesure des transformations des phénomènes migratoires dans ce monde globalisé caractérisé par le mouvement, par la circulation des hommes et des biens, ainsi que par le développement et l’extension des technologies de l’information et des communications à l’ensemble de la planète. La diversification des flux migratoires et la complexification des itinéraires et des pratiques de mobilité sont autant d’éléments qui favorisent la production et le maintien de liens sociaux entre les différents États-nations.
Appendices
Notes
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[1]
Les mineurs étrangers isolés ou mineurs étrangers non accompagnés sont définis par le Conseil de l’Union européenne comme « les ressortissants de pays tiers âgés de moins de dix-huit ans qui entrent sur le territoire des États membres sans être accompagnés d’un adulte qui soit responsable d’eux, de par la loi ou la coutume, et tant qu’ils ne sont pas effectivement pris en charge par une telle personne ».
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[2]
Cette étude en cours, effectuée dans le cadre d’un doctorat de sociologie, repose sur un matériau de recherche essentiellement qualitatif qui compte 44 entretiens menés auprès de jeunes migrants isolés (38 garçons et 6 filles) et 30 entretiens réalisés auprès de professionnels intervenant dans leur séjour en France et en Belgique. Les jeunes interrogés sont originaires de régions du monde extrêmement diversifiées (Onze nationalités différentes sont représentées. La population se compose de onze jeunes migrants Marocains, huit jeunes originaires du Congo (RDC), six Albanais, cinq Algériens, quatre Chinois, quatre Angolais, deux Sierra-Léonais, un Rwandais, un Camerounais, un Ouzbek et un Tunisien). La moyenne d’âge de ces jeunes migrants est de 16 ans et demi.
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[3]
En 2009, le nombre total de migrants dans le monde est estimé à deux cent quatorze millions, soit 3,1 % de la population mondiale. Ce chiffre était de cent quatre-vingt-quinze millions en 2005. (United Nations’ Trends in Total Migrant Stock : The 2008 Revision. Consultable sur le site : http://esa.un.org/migration)
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[4]
G. Simon définit la mondialisation migratoire comme « l’extension à l’ensemble de la planète des processus migratoires qui amènent les individus à changer d’espaces de vie habituels sans rompre nécessairement avec leur société d’origine. Ces flux, de plus en plus diversifiés, aux itinéraires souvent complexes, produisent, entre les lieux pratiqués, du lien et des solidarités, et construisent des champs migratoires ou espaces sociaux transfrontières et durables, parfois diasporadiques, qui articulent entre eux des territoires à forte affectivité et à vive sensibilité, où s’effectuent en permanence des recompositions identitaires et culturelles » (2008 : 6).
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[5]
Depuis une quinzaine d’années, différents ouvrages et numéros spéciaux de revue ont été consacrés à la migration et au genre. On citera notamment les travaux de M. Morokvasic réalisés depuis 1976 et plusieurs revues publiées récemment en France : Migrations Sociétés, 1997 ; REMI, 1999, 2005 ; Cahiers du CEDREF 2003, 2008 ; Hommes et Migrations, 2004.
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[6]
Cinq « types » de mineurs sont présentés dans cette recherche : les exilés qui fuient la guerre, les persécutions ethniques ou religieuses, ou les oppressions dont sont victimes leurs proches, les mandatés qui ont pour mission de se rendre en Europe pour travailler et faire vivre leur famille restée au pays, les exploités dans le cadre de réseaux de différentes formes (prostitution, délinquance, travail clandestin, mendicité, domesticité…), les errants qui étaient le plus souvent dans l’errance avant leur départ et qui la poursuivent en traversant les frontières, et les fugueurs, qui, en raison de difficultés avec leur famille ou des institutions, quittent brutalement leur pays d’origine.
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[7]
A. Étiemble précise également dans sa recherche que les arrivées en France des mineurs isolés se font majoritairement par voies aérienne (32 %) et ferroviaire (57 %) puis par voies maritime et terrestre.
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[8]
Les « foyers transnationaux » correspondent à « des groupes domestiques qui, en tant que tels, se constituent en unités de production, de consommation et de reproduction sociale, mais qui sont dispersés dans deux ou plusieurs États. Ces foyers incluent dans leurs stratégies de fonctionnement la mobilité et les pratiques transnationales » (Oso Casas, 2008 : 125).
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