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Bill Gates et Warren Buffett, respectivement deuxième et troisième fortunes mondiales, ont entrepris, en 2010, de convaincre le maximum de milliardaires à s’engager, comme eux, à donner la moitié de leur fortune à des fondations et des oeuvres caritatives. Ce projet, intitulé Giving Pledge, prolonge un engagement plus ancien des deux philanthropes, qui a contribué à la mise en place de la plus importante fondation privée du monde par son budget, la Bill and Melinda Gates Foundation, dont les dons annuels, consacrés notamment à l’accès à la connaissance et aux soins de santé, sont supérieurs aux dépenses de l’Organisation mondiale de la santé. En 2007, une enquête du Los Angeles Times suscitait une controverse en indiquant que la fondation investissait une part importante de ses fonds dans des placements financiers parfois contradictoires avec les objectifs caritatifs visés[1]. Par exemple, parallèlement à une campagne de vaccination dans le delta du Niger, les placements financiers de la fondation soutenaient des groupes pétroliers accusés d’être en partie responsables de la pauvreté dans cette région.

Ce cas est emblématique d’un mélange des genres qui n’est pas sans poser problème, entre charité et investissement, qu’on désigne parfois par le terme de « philanthrocapitalisme[2] ». Celui-ci suscite le plus souvent une lecture morale, que ce soit l’apologie de la générosité de l’homme d’affaires philanthrope éclairé ou l’intention cynique prêtée à toute démarche philanthropique, au titre de ruse de la raison des dominants. Cet éventail d’interprétations se retrouve dans l’importante couverture de presse sur ces nouvelles figures de proue de la philanthropie. Mais par-delà les divergences des grilles de lecture, du quotidien communiste L’Humanité au périodique montréalais des gens d’affaires Commerce[3], cette manière d’envisager l’emprise de la philanthropie et des fondations privées sur les questions sociales sous-tend un certain nombre de postulats, qui ne sont pas sans soulever bien des questions. La grille d’interprétation du « philanthrocapitalisme » met l’accent sur la nouveauté du phénomène et sur son rôle croissant. Aussi, elle tend à souligner le rôle du fondateur, ses motivations et les modalités de son engagement. De plus, la philanthropie semble s’y substituer au pouvoir politique. Enfin, les investissements philanthropiques semblent s’imposer sur le mode du raz-de-marée, faisant table rase des structures et logiques préexistantes. Comme nous allons le voir, le présent numéro de Lien social et Politiques propose un éclairage différent. En effet, chacun de ces postulats mérite d’être questionné.

Le philanthrocapitalisme, une grille de lecture problématique ?

Concernant le premier élément, c’est-à-dire la supposée nouveauté du phénomène, on peut souligner, sans remonter à l’évergétisme romain[4], que la philanthropie est un phénomène ancien. L’investissement de fortunes privées dans des questions sociales, au moyen de fondations, a notamment connu un développement important aux États-Unis au début du xxe siècle. L’engagement des « barons voleurs » (Rockefeller, Carnegie, Morgan, Vanderbilt) a alors noué des liens spécifiques entre le capitalisme américain et la philanthropie qu’on semble aujourd’hui redécouvrir. La question de la nouveauté est d’ailleurs un enjeu de légitimation considérable puisqu’elle permet de reléguer les initiatives préexistantes à un passé lointain. On notera au passage l’étonnante parenté dans les rhétoriques des philanthropes du début du xxe siècle et du xxie siècle, chacun cherchant à se distinguer de ses prédécesseurs par la promotion d’une philanthropie « scientifique », « pragmatique », « basée sur les résultats », en opposition à la charité poussiéreuse, aussi inefficace qu’infantilisante, et en utilisant les recettes qui firent leur succès dans le monde marchand pour les reconvertir dans le domaine social.

Le second postulat est la tendance à évaluer la portée d’une initiative philanthropique à l’aune de l’engagement de son fondateur. Cette grille de lecture se prête tout particulièrement aux décrochages interprétatifs et normatifs, selon qu’on juge l’engagement de telle personne « sincère » ou au contraire qu’on lui prête des motivations secrètes. On fait alors peu de cas des processus d’autonomisation des fondations. En effet, loin d’être l’incarnation directe de la volonté du philanthrope, la fondation est une organisation complexe, dont la structure et l’action dépendent largement de son inscription dans un environnement où se croisent des administrations publiques, des entreprises privées et des acteurs associatifs. Les fondations peuvent connaître des processus d’institutionnalisation différenciés, certaines prenant en quelques décennies des options très différentes de celles qui prévalaient initialement. Plutôt que de déduire l’identité de la fondation de la personnalité du fondateur, ou des conditions de sa genèse, il nous semble plus fécond de s’intéresser aux politiques concrètes qu’elle met en oeuvre, dans un lieu et à une période donnés.

Le troisième postulat conduit à envisager les initiatives philanthropiques en opposition au pouvoir politique traditionnel, ou sur le mode des vases communicants (les avancées de l’un signifiant un recul de l’autre), ce qui amène même parfois à parler de « privatisation des politiques sociales ». Cela risque d’escamoter au moins trois dimensions importantes de la configuration actuelle. D’une part, il ne faut pas surévaluer la puissance des fondations, notamment dans le domaine social, surtout si on la rapporte aux budgets publics sur ces questions. D’autre part, comme nous le verrons dans ce numéro, la voie philanthropique est parfois un canal spécifique de mise en place d’une politique publique par le pouvoir politique. Enfin, ce qui caractérise plutôt la distribution du pouvoir dans les configurations observées est moins un partage entre élites philanthropiques et responsables politiques qu’une logique de cumul ; le champ philanthropique est un espace qui permet d’agréger, de cumuler, de convertir et de mettre à profit des positions politiques, entrepreneuriales, associatives, à des échelons locaux, nationaux, internationaux, bref de jouer simultanément sur plusieurs tableaux.

Le quatrième postulat concerne la puissance intrinsèque des initiatives philanthropiques. Dans cette grille de lecture, tout se passe comme si ces investissements avaient la capacité de renverser l’ordre existant et d’imposer leurs méthodes de manière unilatérale, à la fois par l’importance des financements déployés, le recours à des logiques managériales et une inscription dans un sens de l’histoire. On assisterait à l’émergence d’un « nouvel âge », à l’aune d’une histoire des rapports sociaux ainsi que des rapports de production et de consommation, où la résolution des grands déséquilibres ne passe plus par un face-à-face entre nantis et misérables, mais par l’action éclairée des premiers au secours des seconds. Loin de renvoyer à une charité datée, cette perspective est promue comme un stade avancé de la modernité, renvoyant les luttes sociales à une forme d’immaturité. A contrario, les contempteurs des fondations privées voient en elles l’avant-garde des réformes néolibérales, permettant aux grandes entreprises d’étendre leur hégémonie, bien au-delà de leurs sphères d’influence immédiates, vers les questions sociales, culturelles, environnementales et politiques. Bien qu’opposées sur les valeurs, ces deux visions partagent la croyance dans l’inexorable avancée du pouvoir des fondations privées. Or, comme nous le verrons, pas plus que le postulat de leur homogénéité, cela ne résiste à l’analyse. Les fondations doivent composer avec un environnement sociopolitique, des règles, des acteurs et des institutions dont le rôle est parfois durablement sédimenté dans les secteurs envisagés. Non seulement l’hypothèse de la table rase est contestée, mais l’effectivité des politiques et dispositifs mis en place par les investissements philanthropiques mérite d’être questionnée, plutôt que d’en postuler a priori la toute-puissance.

Les défis d’un chantier de recherche

Ces quelques remarques sont autant d’invitations à étudier les initiatives philanthropiques et l’action des fondations privées de manière rigoureuse et précise, plutôt que d’en faire le symptôme d’évolutions macrosociales observées par ailleurs. En somme, plutôt que de se demander de quoi les fondations privées sont le visage, ce numéro invite d’abord à scruter les spécificités de cet objet, ses aspérités et le caractère composite et hétérogène du champ philanthropique. Ces remarques nous amènent également à constater l’étrange situation du champ de recherche portant sur la philanthropie. C’est un espace relativement délaissé par les sciences sociales francophones, alors qu’aux États-Unis non seulement historiens, sociologues et politistes y ont consacré de nombreux ouvrages, mais des chaires d’études ad hoc produisent régulièrement des données sur ce secteur.

À ce titre, le présent numéro de la revue est davantage une manière d’ouvrir un chantier de recherche que de tirer un bilan des connaissances. Il faut d’ailleurs souligner que mener l’enquête sur les fondations privées soulève des difficultés. En premier lieu, ce sont souvent des organisations discrètes et relativement opaques. Leur situation aux confins du public et du privé leur permet de se saisir de problèmes politiques, mais sans avoir à rendre de comptes. En second lieu, il faut souligner la difficulté de s’attaquer à un acteur qui a souvent le monopole de l’expertise sur sa propre action. En effet, les fondations produisent fréquemment des bilans de leurs activités, des documents relatant leurs réalisations passées et les projections de leurs actions à venir, et parfois des données plus spécifiques sur la thématique traitée. À ce titre, l’expertise fournie est à but performatif (convaincre un décideur, légitimer un projet) et l’enrôlement de spécialistes universitaires suit cette visée instrumentale. À l’occasion, le manque d’information sur les impacts réels des initiatives est compensé par le recours à des cabinets de conseil marketing plus proches du pôle du management que des univers thématiques abordés (environnement, santé, pauvreté). Comme nous le verrons, le chercheur est donc à la fois aux prises avec une information foisonnante, mais qui tient surtout d’un discours de présentation de soi de la fondation (sites Internet, brochures explicatives, conférences) et face à des alter ego universitaires parfois enrôlés à titre d’experts… quand il n’est pas lui-même le sujet d’une multipositionnalité plus ou moins confortable. Offrir un regard renouvelé sur ces environnements impose le détour par des méthodes diverses : prosopographie des élites philanthropiques, observation ethnographique de la mise en place d’un projet, entretiens avec les partenaires des fondations, travail sur les archives des organisations, observation participante à titre d’expert enrôlé… La mise en perspective choisie pour ce numéro vise également à varier les échelles temporelles et géographiques. En effet, on ne peut comprendre le statut des fondations privées aux États-Unis sans les rapporter à l’histoire particulière de l’État américain, au rôle joué par la société civile, à la structuration du secteur sans but lucratif, aux modalités de légitimation du capitalisme, etc. Quid d’une transposition de ce modèle philanthropique dans des configurations sociopolitiques et institutionnelles très différentes, que ce soit au Mozambique, en Suisse, en Angleterre ou à l’échelle de l’Union européenne ? La conception du numéro articule donc les réflexions théoriques à des études de cas précises et circonscrites. On espère ainsi apporter une contribution originale et constructive à l’ouverture d’un chantier de recherche qui recoupe des questions cruciales sur l’État social contemporain, la structuration de la « société civile » et le financement du tissu associatif, ou encore sur le périmètre du pouvoir des élites économiques.

Ces différentes réflexions ont conduit à faire le choix de diviser la présente livraison en trois parties principales. Alors que notre proposition invitait d’emblée à se questionner sur la présence d’une « nouvelle » gouvernance, au final il est apparu essentiel d’offrir au lecteur des outils qui lui permettront de mettre cette impression de nouveauté en perspective, tant par l’apport de lectures historiques approfondies que par des propositions de grilles d’analyse spécifiques. C’est ce qui est proposé dans notre première partie, qui profite aussi de la présence de deux notes de lecture, en fin de numéro, complétant ce regard historique. Les deux parties suivantes invitent à une analyse centrée sur la reconfiguration des relations et rapports de pouvoir qu’induit l’action des fondations dans nos sociétés. Les textes de la deuxième partie centrent leurs analyses sur la dynamique des relations entre les fondations et les acteurs politiques, au niveau local, national ou international. La troisième partie fait intervenir d’autres acteurs qui entretiennent d’étroites relations avec les fondations : les associations et groupes qui jouent un rôle de premier plan dans le déploiement des actions des fondations, mais qui en sont aussi les critiques les plus sévères, ainsi que les experts qui accompagnent et conseillent les fondations, et qui sont amenés à évaluer les impacts de leur action. Nous terminons d’ailleurs cette partie par la synthèse d’une discussion tenue avec trois chercheurs universitaires qui ont joué un rôle d’expert auprès de fondations au Québec, discussion qui permet de connaître un peu mieux ces fondations « de l’intérieur ».

Regards historiques et théoriques

La première partie regroupe quatre textes. Les deux premiers nous plongent dans l’histoire des fondations américaines et canadiennes. Alice O’Connor situe l’histoire des fondations aux États-Unis en lien avec celle des mouvements sociaux de ce pays. Les fondations sont-elles à la remorque des mouvements ou les précèdent-elles ? Il apparaît à l’analyse qu’elles ont appuyé plus souvent la voix des groupes modérés et préféré le soutien financier indirect à l’action directe. L’auteure identifie certains moments décisifs de cette histoire : les années 1960, pour l’appui aux mouvements de gauche et, plus récemment, la poussée conservatiste, qu’elle qualifie même de « contre-révolution ». La note de recherche rédigée par David C. Hammack à la fin du numéro apporte un éclairage complémentaire et surprenant à cette histoire des fondations américaines. Les textes cités suggèrent que les fondations joueraient aujourd’hui un rôle moins important qu’auparavant. Est-ce que le postulat de la nouveauté est celui de la découverte de cet objet de recherche par les chercheurs ? C’est précisément ce à quoi il faudra être attentif au Québec et au Canada, où si peu de recherches ont été entreprises dans ce domaine, comme le rappellent Jean-Marc Fontan, Benoît Lévesque et Mathieu Charbonneau qui s’appuient aussi sur un premier survol de l’histoire des fondations aux États-Unis, avant de se tourner vers celle des fondations canadiennes. Rappelant que certaines sont présentes au pays depuis près de cent ans, ils se questionnent sur l’absence d’intérêt des chercheurs canadiens et québécois pour l’étude de la philanthropie et des fondations, alors que les analyses américaines à ce propos sont foisonnantes. Inciter les chercheurs à s’intéresser à ce sujet nécessite aussi de savoir de quoi il est question. Les auteurs proposent un exercice de classification des fondations permettant d’entrevoir la complexité des analyses à venir. En soutien à ce survol de l’action philanthropique canadienne, une deuxième note de lecture, en fin de numéro, commente le récent ouvrage de Yolande Cohen sur le rôle des femmes philanthropes dans les organisations caritatives au Québec.

Les deux textes suivants complètent cette première partie en proposant des grilles théoriques utiles pour guider l’analyse de l’action des fondations dans nos sociétés. Daniel Mato replonge aussi dans l’histoire pour rappeler les événements qui ont conduit à la création de trois grandes fondations qui déploient leur action à l’échelle de la planète. Selon cet auteur, ces fondations, par leur travail de création de multiples réseaux interconnectés à l’échelle locale, nationale et internationale, servent d’abord à la promotion de l’idéologie néolibérale. Son argumentation est construite sur un exercice de repérage des principaux acteurs qui sont intervenus à des moments clés de l’histoire de ces fondations et d’analyse de leur discours. Frédéric Lesemann adhère à l’idée que l’économie de marché libérale est à la base du modèle de gouvernance dont les fondations font la promotion. Celles-ci sont de plus de plus nombreuses au Québec. Elles ont investi des domaines d’action (santé, éducation, pauvreté, par exemple) où d’autres acteurs (gouvernement et associations) jouaient déjà un rôle très actif. En référant au paradigme d’analyse des « régimes institutionnels », l’auteur suggère que si l’action des fondations peut être interprétée comme une volonté de changement de régime, celles-ci ne peuvent agir sans tenir compte des forces en présence. En bref, l’action des fondations se situe dans un rapport de pouvoir qui n’est pas toujours à leur avantage.

Les fondations et le politique

La deuxième partie du numéro présente des analyses empiriques, réalisées dans quatre pays différents. Les textes mettent en évidence l’importance d’étudier l’action des fondations en lien avec les programmes politiques locaux ou nationaux. Leurs auteurs rappellent que cette action s’inscrit dans des histoires relationnelles et personnelles, dans des trajectoires individuelles brouillées d’acteurs qui peuvent être successivement ou simultanément dans des positions internes et externes aux milieux politiques et philanthropiques. Élisa Chelle ne croit pas que les fondations cherchent d’abord à imposer une idéologie ; elles occupent cependant une position dominante quand il s’agit de proposer des solutions très concrètes à des problèmes sociaux complexes. L’auteure décrit l’histoire d’une expérimentation sociale proposée, entre 2007 et 2010, par les fondations Rockefeller et Bloomberg, à New York, qui n’a eu que des impacts très modestes sur les conditions de vie des pauvres visés par ce programme de « transfert monétaire conditionnel ». Elle souligne l’importance pour le maire Bloomberg de justifier l’utilisation de fonds privés dans un tel programme social par l’idée qu’il ne fallait pas gaspiller l’argent public dans des initiatives dont les impacts sont incertains. Mais comment refuser de s’y associer quand de telles ressources sont proposées ? Le programme politique local et les volontés des fondations, dont celles du maire, sont ici étroitement liés.

Rozenn Diallo nous propose une analyse fouillée de la dynamique des relations entre les acteurs privés, internationaux et politiques locaux dans le cadre d’un programme de restauration d’un parc national au Mozambique, pensé en fonction du développement durable et du développement social des populations voisines du parc. L’auteur montre, comme dans le texte précédent, l’enchevêtrement complexe des relations des acteurs en présence, qui se situent ici à des échelles multiples. L’auteur fait valoir que si, dans un premier temps, les fondations et autres acteurs privés et internationaux semblent dominer le programme par leur approche technicisée des solutions environnementales et sociales, la légitimité des représentants du parti et de l’État, en particulier lorsqu’il est question du développement social des communautés locales, fait en sorte que ce projet a pu aussi servir les intérêts de la classe politique.

Si au Mozambique un projet environnemental a été conçu en y incluant un volet de développement social, en Angleterre le soutien philanthropique aux organisations culturelles impose aussi des contraintes de démocratie axée sur le changement social. Jonathan Paquette étudie l’évolution de la philanthropie culturelle dans ce pays qui a, comme les États-Unis, une longue tradition de financement philanthropique. L’auteur souligne d’abord l’importance d’analyser l’évolution de l’action des fondations en référence à celle des politiques culturelles au pays. Comme O’Connor le mentionnait déjà pour les États-Unis, le tournant conservatiste semble avoir eu une influence directe sur l’importance et la définition du rôle des fondations en Angleterre, ici dans le domaine culturel. Des conditions contraignantes ont été imposées aux organisations culturelles afin qu’elles développent des activités propices au développement social. Mais si ces organisations travaillent très fort pour démontrer qu’elles respectent ces conditions, l’auteur rappelle que les fondations elles-mêmes n’ont pas de comptes à rendre sur l’impact réel de ce virage, qui a éloigné ces organisations de leurs finalités premières.

En empruntant un angle d’analyse très original, Clément Bastien nous invite à étudier l’espace des relations entre les fondations et le politique au moyen de l’analyse des trajectoires et des positions sociales des membres du conseil d’administration du Centre européen des fondations. La plupart de ces individus s’y retrouvent au terme d’une carrière construite à l’échelle de leur pays. Si l’auteur observe une forte hétéronomie des origines, il met surtout en évidence le multipositionnement des membres qui ont pu, en succession ou en parallèle, occuper diverses fonctions ou être présents à d’autres conseils d’administration, dans des commissions gouvernementales, des entreprises ou d’autres fondations. Le brouillage des frontières qui est mis en lumière rappelle une fois de plus la complexité des analyses.

Les fondations, les acteurs de terrain et le rôle de l’expertise

Bien d’autres acteurs sont en lien avec les fondations. C’est ce dont il sera question dans cette troisième partie. Dans de nombreux programmes qu’elles proposent, les fondations ont besoin de partenaires pour leur mise en oeuvre. Elles n’ont pas non plus toute l’expertise nécessaire, à l’interne, pour créer et élaborer ces programmes, pour suivre et évaluer leur déploiement et pour en évaluer les impacts. Elles font donc appel à des experts. Dans cette dernière partie du numéro, nous découvrons des partenaires, associatifs ou scientifiques, qui développent avec les fondations des relations ambiguës, parfois tendues ; des relations qui oscillent entre la volonté de collaborer et celle de garder une distance critique. Nous verrons aussi que les fondations ont d’autres collaborateurs avec qui les relations sont plus faciles : les firmes de marketing ou de consultants qu’elles utilisent pour l’évaluation de leur action.

À partir du cas de l’Aide à la vieillesse en Suisse, Alexandre Lambelet propose une analyse des relations entre les organisations philanthropiques à qui est déléguée la responsabilité des services relatifs à cette aide. L’auteur montre que la fondation Pro Senectute qui, historiquement, en avait la responsabilité se verra contestée par de nouveaux groupes. Il fait aussi valoir que si Pro Senectute a assis la légitimité de ses actions sur une neutralité politique et une caution scientifique, les nouvelles associations utilisent plutôt une légitimité basée sur leur proximité avec les usagers. Au fil du temps, les associations qui interviennent dans ce domaine entretiendront des rapports de concurrence, mais aussi de collaboration. Chacun reconnaît à l’autre un rôle distinct.

Les relations entre la Fondation Chagnon et les organismes communautaires partenaires et responsables de la mise en oeuvre des programmes financés par cette fondation sont tout aussi complexes. Élise Ducharme et Frédéric Lesemann montrent que l’impact premier de la création de cette fondation au Québec, et sa collaboration avec le gouvernement québécois pour développer un PPP social dans le domaine de la prévention de la pauvreté et de la maladie, a été de bousculer les dynamiques locales et de chercher à imposer de nouvelles façons de faire à un milieu où les associations jouaient un rôle de premier plan auprès des populations en difficulté. Plus encore, les auteurs nous proposent une analyse rigoureuse des fondements scientifiques des programmes proposés par la fondation et rappellent ainsi le danger d’une transposition linéaire des connaissances formelles, qui puisent ici dans la recherche sur les neurosciences. Comme l’affirment les auteurs : « À soumettre directement les connaissances scientifiques aux stratégies politiques, on les réduit à une idéologie. »

Des conditions similaires à celles décrites précédemment caractérisent la mise en oeuvre d’un programme de lutte contre l’obésité en France, basée sur l’idée que si ce problème de santé a des causes multifactorielles, il faut réunir une multiplicité d’acteurs partenaires pour le résoudre. Thomas Alam propose une analyse fine des relations entre les partenaires de ce partenariat public-privé responsable du programme Epode (Ensemble, prévenons l’obésité de nos enfants), rappelant, comme l’ont fait d’autres textes de ce numéro, le multipositionnement des acteurs impliqués et le brouillage des frontières entre le public et le privé. Il met particulièrement en évidence le fait que le succès de ce programme réside davantage dans une stratégie de communication efficace que dans une analyse rigoureuse des impacts de cette approche sur les populations concernées.

Mais n’est-ce pas là un trait commun de plusieurs de ces initiatives ? La question de l’évaluation des impacts sur les populations qui participent aux programmes proposés par les fondations ou les PPP sociaux reste souvent en suspens. Si les fondations privées et les organisations philanthropiques n’ont de comptes à rendre à personne, des rapports d’évaluation de leur action sont tout de même produits, entre autres, par des firmes de consultants qui collaboraient déjà avec les entreprises ou les chefs d’entreprise qui ont créé les fondations. Quel type d’évaluation est ici produit ? C’est une des questions que ce sont posées trois chercheurs universitaires qui ont accepté de se prêter au jeu de la Table ronde, dont la synthèse clôture ce numéro. Ces chercheurs, Benoît Lévesque, Sylvie Paquerot et Marie-France Raynault, ont joué le rôle d’expert, de conseiller, ont siégé à des comités ou au conseil d’administration de trois fondations importantes au Québec : la Fondation Lucie et André Chagnon, la Fondation One Drop associée au Cirque du Soleil et Centraide. Leur récit, de l’intérieur, nous informe sur les motivations de ceux qui créent des fondations, décrit leur fonctionnement, la composition de leur conseil d’administration, le travail d’élaboration des programmes et le choix des partenaires. Il s’attarde plus particulièrement sur le rôle de l’expertise scientifique, les motivations des chercheurs qui acceptent de se prêter à ce jeu, et la perception de ce type d’engagement dans le monde universitaire. Cette synthèse se termine sur des réflexions sur les enjeux éthiques de l’action des fondations et l’avenir de celles-ci.