PrésentationPhilanthropie et fondations privées : vers une nouvelle gouvernance du social ?[Record]

  • Sylvain Lefèvre and
  • Johanne Charbonneau

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  • Sylvain Lefèvre
    Post-doctorant — CPDS, Université de Montréal

  • Johanne Charbonneau
    Professeure — Centre Urbanisation, Culture Société de l’INRS
    Titulaire — Chaire de recherche sur les aspects sociaux du don de sang, INRS

Bill Gates et Warren Buffett, respectivement deuxième et troisième fortunes mondiales, ont entrepris, en 2010, de convaincre le maximum de milliardaires à s’engager, comme eux, à donner la moitié de leur fortune à des fondations et des oeuvres caritatives. Ce projet, intitulé Giving Pledge, prolonge un engagement plus ancien des deux philanthropes, qui a contribué à la mise en place de la plus importante fondation privée du monde par son budget, la Bill and Melinda Gates Foundation, dont les dons annuels, consacrés notamment à l’accès à la connaissance et aux soins de santé, sont supérieurs aux dépenses de l’Organisation mondiale de la santé. En 2007, une enquête du Los Angeles Times suscitait une controverse en indiquant que la fondation investissait une part importante de ses fonds dans des placements financiers parfois contradictoires avec les objectifs caritatifs visés. Par exemple, parallèlement à une campagne de vaccination dans le delta du Niger, les placements financiers de la fondation soutenaient des groupes pétroliers accusés d’être en partie responsables de la pauvreté dans cette région. Ce cas est emblématique d’un mélange des genres qui n’est pas sans poser problème, entre charité et investissement, qu’on désigne parfois par le terme de « philanthrocapitalisme ». Celui-ci suscite le plus souvent une lecture morale, que ce soit l’apologie de la générosité de l’homme d’affaires philanthrope éclairé ou l’intention cynique prêtée à toute démarche philanthropique, au titre de ruse de la raison des dominants. Cet éventail d’interprétations se retrouve dans l’importante couverture de presse sur ces nouvelles figures de proue de la philanthropie. Mais par-delà les divergences des grilles de lecture, du quotidien communiste L’Humanité au périodique montréalais des gens d’affaires Commerce, cette manière d’envisager l’emprise de la philanthropie et des fondations privées sur les questions sociales sous-tend un certain nombre de postulats, qui ne sont pas sans soulever bien des questions. La grille d’interprétation du « philanthrocapitalisme » met l’accent sur la nouveauté du phénomène et sur son rôle croissant. Aussi, elle tend à souligner le rôle du fondateur, ses motivations et les modalités de son engagement. De plus, la philanthropie semble s’y substituer au pouvoir politique. Enfin, les investissements philanthropiques semblent s’imposer sur le mode du raz-de-marée, faisant table rase des structures et logiques préexistantes. Comme nous allons le voir, le présent numéro de Lien social et Politiques propose un éclairage différent. En effet, chacun de ces postulats mérite d’être questionné. Concernant le premier élément, c’est-à-dire la supposée nouveauté du phénomène, on peut souligner, sans remonter à l’évergétisme romain, que la philanthropie est un phénomène ancien. L’investissement de fortunes privées dans des questions sociales, au moyen de fondations, a notamment connu un développement important aux États-Unis au début du xxe siècle. L’engagement des « barons voleurs » (Rockefeller, Carnegie, Morgan, Vanderbilt) a alors noué des liens spécifiques entre le capitalisme américain et la philanthropie qu’on semble aujourd’hui redécouvrir. La question de la nouveauté est d’ailleurs un enjeu de légitimation considérable puisqu’elle permet de reléguer les initiatives préexistantes à un passé lointain. On notera au passage l’étonnante parenté dans les rhétoriques des philanthropes du début du xxe siècle et du xxie siècle, chacun cherchant à se distinguer de ses prédécesseurs par la promotion d’une philanthropie « scientifique », « pragmatique », « basée sur les résultats », en opposition à la charité poussiéreuse, aussi inefficace qu’infantilisante, et en utilisant les recettes qui firent leur succès dans le monde marchand pour les reconvertir dans le domaine social. Le second postulat est la tendance à évaluer la portée d’une initiative philanthropique à l’aune de l’engagement de son fondateur. Cette grille de lecture se prête …

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