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Que penser de l’évolution des fondations philanthropiques et caritatives américaines ? Selon de récentes allégations, certaines auraient adopté ces derniers temps de tout nouveaux modes de fonctionnement, agissant comme des entrepreneurs sociaux suivant une approche plus résolue et plus « commerciale », privilégiant l’évaluation des résultats et l’efficacité. Ce qui n’est pas faux. Mais un examen plus attentif montre bien que la longue histoire des fondations est extrêmement variée, que leurs pratiques ont beaucoup moins changé qu’on le prétend, que leur importance s’est amoindrie dans la période récente, qu’il faut donc éviter d’exagérer leur influence et qu’elles poursuivent en fait un très vaste éventail d’objectifs.

Telles sont, parmi d’autres, certaines des conclusions que m’inspirent les recherches que j’ai récemment menées avec plusieurs collègues sur l’action au demeurant avisée ou nuisible des fondations américaines. Ces conclusions reposent sur une argumentation qui sera détaillée dans l’ouvrage quasi achevé que j’ai réalisé avec Helmut Anheier, A Versatile Institution : The American Foundation, lui-même fondé en grande partie sur les données et analyses de American Foundations : Roles and Contributions (Washington, D.C. : The Brookings Institution Press, 2010), publié sous la direction des deux mêmes auteurs et comprenant seize chapitres rédigés par une vingtaine d’éminents historiens et spécialistes des sciences sociales, de même qu’une introduction et une conclusion substantielles des directeurs de la publication. On retrouvera une partie de cette argumentation dans ma collaboration – et celle d’autres auteurs – à The Legitimacy of Philanthropic Foundations : United States and European Perspectives, publié sous la direction de Kenneth Prewitt, Mattei Dogan, Steven Heydemann et Stefan Toepler (New York : Russell Sage Foundation, 2006).

Selon une perception très répandue, quelques-unes des principales fondations du pays seraient représentatives de l’ensemble des fondations américaines, qui auraient toutes joué un rôle de la même importance depuis la création par Andrew Carnegie et John D. Rockefeller des premières grandes fondations au début du xxe siècle.

Il est certes indéniable que le groupe des fondations mises sur pied par Carnegie, Rockefeller, Mme Russell Sage et Julius Rosenwald, ou encore par les familles Filene, Guggenheim, Harkness, Milbank et autres, a grandement favorisé le développement d’importantes institutions américaines – écoles et bibliothèques publiques, universités de recherche ou centres médicaux modernes –, les Rockefeller ayant notamment investi stratégiquement dans la création d’établissements de recherche en médecine et en sciences sociales. Bon nombre de fondations locales ont d’ailleurs suivi leur exemple en bâtissant des installations dans leurs propres collectivités[1].

Mais ce n’est là qu’un chapitre de l’histoire des fondations américaines.

Comme la plupart des fiducies et corporations, presque toutes les fondations américaines sont constituées en vertu de la loi des États. Or ces lois qui les régissent varient d’un État à l’autre, tout comme elles ont évolué au fil du temps, même après 1914, lorsque l’impôt sur le revenu s’est ajouté à la réglementation juridique nationale, et plus encore à partir des années 1950, puis de l’adoption en 1969 de la Tax Reform Act[2]. Depuis le dernier tiers du xixe siècle, les corporations américaines, parmi lesquelles de plus en plus de fondations et de sociétés à fin charitable, ont ainsi pu agir avec une autonomie et une indépendance notables… à bon ou à mauvais escient.

Au xixe siècle, les États américains n’établissaient aucune distinction claire entre les fondations et les autres organisations caritatives, certains exigeant même au début du siècle que les banques et les compagnies d’assurance participent à des activités qui relèveraient aujourd’hui des oeuvres de bienfaisance. Pour être exhaustive, toute étude des fondations américaines doit par conséquent englober les fonds dotés et annuels créés après la Révolution en appui aux institutions protestantes (notamment les écoles, le clergé et les missions), de même que les modes de financement et les fonds de dotation conçus pour les principales institutions laïques, éducatives, médicales, littéraires et artistiques. Elle doit aussi prendre en compte les fonds catholiques européens qui ont fourni aux institutions catholiques américaines du capital mais aussi des prêtres, des religieux et des religieuses instruits, de même que le Baron de Hirsch Fund, dont l’action a facilité la réinstallation des Juifs aux États-Unis ainsi qu’au Canada et dans l’ensemble des Amériques. Toujours à des fins d’exhaustivité, on notera de surcroît que les plus célèbres collèges américains étaient en fait devenus des fondations à vocations multiples qui seraient aujourd’hui qualifiées de fondations dans la plus grande partie de l’Europe. Dans les années 1870, plusieurs collèges ont ainsi disposé de fonds de plus en plus importants pour promouvoir les études supérieures dans une variété de disciplines, pour financer des bibliothèques et des laboratoires toujours mieux équipés ainsi que des installations de restauration, de loisirs ou de services communautaires, et pour équiper leurs collectivités de musées d’art et d’histoire naturelle, de jardins et d’arboretums[3].

Jusqu’au milieu du xxe siècle, bon nombre de fondations ont continué de réserver des fonds à des activités protestantes, juives ou catholiques. Certaines d’entre elles, notamment le Lilly Endowment de l’Indiana et la Danforth Foundation du Missouri, ont pris beaucoup d’expansion et consenti d’importants efforts à des projets à la fois protestants et interconfessionnels. Dans l’ouest et le sud du pays, une grande partie des fondations se vouaient aussi à des fins religieuses, souvent mais non seulement protestantes[4]. Dans les années 1920 et 1930, beaucoup finançaient de même tout un éventail de projets d’élévation morale, dont certaines des fondations Rockefeller mais aussi plusieurs autres[5]. De la période précédant la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin de la Seconde, la Russell Sage Foundation a subventionné à New York un groupe de réflexion national particulièrement efficace et un centre de coordination d’oeuvres de bienfaisance organisées et de services sociaux professionnels[6]. Et dans l’entre-deux-guerres, plusieurs fondations ont soutenu la Société des Nations (SDN), ses activités et ses institutions connexes grâce à des dons qui totalisaient une part considérable du budget de la SDN, alors même que le gouvernement américain refusait de se joindre à ce qui deviendrait bientôt l’Organisation des Nations unies[7].

Les fondations américaines ont ainsi mené une action extrêmement variée durant ce premier demi-siècle. Et l’on ajoutera que, tout le long de leur histoire, beaucoup ont poursuivi d’ambitieux objectifs dans un esprit d’entreprise, privilégiant les résultats, persuadant les autres de contribuer à leur propre fonds, supervisant leurs bénéficiaires, investissant « en lien avec leurs programmes » dans des projets de construction domiciliaire, de résidences d’étudiants, de sièges sociaux d’organisations caritatives, d’établissements scolaires et de centres médicaux.

Si bien qu’en réalité ces fondations jouent depuis la Seconde Guerre mondiale un rôle relativement moins important, même si elles se sont sensiblement diversifiées. Or il semble parfois que ce soit la baisse relative de leurs ressources qui ait incité certains de leurs dirigeants à faire valoir par compensation la nouveauté de leur approche et leur ambition de jouer un rôle déterminant.

Cette moindre influence des fondations est allée de pair avec l’importance grandissante de l’État, mais aussi avec l’augmentation des revenus. Avant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral consacrait environ 3 % du produit intérieur brut du pays aux différents aspects des soins de santé, de l’éducation et de l’aide sociale. En 1950, cette proportion avait bondi à 8 % et elle se maintient depuis les années 1960 à plus de 12 %. Entre-temps, le PIB par habitant progressait encore plus rapidement, passant du simple au double de 1939 au début des années 1960, puis doublant à nouveau au début des années 1990. Or plus les gens s’enrichissent, plus ils dépensent en services : à mesure que leurs revenus ont augmenté, les Américains ont dépensé beaucoup plus en soins de santé, en éducation et en services familiaux. Les fondations ont aussi poursuivi leur croissance mais beaucoup plus lentement, leurs dépenses n’ayant augmenté que d’environ 0,1 % par rapport au PIB en 1944 à un peu plus de 0,2 % au début des années 2000.

Les fondations américaines ont beaucoup accompli depuis 50 ou 60 ans. Mais elles ne peuvent plus envisager la création de vastes secteurs d’institutions. L’ensemble de leurs ressources est aujourd’hui trop restreint pour remplacer ou même compléter significativement des programmes gouvernementaux, ou pour exercer une influence sur la redistribution globale des richesses. Elles peuvent toutefois promouvoir des politiques et des pratiques innovantes au sein des organismes gouvernementaux et sans but lucratif, à condition d’agir stratégiquement, de cibler soigneusement leurs initiatives, de s’associer à des partenaires efficaces et de préserver leur légitimité auprès de l’opinion publique. C’est ainsi qu’elles continueront d’aider leurs villes et régions à développer des réseaux d’établissements médicaux, de recherche, d’enseignement supérieur et artistiques. Et qu’elles pourront efficacement réserver, investir et protéger des fonds en appui aux valeurs et pratiques religieuses ou culturelles privilégiées par leurs donateurs. C’est d’ailleurs ce que font de plus en plus de fondations américaines en soutenant partout aux États-Unis un éventail grandissant de traditions et de mouvements culturels ou religieux.