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Au cours des dernières décennies, les sociétés occidentales ont été travaillées par des tendances à l’individualisation de leurs mem­bres. Cette mutation est particulièrement visible dans les trans­formations de la famille et de la conjugalité au XXe siècle : choix du conjoint, contrôle des naissances, évolution des modes de cohabitation (Singly, 2007). Elle affecte également la sphère du travail, avec la montée en puissance de la norme d’autonomie, les critiques des structures hiérarchisées, l’insistance sur le dynamisme et la créativité (Bol­tanski et Chiapello, 1999). Cha­cun est tenu de se créer par soi-même, de se « tenir de l’intérieur » (Martuccelli, 2004), bref de se considérer comme une entité séparée, un individu, actif et seul responsable de lui-même. Les politiques sociales ont peu à peu été affectées par ces évolutions. Leur individualisation, visi­ble dans tous les pays occidentaux, est particulièrement marquée en France par l’avènement des politiques d’insertion.

Ces politiques d’insertion ne concernent pas seulement l’insertion professionnelle. Dans le sillage du Revenu minimum d’insertion, on a pu parler d’insertion des jeunes, d’insertion des travailleurs handicapés, d’insertion par la santé, le sport ou le logement. Les politiques afférentes se ressemblent dans leur organisation partenariale et souvent départementales, l’insistance sur les notions de contrat, de projet et de parcours, la mise en place de commissions d’attribution au cas par cas (Astier, 1997 ; Rosanvallon, 1995).

Dans la suite du présent article, nous nous intéressons à la prévention des expulsions locatives, en tâchant de préciser la vision de l’individu que véhiculent ces procédures[1]. Le débat autour de la « bonne foi » dans les expulsions locatives est pris comme un indice du rapprochement de l’individu à l’oeuvre dans les politiques d’insertion. En effet, ces politiques s’adressent à leurs bénéficiaires comme à des « individus défail­lants », dont il s’agirait de cons­truire ou de restaurer l’autonomie et la responsabilité. Dès lors, la justification de l’aide est très particulière, car elle doit légitimer le soutien à des individus censés être autonomes et responsables. Le terme de défaillance peut paraître fort, mais il nous semble mieux rendre compte du fait que, au moins aux yeux des institutions sociales, les impétrants ne parviennent pas à répondre seuls aux injonctions à l’autonomie et à la responsabilité.

La procédure d’expulsion locative est particulièrement complexe. Cégolène Frisque en a fait une étude remarquable, interrogeant tant le fonctionnement de l’institution judiciaire que le point de vue des administrations. Elle montre en quoi le développement d’une politique de prévention des expulsions a pu servir de légitimation à des procédures d’expulsion plus rapides et expéditives – les locataires en impayé de loyer étant censés avoir eu de multiples occasions d’amender leur comportement et d’obtenir des aides, il y a moins de scrupules à expulser (Frisque, 2006). Le point d’observation emprunté ici est dif­férent. Nous nous sommes centrés sur l’activité des « Fonds Soli­da­rité Logement » (FSL) qui peuvent octroyer des aides pour prévenir l’expulsion de « ménages de bonne foi ». L’idée est que moyennant un effort des locataires (reprise du paiement du loyer et plan d’apurement) et parfois du bailleur (abandon de créan­ces, en particulier lorsqu’elles sont anciennes), une aide financière pourra être accordée pour éponger le solde de la dette. Le bailleur s’engage alors à resigner un nouveau bail. Parfois le relogement dans un logement moins onéreux est envisagé – encore faut-il pour cela que de tels logements soient disponibles.

L’action des FSL ne touche pourtant pas tous les locataires en difficulté de loyer. Les données présentées dans le dernier rapport sur l’état du mal-logement de la Fondation Abbé Pierre permettent de s’en faire une idée. Le tableau 1 met en rapport le nom­bre de ménages aidés financièrement par les FSL et le nombre de ménages assignés aux fins de résiliation de bail.

Tableau 1

Rapport du nombre de ménages aidés au nombre de ménages assignés

Rapport du nombre de ménages aidés au nombre de ménages assignés
Source: chiffres DREES et ministère de la Justice cités dans (Fondation Abbé Pierre, 2010: 112, 128)

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Le nombre de ménages aidés par les FSL représente en gros depuis 2003 un peu moins de la moitié des ménages assignés[2]. Le rapport de la Fondation Abbé Pierre donne également deux chiffres issus des Enquêtes logement de l’INSEE de 2002 et 2006. En 2002, 289 000 ménages avaient connu au moins deux mois d’impayé de loyer ; en 2006, ils étaient 480 000. Le nombre de ménages ayant reçu une aide au maintien dans le logement du FSL représente 26 % de ces ménages en impayé en 2002 mais seulement 14 % en 2006. Les budgets consacrés nationalement à ces aides étaient de l’ordre de 70 millions d’euros dans les dernières années précédant la décentralisation des FSL en 2005 (Fondation Abbé Pierre, 2007 : 102)[3].

Le présent article s’appuie sur une enquête par observations et entretiens approfondis dans quatre départements, réalisée entre 2003 et 2006. Dans chaque département, nous avons pu observer des commissions d’attribution des aides et avons réalisé des entretiens auprès de responsables de différentes structures : services du FSL, services sociaux, bailleurs sociaux, associations, Caisse d’allocations familiales, préfecture et Conseil général[4]. Le point de vue adopté est donc institutionnel, les usagers ne sont pas directement présents[5] – comme dans les commissions observées. S’il y a bien sûr des différences liées au marché du logement selon les départements et dans la sévérité à l’égard des demandeurs, il y a aussi de nombreux points communs entre ces départements dans la manière d’aborder la défaillance des deman­deurs et d’appréhender leur bonne foi. Ce sont ces points de convergence que nous évoquons dans le présent article. La première partie revient sur la notion de bonne foi et sur l’importance qui lui est accordée dans les circulaires réglementant la prévention des expulsions locatives. La deuxième partie propose une typologie de trois figures d’usagers comme individus défaillants : les victimes, les coupables-responsables et les incapables. Nous interprétons alors le rôle de la bonne foi comme permettant de départager entre les figures de victimes et de coupables-responsables. La dernière partie expose deux critères de la bonne foi donnés par les agents des politiques d’insertion : la réponse aux sollicitations institutionnelles et l’absence de récidive. Nous expliquerons également en quoi le jugement sur la bonne foi est incertain et provisoire.

La bonne foi des locataires en instance d’expulsion : l’imprécision des textes

La bonne foi est une notion ancienne en droit des contrats, qu’on peut faire remonter au droit romain et médiéval (Jalouzot, 2001 : 22-24). L’article 1134 du Code civil français précise ainsi que : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. […] Elles doivent être exécutées de bonne foi. » Béatrice Jalouzot, comparant les droits français, allemand et japonais, relève qu’aucun de ces systèmes juridiques « n’attribue de définition légale à la bonne foi » et qu’aucune définition par la doctrine n’a « recueilli l’unanimité de la communauté juridique » (op. cit. : 59). Les dictionnaires juridiques en proposent plusieurs définitions, parmi lesquelles on retiendra la définition de la bonne foi comme une « attitude traduisant la conviction ou la volonté de se conformer au Droit qui permet à l’intéressé d’échapper aux rigueurs de la loi » (Cornu, 2007 : 119) et qu’ « interpréter un texte juridique de bonne foi […], c’est l’interpréter selon son esprit et non en droit strict » (Zoller, 2003 :143). Ce dernier sens aurait permis de renforcer le pouvoir d’appréciation du juge depuis les années 1980 (Hauser, 2005 :149-150).

L’article 2274 du Code civil français dispose que : « La bonne foi est toujours présumée, et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver. » Cependant, selon Philippe Le Tourneau cette « formule traditionnelle est excessive dans son libellé, car la présomption comporte des exceptions […] et elle cesse d’opérer dans les échelons intermédiaires entre la bonne et la mauvaise foi » (Le Tourneau, 2009 : 25). Ainsi dans le cadre des relations avec les caisses sociales, la bonne foi doit être « dûment prouvée », elle peut alors permettre d’échapper à certaines majorations ou pénalités (Code de la sécurité sociale, notamment articles R243-20, R382-97, D651-12-1). De même, dans les affaires de diffamation, l’accusé doit prouver sa bonne foi pour échapper à la sanction : c’est l’exception de bonne foi, dont la définition est rigoureuse.

Dans un domaine proche de celui qui nous intéresse ici, la loi sur le surendettement du 31 décembre 1989 ouvre droit à la procédure de surendettement aux seuls « débiteurs de bonne foi ». Béatrice Jalouzot relève que la Cour de cassation a laissé l’appréciation de la bonne foi aux juges du fond, et qu’il « n’existe pas de définition de la bonne foi dans le surendettement ». Elle distingue dans l’appréciation des juges un « pôle objectif », « fondé sur des éléments concrets et incontesta­bles », et un « pôle subjectif », s’ap­pu­yant sur « des éléments intimement dépendants de [la] personne [considérée] et qui varient au cas par cas » (op. cit. : 206-209)[6].

Les textes régissant la procédure d’expulsion locative ne mentionnent pas directement la bonne foi. L’article 24 de la loi du 6 juillet 1989 précise que « Le juge peut […] accorder des délais de paiement, […] au locataire en situation de régler sa dette locative » sans réserver le bénéfice de ces délais aux seuls locataires de bonne foi. Cette disposition con­cerne les ménages dont le bail n’est pas encore résilié. Pour ceux dont le bail est résilié, l’article L613-1 du Code de la construction et de l’habitat prévoit que le juge des référés ou de l’exécution peut octroyer des délais à l’expulsion. L’article L 613-2 précise que « pour la fixation de ces délais, il doit être tenu compte de la bonne ou mauvaise volonté manifestée par l’occupant dans l’exécution de ses obligations, des situations respectives du propriétaire et de l’occupant, notamment en ce qui con­cerne l’âge, l’état de santé, la qualité de sinistré par faits de guerre, la situation de famille ou de fortune de chacun d’eux, les cir­constances atmosphériques, ainsi que des diligences que l’occupant justifie avoir faites en vue de son relogement ». Comme nous allons le voir, la relative précision de cet article tranche avec l’invocation de la bonne foi dans les circulaires définissant les politiques sociales de prévention des expulsions.

En effet, si la bonne foi n’est pas mentionnée elle-même dans la procédure d’expulsion, elle est très présente dans les politiques de prévention des expulsions locatives. La bonne foi limite alors les effets du non-respect des obligations du contrat de bail : délais assortis d’un plan d’apurement, aides pour diminuer la dette ou pour trouver un nouveau logement. La première circulaire évoquant la bonne foi date du 9 février 1999, à la suite de la loi sur les exclusions de 1998. Elle vise à ce que l’expulsion pour cause d’impayé de loyer soit « limitée dans les faits aux locataires de mauvaise foi ». Mais ce recours à la notion de mauvaise foi laisse les agents démunis, en l’absence d’une définition claire. Dans cette première circulaire, la bonne foi est liée aux « difficultés rencontrées du fait de conditions de ressources » défavorables. Mais un peu plus loin, l’impécuniosité est distinguée de la bonne foi : « [toutes les solutions] adaptées seront recherchées dans les cas d’impécuniosité et de bonne foi ». Dans un communiqué de presse daté du 17 février 1999, le ministre du Logement Louis Besson distingue « les gens de bonne foi qui ne peuvent rester dans leur logement actuel (séparation de cou­ple, perte d’emploi, diminution de ressources…) » pour qui un relogement devrait être recherché des « personnes qui ont des ressources suffisantes et ne s’acquittent pas de leur loyer, [pour qui] la solidarité nationale n’a pas à s’exercer ».

La circulaire du 12 mai 2004[7] mentionne elle aussi la mauvaise foi du « débiteur dispos[ant] de moyens matériels lui permettant de payer son loyer et d’apurer sa dette » et ajoute « les ménages qui perturbent réellement par leur comportement, la vie de leurs voisins ». Cependant dans les considérants du protocole d’accord type annexé à la circulaire, on trouve une formulation qui laisse penser que la bonne foi est distinguée des troubles de voisinage et d’autres « manquement[s] grave[s] » : « Con­sidérant que la bonne foi du débiteur peut être reconnue eu égard à sa situation personnelle (et qu’il ne lui est pas reproché de troubles de voisinage ou autre manquement grave justifiant la poursuite de l’expulsion) ».

Juste après l’émission de cette circulaire, le député Pierre Cardo interroge le ministre du logement Marc-Philippe Daubresse, à propos de ces nouveaux protocoles à la séance parlementaire du 20 mai 2004. Il lui demande de « préciser ce que recouvre le critère de bonne foi ». Le ministre évoque alors un autre critère de la bonne foi : le respect des engagements pris par « contrat ». Ce critère n’a pas d’écho dans la production législative ou réglementaire, mais il est employé sur le terrain, comme nous le verrons plus loin[8].

En résumé, les textes donnent une définition à la fois assez vague et assez restrictive de la bonne foi. Assez vague, car elle n’y est définie qu’au travers d’exem­ples, et assez restrictive, car le seul exemple de mauvaise foi donné clairement est celui du ménage qui aurait les moyens de payer son loyer et qui ne le paye pas. Si d’autres éléments sont parfois ajoutés, les formulations ne permettent pas de dire si ces éléments s’intègrent dans la définition de la bonne foi ou s’il s’agit de conditions différentes et donc supplémentaires.

Dans la section suivante, nous proposons de lire l’importance donnée à la bonne foi par les commissions d’attribution des FSL au moyen d’une typologie des deman­deurs : la bonne foi sert alors à départager certaines situations indécises. Nous expliciterons ensuite dans la dernière section certains critères de la bonne foi que se donnent les agents en l’absence de critères réglementaires clairs.

Évaluer les défaillances

Trois figures de l’individu défaillant

Comment, dans une « idéologie moderne » (Dumont, 1991) qui valorise l’individu autonome et responsable, justifier l’aide aux individus défaillants ? L’évalua­tion de la responsabilité des demandeurs a ici une grande importance. L’observation des commissions d’attribution des aides du FSL nous amène à considérer qu’elles évaluent cette responsabilité à partir de trois dimensions : l’importance des actes positifs ou négatifs de l’individu, l’importance des éléments extérieurs, la capacité de l’individu[9].

L’importance des actes dits positifs en référence à une action délibérée de l’intéressé (comportement violent, troubles du voisinage, etc.) ou négatifs (non-paiement d’une facture, non-recours aux services sociaux) mesure l’influence du comportement du demandeur sur la détérioration de sa condition. L’importance des éléments extérieurs recouvre ce qui dans la situation[10] ne dépend pas, ou pas entièrement, de la volonté des individus : accident, maladie, décès d’un proche, rupture professionnelle ou familiale, faible protection sociale… La capacité interroge les compétences à répondre de manière appropriée à plusieurs exigences : règlement du loyer, entretien du logement, relations avec le voisinage, relations avec l’administration. L’inca­pacité relie les manquements à ces normes à des difficultés à comprendre ces impératifs et à adopter un comportement qui leur soit adapté[11].

Les trois dimensions d’importance des actions, d’importance des éléments extérieurs et de capacité ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et les commissions doivent évaluer leur importance relative. Trois idéaux-types simples peuvent être distingués selon la prééminence donnée à l’une des trois propriétés : les coupables-responsables, les victimes, les incapables. L’évaluation des demandes peut aussi donner lieu à des appréciations plus ambivalentes, amenant à une indécision sur la manière de qualifier la situation.

La figure de la victime correspond à une situation où les événements extérieurs ont une grande influence sur le sort des demandeurs, où les actes commis par le ménage ne font pas problème et où la capacité des individus ne fait pas défaut. Il est victime d’accidents[12], d’actes malveillants ou d’une mauvaise fortune, en tout cas d’actes indépendants de sa volonté. Sa responsabilité ne peut être engagée sur ces éléments, dont il n’a pas l’obligation d’assumer entièrement les conséquen­ces. N’étant pas responsable de ce qui lui arrive, cet individu pourra être aidé.

Le coupable-responsable se trouve quant à lui en difficulté du fait d’actes qu’il a effectués librement et volontairement, sans que sa capacité soit mise en doute, et sans que des éléments extérieurs puissent être incriminés. Il est donc fautif, et ne peut légitimement être aidé : il serait plutôt redevable d’une punition (ou d’un refus d’aide). Ces situations sont perçues comme relevant d’une responsabilité (motif du refus) et d’une culpabilité. En particulier l’étiologie de la dette est vue comme un indicateur important de la responsabilité du ménage. Les situations sanctionnées mettent souvent en question des « choix » faits par le ménage, qui ne peuvent être justifiés par des contraintes extérieures comme dans la figure de la victime.

Le troisième idéal-type stable est assez différent des deux premiers, marqués par la recherche de la responsabilité des demandeurs : il s’agit de la figure de l’incapable, que nous voulons ici détailler davantage[13]. Face à des situations marquées par la marginalité, un parcours résidentiel précaire ou le cumul de difficultés économiques et sociales, les commissions d’attribution sont amenées à interroger la capacité des ménages. Elles peuvent préconiser des mesures spécifiques d’« ac­compagnement social lié au logement » à destination des usagers dont les compétences posent problème ou sont à conforter[14].

Les définitions de cet accompagnement permettent de mieux cerner les capacités nécessaires à « l’individu habitant ». Le dossier de demande d’aide d’un des départements étudiés caractérise ainsi très précisément les objectifs des accompagnements demandés. Dif­férentes intensités d’accompagnement sont énumérées[15] et différentes « nature[s] de l’ac­compagnement ». Après une première entrée « Capacités de la personne », qui désigne peut-être les capacités intellectuelles, différents domaines sont visés :

  • Les compétences sociales de la personne : « Prendre des rendez-vous ; Engager des démar­ches ; Être mobile (“dans ses démarches”) ; Tenir ses engagements ».

  • La recherche d’un logement : « Rechercher un logement ; Négo­cier avec un propriétaire. »

  • L’accès au logement : « Effec­tuer les démarches liées au déménagement, à l’entrée dans les lieux ; Investir son logement (aménagement, entre­tien, gérer ses relations, son environnement…). »

  • L’occupation du logement et les relations avec l’entourage : « Gérer les dépenses liées au logement ; S’adapter aux règles de la vie en “collectif” ; Gérer ses relations (voisins, environnement, bruit, nuisances, amis…) ; Inves­tir son quartier ».

Ces entrées ont à la fois une dimension évaluative et une dimension prescriptive. Par un effet de construction probablement involontaire, l’ensemble dessine une progression vers « l’in­dividu habitant », de l’usager mal logé recherchant puis accédant au logement, apprenant enfin un usage paisible, conforme, du logement, de sa gestion et de son entourage.

Après avoir précisé ces trois figures idéal-typiques des usagers comme individus défaillants, venons-en à un type plus ambigu, la situation d’indécision pour laquelle l’interrogation sur la bonne foi prend toute son importance.

Sortir de l’indécision : le rôle de la bonne foi

Dans les situations d’indécision, l’individu ou le ménage a réalisé certaines actions volontairement, mais subit aussi des contraintes sur lesquelles il n’a pas prise. Sa capacité n’est pas mise en doute, au moins dans un premier temps. La difficulté est donc la suivante : peut-on réévaluer des actes commis volontairement en actions commises sous la contrainte extérieure ? Doit-on au contraire insister sur la liberté dans les actes ?

Cette configuration fréquente est instable : face à une telle situation les instances d’attribution d’aide doivent tôt ou tard trancher. Cela revient le plus souvent à rabattre cette situation sur les idéaux-types de la victime ou du coupable-responsable, c’est-à-dire à renforcer ou à amoindrir l’importance des actes ou celle des éléments extérieurs[16]. Le critère de la bonne foi va départager ces situations indécises, en distinguant les coupables-responsables des victimes.

La question se pose par exemple dans le cas des « faux baux ». L’escroquerie au « faux bail » est une variante mercantile du squat. Le faux bailleur entre par effraction dans un logement vacant, en change la serrure et loue ensuite le logement à un ménage démuni. Les transactions se font en liquide, si bien qu’il est difficile de retrouver les escrocs. Quand le propriétaire découvre la situation, le ménage titulaire d’un faux bail est considéré comme squatter, et donc expulsable. Mais le propriétaire peut aussi accepter de régulariser la situation, en signant un bail en bonne et due forme. Si c’est un organisme HLM, leur mission sociale pourra être un argument pour demander une régularisation. S’ils sont sollicités, les partenaires du FSL devront déterminer si les titulaires des faux baux sont victimes ou complices des escrocs. De l’issue de la discussion dépendra leur attitude à l’égard des faux locataires : expulsion, inscription dans les dispositifs du PDALPD, relogement prioritaire, aide ou non du FSL…

De la même manière, les impayés de loyer ne constituent pas en soi un signe de « culpabilité » au sens de l’individu coupable-responsable. Ils peuvent donner lieu à des situations d’indécision. Pourtant les instances des politiques du logement des per­sonnes défavorisées sont tenues de prendre des décisions et de départager les situations entre celles pour lesquelles il faudra tenter d’éviter l’expulsion ou d’en pallier les effets et celles pour lesquelles l’expulsion pourra ou devra être réalisée.

Dans le travail des commissions, l’injonction de réserver les aides aux ménages de bonne foi est parfois difficile à interpréter tant les critères en sont flous. La commission doit néanmoins parvenir à un diagnostic commun sur la bonne foi des demandeurs. La difficulté est aggravée, « alourdie » par les effets que ce diagnostic peut avoir : persistance ou aggravation des difficultés, expulsion.

Dans la section suivante, nous allons aborder différentes maniè­res de définir la bonne ou la mauvaise foi. L’enjeu de la discussion n’est pas de dire si les ménages incriminés sont de bonne ou de mauvaise foi, mais ce qui amène les agents à qualifier les situations comme de bonne ou de mauvaise foi. Autrement dit, il ne s’agit en aucun cas de porter un jugement sur les appréciations des agents – et la méconnaissance des situations évoquées rendrait d’ailleurs ce jugement bien spécieux – mais de montrer la diversité des points de vue, et la teneur des arguments avancés.

Les agents de l’insertion par le logement face à la bonne foi

Pour préciser la manière d’appréhender la bonne foi qu’ont les agents des politiques d’insertion par le logement, nous avons fait appel principalement aux entretiens réalisés. Quand nos interlocuteurs évoquaient la question, ils étaient relancés sur ce sujet, et s’ils ne l’évoquaient pas, la question leur était directement posée, avec la consigne : « La bonne foi, qu’est-ce que c’est pour vous ? ». De la sorte, ce sont surtout leurs représentations qui sont mises à jour, plus que leurs pratiques.

Ces représentations concernent tant la bonne foi que la mauvaise foi. Parmi les arguments « à charge », présentant des figures de locataires considérés comme de mauvaise foi, nous voudrions insister sur deux arguments particuliers : la mauvaise foi comme non-réponse aux tentatives de contact et la « récidive »[17].

La non-réponse comme mauvaise foi

Je dirais que quelqu’un qui en arrive à l’expulsion par la force publique, c’est forcément… Il est de mauvaise foi, d’une certaine forme de mauvaise foi… Quand vous avez envoyé onze courriers, que vous vous êtes déplacé X fois, etc., bon, après ? […] Les gens qui ne sont pas forcément de mauvaise foi qui acceptent de travailler avec nous, eh bien on va chercher des relogements HLM [ou] privés avec eux, en offrant toutes les garanties. (Responsable d’un FSL)[18]

Face au mutisme des familles, que faire ? Pendant que des tentatives de contact sont faites, la procédure d’expulsion court : le juge est saisi, le préfet doit répondre à des demandes de concours de la force publique. Par exemple, en l’absence d’enquête sociale auprès des locataires défaillants, le juge n’a que des informations très succinctes : un nom, une adresse, un état de la dette. Rien sur la composition familiale, sur les ressources et les dépenses du ménage, ou l’origine de la dette. Difficile d’accorder des délais, sous la forme d’un plan d’apurement judiciaire, s’il n’y a pas plus de renseignements et si le ménage ne se présente pas à l’audience[19]. De même si le préfet et les instances du PDALPD n’ont aucun renseignement sur la situation de la famille, difficile de déclencher les procédures d’aide, d’accorder des sursis à l’exécution du con­cours de la force publique, de négocier un relogement… Si « toutes les mains ont été tendues », selon une expression entendue en commission, et qu’elles n’ont pas été saisies, l’expulsion sera effectivement réalisée. Reste à savoir à quel moment les institutions abandonnent les tentatives de contact et quelle opiniâtreté elles y mettent.

L’imputation de mauvaise foi face à ces ménages mutiques sonne comme une condamnation morale, plus ou moins affirmée selon les interlocuteurs. Mais selon les termes des circulaires, c’est presque la seule qualification possible : l’expulsion est censée être réduite aux personnes de mauvaise foi. Si on a à expulser ces gens, c’est qu’ils sont « d’une certaine forme de mauvaise foi ». Ces ménages sont embarrassants, car leur silence « oblige » l’institution, et ses agents qui n’en ont pas forcément le goût, à les expulser. S’ils ne veulent pas être aidés par des agents qui veulent les secourir[20], c’est peut-être qu’ils sont de mauvaise foi.

Le problème se pose différemment dans le cas de la récidive, que nous allons aborder à présent.

La récidive ou l’échec de l’insertion

L’appréciation de la bonne ou de la mauvaise foi est une opération délicate, qui n’est jamais totalement assurée. Pour les ménages subissant une deuxième procédure d’expulsion, la répétition, stigmatisée comme récidive, est un indice supplémentaire de la mauvaise foi. Elle éveille le soupçon. Dans l’appréciation des agents des politiques sociales, elle accuse le caractère volontaire dans l’émergence des « problématiques » par rapport aux éléments extérieurs ou à la capacité. Elle permet d’établir plus fermement le diagnostic de mauvaise foi. La répétition intervient alors qu’une première procédure aurait dû permettre à la famille de reconnaître ses torts et l’amener à changer de comportement. Un deuxième échec ne peut être que volontaire – fût-ce une volonté « par défaut », une « volonté de ne pas prendre conscience ». Si le doute était permis la première fois, il l’est moins la seconde. Si le ménage a déjà été aidé, la répétition jette le doute sur la sincérité des informations fournies alors et peut amener à reconsidérer l’évaluation antérieure. Peut-être le ménage, ou les travailleurs sociaux qui l’accompagnent, ont-il dupé les acteurs de l’insertion, par une connaissance des dispositifs et de leurs attendus ? Le ménage relaps[21] est-il de bonne foi ou donne-t-il dans « l’abus de droit » ? D’autant plus que la première procédure a pu constituer un apprentissage des règles du jeu. S’agit-il d’un ménage qui « n’a pas compris » ou qui a trop bien compris ?

L’insertion est-elle une « deu­xième chance » ou une « dernière chance » ? Dans l’optique des politiques d’insertion, la question ne devrait pas se poser : la « deuxième chance » proposée devrait être suffisante pour être la dernière à offrir. La répétition a quelque chose d’impensable, car l’installation dans un dispositif d’aide censé produire de l’insertion est contradictoire. Dans la logique du « parcours résidentiel », le passage d’un dispositif à l’autre devrait permettre une promotion du ménage, jusqu’au logement autonome et de droit commun. L’in­sertion est censée réinscrire dans un réseau social et professionnel, et rapprocher de l’autonomie et de la responsabilité. Ainsi les dispositifs devraient ne servir qu’une fois. La répétition fait craindre la dépendance et ce que certains agents stigmatisent comme « assistanat » : une aide sans amélioration de la condition des bénéficiaires, qui au pire maintiendrait par son action dans une position démunie et favoriserait l’apathie.

La répétition d’échecs vient crûment rappeler combien les jugements des commissions d’attribution ont un caractère incertain. Cette incertitude est liée à certaines caractéristiques que nous voulons préciser.

Un jugement incertain et provisoire

Le jugement sur la bonne foi est dramatique par les conséquences qu’il peut avoir. Un ménage jugé de mauvaise foi a de fortes chances d’être expulsé. Toutefois ce jugement est profondément incertain. Le comportement des ménages n’est jamais fixé une fois pour toutes. Le ménage jugé comme de mauvaise foi peut réagir et adopter un comportement plus conforme. Les exemples à ce sujet ne manquent pas dans les entretiens. Ils sont également avancés comme arguments lors de l’examen d’une situation difficile. Les membres des commissions estiment en général que si des mesures préventives devraient être prises le plus tôt possible, les procédures d’expulsion peuvent aussi être rattrapées jusqu’au dernier moment. À titre d’illustration, voici un exemple où la bonne foi du ménage n’apparaît qu’au moment de l’expulsion :

Après une réunion d’une commission, une représentante des bailleurs sociaux me raconte l’histoire d’une expulsion qui a avorté alors que la police était venue pour réaliser l’expulsion. Aucun contact n’avait pu être établi auparavant avec la famille. Alors que huissier et policiers entrent dans le logement, ils découvrent un membre de la famille sur un lit médicalisé, sous perfusion. L’expulsion est suspendue. Cet épisode dramatique permet d’entrer enfin en contact et d’entamer un accompagnement.

Que l’histoire soit vraie ou pas est moins important que son caractère édifiant. Le pathétique souligne l’importance de l’entrée en relation avec le ménage et l’opacité de la situation faute de contact, mais aussi les erreurs que peuvent faire les commissions et leurs conséquences potentiellement effroyables. C’est pourquoi un travail essentiel des commissions pour les situations qu’elles ont à connaître est d’évaluer si « tout a été fait » ou pas, et éventuellement de faire de nouvelles propositions d’accompagnement ou d’aide.

Une difficulté supplémentaire pèse sur le jugement sur la bonne foi : son caractère itératif. Nous avons considéré que le critère de la bonne foi était ce qui permettait de départager les situations d’indécision entre les figures du coupable-responsable et de la victime. Mais dans le cours d’une même situation, plusieurs jugements successifs peuvent être nécessaires. L’évaluation d’une situation évolue avec les actes commis ou non par la famille, une meilleure appréhension de ses capacités, etc. À chaque étape de la prise en charge, la situation est à nouveau examinée selon les trois dimensions que nous avions modé­lisées. À chaque examen peuvent réapparaître des figures d’indécision. Le débat sur la bonne foi peut alors reprendre, avec des arguments plus ou moins renouvelés.

Cette dimension itérative est particulièrement prégnante dans l’utilisation de contrats avec le bénéficiaire. Une fois reconnu comme victime, l’individu doit se mobiliser, prendre des engagements, agir… La contractualisation de la relation vise à rétablir le bénéficiaire comme individu autonome et responsable. Le respect de ce contrat peut lui-même devenir un critère de la bonne foi. Mais là encore, la norme de respect du contrat peut être sujette à discussion. Le non-respect du contrat peut à nouveau être évalué selon l’importance des actes, des éléments extérieurs ou des capacités de la personne. La contractualisation résout mal la question du critère de la bonne foi, car son non-respect ouvre un nouveau cycle de discussion.

Pour conclure sur la difficulté de définir la bonne foi pour les agents, remarquons que, malgré les efforts de prévention, des expulsions locatives ont lieu. Pour les agents de l’insertion par le logement, l’expulsion est un échec. Cet échec peut être imputé à des causes extérieures, mais il faut aussi que l’expulsion puisse trouver une légitimation interne au champ des politiques sociales. L’imputation de mauvaise foi peut remplir ce rôle. La seule définition « irréfutable » de la bonne foi est alors fournie par ce responsable d’un FSL, déjà cité :

Les expulsés de bonne foi, nous, on ne connaît pas. Ça n’existe pas par définition. Je dirais que quelqu’un qui en arrive à l’expulsion par la force publique, c’est forcément… Il est de mauvaise foi, d’une certaine forme de mauvaise foi… […] Donc, on peut considérer que [dans notre département] les [X] familles qui ont été expulsées étaient des familles où la mauvaise foi était avérée.

C’est une définition après coup, par contraposée : ceux que nous avons finalement expulsés, malgré tous les dispositifs d’aide, ceux-là sont les ménages de mauvaise foi, puisque par construction, « par définition » les ménages de bonne foi ne seront pas expulsés[22].

Un « individualisme institutionnel » ?

Pour conclure cet article, nous voudrions revenir sur la question de l’individualisation des politiques sociales, en proposant de l’analyser à travers la notion « d’individualisme institution­nel ». Maryse Bresson invite à une telle analyse en considérant l’intervention sociale comme « un lieu d’observation de l’individu dans son rapport à la société » et « un lieu d’expérimentation des rapports individus-société » (Bresson, 2004 : 124). Par individualisme institutionnel nous entendons une vision de l’individu promue par (et dans) les institutions d’intervention sociale, en particulier dans les politiques d’insertion. Cette vision a des effets contraignants sur la pratique des agents et sur les attentes envers les bénéficiaires des politiques socia­les. L’individualisme dont nous parlons tend aussi à rendre les institutions individualisantes, à leur faire « produire » un certain type d’individu, autonome et responsable[23].

Le modèle que constitue cet individu autonome et responsable permet de mieux comprendre la taxinomie que nous avons proposée et la « défail­lance » des individus bénéficiaires des politiques d’insertion. La bonne foi, notion d’abord juridique, est ainsi traduite et comprise par les agents des politiques sociales dans l’univers normatif de l’insertion. Les critères permettant de départager entre victimes et coupables-responsables révèlent des attentes envers des bénéficiaires que l’on veut faire accéder à une certaine manière d’être un individu. L’avè­nement de l’individu autonome et responsable comme individualisme institutionnel créerait ainsi une nouvelle normalité : il s’agirait d’être « tous individus ».