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Une forme d'anthropologie sommaire nous enseigne que l'Homme, cet animal social, a un besoin fondamental de sécurité. Il se pourrait bien, d'ailleurs, que toutes les constructions sociales plus ou moins sophistiquées n'aient d'autre raison d'être que de garantir le minimum de protection, protection de la vie en général et protection de chaque vie en particulier, même si le sacrifice de nombreuses vies a souvent été requis pour y parvenir. C'est en tout cas ce que pensait Hobbes, qui voyait dans l'institution de l'État le résultat d'un échange « sécurité contre liberté », la sortie de « l'état de nature » où règne la guerre de tous contre chacun se réalisant au prix de l'abandon de la liberté naturelle dans les mains du « Léviathan » étatique.

L'État-providence ne constituerait-il pas la concrétisation la plus achevée de cette aspiration individuelle et collective ? Après la référence à Hobbes, lequel ne peut passer pour l'un des fondateurs de la démocratie, on aperçoit le caractère perfide de la question : si l'État-providence est la voie choisie pour la sécurité (on osera même dire « la sécurité sociale »), quel en est le prix en matière de liberté ?

Sans aller jusqu'à affronter ce problème, bien trop vertigineux et surtout hors-sujet en l'occurrence, il faut cependant reconnaître qu'il permet d'introduire la question des rapports entre l'État-providence et la responsabilité. Il suffit en effet de rappeler que la responsabilité, tant en sa qualité de principe moral et politique que dans la construction juridique qu'en a réalisée le Code civil, appartient à une vision libérale du monde social dérivée de l'humanisme individualiste des Lumières : dans cette construction, la société est conçue essentiellement comme un espace de cohabitation des libertés individuelles. En revanche, avec l'État-providence, dont les premières institutions surgissent à la fin du XIXe siècle, ce sont les thèses solidaristes qui s'imposent et elles déplacent radicalement les problèmes et les solutions : il s'agit alors de penser les rapports permettant à l'ensemble social de s'intégrer et de tenir. Deux visions différentes du monde social s'opposent : d'une part, le droit civil et la responsabilité, qui présupposent une société vouée à l'aménagement de la liberté individuelle; d'autre part, l'État-providence et le droit social, qui veulent se fonder sur la collectivité, notamment au travers de la gestion politique des besoins de protection.

Pour autant, il ne faut pas durcir cette opposition. Pour en revenir à Hobbes, le développement de l'État-providence n'a pas été suivi d'un effondrement des libertés individuelles, par leur absorption et leur destruction dans des techniques de gestion collective des groupes et des individus qui auraient immergé chacun dans un complexe d'institutions tutélaires. Sans doute le danger a-t-il existé et existe-t-il toujours : il a été dénoncé en son temps par les théories du « contrôle social », qui dépeignaient les politiques sociales comme une forme adoucie de la domination de classe. Mais la sphère politique de l'État-providence n'a pas absorbé la société civile et la vie privée; bien au contraire, nos systèmes juridiques ont élaboré des compromis subtils et nombreux qui ont permis grosso modo une cohabitation des libertés individuelles avec l'entreprise protectrice menée par l'État-providence et son administration.

Car entre État-providence et responsabilité, entre droit social et droit civil, il y a certes opposition dans les principes, mais aussi continuité dans les pratiques. Ils appartiennent bien à deux « imaginaires juridiques », le premier, le droit social, s'élaborant dans un contexte socio-politique qui a partiellement invalidé le second, le droit civil. Mais ils conservent cependant des liens, le second ayant toujours été articulé au premier, liens qui sont aujourd'hui plus que jamais très étroits. Dit autrement, il convient en la matière de distinguer le niveau des principes organisateurs, où l'on se situe davantage dans une logique d'opposition entre droit social et droit civil, et le niveau des pratiques, où les techniques juridiques cohabitent et s'articulent.

Les principes : le droit social contre la responsabilité

La modernité démocratique, qui développe ses effets dans un contexte où s'imposent aussi l'économie de marché et le modèle industriel, va, tout au moins en France, s'incarner dans deux modèles juridiques différents : d'un côté, et il bénéficie de l'antériorité, le droit issu de la Révolution française, qui s'incarne dans le Code civil de 1804 et dans le Code pénal de 1810; de l'autre, le droit social qui s'élabore progressivement dans le dernier tiers du XIXe siècle et qui s'organise dans le champ du travail, de la protection sociale et plus largement de l'action publique.

Idéologiquement, le droit social constitue sans conteste une machine de guerre contre le droit civil, et notamment contre une de ses institutions centrales, la responsabilité civile. Machine de guerre, il l'est en premier lieu parce que ses théoriciens le conçoivent contre les principes fondateurs du droit civil, et ils en posent les fondations en s'opposant à ce dernier. Mais il l'est aussi parce qu'il procède et se nourrit de l'incapacité même du droit civil à saisir et à réguler les rapports sociaux qui deviennent prépondérants, à savoir essentiellement ceux qui touchent au monde du travail, à la « question sociale » et à l'intervention publique. Il y a donc entre le droit social et le droit civil un rapport d'opposition et de contradiction qui s'inscrit à la fois dans les nécessités concrètes de la société industrielle naissante et, par contrecoup, dans l'ordre des idées et de l'imaginaire juridique.

Les fondements contextuels du droit social

L'histoire sociale du XIXe siècle a largement mis en évidence les grandes mutations qu'aura apportées ce siècle. La société a dû y affronter une « grande transformation » (Polanyi, 1983) dont on peut schématiquement relever trois aspects principaux du point de vue de leurs effets sur la construction du droit.

Il s'agit tout d'abord de l'émergence du « paupérisme », qui prit la place occupée naguère par la « mendicité » (Hatzfeld, 1971; Castel, 1976, 1995). À partir des années 1830, de nombreuses enquêtes décrivent ce mal nouveau, mal redoutable et énigmatique qui, loin de se cantonner à la périphérie de la société, surgit au contraire au coeur même de la modernité et du progrès. Car cette nouvelle pauvreté, attachée au développement de l'industrie, ne résulte pas de l'absence de travail et de la marginalité; elle prend naissance au sein du monde industriel et en accompagne le développement, constituant par là même à la fois sa condition et sa conséquence. En tant que phénomène massif et durable s'auto-générant dans l'espace et le temps, la misère ne pouvait plus, alors, être référée à des comportements individuels (trop faibles mérites, etc.) : elle reposait au contraire sur une causalité économique, sociale et politique. Idée novatrice, mais aussi dangereuse puisque, prise dans toutes ses conséquences, elle déchargeait le pauvre de toute responsabilité personnelle dans sa situation pour la reporter sur l'organisation et le fonctionnement de la société tout entière, sur le « système ». De là, naturellement, la nécessité de devoir « gouverner la misère » (Procacci, 1993), c'est-à-dire d'en faire l'un des objets centraux du bon gouvernement.

On doit ensuite évoquer l'apparition de ce que F. Ewald (1986) nomme « l'accident ». Certes, la notion recouvre bien des situations et des événements connus de longue date. Mais « l'accident », tel qu'il surgit dans la société industrielle, a des caractères propres qui interdisent de l'interpréter dans les registres antérieurs de la « nature » ou de la « providence ». Il obéit à un type d'objectivité spécifique : pour l'essentiel, il ne trouve son fondement ni dans les caprices de la nature, ni dans les comportements individuels. Il renvoie au social : il relève, non de l'exception ou de l'extraordinaire, mais du cours normal d'activités collectives. C'est au sein de l'organisation collective et du fait même de cette organisation qu'avec régularité, comme l'attesteront les dénombrements statistiques, des dommages surviennent pour les individus : nulle causalité, ni transcendante ni personnelle, ne peut en rendre compte. Seul l'explique le fonctionnement normal, prévisible et régulier des activités des hommes. Immense paradoxe qui réintroduit l'aléa et le hasard au centre même du fonctionnement social.

Vient enfin, non sans lien avec les deux points précédents, la question de l'État et de ses fonctions. Dans le dernier quart du XIXe siècle, de nouveaux terrains d'intervention s'imposent aux pouvoirs publics. Certes, on peut y voir une continuité puisqu'il est attesté que, dès l'époque moderne et la formation de l'État monarchique qui l'accompagne, un impératif de « police » s'impose pour canaliser les phénomènes d'urbanisation, de déstructuration des communautés rurales et d'accroissement des échanges; et le terme de « police » doit s'entendre au sens large, renvoyant à la fois au développement des activités de répression, à la réglementation des activités et à leur contrôle (Geremek, 1980). On doit considérer cependant que les mutations économiques et sociales du XIXe siècle vont imposer de nouvelles réponses qui doivent en outre s'inscrire dans le cadre de l'État démocratique et républicain en formation. Il ne s'agit plus seulement de réaliser quelques grandes infrastructures (routes, chemin de fer) et de réglementer les activités privées; sur le terrain économique, le développement industriel suppose un encadrement et un soutien; au niveau local, les besoins concrets des populations liés à la croissance urbaine obligent les responsables à mettre en place des activités de production de biens et de services (éclairage, transport, assainissement, hygiène) constitutifs de ce qu'on appellera plus tard le « socialisme municipal » (Bienvenu et Richer, 1984); sur le terrain de l'instruction, de l'éducation et de la cohésion collective, « l'État-instituteur » (Rosanvallon, 1990) se déploie autour de cet élément principal que va constituer l'école publique. Au fond, l'État au concret, relayé par les collectivités locales dont les formes juridiques s'organisent dans le même temps, développe ses activités, enserre la population dans des réseaux denses de prestations publiques qui sont destinées à accompagner et à contrôler la lente transformation de la vieille société rurale en groupes sociaux salariés et urbanisés.

Les impasses de la responsabilité

Les évolutions massives dont il vient d'être fait état se produisent dans un univers juridique qui montre très vite ses limites dans sa capacité à en maîtriser les conséquences.

L'imaginaire juridique qui a cours au XIXe siècle est issu de la Révolution française. Pour l'essentiel, il procède d'une « logique formelle » (Weber, 1986) consistant à faire dériver le droit positif de principes fondamentaux dont la matrice est issue du « droit naturel », lequel postule une « Nature de l'Homme » d'où procède la conception du sujet de droits.

Les fondations sont évidemment à chercher dans les principes de liberté et d'égalité qui définissent le socle universel sur lequel reposent à la fois la construction juridique du sujet et celle de l'État : principes qui, on le sait, sont posés à l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, lequel précise que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Mais il faut bien apercevoir que l'égalité dont il est fait état ici ne renvoie pas aux conceptions socialisantes qui émergent d'ailleurs très vite dans le creuset révolutionnaire : située au niveau des principes universels, l'égalité recouvre au contraire un mécanisme de réciprocité comme l'exprime clairement l'article 4 de la Déclaration : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Les hommes ne sont égaux qu'autant qu'ils jouissent d'une égale liberté dont la condition est le respect par chacun de la liberté d'autrui. Le problème central, dans cette logique descendante qui part de l'universel pour aller dans les conditions sociales singulières, est donc fondamentalement celui de la coexistence des libertés.

Cela a, bien entendu, des conséquences décisives pour la conception et la construction du système juridique. Disons, pour simplifier, qu'il s'agit de traduire et de rendre praticable l'exercice de la liberté de chaque individu et de garantir le principe de réciprocité des libertés. C'est évidemment là que se fonde la prééminence, dans la philosophie du droit issue de la Révolution et inscrite dans le Code civil, du schéma contractuel.

Le contrat structure tout d'abord le droit politique révolutionnaire et par là la conception de l'État. Avec la métaphore du « contrat social », l'État y est vu en effet comme un assemblage d'individus autonomes et souverains qui se fondent, via le principe de souveraineté, dans un méta-contrat constituant la puissance publique. Alors que les anciens faisaient reposer l'ordre politique sur des principes transcendants, les philosophes du contrat ont fait de l'accord des sujets humains le fondement ultime de l'État. En tant que produit d'un contrat, la puissance publique se doit donc d'inscrire ses activités dans la finalité générale de coexistence des libertés, ce qui doit déterminer et limiter à la fois les principes et le champ de son action.

Le contrat irrigue aussi l'ensemble du droit civil, si l'on excepte évidemment ce qui concerne les droits de la personnalité, ceux qui sont affectés à la définition du sujet de droit (nom, domicile, capacité juridique), et ceux qui organisent les formes de socialisation de base du sujet (mariage et filiation), ensemble dont on sait qu'il est justement soustrait au principe de libre volonté pour cette raison qu'on ne peut laisser le sujet de droit lui-même ou des tiers en disposer librement. Mention particulière doit être faite du droit de propriété, qui plonge ses racines du côté des droits de la personne (la propriété est conçue comme la première protection du sujet de droits, ce qu'exprime l'article 17 de la Déclaration ainsi que les mécanismes de transmission lignagère des patrimoines) mais aussi du côté du droit des obligations et des contrats (dans ses formes communes de transmission).

Mais pour le reste, et c'est d'ailleurs quantitativement le plus lourd, c'est le contrat qui est institué en matrice des rapports sociaux, soit directement, soit indirectement. Directement, lorsque le social ouvre à la libre volonté de chacun la possibilité de nouer des relations avec autrui, la forme contractuelle permettant alors d'établir une symétrie des obligations et des avantages, selon un principe de commutativité généralisé entre les libertés. Et indirectement lorsque, en dehors de l'exercice des libertés, la vie sociale nous met en présence de comportements ou de faits qui, sans intervention des libres volontés, portent atteinte au sujet en occasionnant pour lui une perte, un dommage; dans ce cas, la forme contractuelle ne joue plus a priori pour régler juridiquement la situation, mais elle a une ombre portée dans le mécanisme de la responsabilité : tout se passe alors comme si, la répartition et la circulation des droits et obligations, des charges et des avantages ayant été rompues, le mécanisme juridique visait à rétablir l'équilibre, à revenir à la situation antérieure ou tout au moins à réparer le dommage pour qu'au final l'ensemble des potentialités de chacun n'ait pas été affecté. La responsabilité est bien la formalisation juridique du principe de réciprocité des libertés qui veut que, lorsqu'un comportement lèse la liberté d'autrui, c'est-à-dire sort de son ordre naturel pour affecter les droits d'un autre, hors de son consentement et hors d'un équilibrage contractualisé, il faut restituer l'équilibre antérieur autant que faire se peut. Ainsi conçue comme mécanisme obligeant chacun à se tenir à distance de la liberté d'autrui pour ne pas l'altérer et imposant au-delà une réparation, la responsabilité civile ne pouvait se fixer que sur le sujet individuel, ce qui déterminait alors son centrage sur la notion de « faute » ou sur celle « d'abus de droit » : on ne doit réparer que si le comportement dommageable pour autrui à été fautif ou si, à défaut, il repose sur un usage abusif de ses droits.

On aperçoit alors les difficultés qu'éprouve un tel modèle juridique à appréhender les phénomènes nés des mutations socio-économiques. L'essentiel tient à ce que, aménagé pour assurer une coexistence des libertés individuelles selon un principe d'équivalence des échanges qu'organise le contrat ou que rétablit la responsabilité, ce système normatif se révèle impuissant face à l'accident moderne, au paupérisme et aux nécessités d'intervention publique qu'ils appellent. C'est que, référés au fonctionnement social et apparaissant comme inéluctablement liés à lui, l'accident industriel et le paupérisme ouvrier ne peuvent trouver une solution dans le cadre interindividuel fantasmé par le droit : le schéma contractuel ne peut arraisonner par définition les relations dissymétriques et les rapports de domination qui animent la marchandisation des rapports de travail; et les mécanismes de la responsabilité, centrés sur la faute individuelle, sont totalement invalidés lorsque les dommages sont récurrents, massifs et générés par une chaîne de détermination qui ne permet pas de situer un quelconque responsable. Au fond, toute la pathologie sociale née des contraintes du développement économique, des dangers techniques et de la précarité de la condition ouvrière ne peut se résorber dans un imaginaire d'échanges individuels, d'égalité des prestations et des contre-prestations et de justice commutative qui pense la société comme étant la somme de ses parties. Ce ne sont pas les individus, une fois pour toutes posés comme libres et égaux, qui aménagent la distribution des charges et des avantages; c'est la « société » qui y pourvoit, selon des voies non maîtrisables par les individus, et elle distribue les biens et les maux selon sa logique propre. Le « social » acquiert ainsi une objectivité, il a ses lois, lesquelles semblent vite relativement indifférentes à la bonne ou à la mauvaise conduite de chacun dans l'usage qu'il fait de sa liberté et de ses droits.

Et, au-dessus, ce sont la conception et les fonctions de l'État qui se trouvent en question. Comme instance uniquement affectée à la coexistence des libertés individuelles, il est a priori fortement borné dans ses potentialités d'intervention; comme instance souveraine représentant le méta-contrat passé entre les citoyens, il ne rencontre au contraire aucune limite et est fortement sollicité dans un contexte de conflit politique massif opposant ceux qui réclament une extension infinie de son action et ceux qui militent pour le cantonner à des fonctions minimales. Ainsi, le droit politique, qui est cohérent avec le droit civil dans le ciel des principes, est au contraire sans fondements solides pour organiser une puissance publique à même d'agir dans le concret des réalités sociales.

L'invention du droit social

Le droit civil et le droit politique révolutionnaires ne sont au fond qu'une déduction logique des principes philosophiques du droit naturel. Leur impuissance, nous venons de le voir, tient à l'apparition du « social » comme instance douée d'une consistance propre et irréductible aux individus qui le composent. C'est bien pourquoi, après les critiques proprement philosophiques du contrat social que l'on trouve notamment chez Hegel, ce sont les sociologues et surtout Durkheim qui vont rendre possible une reconstruction du système juridique (Pharo, 1999). En toile de fond de la critique du contrat chez Durkheim, tout tient au fait que le schéma contractuel ne peut être conçu comme un fait initial dont la société dériverait; au contraire il n'apparaît que du fait du développement d'un certain type de société politique. Ce n'est donc pas des volontés individuelles qu'émerge le droit, en tant que loi au travers de l'expression de la volonté générale ou en tant que contrat du fait de la rencontre de volontés individuelles, mais c'est de la société elle-même. C'est là opérer un basculement total dans les fondements du droit, qui vient trouver ses principes organisateurs non dans une philosophie, mais dans une sociologie.

Du point de vue du système juridique dans son ensemble, le basculement réalisé dans la construction du droit tient en un complexe d'éléments (Gurvitch, 1932; Ewald, 1986). Tout d'abord, loin de dériver du ciel des idées, le droit s'inscrit dans l'épaisseur de la société et procède du mouvement même du social dont il est le produit; le droit se veut « objectif ». C'est donc le réel des situations sociales qui détermine les institutions et les règles : passant du constat sociologique à la politique normative, cela ouvre à la norme juridique un champ considérable d'action; le droit social va ainsi juridiciser des faits sociaux et inventer de nouveaux acteurs.

C'est ainsi que va s'imposer l'idée de « risque » et singulièrement de « risque social » dans une forme de syncrétisme juridique entre une technique marchande, l'assurance, et une finalité protectrice, les assurances sociales. Le « risque » et le « risque social » reposent sur l'objectivation d'événements récurrents qui se définissent moins par leur nature spécifique (tout événement peut devenir un « risque ») que par leurs conséquences (ils affectent les potentialités vitales, les capacités productives et la situation économique de collectifs de personnes) et la possibilité de les gérer (ils sont calculables, référables à une population déterminable et réparables sous forme d'indemnisation ou de prise en charge). Cette nouvelle technologie, parfaitement en congruence avec le développement industriel et les aléas de toute nature auxquels il expose, va évidemment pouvoir supplanter la responsabilité, dont la norme de justice est centrée sur la notion de faute individuelle, ce qui rend inopérante sa mise en oeuvre; l'assurance sociale, au contraire, s'appuie sur un principe d'appartenance à un groupe et d'étalement du coût du risque sur l'ensemble du groupe concerné (Borgetto, 1993).

C'est pourquoi, aussi, vont émerger et se faire reconnaître des groupements intermédiaires qui à la fois organisent les appartenances différenciées à la société industrielle, représentent la diversité des intérêts et médiatisent les conflits, pour au final participer à l'établissement de normes communes. Le droit social s'appuie effectivement sur ces institutions que sont les syndicats, les mutuelles, les associations, qui constituent des formes juridiques non seulement contractuelles pour faire droit aux principes de la démocratie (l'adhésion est libre et ce ne sont donc pas des communautés « naturelles » s'imposant à leurs membres), mais aussi statutaires puisqu'elles sont affectées de la permanence qu'autorise la personnalité morale et les mécanismes collectifs de fonctionnement.

Au niveau de la conception et de l'action de la puissance publique, le droit social va développer une nouvelle vision de l'État à laquelle l'État républicain doit en France sa stabilisation. S'appuyant sur la doctrine solidariste, une voie s'ouvre et elle permet de surmonter les contradictions entre la nécessaire extension de la sphère publique et le maintien d'une économie libérale de marché (Borgetto et Lafore, 2000). La conciliation entre ces deux impératifs passe par l'affirmation selon laquelle l'interdépendance sociale, exacerbée dans la société industrielle, justifie le développement de l'action publique, mais en même temps en fixe les bornes : si l'État doit prendre en charge les activités nécessaires à la mise en oeuvre de la solidarité collective liée au fonctionnement même de la société, il doit aussi s'en tenir à cette seule fonction, ce qui opère alors comme un mécanisme de cadrage et de limitation de l'intervention publique. On le sait, c'est au travers de l'oeuvre de Léon Duguit (Blanquer, 1999) que cette doctrine va se muer en théorie politique et en construction juridique. Cette nouvelle représentation de l'État va se cristalliser dans la notion de « service public » qui fondera le développement du droit administratif, véritable droit et droit véritable puisqu'il permet d'aménager pratiquement le cadre de l'action publique en lui fournissant des principes, un champ et des limites juridiquement sanctionnées. Le droit politique révolutionnaire était impuissant à « juridiciser » l'État; le droit administratif va pouvoir le faire en ce sens que l'État et son administration vont pouvoir agir « par » le droit, mais en même temps devront agir « dans » le droit (Lafore, 1999).

Le droit social intervient donc comme ensemble juridique intégré qui repose sur une sociologie en congruence avec la société industrielle et le modèle démocratique (celle de l'intégration sociale et de la solidarité), une représentation légitime (mettre en solidarité des groupes pour faire face aux besoins de protection et de prise en charge inhérents à ce type de société) et un corpus technique d'institutions et de règles (droit du travail, droit administratif, droit de la protection sociale). Au niveau idéel, il contredit et affronte les postulats du droit naturel, d'essence individualiste et contractualiste. Certains de ses promoteurs ont voulu voir en lui une alternative globale au droit civil, promis à péricliter et à disparaître. Qu'en a-t-il été si, quittant le seul espace des idées et des représentations, on s'attache à la mise en oeuvre concrète ?

La mise en oeuvre : le droit social avec la responsabilité

Opposés dans les principes, droit social et droit civil semblaient condamnés à s'exclure l'un l'autre, le second paraissant largement incapable de saisir les mutations liées à la démocratie politique et à l'industrialisation. Mais la réalité nous délivre un tout autre enseignement. Non seulement le droit de la responsabilité n'a pas totalement disparu dans les domaines où les montages du droit social se sont imposés, mais encore il a connu un certain nombre d'inflexions qui ont déterminé une forme de syncrétisme juridique. Au-delà, on note dans la période contemporaine une résurgence du droit de la responsabilité qui pourrait accompagner un certain recul des solutions solidaristes fondant le droit social : ce qui peut conduire à une certaine réévaluation de la nature et des fonctions du droit social.

Le syncrétisme juridique

Lorsqu'on quitte effectivement le niveau des principes et des débats théoriques pour s'attacher à une analyse fouillée et empirique des relations entre droit civil, notamment droit de la responsabilité, et droit social (Radé, 1997), on découvre alors que ce dernier est animé, dès l'origine, par un double mouvement : mouvement de répulsion qui détache le droit social du droit civil et le conduit à construire un système de règles spéciales ordonnées à son propre imaginaire juridique; mais aussi mouvement d'attraction qui l'enracine au droit commun.

Si l'on prend tout d'abord le droit des relations professionnelles, on sait que, partant du contrat civil de louage de services, la jurisprudence va jeter les bases du contrat de travail en reconnaissant, dès 1841, que cette relation contractuelle ne peut se borner simplement à l'échange travail contre salaire, mais inclut aussi des obligations patronales et notamment une obligation de sécurité qui est d'ordre public. Premier mouvement qui introduit, hors de la responsabilité contractuelle proprement dite, une forme de responsabilité extra-contractuelle et, ce faisant, autonomise le contrat de travail. On le sait, le processus va s'amplifier pour aboutir à une autonomie totale de la relation de travail, lorsqu'elle se verra enserrée dans un ordre public social qui la surdéterminera; et sur le terrain de la responsabilité patronale, l'aboutissement surviendra avec la loi du 9 avril 1898 relative aux accidents de travail, qui construit un régime spécifique de réparation, situé largement hors du champ de la responsabilité civile. Mouvement de répulsion donc qui écarte la responsabilité civile, contractuelle et délictuelle, pour lui substituer un cadre spécial définissant un ordre public social.

Néanmoins, le droit commun de la responsabilité civile survit tant en ce qui concerne le contrat de travail qu'en ce qui concerne la responsabilité extra-contractuelle.

Dans le cadre contractuel, le droit civil protège dans certains cas les salariés ordinaires et surtout les salariés protégés (représentants du personnel et délégués syndicaux) face au pouvoir de l'employeur en matière d'organisation de l'entreprise et en matière disciplinaire, en ouvrant la possibilité de recours à des indemnités civiles; de même, l'employeur peut se voir sanctionné sur ce terrain pour manquement à ses obligations administratives à l'égard des organismes sociaux ou pour violation d'obligations de publicité (conventions collectives, remises de pièces administratives).

C'est évidemment en matière d'accidents du travail et de maladies professionnelles que le constat de survie du droit civil est patent. Certes, on peut voir la loi de 1898, constitutive d'un régime spécial de réparation et largement pensée contre les solutions du droit commun de l'époque, comme la consécration des ambitions et des principes du droit social : socialisation du risque par l'institution d'un régime d'assurance sociale en se fondant sur l'idée de « risque d'autorité » encouru par tout employeur, indemnisation forfaitaire quasi automatique en cas de réalisation du risque, réparation tendant à maintenir le salaire antérieur dans un but de sécurité économique du travailleur et de sa famille, sans parler de l'extension du régime opérée par les lois du 30 octobre 1946 et du 23 juillet 1957 à « l'accident de trajet ». Mais le droit commun est maintenu : aux cas de faute inexcusable ou de faute intentionnelle, lorsque le dommage est lié à l'intervention d'un tiers, les techniques de la responsabilité civile sont convoquées.

Ainsi, masqué par la poussée conquérante du droit social, le droit civil de la responsabilité est maintenu, aux marges du contrat de travail et de la relation professionnelle, pour régler des situations qui excèdent les capacités de règlement des mécanismes solidaristes telles les fautes avérées du salarié ou l'intervention de tiers non inclus dans les liens d'interdépendance.

Dans le prolongement de ce constat, il faut aussi évoquer le maintien de la responsabilité civile au profit des organismes institués par le droit social pour gérer les régimes de mise en solidarité. Il s'agit de la possibilité qui leur est donnée d'agir sur tous les terrains de la responsabilité civile pour obtenir des indemnités correspondant aux prestations versées aux victimes couvertes par les assurances sociales. De même l'employeur, lorsqu'il a été amené à maintenir des salaires ou des accessoires au salaire au profit de la victime, peut aussi se retourner vers le tiers et faire jouer sa responsabilité. On aperçoit donc comment le système assuranciel d'essence solidariste, s'il circonscrit bien un espace dans lequel des règles spéciales de réparation exclusives de la responsabilité de droit commun sont mises en oeuvre, s'encastre néanmoins dans le droit commun qu'il fait jouer à sa périphérie pour alléger les charges des régimes de solidarité ou compléter la protection qu'ils assurent.

Au-delà, il apparaît clairement que le droit social est le produit d'une sorte d'acculturation de techniques civilistes qui, même transformées dans les institutions solidaristes, parviennent à perdurer. L'analyse fine de la construction du contrat de travail montre en effet que les obligations de sécurité, devenues d'ordre public, sont en fait le résultat d'une transformation progressive du contrat civil de louage de service (Radé, 1997) : c'est en effet une extension des obligations contractuelles de l'employeur qui prépare et anticipe ce que la loi viendra plus tard imposer avec les assurances sociales, sous la forme d'obligations de sécurité avec les mécanismes de réparation qui leur sont liés. De même, les protections légales du salarié en matière de licenciement prolongent une jurisprudence fondée sur l'abus de droit qui avait de longue date trouvé dans cette théorie un moyen de limiter les ruptures abusives du contrat. Certes, le droit social et son appareil législatif ont surdéterminé le contrat et, se décalant d'une approche uniquement contractuelle, ont permis une généralisation des protections que la jurisprudence civile n'aurait pu obtenir avec la même efficacité. Mais on ne peut ignorer les racines civilistes du droit social.

C'est donc bien à une sorte de syncrétisme juridique que l'on assiste entre les institutions du droit social et le droit civil de la responsabilité. Les rapports, on le voit, ne sont pas de simple opposition, le premier tournant résolument le dos au second. Le droit social procède davantage d'une sorte de métissage de techniques, les unes originales et portant la marque de l'ordre public, les autres empruntées au contrat inter-individuel et aux mécanismes de responsabilité qui lui sont attachés.

La résurgence de la responsabilité civile

Il convient ici d'évoquer tout d'abord l'évolution qu'a connue le droit de la responsabilité civile. En 1898, lorsque se met en place la législation spéciale relative aux risques professionnels qui met à l'écart le droit commun au profit des mécanismes de l'assurance sociale, la responsabilité civile a déjà enregistré des inflexions du fait de la jurisprudence : d'une part, nous l'avons souligné, les accidents du travail ne sont plus considérés purement et simplement comme un aléa dont le salarié s'engage à supporter les conséquences par le truchement de son adhésion au contrat de travail; d'autre part, si l'exigence d'une faute de l'employeur est encore requise, on a déjà recours au renversement de la charge de la preuve qui, imposant à l'employeur de prouver qu'il n'a pas commis de faute, améliore déjà sensiblement les perspectives d'indemnisation du salarié.

Mais que dire alors de l'extension progressive du champ d'application de l'article 1384 al. 1 du Code civil qui impose « au gardien de la chose » une réparation des dommages survenus ? Cela introduit, au sein du droit commun, une responsabilité pour risque qui exonère la victime de l'apport de la preuve d'une faute et qui se contente, en conséquence, de lier directement constat du dommage et indemnisation. Les potentialités du mécanisme de la responsabilité pour risque ayant été largement explorées, on se trouve aujourd'hui dans la situation où le droit social, « droit spécial », aboutit à une protection souvent moins favorable pour la victime que le droit commun; le premier, en effet, a une vocation de garantie de la situation économique antérieure puisqu'il est fondé sur le salaire (principe de réparation forfaitaire), et comporte des règles excluant le recours complémentaire à la responsabilité civile (principe d'immunité); le second, en revanche, calcule l'indemnité en fonction des préjudices subis et ouvre des recours multiples à l'encontre de tous les potentiels responsables. Curieux retournement donc, qui rétablit le droit civil de la responsabilité dans une position plus favorable, tant sur le plan éthique (il assure une plus grande égalité entre les victimes sur le plan de l'indemnisation) que sur le plan économique (les réparations sont souvent bien supérieures) que le dispositif d'assurance sociale (Dupeyroux, 1998).

Dans le même domaine des risques professionnels, qui est évidemment un excellent terrain d'appréciation des rapports entre droit civil et droit social, on note aussi des évolutions qui ne manquent pas d'affecter ces rapports. Ainsi en est-il tout d'abord de l'extension de ce régime d'assurance sociale à « l'accident de trajet » par la loi du 30 octobre 1946, complétée par la loi du 23 juillet 1957. Cette extension a été conçue à juste titre comme une réelle amélioration de la protection des travailleurs puisqu'elle permet, au-delà des accidents ou maladies survenant à l'occasion du travail, de réparer les dommages survenus durant le parcours qui conduit du domicile au travail. Or les législations en question ont supprimé, en ce qui concerne la réparation de « l'accident de trajet », le principe d'immunité, ce qui revient à ouvrir largement, en ce cas, les recours sur le terrain civil pour obtenir des indemnités complémentaires à l'encontre par exemple du responsable direct de l'accident. On le voit, la responsabilité civile regagne là un terrain perdu sur le régime d'assurance sociale (Groutel, 1998).

Dans le même sens, ces immunités, qui circonscrivent un champ monopolisé par le droit social parce qu'excluant les recours civils, n'ont pas résisté à l'adoption de législations spécifiques qui permettent un retour en force du droit commun. Il en est ainsi de la législation relative aux accidents de la circulation, réglés par la « loi Badinter » du 5 juillet 1985, et qu'une loi du 27 janvier 1993 a étendue aux accidents du travail lorsqu'ils surviennent sur une voie ouverte à la circulation publique; en ces hypothèses, le droit commun de la responsabilité réapparaît en complément ou en pure et simple substitution de la législation de droit social. De même, du fait d'un texte récent relatif aux délits non intentionnels (loi du 10 juillet 2000), les accidents d'origine professionnelle, dès lors qu'ils sont reliés à ce type d'infraction, peuvent être réparés sur le terrain civil (Vachet, 2001; Morvan, 2001).

On assiste donc à un « grignotage » du droit social dont la raison tient essentiellement à ce que la réparation civile paraît plus favorable aux victimes parce que permettant une indemnisation intégrale et non plus forfaitaire des préjudices. La finalité protectrice du droit social, qui avait justifié sa mise en oeuvre et la constitution de champs d'intervention qui lui étaient propres, n'est plus avérée et, par pans entiers, la responsabilité civile fait un retour en force pour jouer le rôle réparateur dont on doutait antérieurement qu'il puisse être le sien. Deux voies d'évolution s'ouvrent alors en ces domaines : soit un perfectionnement du droit social est possible (Badel, 1998), soit un rétablissement massif de la responsabilité civile est envisageable, faisant ainsi potentiellement disparaître les régimes de droit social; cette dernière solution a d'ailleurs été préférée dans plusieurs pays européens, comme les Pays-Bas par exemple.

Dans ce sens, il convient d'ailleurs d'évoquer in fine les effets de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou encore des juridictions internationales. Ainsi, s'agissant du juge constitutionnel français, celui-ci a eu l'occasion récemment d'identifier un « droit à un recours juridictionnel effectif » qui découle, selon lui, de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen; on peut se demander si le principe d'immunité qui accorde au droit social un monopole dans le règlement de certains types de préjudice peut résister à un tel droit fondamental, lequel devrait conduire au contraire à ce que, dans tous les cas, les citoyens puissent avoir recours aux juridictions de droit commun, notamment en matière de responsabilité. De même, il importe de rappeler que la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (à propos des dispositions concernant l'indemnisation des victimes de la transfusion sanguine) pour le non-respect « d'un droit d'accès concret et effectif » aux juridictions de droit commun…

Au vu de ces solutions et des évolutions qu'elles ne manqueront pas de susciter, on peut se demander si le droit social, doté de finalités propres justifiant l'aménagement d'un système de mise en solidarité de groupes socio-professionnels et fondé en conséquence à circonscrire un champ d'action spécifique et monopolisé, va pouvoir résister au droit commun. On aperçoit alors que ce sont les institutions solidaristes elles-mêmes qui sont à terme menacées si le droit commun et les institutions du marché sur lesquelles il s'appuie, notamment les assurances privées, viennent légitimement prendre leur place.

La nature du droit social

On le constate, les rapports entre droit social et droit civil, entre régimes de protection collective et responsabilité, sont dès l'origine complexes, et les évolutions enregistrées ne font que renforcer cette impression. On est loin des affrontements théoriques et des ambitions initiales qui voyaient dans le droit social une alternative globale au modèle juridique individualiste et jusnaturaliste légué par la Révolution française.

Au fond, c'est la compréhension même du droit social comme pure et simple alternative qui est à reconsidérer. Une telle représentation a pour effet de l'appréhender comme un dispositif homogène, spécifique et opposé au droit civil, chacun monopolisant un territoire et l'interdisant par là même à l'autre. Le bref parcours qui vient d'être accompli recèle un autre enseignement. Ces deux droits sont en réalité en interaction constante et s'articulent. Dans sa phase de construction, le droit social a pu sembler l'emporter sur le droit civil, les institutions solidaristes se révélant absolument indispensables pour pallier l'impuissance du système juridique civiliste à régler les effets de la révolution industrielle et de l'extension de la démocratie politique dans une société fortement clivée et inégalitaire. Les institutions du droit social sont donc intervenues comme une médiation entre les tensions nées de l'ouverture de la société civile au contrat, de la construction de la communauté politique démocratique et du développement d'une économie de marché. Opérant par l'invention de collectifs d'appartenance, par des régulations politiques de l'utilisation de la force de travail et de la répartition du produit social, le droit social s'est en réalité agencé aux cadres civilistes et marchands, non pour les supplanter, mais pour les compléter ou se substituer à eux lorsqu'ils étaient inopérants.

Mais la position du droit social n'est pas fixe et définitivement déterminée parce qu'en fait, ce sont les institutions civilistes qui règlent les rapports privés et les rapports marchands, lesquels sont et demeurent premiers. Ainsi qu'on l'a indiqué, ces institutions, dans des configurations différentes, retrouvent leur pertinence et ce sont alors les montages solidaristes et collectifs qui peuvent reculer, voire s'effacer… Vaste mouvement d'interaction entre droit privé, droit politique et droit social qui détermine la place et le rôle de chacun.

Dans la société démocratique, les cadres juridiques de la vie privée, les institutions du marché et le droit politique organisent les trois espaces fondamentaux de la vie individuelle et collective que par essence, la démocratie distingue et rend autonomes. Mais cette séparation recèle de fortes tensions qui menacent constamment la cohésion de l'ensemble. Le droit social apparaît à l'interface du champ politique, du marché et de la vie privée pour atténuer ces contradictions. Ses principales institutions sont en réalité des dispositifs de médiation, qu'il s'agisse des organisations du service public qui, émanant de la sphère politique, satisfont des besoins et soustraient les individus à la domination du marché, qu'il s'agisse des dispositifs législatifs et réglementaires qui encadrent les activités économiques notamment au travers de la définition d'un ordre public social, ou qu'il s'agisse encore des dispositifs socio-professionnels de protection et de redistribution qui encadrent et organisent le recours au travail humain. Mais le droit civil, le droit des activités économiques et le droit politique n'en disparaissent pas pour autant et leurs institutions sont toujours présentes et sous-jacentes. Les institutions du droit social s'en distinguent, mais aussi s'en nourrissent; surtout les évolutions globales de la société font constamment bouger leurs limites et leurs interactions.

La période présente, où se manifeste une forte autonomisation du marché, une certaine dilution des formes de solidarité privées et une poussée corrélative de l'individualisation des rapports sociaux, ne peut manquer d'affecter les équilibres antérieurs qui s'étaient stabilisés dans le droit social. Le modèle solidariste est en difficulté, et l'imaginaire contractualiste tend à reprendre le terrain abandonné au siècle précédent. Les références jusnaturalistes aux droits de l'homme, ces droits individuels d'où devraient procéder les montages de protection, réapparaissent, et même si on tente à toute force d'encastrer le droit social dans ce modèle juridique d'essence formelle, ces métissages ne sont pas évidents à stabiliser. De nouveaux équilibres se cherchent pour articuler la dette et le droit, l'appartenance et l'autonomie, la protection et les capacités d'action.

L'État-providence, qui est moins une forme d'État en soi qu'une façon d'organiser l'État démocratique, n'est pas en crise comme on tend souvent à le dire : il est un moyen, instable et circonstanciel, de gérer les tensions que par nature la société démocratique génère en permanence du fait des principes mêmes qui l'animent.