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Du succès de la thèse de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970) au retour des classes sociales (Chauvel, 2001), force est de constater que ces dernières ne cessent de devoir prouver leur légitimité, comme catégorie analytique des sociologues et des économistes, ou face aux discours sur la méritocratie ou la « moyennisation » de la société[1]. Les données statistiques semblent pourtant aller dans leur sens : en France, selon l’Insee, « en un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué » (Dupays, 2006), et selon l’Observatoire des inégalités, « les chances d’accès aux positions sociales sont loin d’être équivalentes » (2013).

Ce constat pourrait également s’établir à propos des professionnels des métiers artistiques, qui se distinguent par une origine sociale souvent favorisée. Selon l’Insee, comparés à l’ensemble des actifs en emploi, les artistes du spectacle – population qui forme l’échantillon analysé ici (voir l’encadré) – ont plus souvent un père cadre supérieur (26 % contre 11 %) ou de profession intermédiaire (24 % contre 14 %), et moins fréquemment un père ouvrier (19 % contre 36 %) (Gouyon et Patureau, 2013 : 153). Malgré une surreprésentation d’enfants des classes moyennes et supérieures, il faut toutefois mentionner que les métiers artistiques comptent un nombre non négligeable d’enfants des classes populaires. Ainsi, 18 % ont un père ouvrier et 24 % ont un père employé, et 3 % ont un père agriculteur ; soit un total de 45 %, proportion qui correspond, dans le même ordre de grandeur, à celle de notre échantillon (6 sur 16). Cela nous a incités à dépasser le constat des « irrégularités sociales » ou des « exceptions » à la règle (Mercklé, 2005) et à nous intéresser, non à l’évolution quantitative de la mobilité sociale, mais aux individus qui la vivent. Jaquet désigne cette figure sociale par la notion de « transclasse », qu’elle définit comme « l’individu qui opère le passage d’une classe à l’autre » ; le préfixe trans marquant « le mouvement de transition, de passage de l’autre côté » (Jaquet, 2014 : 13).

Plutôt que de s’attarder sur l’expérience de la mobilité sociale des transclasses (Naudet, 2012 ; Pascuali, 2010), notre propos visera à contribuer à la réflexion d’une « théorie de la non-reproduction » (Jaquet, 2014 : 18). L’objectif sera de dégager à la fois les déterminants et les freins à la mobilité sociale des enquêtés.

Dans la première partie, nous verrons que cette mobilité s’explique, principalement, par leur désir d’émancipation familiale et sociale, dont il s’agira de dégager les ressorts et les résistances. Nous verrons que ce désir ne revêt pas les mêmes formes selon le roman familial des enquêtés ou le rapport qu’entretient leur famille avec la pratique artistique, ce qui atteste de l’hétérogénéité des classes populaires.

Dans la deuxième partie, le regard sera porté sur ce qui résiste à leur désir d’émancipation une fois pénétré le milieu d’arrivée, donnant ainsi à voir la sédimentation de l’habitus populaire. Les enquêtés y éprouvent ce que nous nommons « l’expérience des limites ». Elle s’exprime, individuellement, par un sentiment d’illégitimité, en particulier lors de situations de violence symbolique, et prend sa source dans un défaut de « capital relationnel » spécifique au champ du spectacle, en raison notamment de l’éloignement des classes populaires par rapport au capital culturel.

Un désir d’émancipation familiale et sociale : ressorts et résistances du milieu d’origine

Selon le Trésor de la langue française informatisé (TLFi) de l’université de Lorraine, émancipation désigne l’« action de se libérer, de se dégager d’une dépendance morale, des préjugés de son époque », « de s’affranchir d’un état de dépendance ». On parle ainsi de l’émancipation du mineur, de la femme ou encore de l’esclave. La notion d’« émancipation » a été maintes fois pensée en sciences sociales, à l’échelle collective – émancipation du prolétariat, émancipation scolaire, etc. – ou individuelle – par la psychanalyse[3]. En revanche, il semblerait qu’elle n’ait pas été théorisée comme le fait de s’émanciper de son milieu d’origine, qui est l’acception retenue dans le présent article.

Cette émancipation renvoie non seulement à la trajectoire « objective » des enquêtés par leur mobilité sociale[4], mais aussi à leur trajectoire « subjective », qui illustre les « processus identitaires individuels dans le sens où son point de départ est le récit de son “parcours” par un individu dans un entretien de recherche » (Dubar, 1998 : 78). La trajectoire « subjective » nous a permis d’approcher le « roman familial » (De Gaulejac, 1999) des enquêtés. Si leurs récits donnent peu à voir avec la « saga familiale », en revanche, ils insistent sur le deuxième aspect de la définition du roman familial : « entre l’histoire “objective” et le récit “subjectif ”, il y a un écart, ou plutôt un espace, qui permet de réfléchir sur la dynamique des processus de transmission, sur les ajustements entre l’identité prescrite, l’identité souhaitée et l’identité acquise, sur les scénarios familiaux qui indiquent aux enfants ce qui est souhaitable, ce qui est possible et ce qui est menaçant » (ibid. : 11-12).

C’est au sein de cet espace entre l’identité pour autrui (héritée) et l’identité pour soi (acquise) (Dubar, 2006 : 146), et entre le milieu d’origine et le milieu d’arrivée, que peut se comprendre le désir d’émancipation familiale et sociale des enquêtés. Tel qu’il nous est apparu, ce désir exprime un double processus. Tout d’abord, la pratique artistique représente un moyen d’échapper à un destin social, auquel la famille – souvent le père – les assigne, ou de faire « autre chose », autrement dit de revendiquer une identité pour soi. Ce désir d’émancipation peut s’ancrer dans l’expérience de diverses formes de domination au cours de l’enfance ou de l’adolescence dans le milieu d’origine, ou dans la découverte d’autres milieux sociaux – pas uniquement le milieu artistique. Ensuite, une fois constitué, ce désir d’émancipation peut tout autant être freiné que porté par le milieu d’origine, selon le roman familial et les affects (Jaquet, 2014 : 63) transmis aux enquêtés ou le rapport qu’entretient la famille avec la pratique artistique. Ces variations, et parfois cette ambivalence des parents, sont notamment liées à l’hétérogénéité des classes populaires.

Échapper à son destin social et s’opposer à la figure du père : rejet et résistances

Selon Schwartz, les classes populaires évoquent « un vaste ensemble de populations présentant trois caractéristiques : petitesse du statut professionnel ou social, étroitesse des ressources économiques – sans que cela signifie nécessairement précarité –, éloignement par rapport au capital culturel, […] même s’il ne s’agit aujourd’hui que d’un éloignement relatif » (Schwartz, 2011 : 2). Nous insistons sur l’idée de gradation et d’hétérogénéité de la notion de « classes populaires », comme en atteste la forme du pluriel. En effet, si pour certains enquêtés la petitesse du statut ou la précarité économique caractérise moins leur milieu d’origine, c’est l’éloignement quant au capital culturel qui nous a amené à les assimiler aux classes populaires.

Pour certains transclasses, la pratique artistique représente un moyen d’émancipation sociale et familiale, principalement du père. Cela recoupe les observations de Thibault au sujet de jeunes ouvriers de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), qui espéraient « tuer le père », ouvrier et immigré, en rentrant dans cette entreprise publique et en s’ouvrant sur les classes moyennes, notamment en adoptant des pratiques culturelles légitimes (Thibault, 2011 : 287).

Le « père affectif, père social » (Noiriel, 1986) cristallise, dans les récits qui suivent, les processus sociaux qui traversent les classes populaires. La place du père est centrale dans le roman familial, alors que la mère semble en retrait. Souvent, c’est lui qui exprime le plus fortement, tantôt l’ambition d’une ascension sociale par l’entremise de leurs enfants, tantôt les résistances quant à leur « vocation artiste » (Pita Castro, 2013 : 19). Les deux récits que nous allons présenter sont emblématiques du désir d’émancipation ainsi que du rejet et des résistances qui l’accompagnent.

Michel, qui a grandi dans une ville bretonne, est un danseur de 40 ans. La période de l’enfance est décisive pour lui, puisque c’est là qu’il rencontre le monde du théâtre et de la danse et que se produisent les premières tensions entre son identité pour autrui et son identité pour soi.

Enfant, il pratique plutôt des activités de garçons, comme le basket ou le karaté. Mais vers 8 ans, il découvre le monde du théâtre et de la danse, par l’intermédiaire de ses trois soeurs, inscrites dans une école de danse. Il se lance alors dans cette activité, « au grand regret » de son père, qui dirigeait le club de basket. Il décrit son environnement familial et les relations difficiles qu’il entretient avec lui :

Ça a été compliqué ! Je sors d’un milieu ouvrier… Mon père travaillait à l’Arsenal […]. Ma mère ne travaillait pas. Les relations avec mon père n’étaient pas au beau fixe… C’était un peu compliqué à la maison. […] Je pense qu’il a eu quelques rêves cassés, lui aussi… Toutes ces, on va dire violences ou engueulades. Plus tu grandis, plus tu te rends compte que : « Ah, peut-être qu’il a pas eu la place. » […]

Parce qu’il voulait pas être ouvrier, en fait ?

Ben, il avait plein de capacités. Il était super doué artistiquement, au niveau des dessins, il y avait toute une capacité derrière qui n’était pas du tout exploitée. Donc il l’a changée en bouteille [rire nerveux].

Michel hérite ainsi des « rêves cassés » de son père, selon lui à l’origine des engueulades, voire de la violence dans les rapports familiaux quotidiens. « Donc j’ai dit : “Moi, pas question !” […] Je me disais : “Je veux autre chose”. Je veux exister, je veux pas être dans le silence absolu… […] J’ai dit : “Bats-toi.” »

Le milieu artistique représente alors un moyen de s’émanciper de son milieu d’origine et d’exprimer des choses qui sont jugées non légitimes pour un garçon par son père, en raison de sa représentation genrée des activités sportives et artistiques (les « trucs de mecs » pour les garçons, la danse pour les filles).

C’est ainsi que Michel est parti vivre à Paris avec sa femme, alors que ses soeurs sont soit restées en Bretagne, soit aspirent à y revenir. Mais sa femme ne supporte plus la capitale. Ils reviennent alors « bancalement » en Bretagne, c’est-à-dire pas complètement, en gardant aussi un appartement en location à Paris (un « pied- à-terre »), pour le travail de Michel. En effet, il n’était pas prêt à s’éloigner de Paris et souhaitait « avoir plus d’aisance » pour le faire : financièrement, professionnellement mais aussi socialement, en revenant en « gagnant ». Le fait de revenir « pas amputé, mais prématurément », génère chez lui certaines tensions : « C’est parce que, comme on dit, “coeur qui soupire n’a pas ce qu’il désire”. »

Par son récit, on s’aperçoit que la condition populaire constitue la toile de fond du roman familial de Michel. Son père, qui désirait y échapper – tout comme Michel –, semble avoir reporté ses frustrations sur lui. Son récit rejoint finalement l’un des quatre grands types d’explications de la réussite avancés par les personnes en forte mobilité sociale : la volonté de « s’en sortir », « de ne pas vivre ce qu’ont vécu ses parents » (Naudet, 2012 : 46).

Le récit de Camilia (comédienne, 27 ans) illustre également les « pressions sociales » de son milieu d’origine, même si elles s’expriment différemment.

Son récit commence par son choix, à 23 ans, de quitter son pays, le Chili, pour la France, car il lui est trop difficile de percer dans le théâtre. Elle était inscrite à une des plus prestigieuses facultés d’histoire et pratiquait le théâtre à côté. Comme elle vient d’un « milieu assez populaire » (ils sont ouvriers depuis plusieurs générations ; son père est jardinier et sa mère tient une épicerie, après avoir été longtemps ouvrière), la décision de suivre des études supérieures plutôt que de se consacrer à sa passion « s’est faite toute seule ». Elle aurait pu effectivement tenter le concours pour rentrer dans la meilleure école de théâtre du pays, mais les pressions de sa famille la poussent à faire un choix plus « responsable » : « Quand t’as pas d’argent… Ma maman, elle me disait : “Fais un truc qui te donne du boulot, tu feras ça après”… » L’extrait qui suit laisse entrevoir un autre aspect des pressions sociales ayant contribué au choix de Camilia :

Il y a un moment, tu te sens un peu responsable. Parce que, comme mes parents ne sont pas allés à la fac (ils se sont arrêtés au lycée, ils sont ouvriers tous les deux), et toi t’as la possibilité d’y aller, je me disais : « Ouais, c’est vrai que, peut-être… » Donc il y a un espèce de choix qui s’est fait malgré moi, que tu regrettes après.

Pour les parents de Camilia, ouvriers et peu diplômés, il apparaît inconcevable de ne pas profiter de l’occasion d’étudier à l’université. C’est pourtant ce qu’elle fait à 22 ans, lorsqu’elle arrête la faculté et trouve « un super job, bien payé, dans un spa ultra-richissime du Chili », pour financer une école de théâtre. Elle fait alors face au rejet de sa famille et particulièrement de son père, avec qui les relations deviennent conflictuelles. « Quand mon père l’a su, il était “véner” et du coup il m’a virée de la maison. Parce que, pour lui, c’était une honte d’arrêter la fac. » Vivant aujourd’hui en France, elle essaie de retourner au Chili tous les ans, mais ses parents peinent à comprendre pourquoi elle a décidé de faire carrière en France plutôt que dans son pays natal (« c’est super dur de dire à quelqu’un qui est ouvrier que c’est un choix esthétique »).

Les récits de Michel et Camilia relatent les résistances et le rejet de leur famille quant à leur choix de s’engager dans la pratique artistique. Ils mettent en valeur le rôle des affects tristes, tels que la honte, la rage ou le ressentiment (Jaquet, 2014 : 69), dans la volonté de s’émanciper de son milieu d’origine. Ces enquêtés s’apparentent à la figure de la « vocation empêchée » que dégage Pita Castro dans son enquête (2013 : 144), composée de filles issues des classes populaires et qui ne parviennent pas à rencontrer le succès. Les aspirations de ces filles sont rejetées par leurs parents, dans la mesure où elles ne correspondent ni aux idéaux qu’ils projettent sur elles, ni à certaines représentations sociales. Si ces résistances familiales peuvent freiner la constitution de la vocation artiste, elles peuvent aussi jouer un rôle moteur, dans la mesure où elles renforcent la volonté de revendiquer une identité pour soi, en opposition à l’identité assignée par la famille.

Aspiration à la vie d’artiste et influence du milieu d’origine : affects joyeux et ouverture sur les classes moyennes

Si les récits précédents illustrent surtout le poids des affects tristes dans le désir d’émancipation des enquêtés, ceux qui suivent mettent davantage en avant le rôle des affects joyeux, tels que l’émerveillement et la curiosité[5]. Les récits de Géraldine et d’Ethan insistent moins sur les résistances que sur l’influence du milieu d’origine par rapport à leur aspiration à la vie d’artiste : par l’inscription précoce dans des activités artistiques, par la production de spectacles dans la ferme familiale lorsqu’ils étaient enfants, ou encore par la volonté des parents d’égayer le quotidien. Toutefois, cette influence et ces affects joyeux ne se traduisent pas par un souhait des parents de voir leur enfant embrasser une carrière artistique – puisqu’ils peuvent aussi émettre des résistances –, mais est plutôt liée à leur ouverture sur les classes moyennes.

Dans sa description de la vie d’artiste des danseurs, Sorignet en évoque l’une des implications positives : l’« absence de routine » et la « pluralité de temps » (Sorignet, 2010 : 212-213), procurant « le sentiment d’être “hors du monde”, éloigné du rythme de vie communément partagé par le reste de la population » (ibid. : 214). C’est Géraldine (comédienne, 33 ans) qui illustre le mieux cet aspect. Une rencontre précoce avec le milieu artistique, de nombreuses lectures et la transmission d’une « phobie de la routine » et d’un « quotidien un peu merveilleux » par sa mère participent à cette aspiration.

Ses parents, avec qui elle a vécu dans une ville de Lorraine, sont employés : sa mère (originaire d’Italie) comme secrétaire, et son père comme technicien dans une entreprise de téléphonie. Ils sont tous deux enfants d’ouvriers. « Pour eux, les métiers qu’ils ont, c’est déjà un progrès social par rapport à leurs parents. Et moi, leur rêve, ça aurait été que je sois prof : encore un progrès social. » Ainsi, si elle adore le théâtre depuis son plus jeune âge, cela constitue pour ses parents une activité pour « s’amuser » et non un « métier ». Géraldine n’a d’ailleurs songé à en faire son métier que tardivement, ce qui, nous le verrons dans la deuxième partie, aura des conséquences sur sa trajectoire professionnelle. Elle prend toutefois des cours de musique depuis qu’elle a 5 ans. Vers 8 ans, elle découvre l’opéra, par l’intermédiaire de l’école musicale dans laquelle elle est inscrite : « c’était le coup de foudre ». À 9 ans, elle demande à ses parents de l’inscrire à un cours de théâtre. Elle enchaîne avec un atelier pour enfants, un conservatoire municipal à 11 ans puis un conservatoire national de la région, alors qu’elle n’a que 13 ans.

Au cours de cette période, elle lit fréquemment et est fascinée par la vie de comédien. C’est à ce moment-là qu’elle commence à aspirer à « une vie un petit peu hors norme » : « Ça m’intéressait pas trop d’aller faire un métier, je crois que j’ai un petit peu la phobie de la routine. » Les affects joyeux reçus de l’environnement familial y contribuent. Contrairement à Michel et Camilia, pour qui la mère est soit au chômage, soit peu visible dans leur récit, celle de Géraldine joue un rôle décisif :

Elle s’est beaucoup occupée de nous, elle passait son temps à essayer de rendre notre quotidien un peu merveilleux. Les anniversaires, il y avait toujours des surprises pas croyables, elle essaie toujours d’embellir vachement. […] Quand t’as des parents plus terre à terre, tu restes chez toi. Ma mère nous a fait aimer ce qui n’était pas la routine ! Parce qu’elle est très rêveuse, elle est très farfelue. Du coup, je pense que même si elle aimerait que je sois prof, elle ne se rend pas compte, mais elle nous a donné d’autres idéaux de vie.

Comme Géraldine, Ethan hérite, d’une part, du désir d’ascension sociale de ses parents et de leur ouverture sur les classes moyennes, qui lui fait côtoyer à l’école des élèves d’origine sociale souvent plus élevée que lui, et, d’autre part, d’affects joyeux l’amenant à découvrir certaines pratiques culturelles. Cette ouverture le conduit à ne pas vouloir reproduire le modèle dominant de ses copains d’enfance du village paysan où il a vécu.

Ethan est issu d’une « famille bourguignonne, bressanne même, paysanne des deux côtés, française depuis 1604 du côté de [sa] mère, et ils sont tous du même village ». Son père est ouvrier viticole et sa mère, secrétaire de mairie. Il n’y a eu aucun artiste dans la famille avant lui, à part un cousin qui, depuis quelques années, fait du théâtre de rue et est venu jouer une pièce dans la ferme familiale. « C’était super drôle, parce que je ne pensais jamais voir une pièce de théâtre dans cette ferme… » Si cela peut paraître surprenant aux yeux d’Ethan, sa famille allait cependant au théâtre du village lorsqu’il était enfant. La ferme de ses grands-parents accueillait même les spectacles qu’il créait avec ses cousins. Il montait également des films dans la cabane de ses parents avec un ami et se rappelle qu’à l’école il participait aux spectacles de fin d’année, où il avait eu le premier rôle.

Lorsqu’il réfléchit aux raisons pour lesquelles il est devenu comédien, il évoque son milieu d’origine, qu’il qualifie de « classes moyennes ». « Mes parents sont quand même ouverts d’esprit. On a fait du scoutisme, on a fait du tennis, on allait au théâtre… Ils étaient assez curieux. » Par exemple, il a appris que, quand ils étaient jeunes, ses parents « passaient pour les excentriques de la famille » : en raison de l’originalité des prénoms de leurs enfants, mais surtout parce qu’ils sont allés habiter dans un village situé à 45 minutes de trajet de celui de leurs parents. Il s’agit d’un village viticole de 1 000 habitants, « socialement très riche, à droite ». Ce choix résidentiel a joué un rôle crucial sur l’environnement social dans lequel Ethan a grandi. Comme son frère et sa soeur, il n’a pas l’accent de la Bresse. Alors que les autres enfants de l’école primaire vont au collège et au lycée dans des villes « vraiment ouvrières » et « plutôt pauvres », lui suit au lycée une section européenne « dans une ville super riche ». « On faisait des fêtes, on allait dans les baraques et je me disais : “Putain, les baraques !”… Je me suis rendu compte de la différence sociale à ce moment-là. » À l’école, il a ainsi souvent côtoyé des élèves d’origine sociale plus élevée que lui. Il pense que cette ouverture sur des catégories de population plus aisées a pu l’aider dans sa mobilité sociale : « Mes parents m’ont jamais mis de barrière… »

S’il ne renie pas sa famille, il a plutôt tendance à renier les origines paysannes de son village natal, où la majorité de ses amis d’enfance ont repris l’entreprise familiale : « Il n’y a pas eu d’évolution, quoi. Ça craint. »

Tout comme ceux de Michel et Camilia, les récits de Géraldine et Ethan montrent que l’ascension sociale des transclasses ne doit pas être pensée comme une « trajectoire solitaire, mais solidaire d’un milieu familial ou social qui, d’une certaine manière, la provoque ou l’autorise » (Jaquet, 2014 : 87). Même si leurs parents ne souhaitent pas forcément qu’ils s’engagent dans une vie d’artiste, ils y ont participé de deux manières : par la transmission d’affects joyeux, que ce soit au quotidien ou par la pratique artistique, et par leur ouverture sur les classes moyennes, prenant la forme d’un « refus collectif de la reproduction », à savoir la « volonté de ne pas répéter la même vie de génération en génération » (ibid. : 84).

Au terme de cette première partie, il nous faut préciser que le désir d’émancipation de son milieu d’origine n’est pas spécifique aux artistes issus des classes populaires, puisque les sept enquêtés provenant des classes supérieures l’ont également formulé. Si ce désir prend une forme différente[6], la vie d’artiste représente, là aussi, un moyen de se constituer une identité pour soi. Finalement, c’est « l’expérience des limites » – décrite ci-après – qui spécifie les artistes des classes populaires enquêtés. La faible proportion, dans notre échantillon, d’artistes provenant des classes moyennes rend plus difficile le dégagement de résultats qui leur soient caractéristiques.

L’émancipation aux prises avec « l’expérience des limites » dans le milieu d’arrivée : la sédimentation de l’habitus populaire

Après avoir déterminé les ressorts et les résistances du milieu d’origine quant au désir d’émancipation des transclasses, nous allons à présent nous attarder sur la rencontre de cette aspiration avec le milieu artistique, au moment de l’insertion professionnelle. Cette période donne à voir la persistance de leur habitus populaire, alors qu’ils s’en sont éloignés. En effet, si la notion d’habitus renvoie à « ce que l’on a acquis » et à l’idée de « propriété » ou de « capital », elle n’a pas qu’une portée reproductive : « l’habitus est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements, mais en lui faisant subir une transformation » ; il est donc « aussi adaptation, il réalise sans cesse un ajustement au monde » (Bourdieu, 1980 : 134). C’est ce double mouvement que donnent à voir les récits des transclasses. D’un côté, ils racontent la manière dont leur habitus se trouve transformé par le contact avec le milieu artistique : ils ont acquis de nouvelles dispositions, par exemple « esthétiques » chez Camilia. De l’autre, ils font face aux « effets d’hysteresis » (ibid. : 135) de l’habitus, générant un retard, un décalage ou une inadaptation – ne serait-ce que temporaire ou partielle – au milieu d’arrivée.

Plutôt que de mettre l’accent sur la mouvance et la pluralité des appartenances (Lahire, 1999), et sur ce que cet entre-deux social peut engendrer d’un point de vue identitaire[7], nous nous concentrerons sur les dépôts de la sédimentation – terme inspiré de Thibault (2011) – de l’habitus populaire, autrement dit sur ce qui reste du milieu d’origine. Nous caractérisons cette sédimentation par l’expression d’« expérience des limites », empruntée à Ernaux. Dans son roman autobiographique La place (1983), elle raconte ses tiraillements identitaires du fait, d’une part, de son éloignement progressif d’avec son milieu d’origine et, d’autre part, de la relation, à l’école puis à l’université, avec un monde bourgeois qui dénigre son habitus populaire et lui fait comprendre qu’elle n’est pas à sa place[8]. Cette expression traduit les résistances au processus d’émancipation des enquêtés, une fois pénétré le milieu d’arrivée. Ces résistances s’expriment de deux manières.

Tout d’abord, avec la « distance temporelle » (Grell et Wery, 1993 : 25), certains enquêtés analysent les facteurs qui les ont conduits à s’insérer tardivement sur le marché du travail artistique et à ne pas occuper – dans un premier temps, en tous cas – les positions dominantes dans leur profession. C’est ce qui fait dire à Carine, comédienne de 58 ans, qu’elle est un « ovni » dans le milieu du théâtre. Les enquêtés se rendent compte de ce qui leur manque ou leur a manqué, que ce soit en matière de capital social ou en matière de capital culturel ; ce que nous avons résumé par un défaut de « capital relationnel ». Ensuite, cette prise de conscience s’éprouve à l’occasion de situations de violence symbolique vécues dans le milieu d’arrivée, où se manifeste leur sentiment d’illégitimité (De Gaulejac, 1987), l’un des effets d’hysteresis de l’habitus populaire.

De l’éloignement par rapport au capital culturel au défaut de « capital relationnel » 

Nous affirmions plus tôt que l’éloignement par rapport au capital culturel du milieu d’origine des enquêtés nous permet de les assimiler aux classes populaires. Chez P. Bourdieu, le capital culturel peut exister sous trois formes : à l’état incorporé, « sous la forme de dispositions durables de l’organisme » ; à l’état objectivé, « sous la forme de biens culturels », tels que des livres ou des tableaux ; et à l’état institutionnalisé, par les titres scolaires (Bourdieu, 1979a : 1).

Le sentiment d’illégitimité des enquêtés peut être analysé au prisme des trois états du capital culturel. Chaque état fait office soit d’un défaut ou retard d’acquisition, soit d’un défaut de valorisation.

Tout d’abord, en ce qui concerne l’état objectivé, les limites de l’entretien biographique nous permettent difficilement de dégager des conclusions empiriques. Tout au plus pouvons-nous en déduire son absence dans l’environnement familial en liant, d’un côté, le fait que cette forme de capital n’apparaît pas dans les récits et, de l’autre, le « choix du nécessaire » (Bourdieu, 1979b : 433) des classes populaires par rapport au goût artistique.

Ensuite, la plupart des parents présentent un éloignement quant au capital culturel institutionnalisé, puisqu’ils sont peu diplômés et occupent des postes de travail subalternes. Relativement à leurs parents, les enquêtés ont un niveau de diplôme nettement supérieur, comme l’ensemble des professionnels des métiers artistiques par rapport aux niveaux moyens en France (Gouyon et Patureau, 2013 : 154). En revanche, ce n’est pas le cas comparé aux positions dominantes dans leur profession, où ils font état d’un défaut de capital culturel institutionnalisé. La plupart n’ont effectivement pas été dans de grandes écoles : nationales, comme le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) ou le Théâtre national de Strasbourg (TNS), ou privées, telles que le Cours Florent ou le Cours Simon[9]. Toujours de manière relative au champ du spectacle, cela joue un rôle prépondérant dans leur défaut de capital social[10].

Enfin, c’est le capital culturel sous la forme incorporée qui va nous permettre d’approcher de plus près les mécanismes conduisant au sentiment d’illégitimité des transclasses. En effet, même quand le milieu d’origine est porté sur les pratiques artistiques et que les enquêtés acquièrent précocement des compétences en la matière, l’absence de valorisation de cette forme de capital conduit à ce que nous appelons un défaut de capital relationnel. Celui-ci se rapporte au « capital spécifique » dont parle Bourdieu : « il vaut en relation avec un certain champ, donc dans les limites de ce champ, et [il] n’est convertible en une autre espèce de capital que sous certaines conditions » (Bourdieu, 1984 : 114). Nous définirons le capital relationnel comme « des dispositions et connaissances acquises qui peuvent être valorisées sur le marché du travail artistique – en particulier dans le spectacle[11] –, notamment pour faciliter les mises en relation avec des employeurs ou collègues potentiels ». Les dispositions qui ressortent des récits des enquêtés sont les suivantes : la connaissance des codes du milieu (la nécessité de faire une grande école nationale ou privée, par exemple) ; la confiance en soi ; les capacités à entrer en relation, à s’exprimer – en particulier devant des textes et des oeuvres artistiques – et à « se vendre » ou à se « mettre en valeur ». Ce n’est qu’une fois insérés professionnellement dans le milieu artistique que les enquêtés font le constat d’un défaut ou d’un retard dans l’acquisition de ces dispositions, comme nous le raconte Géraldine.

À l’image de la plupart des transclasses, Géraldine n’a pas été poussée à en faire son métier et n’a pas été conseillée par ses parents dans ce sens. D’un côté, nous avons vu qu’elle a rapidement acquis un capital culturel incorporé, par l’intermédiaire de la musique et du théâtre (« à 18 ans, j’avais fini tout mon cursus de formation en arts dramatiques, diction, tout ça, j’avais mes médailles »). De l’autre, ce capital ne sera pas investi professionnellement, en raison du désir d’ascension sociale de ses parents, celle-ci devant s’effectuer par les études et non la pratique artistique : « Comme mes parents ne pensaient pas du tout que ça pouvait être professionnel, je faisais ça vraiment par plaisir […]. Ça ne m’a pas du tout traversé l’esprit d’en faire un métier tout de suite. »

C’est ainsi qu’à 18 ans elle suit des études de lettres (hypokhâgne-khâgne) et délaisse la pratique artistique pendant deux ans, jusqu’à ce qu’elle décide de reprendre des cours dans un conservatoire. Percevant ses compétences, l’enseignante l’intègre dans sa compagnie, à 21 ans. Elle devient intermittente à 23 ans, pendant un an, et commence à se constituer un réseau. En même temps, elle obtient sa maîtrise puis réussit le concours du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES). Elle accepte un poste d’enseignante et se fait muter en région parisienne. Elle concède avoir effectué ce choix aussi pour faire plaisir à ses parents : « “Mais t’as fait des études de lettres, ça sert à quoi ?” ; “Bah voilà, ça sert, par exemple, à passer un concours de prof.” »

L’accumulation de capital culturel incorporé par Géraldine n’est donc pas investi professionnellement à deux reprises : au moment de faire des études de lettres plutôt que des études théâtrales, puis de devenir enseignante à Paris plutôt que de s’investir totalement comme comédienne. Au-delà du fait qu’il n’était pas question que ses parents lui paient un « loyer dans le vide » à Paris (« avec l’intermittence que j’avais à l’époque, j’avais pas de quoi me payer un loyer »), on retrouve le rôle du roman familial de Géraldine dans ce défaut de valorisation.

Géraldine était effectivement « un peu fâchée » contre ses parents, notamment avec sa mère, qui l’invitait à faire « des choix plus raisonnables » lorsqu’elle se dirigeait plus en direction du théâtre. Ses parents voulaient ce qu’il y a « de plus rassurant » et pas forcément de plus « stimulant ». Le fait qu’elle devienne artiste ne représentait pas à leurs yeux un « progrès social », mais « un virage à 90 degrés ». Elle constate alors l’éloignement entre les représentations sociales de ses parents sur ce qu’est un travail et la vie d’artiste, et ses aspirations : « pour eux, le travail, c’est synonyme de labeur. Faut faire un travail ; si tu travailles, ça veut dire que tu t’amuses pas ! Eux, ils ont des emplois qui ne leur plaisent pas. » 

Cette absence de valorisation professionnelle du capital culturel incorporé aboutit à un défaut de capital relationnel. Elle fait ce constat lorsqu’elle se recentre sur sa carrière de comédienne, après avoir cumulé, pendant six ans, cette activité avec son poste d’enseignante à temps partiel. Bien qu’elle parvienne à s’insérer professionnellement, grâce au réseau qu’elle s’est constitué par l’intermédiaire de ses activités scolaires et la création de sa propre compagnie, elle constate, avec le recul, qu’il lui manque certaines dispositions pour prétendre accéder au monde du cinéma ou aux « grands théâtres » nationaux. Elle explique ce qui aurait pu davantage la « mettre en valeur » :

Dans ces métiers, il faut savoir se vendre. […] Ça fait dix ans que j’ai des extraits de courts-métrages qui traînent, qu’il faut que je réunisse pour faire une bande démo. Il faudrait que je fasse un site pour être visible et que je démarche les agents. Toutes ces choses que font les comédiens – peut-être qui ont du temps et de la confiance en eux –, surtout en début de carrière, moi je l’ai jamais fait. […] Sans doute, aussi, parce que je suis complètement autodidacte : j’ai pas de parents qui m’ont conseillée, j’ai pas fait l’école Florent.

Elle démarche maladroitement des agents, dont la plupart ne lui répondent pas, et manque de confiance en elle pour les relancer. Géraldine s’est ainsi coupée d’occasions qui lui auraient peut-être « ouvert davantage les portes du cinéma ». À 20 ans, elle pensait en effet « complètement à autre chose » :

J’étais hyper jolie, je faisais dix kilos de moins : j’avais vraiment le profil pour être… Mais j’avais pas du tout pensé à ça, personne ne me l’a dit. […] Je pense que les gens qui y arrivent, c’est pas que parce qu’ils sont fils de machin ou parce qu’ils ont un oncle ; ils ont des bons conseils, ils savent être au bon endroit au bon moment. Moi, j’ai pas du tout su le faire dans ma vie.

De même, alors qu’elle estime avoir une solide formation musicale (« je sais lire les partitions, je sais composer, je sais jouer des instruments – je me suis mise à l’accordéon toute seule »), elle ne précisait à personne qu’elle était musicienne, jusqu’à récemment.

Pita Castro explique l’absence de réussite de la figure de la « vocation empêchée » par les valeurs issues du milieu d’origine, qui se révèlent être des barrières à l’acquisition de ces compétences nécessaires pour s’insérer dans le milieu artistique (Pita Castro, 2013 : 272). Dans les cas où un capital culturel incorporé parvient à se constituer, il n’est ensuite pas investi professionnellement, entraînant sa non-conversion sous sa forme institutionnalisée – et, ce faisant, en capital social – et retardant l’acquisition d’un capital relationnel. Les enquêtés provenant tous de province, les facteurs repérés par Menger sur les trajectoires des comédiens semblent ici réunis pour expliquer leur sentiment d’illégitimité :

L’origine sociale et géographique (« hégémonie parisienne »), la précocité des expériences artistiques, la réputation des formations suivies (strictement ordonnée comme les grandes écoles en France), les modes de valorisation des compétences accumulées permettant de les traduire en indices de réputation…

Dubar [Menger], 1999 : 190

Violence symbolique et sentiment d’illégitimité

L’insertion professionnelle des transclasses s’ancre dans des expériences de violence symbolique[12], qui sont centrales dans leur « expérience des limites ». Elles provoquent un sentiment d’illégitimité, qui leur rappelle leur défaut de capital relationnel. C’est ce que nous raconte Carine.

Carine (58 ans) est devenue comédienne « un peu par hasard ». Elle est issue d’une famille « vraiment ouvrière », « où on ne lisait pas ». Ses parents n’ont pu l’aider à l’école que jusqu’au CM2 ; elle s’est ensuite débrouillée toute seule. Elle devient comédienne après avoir obtenu son baccalauréat littéraire dans la souffrance et avoir suivi une école d’éducateurs spécialisés, car elle ne se sentait pas capable de faire des études à l’université. Puis elle suit des cours dans une école privée, où elle fait une rencontre décisive avec le directeur, un « père spirituel » pour elle (« il m’a ouvert sa bibliothèque, il m’a vraiment ouverte »). Elle devient intermittente tardivement, un peu avant 30 ans, avant d’exercer son métier de comédienne pendant encore une trentaine d’années.

Lors de l’entretien, elle revient sur son « complexe » par rapport aux autres artistes :

C’est-à-dire que je ne viens ni du conservatoire, ni du TNS, ni du Cours Simon : je suis une espèce d’ovni… Donc, chaque fois que j’ai fait des incursions dans le monde subventionné, c’est toujours retombé après ! Parce que ce n’est pas mon circuit de connaissances.

Elle n’a pris confiance que récemment, lors d’un spectacle où elle jouait seule sur scène. « Je me suis dit : “Oui, je pense que je peux faire des choses, je n’usurpe pas ma place”. »

La « première claque » survient lors d’une réunion avec deux amies comédiennes, avec lesquelles elle a monté ses premiers spectacles. Celles-ci lui disent : « On pense que t’es pas faite pour être comédienne. T’es douée manuellement, et comme tu sais bien coudre et que t’aimes le théâtre, peut-être que tu devrais être costumière… » Ce complexe se manifeste également lors de la période de création d’un spectacle, lorsque les metteurs en scène et les comédiens s’installent autour d’une table pour échanger sur un texte et développer des idées. Rien ne lui vient. « J’ai toujours été très admirative des comédiens qui ont des tas de choses à dire sur le texte, sur leur personnage. Et moi, j’ai jamais rien à dire… »

Si elle a fini par l’accepter, elle constate que ce complexe et sa difficulté à faciliter les rencontres avec des employeurs potentiels lui ont fermé des portes :

Je pense que je n’ai pas osé, du coup, me laisser aller, faire des propositions sur le plateau. Je me sentais vraiment tout le temps en situation d’infériorité. […] Je pense qu’il y a des metteurs en scène bien, dont on parle, qui ont des idées ; et ceux-là, je me suis grillée…

Le sentiment d’illégitimité tel que l’exprime Carine met ainsi en valeur à la fois la violence symbolique et le défaut de capital relationnel : elle est un « ovni » dans le milieu des comédiens, car elle n’a pas fait de grandes écoles ; et elle peine à s’exprimer et à se mettre en avant lors des périodes de création. Les expériences de violence symbolique lui rappellent ce qui est la norme, ce qui est légitime ; et donc, en miroir, le sentiment qu’elle n’y correspond pas. Elle le reconnaît elle-même en quelque sorte, puisqu’elle est admirative des comédiens qui « ont toujours des tas de choses à dire ». Ce pouvoir de domination ne s’opère ainsi que dans la mesure où, comme elle, « ceux qui le subissent reconnaissent ceux qui l’exercent » (Bourdieu, 1992 : 123).

« Il y a généralement un accord profond, un ajustement entre le champ et l’habitus qui donne l’impression que les choses vont de soi. Le trouble, le malaise, la conscience apparaissent quand il y a divorce entre l’habitus et le champ » (Ernaux, dans Louis, 2013 : 31). Le sentiment d’illégitimité de Carine s’exprime effectivement, au moins en partie, par l’inadéquation entre son capital culturel issu de sa socialisation primaire et le milieu artistique et ses codes. Au départ de l’insertion professionnelle, ce sentiment peut s’exprimer d’autant plus fortement que la transmission du capital culturel est moins visible que celle du capital économique, participant à l’euphémisation des déterminismes à l’oeuvre (Bourdieu, 1979a : 4).

Ces troubles identitaires peuvent être surmontés ou aménagés en réduisant l’écart et la tension entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui. Par exemple, J. Naudet a mis en avant l’importance de la mise en récit de soi dans le discours des transclasses, qui vise à unifier les deux composantes de son identité (Naudet, 2012 : 44). L’unification des deux faces de son identité peut aussi opérer par un engagement artistique ou politique, comme c’est le cas de nombreux transclasses enquêtés[13], et à l’image d’élèves des grandes écoles issus des classes populaires étudiés par Pascuali (2010). Enfin, pour les enquêtés, le dépassement du sentiment d’« usurper sa place » survient – tardivement – en particulier lorsque le milieu d’arrivée apporte sa reconnaissance à des oeuvres d’une certaine légitimité (interprétation en solo, prix littéraire…), et lorsqu’ils apprennent progressivement à en connaître les codes et à se constituer un « noyau dur » d’employeurs (Pilmis, 2007) et de relations.

Conclusion

La formulation d’un désir d’émancipation sociale et familiale nous a permis de faire ressortir plusieurs processus à l’oeuvre dans la non-reproduction. La première partie s’est recentrée sur le milieu d’origine, qui peut tout autant rejeter le transclasse et émettre des résistances à sa vocation artiste que l’influencer dans ce sens. Le roman familial nous a permis d’apercevoir la « dynamique des processus de transmission » (De Gaulejac, 1999 : 111) d’une condition sociale et des projections des parents sur leur enfant. C’est souvent de cette dépendance, sociale et familiale, que les transclasses souhaitent s’émanciper.

La deuxième partie a démontré que ce processus n’est pas terminé une fois intégré au milieu d’arrivée, comme en atteste leur « expérience des limites ». Au final, au-delà d’analyser leurs particularités, « l’existence de situations sociales improbables est précisément ce qui donne la norme à voir, qui sans cela serait proprement invisible » (Mercklé, 2005 : 5). Les situations de violence symbolique font ressortir cette norme, cette légitimité, et donc ce qui fait défaut aux enquêtés – du moins dans un premier temps de leur carrière –, à savoir la dotation d’un « capital relationnel », issu du capital social et du capital culturel. Or la transmission de ce capital culturel « est sans doute la forme la mieux dissimulée de transmission héréditaire de capital et reçoit de ce fait un poids d’autant plus grand dans le système des stratégies de reproduction que les formes directes et visibles de transmission tendent à être plus fortement censurées et contrôlées » (Bourdieu, 1979a : 4).

Au-delà des débats sur les évolutions statistiques de la mobilité sociale, ce travail illustre le poids de la classe sociale dans les trajectoires ascensionnelles. Si la démocratisation scolaire et de la culture peuvent agir sur une ouverture des classes populaires à certaines pratiques dites légitimes, elles montrent ici leurs limites quant à leur capacité à supplanter la transmission familiale du capital culturel. Les obstacles, autant objectifs que subjectifs, que doivent surmonter les enquêtés pour s’insérer dans le milieu artistique, en sont une illustration. Au vu du « poids des formations suivies » (Dubar [Menger], 1999 : 190) dans le champ du spectacle, on peut se demander si les conditions spécifiques d’accès à l’assurance chômage des artistes et des techniciens ne permettaient pas de favoriser l’insertion de professionnels issus des classes populaires[14]. Or, si tel était le cas, cette relative ouverture pourrait être fragilisée par la « précarisation » (Nissim, dans Bureau et Corsani, 2012) du secteur, attribuable notamment aux réformes successives des annexes VIII et X de l’assurance chômage.