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La distinction entre l’« informel » et le « formel » est une constante des théories urbaines et de la planification. Son potentiel descriptif et normatif a fait l’objet de nombreuses analyses critiques. Le débat porte non seulement sur ce que permettent de produire différentes conceptualisations de l’informalité et de la formalité dans des contextes diversifiés — de planification, de régulation, ou en tant que catégories d’analyse —, mais bien sûr les façons dont nous en venons à connaitre et à intervenir en matière d’urbanisme aujourd’hui. La distinction entre le formel et l’informel est-elle un simple qualificatif, une manière d’exprimer une réalité en lien avec l’aménagement de l’espace urbain au sens large, un raccourci discursif pour séparer différents secteurs d’une ville, ou encore un moyen de rendre compte de formes de pratiques urbaines spécifiques, telles que le travail précarisé ? En pratique, sa fonction va bien au-delà.

La distinction « formel-informel » est un instrument conceptuel à multiples facettes servant à nommer, gérer, gouverner, produire et même analyser de manière critique les villes contemporaines. La distinction est mise en oeuvre par rapport au territoire urbain (bidonville et non-bidonville), au travail et à la main-d’oeuvre et à la gouvernementalité des villes (contrôler, nommer et intervenir). Face à la densité, à la complexité, à la diversité des villes, ainsi qu’à leur caractère changeant, la relation « informel-formel » est à la fois un qualificatif en apparence modeste et une puissante distinction qui a un effet direct sur l’imaginaire urbain et les pratiques urbaines. En cela, elle joue même un rôle fondamental dans la constitution de l’urbain, surtout dans le « Sud global ». Si la théorie urbaine est en partie une réponse à ce qu’on ne connait pas de l’urbanisme, elle problématise également ce qui parait être connu, ce qui est tenu pour acquis.

Je propose une conceptualisation alternative de la distinction entre le formel et l’informel en explorant ces concepts comme formes particulières de pratiques. Je m’appuie ici sur des débats récents conceptualisant l’informalité comme type de négociation et de mise en valeur (valuation). Je cherche à élargir ces débats en interrogeant en détail, d’une part, ce que cette conceptualisation apporte quant aux manières dont l’informalité et la formalité s’articulent et, d’autre part, ce qu’elle nous indique de la politique et des géographies de la ville. Afin de mettre en lumière certaines des manières dont, en tant que pratiques, l’informalité et la formalité peuvent contribuer à la politique urbaine, je discuterai brièvement des réponses apportées aux inondations liées à la mousson à Mumbai en 2005.

Les moments de crise urbaine à grande échelle comme les inondations de Mumbai peuvent mettre en évidence, et ainsi rendre nettement visibles, des formes de politiques informelles qui caractérisent des espaces en apparence « formels », tels que ceux de la planification et du développement urbain. Un des effets de la mousson a été de générer à Mumbai un débat sur les causes des inondations ; un débat qui a plus spécifiquement déplacé, quoique temporairement, le terrain de la rhétorique des « responsabilités des “bidonvilles” (slums) » vers celles de l’État et des promoteurs privés opérant informellement pour outrepasser les réglementations formelles. Autrement dit, le débat public n’a pas strictement jeté le blâme sur une informalité associée aux bidonvilles, mais bien sur une informalité saisie comme une pratique généralisée. J’ai choisi de me concentrer sur ce moment puisqu’il fut l’occasion d’une critique ainsi que d’un vaste débat sur la nature et la trajectoire de la politique relative aux pratiques de développement urbain, formelles et informelles.

Et pourtant, comme telles, les catégories du formel et de l’informel ne peuvent nous amener bien loin si l’on n’étudie pas de façon plus approfondie les manières dont différents régimes de pratiques formelles et informelles voient le jour et affectent l’urbanisme. Une question centrale est de savoir quels rapports entretiennent entre elles les pratiques formelles et informelles, dans des contextes différents, selon qu’elles sont, par exemple, co-constitutives, ou qu’elles se renforcent ou s’affaiblissent mutuellement, ou qu’elles sont de plus en plus asymétriques sans être nécessairement contradictoires. Le but n’est pas ici de fournir une liste exhaustive des diverses manières dont les pratiques formelles et informelles peuvent se rapporter à la vie urbaine, mais de défendre l’importance de spécifier les différentes manières dont elles se rapportent l’une à l’autre dans la production et la contestation des villes. Dans la dernière partie de cet article, je mettrai en lumière trois régimes de pratiques informelles-formelles : la spéculation, la composition et le bricolage. Il importe de le clarifier, je n’argumente pas contre les analyses qui utilisent les termes informalité ou formalité pour décrire des territoires ou des catégories de travail. Celles-ci ont leurs propres forces et limites.

Mon analyse relative aux inondations de Mumbai s’appuie sur un travail de terrain mené à la suite des inondations de 2005-2006. Les données utilisées pour cet article proviennent d’entretiens conduits avec des résidents dans plusieurs quartiers informels touchés par les inondations, ainsi qu’avec des individus issus d’organisations non gouvernementales (ONG), des fonctionnaires municipaux chargés de gérer la crise et d’autres fonctionnaires municipaux chargés de la gestion des infrastructures, dont les réseaux de drainage des eaux pluviales et des eaux usées, d’aqueduc et de traitement de l’eau. J’ai aussi puisé dans la littérature grise — rapports et documents de travail sur la crise qui ont été produits en Inde et ailleurs — et dans des sources en ligne, dont des articles de journaux et de revues, des sites Web d’organisations militantes, et des forums de discussion ayant gardé une trace de certaines des expériences qu’ont connues divers individus dans les jours qui ont suivi les inondations.

Repenser l’informalité

L’informalité occupe un espace contradictoire en ce qu’elle est souvent considérée comme un produit de la modernité urbaine et de la libéralisation économique — considérées comme appartenant au domaine du « formel » — sans en avoir toutefois les caractéristiques. La formalité et l’informalité sont souvent conçues comme des formations territoriales (par ex., le « bidonville » informel), des catégories de travail spécifiques (par ex., le travail ou l’emploi informel), ou des formes d’organisation (par ex., organisation structurée/non-structurée ; basée sur des règles/sans règles ; prévisible/imprévisible). La relation formel-informel est une démarcation épistémologique mise en oeuvre de différentes manières et dans différents contextes urbains. On peut en identifier quatre principales : les trois premières sont souvent proches, tandis que la quatrième marque une conceptualisation alternative ayant émergé plus récemment.

La première concerne la conception de la division informel-formel comme une catégorisation spatiale. On considère souvent que l’informalité est territorialisée au sein de quartiers de bidonvilles se trouvant dans les marges légales, politiques, économiques, sociales et environnementales des villes. Plus récemment, des auteurs ont pris leurs distances par rapport à cette logique en mettant l’accent sur la spatialité plus généralisée de l’« informel ». Par exemple, Dicken (2005) soutient que les favelas de Rio, loin d’être des espaces marginaux par rapport à la ville, sont centrales dans la logique urbaine parce qu’elles obligent de débattre de ce qu’est la « civilisation » urbaine et la loi.

La deuxième renvoie à une conception de la division informel-formel comme forme d’organisation. On associe souvent l’informalité à une main-d’oeuvre non organisée, non régulée, bien qu’en pratique, une telle main-d’oeuvre soit souvent hautement organisée et disciplinée. Par exemple, Hoffman (2007) conceptualise le principe général d’organisation de la main-d’oeuvre dans les villes de l’Afrique de l’Ouest par la notion de « casernes » (barracks). Prenant comme point de départ la notion de camp chez Agamben, il soutient que les « casernes » concentrent les corps (particulièrement ceux des hommes) et les sujets en des « formations qui peuvent être déployées rapidement et efficacement dans n’importe quel coin de l’empire. On peut faire appel à ces hommes à tout moment, en tant qu’ouvriers sur le champ de bataille, travailleurs sur la plantation, ou mineurs dans la mine » (Hoffman, 2007 : 402).

D’autres ont défendu l’idée que les catégorisations du travail informel-formel ont été partiellement fragmentées dans le cadre d’un processus d’informalisation croissante du travail à la suite de la privatisation des services publics par les municipalités, notamment. Ainsi, Miraftab (2004 : 874) soutient qu’à la fin des années 1990, le gouvernement municipal de Cape Town a « mobilisé des idéologies de genre patriarcales, ainsi que la rhétorique du volontariat et de l’acquisition des compétences pour justifier le recours à une main-d’oeuvre bon marché ou au travail non rémunéré des femmes comme travailleuses occasionnelles ou bénévoles pour la collecte des ordures ». Les stratégies de sous-traitance de la municipalité ont ainsi permis aux entreprises privées d’exploiter une main-d’oeuvre à bas coût — souvent des femmes de townships noirs — engagée sur des contrats à court terme pour desservir différents secteurs de la ville. L’informalisation, ou la précarisation, du travail dans les villes du Nord et du Sud global a été bien documentée (voir par exemple The Crossroads of Class and Gender par Benería et Roldán [1987], portant sur les relations iniques entre changements économiques, sous-traitance et genre à Mexico, et les travaux de Devlin [2011] sur les vendeurs de rues à New York). Devlin soutient que le travail informel est un enjeu croissant dans les villes américaines, particulièrement pour les communautés immigrantes pauvres où les urbanistes ont tendance à voir le développement des pratiques informelles comme un produit de la culture plutôt que comme l’expression des inégalités structurelles. C’est ce qu’Oren Yiftachel (2011) fait remarquer par rapport à ce qu’il nomme des espaces urbains « gris » (urban « gray spaces ») où les vies marginalisées « ne sont ni intégrées ni éliminées, formant des marges pseudo-permanentes aux régions urbaines d’aujourd’hui » et comportant un « caractère temporaire permanent » (« permanent temporariness ») (Yiftachel, 2009 : 89-90).

La troisième relève de la matérialisation de la division informel-formel comme instrument de la gestion gouvernementale. Différentes versions de ce qui est considéré comme formel et informel sont utilisées par les États comme des dispositifs qui autorisent des formes et des domaines d’intervention spécifiques, par ex. en ce qui a trait à l’affectation des ressources, à la prestation de services ou au contrôle statistique. Un bon exemple de ces pratiques est fourni à Mumbai par la date que les gouvernements de la ville et de l’État utilisent comme seuil de qualification pour le développement d’infrastructures, de services et de logements dans certains quartiers pauvres. L’éligibilité aux services dépend en effet de la durée de résidence des individus dans ces quartiers, l’année de référence étant établie à 1995 (parfois 2000 selon les projets et les bailleurs de fonds). Les personnes qui ne peuvent fournir une preuve d’établissement dans un secteur informel avant 1995 se voient ainsi refuser l’accès aux ressources. La manière dont les gouvernements créent ainsi une division entre formel et informel contribue à la représentation persistante de ces quartiers et du travail informels comme constituant un « problème de développement », à la base de bien des débats de planification et de théorie urbaines.

Cette élaboration de l’informel par les acteurs gouvernementaux varie selon les villes, mais on peut identifier des similarités et des causes communes. Par exemple, Fairbanks (2011 : 2558) utilise un exemple de Philadelphie pour faire état de la prolifération de la « survie informelle des pauvres » et des pratiques de débrouille (« make-do welfarism ») dans les villes des États-Unis et d’ailleurs, engendrées par les transformations politiques et économiques, par le retrait de l’État providence, la diminution des logements sociaux et la privatisation. En étudiant le « Recovery House Movement » (Mouvement des Maisons de réhabilitation) de Philadelphie, Fairbanks (2011 : 2556) décrit comment des groupes spécifiques, « emprisonnés à l’extérieur des zones de rénovation urbaine du centre-ville et repoussés à la périphérie des partenariats formels public-privés » ont été condamnés à une « politique de pauvreté informelle à l’ombre de l’État-providence ». Dans le secteur de Kensington où il a mené sa recherche, plus de la moitié de la population est retirée de la population active. Les intervenants des maisons de réhabilitation, en encourageant une dynamique d’autoassistance et de débrouille facilitent informellement l’accès au logement pour les toxicomanes et les alcooliques, en parallèle et au-delà des mécanismes de l’assistance sociale de l’État. Ici, l’État formel et les changements économiques et politiques créent les conditions de possibilité des pratiques informelles, le formel et l’informel étant inextricablement co-constitués.

Par contraste, Guha-Khasnobis et al. (2006) conçoivent l’informalité comme des formes organisationnelles allant au-delà de la portée des mécanismes de gouvernance officiels. L’informel émerge ici comme une figure de ce sur quoi le gouvernement a peu ou pas d’impact (les exemples cités incluent l’industrie indienne du logiciel, ainsi que le travail précaire). Cependant, l’idée que des activités puissent se trouver au-delà de la portée de l’État relève de la présomption que l’impact de l’action gouvernementale ne puisse être saisi qu’en termes de présence visible ou manifeste ; or, en pratique, la portée de l’action gouvernementale peut aussi se manifester en tant que contexte qui stimule ou limite l’étendue des possibilités. Comme Ananya Roy (2009a : 10) l’a écrit, l’informalité « ne se situe pas au-delà de la planification ; c’est plutôt la planification qui inscrit l’informel en décrétant certaines activités comme autorisées et d’autres comme interdites, en démolissant les bidonvilles tout en accordant des statuts légaux à des développements suburbains tout autant illégaux ». MacLeod et Jones (2011 : 2452) ajoutent que « la question fondamentale au plan analytique et, de fait politique, est de savoir pourquoi certaines situations d’informalité sont considérées illégales et leurs habitants criminalisés, tandis que d’autres transformations foncières semblent être protégées et formalisées pour bénéficier de la sanction de l’État ou être même entérinées comme pratiques de l’État. »

Cela soulève la question cruciale de la politique de la formalisation, remettant en question la notion téléologique que la ville est « en processus de transition de l’informalité vers les services haut de gamme » (Pieterse, 2008 : 127). Cette politique a été particulièrement influencée par les thèses de Hernando De Soto (2001) soutenant que le logement informel représente un bassin largement inexploité de « capital latent » (« dead capital ») qui pourra se réaliser grâce à la sécurité économique et au droit, aux marchés immobiliers et à la génération de surplus, aux futurs investissements, dans des nouvelles entreprises notamment, de même qu’à partir du capital social associé aux statuts formalisés. Si les arguments de De Soto ont eu une influence significative sur des organisations comme la Banque mondiale, nombreux sont les travaux qui ont mis en lumière les dangers de la formalisation. Neuwirth (2006) adresse une mise en garde : les actes légaux — individuels ou collectifs — sont loin d’être des biens simples et directs, et peuvent avoir pour conséquence d’augmenter les valeurs foncières et immobilières au point d’exclure les populations pauvres en raison des prix trop élevés (Porter, 2011). Au Caire (Payne, 2001, cité dans Briggs, 2011), par exemple, l’attribution de titres fonciers a mené au déplacement de 21 % des locataires à faible revenu qui ne pouvaient se permettre de payer des loyers plus élevés, et ce sont souvent les groupes plus riches qui bénéficient des projets d’attribution de titres fonciers, augmentant par conséquent l’inégalité plutôt que de réduire. En outre, tel que Briggs (2011) le souligne par rapport aux processus de formalisation dans les zones périurbaines de Dar es Salam, plusieurs habitants, particulièrement les groupes les plus pauvres, se satisfont de paiements enregistrés auprès de responsables locaux et ne voient pas de bénéfices à participer à l’univers coûteux et légalement complexe de la formalisation, ou à rendre leurs maisons potentiellement vulnérables aux défauts de paiements bancaires. Rien ne garantit non plus que posséder un titre foncier formel permettra aux individus d’accéder à du crédit pour créer de nouvelles entreprises, particulièrement du fait que plusieurs banques hésitent à prêter aux populations pauvres (Briggs, 2011).

Quatrièmement, plus récemment, l’informalité a été conceptualisée comme une valeur, objet de négociation. Tout en maintenant une perspective critique sur la politique de la formalisation, cette conceptualisation offre toutefois une alternative aux trois lectures de l’informel-formel. Ici, tel que Roy et AlSayyad (2004 : 5) l’écrivent, les distinctions entre le formel et l’informel émergent en pratique : « Si la formalité opère à travers un processus de valorisation (valuation), ce qui inclut la cartographie de la valeur spatiale, alors l’informalité opère à travers la constante négociabilité de la valeur » (voir aussi Porter, 2011). L’informalité et la formalité « constituent les règles du jeu déterminant la nature des transactions entre les individus et les institutions, ainsi qu’entre les institutions elles-mêmes » (AlSayyad et Roy, 2006 : 5). La négociabilité de la valeur opère à travers la désignation changeante de l’informalité. Par exemple, tel que Asher Ghertner (2008) l’a démontré, le discours sur l’« empiétement illégal » (« illegal encroachment ») par rapport aux bidonvilles dans les villes indiennes est relativement nouveau ; il est étroitement lié à un changement dans les jugements de la Cour qui positionnent les bidonvilles comme des nuisances polluant les espaces publics, plutôt que comme des quartiers où l’État n’a pas réussi à fournir les services adéquats (tels que l’eau, les services sanitaires, d’égouts et de collecte des ordures). Cette nouvelle valeur attribuée par la notion de « nuisance » reflète les efforts de l’élite politico-entrepreneuriale[2] de villes comme Delhi et Mumbai pour en faire des villes de rang « mondial » – c’est-à-dire, propres et sans nuisances, et donc sans bidonvilles (Ghertner, 2008). La recherche de Ghertner (2008) sur les pétitions pour obtenir les démolitions de bidonvilles, réalisées par les associations locales de résidents à Delhi démontre que, dans ce contexte, la notion de nuisance devient fallacieusement liée à l’idée d’illégalité elle-même : déclarer les bidonvilles comme nuisances produit leur illégalité (« performs their illegality ») et, réciproquement, déclarer les bidonvilles comme illégaux présume leur « statut ontologique comme nuisances. » Ce nouveau discours de nuisance rappelle de plus vieilles descriptions coloniales des populations urbaines pauvres où l’informalité apparait comme polluant et contaminant, mais accorde une nouvelle valeur à un espace urbain formel, doté de valeur marchande, aseptisé et esthétique, sous la forme de ce qu’Amita Baviskar (2002) appelle l’« environnementalisme bourgeois ». L’informel est dépossédé de valeur, désigné non seulement légalement illégitime, mais visuellement, socialement et spatialement illégitime.

Proche de cette conception de l’informalité, on trouve celle de l’informalité en tant que langage de l’urbanisation. Certaines parties de l’oeuvre d’Ananya Roy (2004, 2009 a, 2009 b, 2011) dressent un portrait utile de l’informalité, conceptualisée comme un état de déréglementation maintenu par le fait que la valeur est constamment négociable. L’élite politique, économique et légale peut employer ou suspendre la Loi pour permettre la violation des limites imposées à la planification ou à la construction, afin de favoriser de nouveaux projets de développement, par exemple. Puisant dans le travail de Holston (2008) sur les villes brésiliennes, Roy (2009 b : 80) demande : « Qui est autorisé à (mal) utiliser la Loi de sorte à décréter les titres de propriété, les zones d’exception et les territoires à valoriser ? » Elle poursuit : « L’État peut utiliser l’informalité comme un instrument d’accumulation et d’autorité » en se plaçant lui-même hors-la-loi afin de permettre une forme particulière de développement urbain destiné à l’élite. Dans cette perspective, l’informalité devient une pièce centrale du régime de planification urbaine : « Je veux signifier, par informalité, un état de déréglementation dans lequel la propriété, l’usage et la fonction du territoire ne peuvent être déterminés et cartographiés selon un ensemble préétabli de règlements ou par la Loi ». En effet, ici la « Loi elle-même est rendue extensive et sujette à des interprétations et à des intérêts multiples, la loi en tant que processus social est aussi caractéristique et arbitraire que ce qui est illégal » (Roy, 2009b : 80). Les pratiques de gouvernance informelle ont été notamment rapportées dans des ententes d’acquisition de terres par des acteurs privés ou des gangs criminels à Tokyo et à Mumbai (p. ex. Sassen, 2001 ; Weinstein, 2008).

En avançant ces arguments, Roy (2011a : 233) déplace le focus de l’analyse d’une conception ontologique de la mégapole comme étant formelle/informelle — l’idée que l’informalité est l’« habitus des dépossédés » — vers une perspective où l’informalité apparait comme un “dispositif heuristique mettant à jour la relation urbaine constamment changeante entre le légal et l’illégal, le légitime et l’illégitime, l’autorisé et le non-autorisé […] qui sert à déconstruire l’assise même de l’autorité de l’État et de ses divers instruments : cartes, arpentages, propriété, zonage et, le plus important d’entre eux, la Loi. » « La ville indienne» écrit Roy (2009 b : 81), existe par le langage de la planification dont la caractéristique principale est l’informalité. » Il en ressort, en conséquence, une ontologie de la ville qui est déjà à la fois formelle et informelle, et qui est fondamentalement constituée par la fragmentation : « L’éclatement de l’urbanisme ne se situe pas à la fissure entre la formalité et l’informalité, mais plutôt de manière fractale dans la production informalisée de l’espace » (82).

De manière cruciale, ce qui rend cette sorte de développement urbain possible et efficace est la combinaison de pratiques informelles et de revanchisme formel à travers la Loi, la politique et la réglementation. Par exemple, le Village des Jeux du Commonwealth qui se sont déroulés à Delhi en 2010 a été construit sur des terres écosensibles, des plaines inondables de la rivière Yamuna, tel que l’a démontré l’Autorité de développement de Delhi (Delhi Development Authority DDA). Mais par le temps qu’il a fallu à la DDA pour obtenir l’autorisation de forcer l’interruption du projet, la construction était déjà commencée. Cette pratique informelle a nécessité des manoeuvres formelles pour la favoriser, employant la Loi comme instrument d’intervention sociale — par exemple, en 2004, la Cour Suprême de l’Inde a donné l’ordre de démolir les maisons de plus de 150 000 résidents de bidonvilles qui occupaient les terres du Village des Jeux (Ghertner, 2010).

Dans la prochaine section, j’examinerai comment la re-conceptualisation de l’informalité et de la formalité comme pratiques éclaire un moment particulier de l’histoire contemporaine de Mumbai : les inondations liées à la mousson en 2005. Les inondations ont eu un impact significatif sur les mondes physiques et imaginaires de la ville. La crise a suscité un vaste débat public sur l’informalité, définie non seulement en termes territoriaux (les bidonvilles), mais comme un ensemble de pratiques extra-légales qui, conjointement aux pratiques formelles des politiques publiques et de la Loi, furent utilisées par l’État et les promoteurs privés d’une manière qui a réduit les capacités naturelles de la ville de se protéger des inondations.

La crise et la figure de l’informel : les inondations à Mumbai

Le 20 juillet 2005, 944 millimètres de pluie sont tombés en cinq heures à Mumbai, inondant près d’un tiers de la ville. L’accumulation d’eau a atteint jusqu’à cinq mètres de hauteur dans les zones peu élevées. Ces précipitations ont été les plus fortes depuis qu’on a commencé à les enregistrer en 1846. Elles n’ont fait l’objet d’aucun avertissement météorologique préalable. On estime à plus d’un millier le nombre de personnes disparues, la majorité dans les quartiers pauvres où les gens se sont noyés, ont été électrocutés ou encore été ensevelis dans des glissements de terrain. L’électricité a été coupée, les réseaux de téléphonie mobile ont flanché, le transport en commun interrompu, et la circulation de trains de banlieue — clé de l’économie et de la vie sociale — arrêtée pendant 18 heures. Les égouts ont débordé et, dans certains endroits, le niveau de l’eau n’a pas diminué pendant plusieurs jours, entrainant l’éclosion de foyers de paludisme, de dengue, et de leptospirose. De nombreuses personnes ont dû passer des jours sans pouvoir retourner chez elles, piégées sur les toits ou réfugiées dans des écoles, sans ou avec très peu de nourriture, d’eau ou de médicaments. Plusieurs ont été séparées de leur famille, y compris des enfants qui étaient à l’école ou à la crèche. Dans le quartier de Govandi, à Mumbai-Nord, des toilettes publiques, structures les plus élevées de la zone, ont servi de refuge après que les eaux eurent détruit logements et infrastructures.

Des entretiens menés dans le bidonville (slum) de Khar, à Bandra, ont confirmé que les résidents qui avaient perdu leurs biens et subi des dommages avaient reçu l’aide gouvernementale promise. Chaque famille s’est vue attribuer 5 000 roupies par le gouvernement central, en plus de quantités de riz, de blé, de lentilles (dahl) et d’huile de cuisson. Par contre, elles ont dû attendre un mois avant d’obtenir ces aides. Un résident, Vasin-al-Hassan Qureshi, se désole : « Nous avons tout perdu, ameublement, vêtements ; il ne reste plus rien ici ». Il avait marché de Govandi à sa maison, en ayant passé la première nuit coincé sur un pont routier à Kurla. Dans un quartier proche, à Santa Cruz, une banlieue à l’ouest qui a subi de fortes inondations, une femme dont la maison avait été inondée sous deux mètres d’eau a dû attendre trois mois avant de recevoir la compensation de 5 000 roupies. Plusieurs autres se sont plaints que de nombreuses familles n’aient rien reçu et que les dons aient dépendu souvent de contacts informels avec des agents du gouvernement plutôt que des besoins d’aide réels.

Un homme a mentionné que les gens ont renoncé à obtenir une compensation : « Pourquoi aller se battre contre un gouvernement qui n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire ? ». À Shivaji Nagar, Govandi, une conduite d’égout passant en plein centre du quartier s’est bouchée et a débordé dans les rues. Comme des parties entières du quartier ont été pratiquement emportées par les flots chargés de détritus, les individus ont été laissés à eux-mêmes, contraints de vivre sur des piles de journaux ou sous des feuilles de plastique tendues entre des bâtons de bambou, aux abords d’un dépotoir. Apnalaya, une ONG locale travaillant dans le secteur, a distribué des brûleurs au kérosène et des médicaments contre la jaunisse, dénonçant que les compensations financières, les céréales et le kérosène ne proviennent pas de l’État, en raison du caractère illicite de l’implantation du bidonville, mais aussi de sa composition ethnique à forte proportion musulmane, historiquement discriminée par les institutions étatiques.

Plusieurs commentateurs l’ont souligné : les autorités étatiques ont été prises au dépourvu par les inondations et les représentants officiels impliqués, à quelques exceptions près, ont abandonné leurs responsabilités. Néanmoins, comme le souligne Anjaria (2006 : 81), même si la police et le gouvernement municipal n’ont pas été fonctionnels, il n’y a pas eu de pillage, de vols ou de violence :

Non seulement il n’y a pas eu d’actes criminels mais on a noté nombre de gestes de solidarité : les gens sont sortis de chez eux pour offrir des biscuits, des bananes, de l’eau embouteillée, du riz cuit et des lentilles à ceux qui étaient bloqués dans les bus. Les restaurants et les commerçants de rue ont donné de la nourriture à ceux qui avaient marché le ventre creux toute la nuit. Les résidents des bidonvilles ont offert de la nourriture et de l’eau aux conducteurs coincés dans leurs BMW ; des familles de classe moyenne ont partagé leur modeste appartement avec des étrangers pendant plusieurs jours ; un conducteur de rickshaw ayant trouvé un garçon perdu, mentalement handicapé, l’a nourri pendant deux jours et a finalement retrouvé la maison de ses parents ; et nombre de personnes anonymes ont offert des médicaments aux personnes âgées.

Les reportages des médias — mon attention se porte ici sur les médias anglophones de la ville — ont fait état d’innombrables histoires de personnes portant secours à d’autres, offrant nourriture et hébergement, suppléant à l’affaissement des réseaux d’infrastructure, en contraste complet avec les discours de malaise et d’effondrement social – souvent dominants à propos des mégapoles du « Sud global ». Ces reportages ont donné la nette impression que la crise avait non seulement révélé la capacité de résilience des habitants de Mumbai, mais bien un vaste élan de solidarité entre eux. Rediff, un portail indien en ligne populaire comprenant le blogage et le réseautage social, a demandé aux résidents de Mumbai de partager leurs expériences dans les jours qui ont suivi les événements. Sur le fil de discussion en ligne, un homme d’affaires de Mumbai a écrit, le 27 juillet :

J’ai observé avec intérêt, au cours de cette période d’anomalies qui a duré quatre heures et demie, l’attitude des gens. Pendant que les jeunes profitaient de l’eau à Marine Drive et se délectaient du déluge, les plus âgés, dans les rues, semblaient s’être résignés à leur destin et tentaient de tirer le meilleur parti de la catastrophe. Même les autos qui avançaient pare-chocs contre pare-chocs à un rythme d’escargots étaient disciplinées et je n’ai pas constaté les comportements grossiers habituels.

Bapat, 2005

Pour un autre commentateur de la discussion sur Rediff :

Le niveau de l’eau était si élevé... Mais le déluge de personnes marchant à pied a éclipsé le déluge de pluie et les inondations. Elles riaient, chantaient, dansaient et personne ne se plaignait. C’est ce qui fait de Mumbai la capitale commerciale du pays : non pas l’argent, mais l’esprit des résidents. Il y avait de jeunes hommes dans les rues indiquant les nids-de-poule et les caniveaux. Ils étaient trempés, mais s’occupaient avec bienveillance des égarés. Quelques-uns nous ont dirigés vers la Fisherman Colony sur le Causeway. Ils nous ont dit que ce chemin serait préférable à la voie principale. Nous avons donc suivi la foule.

Dossal, 2005

Immédiatement après les inondations, la population des « bidonvilles » de Mumbai a été intégrée dans un récit célébrant l’esprit résilient de l’ensemble des habitants de Mumbai. Écrivant à propos d’organisations communautaires militantes de « bidonvilles », telle que la National Slum Dwellers Federation, Stecko et Barber (2007 : 12) indiquent :

Des organisations comme celle-ci ont travaillé pendant des années à regrouper les communautés pauvres de Mumbai et à renforcer leur cohésion afin qu’elles deviennent une voix légitime dans l’arène politique de Mumbai. Nombreux sont ceux qui pensent que ces initiatives ont contribué à faire croitre la résilience de ces communautés jusqu’aux inondations de juillet 2005. Elles s’étaient habituées à construire leurs propres stratégies d’adaptation et de débrouillardise, sans l’aide du gouvernement.

Les médias, si souvent hostiles à ces « empiètements illégaux » que constituent les « bidonvilles » dans une ville aspirant au rang de « ville mondiale », se sont temporairement complus dans une vision romantique de ces populations pauvres. Le magazine Frontline a épinglé certains de ces commentaires :

L’esprit et la résilience des gens de Mumbai... Des citoyens ordinaires ont ouvert leurs demeures aux étrangers… Les gens ont apporté de la nourriture et de l’eau à ceux qui étaient bloqués… Des résidents de bidonvilles ont hébergé une femme enceinte…

Katakam et al., 2005

Les événements ont mené à un vaste débat sur les relations entre les quartiers de « bidonvilles », les responsabilités étatiques et les moyens à prendre pour qu’une ville moderne soit protégée de ce genre de catastrophes (McFarlane, 2009). Ainsi, la Concerned Citizens Commission (CCC, 2005), un réseau de militants environnementalistes et de journalistes, a soutenu qu’une des principales causes de ces inondations a été le développement immobilier incontrôlé dans les zones humides — incluant la destruction de mangroves pour faire place à ces projets immobiliers, la construction le long de la rivière Mithi qui traverse la ville, les déversements illégaux et l’« empiétement des bidonvilles » sur les digues de ruissellement d’eaux de pluie — exacerbé par le déficit de planification gouvernementale en cas de désastres, et la simple combinaison d’averses d’intensité inédite s’ajoutant à la marée haute dans une ville à faible niveau d’élévation (voir aussi Prabhu, 2005a, 2005 b). Selon le rapport de la CCC, deux projets de développement à grande échelle ont été particulièrement problématiques : l’extension d’une voie d’atterrissage pour l’aéroport international et la récupération d’une vaste superficie de terrain pour la construction du complexe de Bandra-Kurla, un quartier d’affaires relativement nouveau. Ces travaux ont réduit la largeur de la rivière et profondément altéré son cours. Tel que le relatent Anjaria (2006) et Katakam et al. (2005), les pires incidents sont précisément survenus à Saki Naka près de Bandra-Kurla, où un segment de montagne s’est écroulé, tuant plus d’une centaine de personnes.

Les médias ont cherché à comprendre les causes de l’ampleur des inondations, mais ils n’ont que rarement mentionné l’important rapport Brihanmumbai Storm Water Drainage (Brimstowad), qui avait été produit à la suite des inondations de 1985 provoquées par la mousson. Le rapport soulignait le besoin d’améliorations majeures à apporter au réseau d’égouts des eaux de pluie, mais celles-ci ont été retardées en raison d’un manque d’investissements étatiques, de retards bureaucratiques, et de l’incapacité de l’État à remplir les conditions de prêts de la Banque mondiale. Les médias se sont plutôt concentrés sur la planification des mesures d’urgence et l’application des lois, particulièrement sur les cadres légaux conditionnant la désignation des lieux où les projets de développement pouvaient être réalisés. Par exemple, le cadre réglementaire des zones côtières (Coastal Regulation Zone) interdit la construction sur la côte à Mumbai. Par contre, il autorise le développement aux abords non côtiers des routes côtières, ce qui entraine souvent que les plans de développement font état de routes côtières qui n’existent pas en réalité afin d’y permettre la construction (Prabhu, 2005b ; des constats similaires ont eu lieu après des inondations dans d’autres villes d’Inde, comme à Ahmedabad à l’été 2000 – voir Ray, 2000). Aux processus du développement formel ont été ici substituées des ententes informelles entre les bureaucrates de l’État et les constructeurs.

Dans de telles conditions, les médias se sont abstenus d’adopter une posture blâmant systématiquement les bidonvilles pour avoir « bloqué » les conduites pluviales en « empiétant » sur celles-ci. L’attention s’est alors portée sur un débat plus vaste traitant de la complicité de l’État dans le cas de projets de développement illégaux qui ont recouvert de béton des surfaces de drainage naturel, réduit la largeur de la rivière Mithi, et endommagé les protections côtières naturelles (les mangroves, plus particulièrement). Il y a donc eu élargissement du débat qui s’est provisoirement détourné de l’analyse qui blâme traditionnellement les « bidonvilles » pour leur existence « informelle » au profit d’une analyse qui souligne la complicité entre l’État et les promoteurs privés parmi les causes des inondations.

Tel que l’a écrit la journaliste Kalpana Sharma (2005) :

Pour satisfaire l’avidité des constructeurs et des promoteurs, les gouvernements successifs sont restés aveugles aux équilibres naturels dont ont besoin les villes. Ainsi, en enfreignant les règlements côtiers, on a fait fi des conséquences des marées. Les zones vertes protégées ont été livrées au développement. On a bâti sur des secteurs désignés comme parcs et espaces réservés… la vraie tragédie est le modèle de développement de Mumbai.

Ici, le « modèle de développement » est remis en question pour ses pratiques à la fois informelles et formelles — soit l’alignement particulier de cadres réglementaires et de politiques publiques qu’il sous-tend dans le contexte de la suspension et du contournement des règles existantes. Suite aux événements, un journaliste a polémiqué sur le « viol des infrastructures » par les promoteurs et l’État. Il a examiné comment les inondations ont contribué au débat sur les relations entre les constructeurs, les promoteurs privés et l’État d’une part, et le développement durable d’autre part. Même si un tel débat a ultimement mené à peu de changements dans ces relations, les résidents ont néanmoins discuté des causes du désastre et particulièrement du rôle de l’État dans les événements. Un commentateur dans un débat en ligne sur Rediff ironisait le lendemain de l’inondation :

Merci aux accapareurs des terres, à la mainmise avide sur les marais salants, aux ordures (merci BMC [BrihanMumbai Municipal Corporation]). Mais qui prend soin de quoi que ce soit à Mumbai ? Les politiciens, les représentants du gouvernement, tous veulent renflouer leurs poches, faire le plus d’argent possible. Telle est la situation à Mumbai et, demain, nous blâmerons la météo et la marée haute.

Mehta, 2005

Dans les débats publics, le blâme a été attribué tant à l’État, aux promoteurs, aux « bidonvilles », qu’à la « nature » (comprise au sens large). Clairement, l’identification d’une cause particulière a entrainé avec elle une politique de blâme particulière (par exemple, l’État a blâmé les précipitations sans précédent et a plaidé qu’il n’aurait pas pu être pouvait préparé pour un tel événement (voir D’Monte, 2007). Dans les entretiens que j’ai menés avec des ingénieurs au département de gestion des eaux de pluie (Storm Water Drainage Department), ceux-ci se sont immanquablement défendus en déclarant que cette mousson fut un événement qui « arrive tous les 1 000 ans ». L’un d’eux a déclaré : « Quand la marée haute est là, personne ne peut éviter l’inondation » et, interrogé quant aux responsabilités, il s’est mis à rire : « Voyez, l’inondation est inévitable. »

L’État, en désespoir de cause, a même attribué le blâme aux sacs de plastique : le Ministre en chef de Maharashtra, Vilasrao Deshmukh, a déclaré avec bravade « les sacs de plastique ont bloqué les conduits et le système d’égouts, et ont été les principaux responsables de l’engorgement inédit qu’on a connu » (Times of India, 2005). Le département des travaux publics de l’État a commencé la construction d’une nouvelle digue le long de la mer s’étendant de Colaba, à la pointe au sud de la ville, à Gorai, à son extrémité nord-ouest. Certains individus, au sein de l’État, et des groupes environnementaux urbains plus conservateurs tels que Citispace, ont blâmé les pauvres d’avoir bloqué les conduits pluviaux par « empiétement illégal », et ont appelé au renouvellement des efforts de démolition des bidonvilles (voir CCC, 2005 qui a été endossé par Citispace). Lors d’un entretien, un ingénieur a déclaré que le « succès de notre projet dépend de la disparition de ces baraques » ; il s’est plaint — ce qui est plutôt étrange considérant la fréquence des démolitions des quartiers de bidonvilles dans la ville et le soutien que leur apportent généralement les médias — qu’une attitude libérale à l’égard des bidonvilles soit répandue partout contribuant à ce que les quartiers pauvres ne soient pas tenus responsables des blocages qu’ils causent dans les infrastructures. Un élément politique clé ressort de ce débat : celui des divers types d’informalité qui s’affrontent — territoires de bidonvilles ou pratiques d’État — relativement aux responsabilités de la crise.

Bien que les niveaux de précipitation aient été tout à fait exceptionnels, l’État a fait preuve d’opportunisme politique en blâmant la « nature » ou les sacs de plastique pour les événements, ou encore les pauvres, manifestant ainsi des préjugés typiquement bourgeois. Les inondations furent plutôt le résultat indirect de plusieurs décennies d’investissements insuffisants dans le réseau d’égouts, d’une infrastructure formelle de développement orientée vers des marchés immobiliers en pleine expansion et les intérêts des constructeurs, de l’ignorance informelle tacite des règlements formels sur des chantiers de construction non contrôlés, et d’un manque de planification des mesures d’urgence et de coordination en cas de catastrophe.

Cependant, étant donné que la « nature » est une cible difficile à contrôler, ce sont les pauvres qui ont porté le plus lourdement le blâme de l’État pour les inondations. La Commission Chitale, en charge d‘une enquête publique sur les inondations, concentrée sur les secteurs de Mumbai à proximité de l’aéroport et de la rivière Mithi, a publié ses résultats en 2006 et, en l’espace de quelques jours, l’État a annoncé, à trois jours de délai, le démantèlement des bidonvilles situés autour de l’aéroport international (Times of India, 2006). Une logique similaire a été mise en oeuvre pour la démolition d’autres bidonvilles dans diverses parties de la ville. Alors que le débat public plus large dirigeait l’attention sur les pratiques formelles et informelles d’urbanisme spéculatif État-promoteurs privés, l’État a cherché à restreindre le débat puis à revenir à une attitude de blâme, ainsi qu’à une conception de l’informalité plus familière : le quartier informel.

Mais le débat avait échappé à l’emprise de l’État. Le fantasme de l’élite politico-entrepreneuriale de Mumbai de transformer la ville en « nouvelle Shanghai » avec des infrastructures dignes d’une ville de rang « mondial », s’est écroulé au milieu des scènes de dévastation et de la colère qu’elles ont suscitée (voir, par exemple, Bombay First, 2003). Pour l’un des quotidiens d’actualité économique indienne parmi les plus lus, le BBC, « Toutes les aspirations, illusions ou rêves de rivaliser avec certaines des plus grosses et des meilleures villes mondiales ont maintenant volé en éclats » (Majumdar, 2005). Selon Ananya Roy (2011b), l’édification d’une ville de rang mondial est une fantasmagorie qui fonctionne de manière dialectique à la fois comme un monde rêvé de développement (« development dream-world ») et comme un potentiel latent de désenchantement.

Le débat sur la mousson se poursuit. Notamment, un livre paru en 2009 et une exposition, Soak : Mumbai in an Estuary [Tremper : Mumbai, un estuaire, ont retenu l’attention du public et des médias (Mathur & da Cunha, 2009). Fruit du travail d’un petit groupe d’artistes et d’habitants, Soak constate que les inondations liées à la mousson sont devenues normales à Mumbai. Plutôt que de considérer les populations urbaines pauvres comme des populations qui « empiètent » sur le territoire et sont responsables du blocage de conduits pluviaux, Soak critique la destruction des mangroves de la ville et les entraves des cours d’eau causés par les déversements illégaux d’ordures et de déchets de construction par les industries, et critique aussi la complicité informelle des autorités suspendant les réglementations formelles. Contrastant avec la priorité mise par l’État sur la démolition de bidonvilles et sur une réponse technique aux inondations par la construction de digues le long de la mer et de la rivière Mithi, Soak défend la thèse que la ville a besoin de trouver des manières de vivre avec les inondations qui soient plus adaptées, en travaillant par exemple avec les pentes naturelles. Au même moment, toutefois, la BMC a fait la promotion de plusieurs propositions de projets post-2005 dont l’élargissement des égouts et la construction de stations de pompage supplémentaires (voir les plans pour l’amélioration des infrastructures de Mumbai développés par la BMC et le Gouvernement de Maharashtra : www.mdmu.maharashtra.gov.in/pages/mumbai/mumbaiplanshow.php). Le blâme est une fois de plus dirigé vers les quartiers de « bidonvilles » : une des explications pour les inondations fréquemment fournies par la BMC est le processus « lent » et « compliqué » de la démolition puis de la réhabilitation des habitations situées le long des conduits pluviaux et des cours d’eau.

La crise de 2005 a fourni l’occasion de développer une critique de la trajectoire de développement de Mumbai dirigeant l’attention — bien que momentanément — sur les pratiques État-promoteurs formelles et informelles plutôt que sur l’informalité-en-tant-que-bidonville (informality-as-slums). Plutôt que d’accuser les populations urbaines pauvres d’être dans l’« illégalité », il est ainsi reconnu que l’illégalité est une composante constitutive fondamentale de la production de la ville. Il y a là une démarche potentiellement politique à la fois comme mode de critique et comme plateforme de militantisme, allant au-delà de la gestion de la crise de la mousson. Par exemple, des groupes militants tels que l’organisation Ghar Bachao Ghar Banao Andolan (GBGBO) de Mumbai (un mouvement pour le droit au logement) relié au National Alliance of People’s Movements (l’alliance nationale des mouvements populaires), ont tenté d’amener en cour des cas d’empiétement illicite orchestrés par des partenariats informels État-promoteurs privés, par le biais de requêtes de droit à l’information, ou en questionnant par exemple la manière dont les promoteurs ont pu contourner les réglementations en construisant des centres commerciaux sur des terres réservées à d’autres usages. Simpreet Singh, du GBGBO, décrit comment l’organisation a compilé les données relatives à l’empiétement réalisé par l’élite urbaine à travers les centres commerciaux et l’accaparement illégal des terres ; il a monté un dossier de litige d’intérêt public [Public Interest Litigations (PIL)] à la Cour suprême de Mumbai. Autre exemple, à la suite de la démolition d’un bidonville à Ulhasnagar (tout juste au nord de Mumbai) en 2006, un PIL a permis d’imposer un arrêt des démolitions pour une période de 18 mois. La politique de l’informalité-formalité est ici inversée en ce qu’un groupe de militants cherche à rendre visibles les pratiques de développement informelles occultes du monde État-promoteurs privés en utilisant le domaine formel de la Loi et de la réglementation. « Ce qui est légal et ce qui est illégal est très illusoire », renchérit Singh.

Sur le plan politique, de telles campagnes plaident pour davantage de conformité avec les processus de réglementation politique formels empêchant, d’une part, les démolitions (particulièrement celles réalisées sans les consultations ou compensations d’usage) et, d’une autre, la construction sur des terres écosensibles. Mais elles vont également plus loin. La crise de la mousson a permis de mettre en lumière l’importance de mener des campagnes non seulement contre les pratiques urbaines informelles, mais aussi contre une combinaison de pratiques informelles, de trajectoires urbaines formelles et de structures réglementaires gouvernementales dans la ville. La reddition de comptes exigée de l’État et du secteur privé, et la promotion de la justice sociale urbaine, requièrent un régime alternatif de pratiques informelles-formelles qui tend vers un urbanisme juste et valorise un authentique dialogue critique entre les différents partenaires politiques et économiques de la ville. Dans un rapport relatif aux inondations, Secko et Barber (2005) ont avancé que les diverses initiatives qui ont permis à une variété de résidents de Mumbai de se rassembler pour faire face à la crise pourraient fournir un nouvel ancrage à une collaboration visant une démarche de planification de la ville. Les groupes marginalisés et vulnérables parmi les résidents des bidonvilles pourraient dès lors prendre part à la fois à la planification des mesures d’urgence en cas de catastrophe et à la planification de la ville de manière plus générale, dans un esprit de dialogue et de critique authentiques.

Si nous sommes amenés à penser l’informalité et la formalité en tant que pratiques, il est important d’explorer les diverses manières qui interrelient ces pratiques et évoluent dans la durée. La crise de la mousson offre l’opportunité d’une telle analyse, mais il y a encore plus à dire sur les différents domaines et formes à travers lesquelles les pratiques informelles-formelles se rapportent les unes aux autres et interagissent dans les villes. La dernière section de cet article développe cette réflexion. Elle met en relief trois exemples pratiques à partir de la discussion précédente, et doit permettre de considérer comment nous pourrions différencier divers régimes de pratiques formelles et informelles, et conceptualiser la relation entre ces pratiques informelles et formelles.

Trois régimes de pratiques informelles-formelles

En tant que pratiques, l’informalité et la formalité existent comme une sorte de « maillage » (Ingold, 2011) de différents « faisceaux de pratiques » intriqués, représentant différents flux et pratiques du monde urbain. Le concept de maillage manifeste que l’urbain n’est pas tout fait, mais toujours en formation. Ainsi, plutôt que de considérer l’informalité et la formalité comme catégories fixes ou mutuellement exclusives, elles apparaissent, dans cette perspective, comme des faisceaux de pratiques et de mouvement changeants, ne se situant ni au-dessus de la vie urbaine ni en avance de celle-ci, mais au sein même de son déploiement.

Il y a, par exemple, un aspect temporel aux relations informelles-formelles, en ce que les individus (représentants officiels, résidents, militants, etc.) passent en alternance d’activités et d’arrangements formels et informels non seulement tout au long de leur vie, mais aussi au cours d’une journée. Dans cette section, je soulignerai trois combinaisons particulières de pratiques urbaines informelles et formelles qui affectent les villes ainsi que la vie urbaine : la spéculation ; la composition ; le bricolage. Le but n’est pas d’essayer de fournir une liste exhaustive de relations informelles-formelles, mais d’explorer trois cadres conceptuels particuliers pour penser leurs interrelations changeantes à travers le temps.

Un premier maillage important de pratiques informelles-formelles fait intervenir le concept d’« urbanisme spéculatif » développé par Michael Goldman (2011) pour décrire le processus d’édification de la prochaine « ville de rang mondial ». Goldman (2011) met en lumière diverses manières par lesquelles différents groupes à Bangalore, et parmi eux des résidents, des agents gouvernementaux, des courtiers fonciers et des institutions financières internationales, « deviennent, d’une manière ou d’une autre, des spéculateurs prenant des risques extrêmes en pariant sur le moment où des agents gouvernementaux ou des courtiers fonciers (ou des organisations locales violentes) vont cibler leurs possessions pour une prochaine acquisition. » Les travaux de Goldman (2011 : 563) observent les pratiques croissantes d’accumulation-par-dépossession des entreprises, à travers, par exemple, « la tendance à placer des leaders de l’élite entrepreneuriale et des citoyens en position de pouvoir pour contourner les formes existantes des processus décisionnels gouvernementaux. » Faisant écho aux travaux de Roy (2009a, 2009b), Goldman (2011 : 575) soutient que la transformation en « villes mondiales » (« worlding ») des villes indiennes a introduit des techniques de gestion gouvernementale en Inde qui ont engendré « un nouveau mode de production spatiale qui transcende la dyade problématique informel/formel : tant d’événements qui arrivent sur le terrain aujourd’hui à Bangalore relèvent de la question de la possession des terres, alimentée par les administrations étatiques formelles (et pourtant opaques) opérant informellement pour changer les titres fonciers ».

Plusieurs interactions clés entre les pratiques formelles et informelles sont ici à l’oeuvre. D’une part, on constate la démolition de maisons rurales pour lesquelles on offre, ou non, une mince compensation en vue de construire à l’extérieur de Bangalore ou de Mumbai de nouveaux quartiers, développés et construits par des firmes immobilières et de constructions basées à Dubaï, Singapore ou aux États-Unis. D’autre part, le processus de privatisation des infrastructures progresse — « le dernier instrument du capital de spéculation étranger en Inde » (Goldman, 2011 : 571) — par le biais de fonds pour les infrastructures urbaines créés par des firmes comme Morgan Stanley, Goldman Sachs ou Citigroup. Il y a enfin les formes plus connues d’acquisition de terrains urbains et ruraux pour l’élargissement des routes, la construction de complexes immobiliers de luxe, l’extension du système de métro urbain, ou l’aménagement de zones franches d’exportation. Pour Goldman (2011), toutes ces pratiques d’urbanisme spéculatif impliquent la suspension de droits humains et civiques fondamentaux, produisant ainsi des changements qui fracturent le paysage métropolitain dans un enchevêtrement d’actions formelles et informelles de la part tant des États et du pouvoir judicaire par la suspension de règlements ou de lois, que des entreprises. Mais comment les formes de pouvoir dominant informelles et formelles, et l’économie politique en viennent-elles à acquérir cette capacité d’envahir sans cesse et de contrôler les « mondes vécus » urbains (urban lifeworlds) ? Et comment la vie urbaine peut-elle résister à leur emprise ? Cela m’amène à un deuxième maillage de pratiques informelles et formelles, celui de la composition urbaine.

AbdouMaliq Simone (2005, 2008, 2010) a conceptualisé la vie urbaine par-delà les rubriques de l’inclusion/exclusion ou de la participation à la société civile, en faisant plutôt porter ses analyses sur ce que les gens font dans les environnements urbains. Il montre que les gens collaborent, s’appuient les uns sur les autres, remplissant les uns envers les autres les fonctions que devraient normalement remplir les infrastructures, certes de façon instable et temporaire, mais qui procurent pourtant à leur manière un certain degré de sécurité économique ou de création d’opportunités, de même qu’un certain sens d’identification à la ville. Ses travaux ont mis au jour des formes dynamiques d’architecture sociale qui sont souvent ignorés par les travaux académiques, telles que les rencontres économiques non institutionnelles entre migrants, les expériences de sociabilité au travers des échanges au marché, et l’importance des pratiques routinières, improvisées et quotidiennes créant des « marques gestuelles, contingentes, référentielles, évocatrices, plutôt que des mémoriaux ; des regards furtifs et des murmures échangés plutôt que des documents. » Pour Simone, ces relations contingentes constituent les composantes qui tissent et orientent la vie de quartier, une manière pour les habitants d’essayer d’anticiper et de faire face à l’inattendu (Simone, 2008 : 30).

Ces pratiques formelles et informelles sont constitutives des relations sociales dans des espaces urbains particuliers. De fines descriptions sont nécessaires pour saisir comment des opportunités ou des blocages surgissent, divers et parfois inattendus, et se déploient dans le temps. Il importe de noter que, dans les composantes de la vie quotidienne, le « formel » et l’« informel » peuvent constituer en eux-mêmes des ressources utilement mises en oeuvre par les individus pour réaliser certains de leurs projets. Le travail d’Ajay Ghandi (2012) sur la sociabilité dans les bazars urbains de Delhi montre combien l’informel et le formel, en tant que pratiques, constituent des ressources. Selon Gandhi, il s’agit pour les chercheurs d’essayer de comprendre non seulement ce que sont l’informalité et la formalité, et comment elles opèrent en pratique, mais aussi de repérer à quoi elles ressemblent et ce qu’elles exigent des habitants qui s’y investissent. Par exemple, Gandhi retrace les manières dont les notions de sincérité et d’irrévérence, de transparence et de dissimulation, de loyauté et d’hypocrisie sont mises en oeuvre à travers la conscience de ce qui constitue le formel et l’informel. « Après tout », écrit Gandhi, « ce qui distingue les gens et les classes n’est pas leur engagement à appliquer les lois, mais plutôt leurs simulacres d’obéissance aux règles, de conformité à la Loi, et de payement consciencieux de leurs taxes. L’informalité est, en ce sens, une déviance, un comportement contraire à celui d’un homme droit, un astucieux simulacre de respect de la formalité institutionnelle. » L’« homme droit », le « membre de la société productif et autodiscipliné valorisé dans d’innombrables palmarès et livres d’écoles indiennes » représente « moins un privilège de classe ou le point d’arrivée téléologique de la réforme moderniste, qu’une disposition pouvant être interprétée et rejetée au besoin. En d’autres mots, l’informalité et la formalité ne constituent pas tant des conditions sociales neutres, mais plutôt des dispositions qui vont de pair chez chaque individu. » L’accent mis ici sur les relations changeantes du formel et de l’informel dans la durée mène à un troisième maillage de pratiques informelles et formelles : le bricolage urbain.

Une littérature maintenant abondante sur le post-institutionnalisme a à la fois mis en question l’idée que les institutions soient tout simplement « formelles », et interrogé également les manières dont les institutions peuvent contribuer à renforcer des relations de pouvoir inégales et à accroitre le rôle de groupes dominants (Cooke & Kothari, 2001; Hickey & Mohan, 2004). Par exemple, les recherches de France Cleaver (2002, 2008) consacrées à la gestion des ressources naturelles à Usanga, en Tanzanie, illustrent comment diverses institutions sociales en viennent à s’intégrer les unes aux autres pour devenir opérationnelles. Il s’agit là de réseaux de coopération au quotidien, de réseaux de réciprocité où se négocient constamment les normes culturelles. Cleaver (2002 : 15) emploie le concept de « bricolage » pour décrire comment ces réseaux de coopération « se combinent avec des contrats, ou remplacent des droits légaux ou des sanctions formelles. » L’auteur avance à cet effet que « sans un tel bricolage, et l’intégration de nouveaux arrangements dans les relations sociales, les institutions bureaucratiques ont de faibles chances d’être efficaces » (15). L’accent que met Cleaver sur le bricolage institutionnel fait ressortir des moments particuliers où la relation « informel-formel » change au cours du temps (Lombard & Huxley, 2011).

Cleaver (2002 : 17) emploie la notion de bricolage institutionnel pour souligner « l’adéquation entre les institutions et les réseaux de subsistance et de pratiques dans lesquelles elles sont insérées ». Cette approche met en évidence comment les gens se déplacent d’un monde à un autre, et comment ils portent des projets et des identités différents selon les moments ou les conditions (les manières selon lesquelles, par exemple, certaines personnes d’Usangu passent d’une activité pastorale à un projet de migration en quête de travail, ou encore au travail dans les mines). Les relations des individus – dans leurs diverses dimensions économique, politique, sociale – sont négociées non seulement à travers des institutions formelles, mais à travers les foyers résidentiels, les réseaux, les normes culturelles, et les pratiques, à travers les conflits, la confiance et la coopération, des relations de pouvoir et d’autorité, et d’exclusion, de même qu’à travers des relations de genre, d’âge et de religion. Les modalités de prise de décision et les relations de coopération « peuvent être cooptées à de nouvelles fins », par exemple lorsque des chorales d’églises évangéliques deviennent des structures pour renforcer des séparations basées sur l’ethnicité et la religion au plan du crédit et au sein des groupes de travail (Cleaver, 2002 : 21). De nouvelles institutions ne s’intègrent parfois pas à l’informalité parce qu’elles sont perçues comme lourdes, bureaucratiques, onéreuses en temps et déconnectées de la vie quotidienne, ou encore peut-être parce qu’elles contournent des formes d’autorité et de coopération que les gens utilisent déjà. Des institutions nouvellement formalisées peuvent aussi devenir intégrées par bricolage, changeant ainsi la frontière entre relations informelles et formelles, et assemblant un nouveau genre d’institution.

La spéculation urbaine, la composition et le bricolage montrent que la relation entre l’informel et le formel peut évoluer à travers le temps, de manière complexe, multiple et contingente. Mais cela ne signifie pas qu’il faille remplacer une perspective binaire de l’informalité par une conceptualisation de leur relation sous forme d’un continuum. Le formel et l’informel devraient plutôt être considérés comme des pratiques inextricablement reliées, mais distinctes.

Dans les villes, le régime informel-formel varie. Ces notions sont rarement neutres. Elles reflètent les formes dominantes des pouvoirs étatique, entrepreneurial, légal, résidentiel et militant. Elles reflètent également les débats relatifs aux types d’urbanisme qui devraient être valorisés, promus, évités ou abandonnés. Les pratiques informelles de mise en valeur et de calcul qui sont communes aux spéculateurs immobiliers ou financiers sont probablement différentes des pratiques informelles de construction résidentielle à Rio ou à Mumbai. Néanmoins, il y a aussi des formes de pratiques informelles qui leur sont communes même si leurs domaines d’application diffèrent radicalement. La spéculation, tel que le décrit Goldman (2011), est un exemple d’une pratique partagée, mais exprimée de différentes manières par les acteurs étatiques et les résidents. De manière similaire, nous pouvons retracer des cas particuliers de relations de type bricolage entre les domaines informels et formels à travers une variété d’institutions, allant des groupes communautaires aux administrations étatiques.

C’est en partie pour cette raison que nous ne pouvons pas supposer a priori que les villes du « Sud global » sont « plus » informelles que les villes du « Nord global ». Porter attention aux maillages de spéculation, de composition et de bricolage à travers le temps entrainerait le rejet de toute impression voulant que les pratiques informelles et formelles existent en tant que « quantité » qui puisse être mesurée. Nous ne pouvons pas prétendre que les résidents des bidonvilles de Mumbai ou de Mexico exercent plus de pratiques informelles que les habitants à faible revenu de New York ou de Londres — il est probable que les formes de composition urbaine impliquent une sorte d’informalité différente. En d’autres mots, l’informalité est performative et performée : elle nomme une manière de faire les choses. Les habitants de Mumbai ou de Mexico ont souvent à passer par des types variés d’intermédiaires pour avoir accès aux infrastructures, une pratique fréquemment considérée comme indicative de l’informalité ; mais ce n’est pas parce que les habitants de Londres pratiquent moins cette sorte de négociation informelle que leurs vies sont globalement moins informelles.

Un exemple clé ici serait l’explosion de formes de planification urbaine dites « participatives » à travers le monde. Faranak Miraftab (2011 : 861) avance que l’intérêt pour les politiques informelles en matière de planification urbaine ne s’est développé qu’au courant des dernières décennies, qu’il y a eu un élargissement des conceptualisations incluent « les pratiques informelles des populations urbaines et pauvres construisant leurs quartiers, leurs villes et modes de vie ». L’attention a par exemple davantage porté sur la participation de groupes communautaires et d’organisations de quartier, ce qui accompagne une évolution vers un mode plus néolibéral et entrepreneurial de planification urbaine formelle, accroissant les demandes de formes informelles de dialogues, de rencontres, de relations de travail et de réseautage. La littérature abonde pour fournir des preuves que ces formes de structures participatives de planification sont en fait des formes de bricolage suturées qui ne réussissent pas à s’intégrer : en pratique, elles arrivent du haut vers le bas, elles tendent à exclure les positions et les groupes plus radicaux et elles incarnent essentiellement une version plus douce du néolibéralisme (Cooke et Kothari, 2001). Elles constituent un exemple important de l’informalisation de la planification urbaine qui se déroule non seulement parallèlement aux pratiques de planification urbaine formelle, mais vient à en être aussi un élément constitutif clé, au Nord global comme au Sud global.

Mais on n’observe pas ces relations changeantes entre les pratiques formelles et informelles, au Nord comme au Sud, uniquement dans les domaines de la planification. On peut également penser, par exemple, à la popularité croissante des marchés urbains informels dans les villes britanniques. Watson (2009 : 1582) a bien montré par ses recherches sur les échanges et les achats en Grande-Bretagne que les marchés – diversifiés et constituant souvent des espaces éphémères de rencontre et d’association qui diffèrent nettement des centres commerciaux de plus petite taille – se sont développés par la reconnaissance d’une valeur particulière accordée aux rapports informels : « l’ouverture des espaces de marché, la proximité des étals entre eux, l’absence de contraintes à entrer et sortir des magasins facilitent clairement une multitude de rencontres et de liens informels » (voir aussi Gregson & Crewe, 1997, sur les ventes entre particuliers). Les transactions formelles se réalisent, à différents degrés, à travers des rencontres informelles. Si ces formes de composition urbaine sont souvent structurées par des relations socioéconomiques et socioculturelles, elles les dépassent toutefois souvent par les blagues, les bavardages et « l’impression d’un buzz emplissant le site » (Watson, 2009 : 1589 ; voir aussi Simone, 2008, sur les marchés et la vie dans les lieux de rencontre).

Conclusion

L’informalité et la formalité sont aussi nomades que les villes en elles-mêmes. Elles n’ont pas de géographie ou de contenu politique prédéterminé, progressiste ou autre. Elles co-constituent et dissolvent les espaces, s’inscrivant dans des rapports politiques, ou non, à différents moments, et elles habilitent et restreignent à la fois toutes deux la vie urbaine. Pour conclure, je voudrais souligner trois conséquences qui découlent du fait de penser l’informalité et la formalité comme pratiques, au niveau de la recherche sur la politique et les géographies de la ville.

En premier lieu, des moments de crise urbaine peuvent clairement mettre en relief la politique de l’informalité et de la formalité dans la conscience collective d’une ville et, ce faisant, peuvent permettre la contestation de ces pratiques. Les inondations de 2005 liées à la mousson ont ainsi été l’occasion de diffuser et de contester un certain nombre d’affirmations critiques sur la trajectoire de développement formelle et informelle de Mumbai, plaçant ces affirmations au coeur des débats dans les principaux médias de la ville. D’un concept d’informalité axé sur les bidonvilles, la crise a réorienté l’attention vers un concept portant sur des pratiques urbaines de mise en valeur des terrains et de négociation qui ont contrevenu aux réglementations formelles. Les inondations ont ainsi mené à une revendication, celle d’accorder plus d’importance à l’application des réglementations formelles. Elles ont aussi mené à la prise de conscience que la réponse aux inégalités sociales et écologiques du processus d’urbanisation de Mumbai exige d’explorer les manières dont les pratiques formelles et informelles se combinent. Le débat a certes été de courte durée — il n’a pas altéré, à long terme, l’articulation du formel et de l’informel —, mais il a ouvert un espace qui a permis à une diversité de groupes désirant élaborer un urbanisme alternatif de pouvoir s’appuyer sur une puissante critique des pratiques, à la fois formelles et informelles, de l’urbanisme spéculatif politico-entrepreneurial.

En deuxième lieu, la politique de l’informel et du formel en tant que pratiques, est souvent provisoire et peut changer de nature. Le vaste débat sur la mousson à Mumbai a entrainé une politisation des débats portant sur le rôle des pratiques informelles dans le développement de la ville. D’autres formes de pratiques informelles peuvent aussi donner prise aux rapports politiques : on peut penser aux multiples actes limités et momentanés qui politisent les infrastructures, telles que des manifestations locales, informelles et spontanées face aux coûts croissants de l’eau ou alors au caractère dysfonctionnel des toilettes publiques. Que des moments comme ceux-ci amènent à une politisation des pratiques informelles et formelles, ou que ces moments de pratiques informelles donnent naissance à une politique particulière, il en ressort que les relations entre l’informel et le formel sont négociables et changeantes, plutôt que déterminées. Les causes de la politisation de l’informalité et de la formalité comme pratiques sont contingentes et ne sont pas nécessairement prévisibles, ce qui suggère qu’il y a une temporalité importante dans nos manières de comprendre les relations informelles-formelles : elles sont étroitement imbriquées pour former un véritable maillage.

Troisièmement, recadrer l’informalité et la formalité comme pratiques implique de rejeter à la fois l’idée que l’informalité appartienne aux pauvres et la formalité aux mieux nantis, ainsi que l’idée voulant que l’informalité et la formalité appartiennent nécessairement à différents types d’espaces. Penser l’informalité et la formalité comme pratiques plutôt que comme espaces géographiques préexistants permet de comprendre les manières dont la géographie contribue à déterminer la politisation particulière de ces pratiques. Cette reconceptualisation requiert simultanément un changement des manières dont on prend en compte les spatialités informelles et formelles : elles n’existent plus dans des territoires spécifiques de la ville (que ce soit dans les bureaux de l’État et des compagnies d’investissement ou dans les marchés ou les centres de ressources communautaires), mais oeuvrent plutôt à la production de l’espace. Autrement dit, ces pratiques ne prennent pas uniquement place dans des lieux particuliers, mais elles produisent certains lieux particuliers.

Cette géographie est fondamentalement relationnelle. Ce n’est pas seulement dans certains lieux que la division changeante entre l’informalité et la formalité est tracée, mais dans le mouvement de pratiques à travers divers lieux. Ici émerge un ensemble important de questions géographiques, à savoir comment les relations d’informalité et de formalité se déplacent — et quelle est la politique de ce mouvement — selon des modèles de développement formel mis en oeuvre au travers de pratiques informelles au sein des villes et entre elles (p. ex. dans des formes de bricolage urbain), ou selon des formes mouvantes d’urbanisme informel qui se déplacent par connaissances tacites (p. ex. les connaissances de militants sachant construire des logements et des infrastructures ou faire du lobbying auprès de l’État ; toutes deux constituant des formes d’action urbaines).

Concevoir l’informalité comme un ensemble de pratiques plutôt que comme une formation territoriale remet en question la supposée « illégalité » des bidonvilles vis-à-vis de la « légalité » apparente du développement urbain formel. Cette conceptualisation met donc en oeuvre une forme de critique urbaine, en ce qu’elle cherche à exposer les doubles standards des affirmations de l’État concernant les bidonvilles, et les formes de clientélisme qui facilitent la planification soi-disant « formelle ». Cette conceptualisation de l’informalité en tant que pratique peut donc servir d’appui pour repenser non seulement l’informalité, mais la planification elle-même dans les villes du Sud global.

Ce faisant, par contre, les commentateurs doivent éviter le piège d’une conceptualisation de l’informalité-en-tant-que-pratique (informality-as-practice) qui devienne une autre occasion de tourner en dérision la ville du Sud global en la dépeignant comme corrompue. On connait le discours : la planification prend place dans les villes du Sud par des formes d’ententes frauduleuses au travers desquelles les officiels accaparent une part des profits du développement en échange de contrats ou encore de pratiques visant à exempter les nouveaux développements de l’application des réglementations existantes. Que ces pratiques existent ne constitue pas une preuve que les villes des pays du Sud sont plus corrompues que celles du Nord. Tel qu’Alexandroni (2007) l’a démontré, il n’y a pas de ville qui fasse plus d’affaires avec de l’argent corrompu que Londres, qui touche et investit chaque année des trillions de dollars de profits transfrontaliers provenant d’activités criminelles et de l’évasion fiscale (Alexandroni, 2007). En effet, le refus de la Grande-Bretagne d’engager des poursuites judiciaires sur ces questions a provoqué des mises en garde de l’OCDE quant au fait que le pays pourrait être en violation de ses engagements relatifs à la Convention sur la lutte contre la corruption (Alexandroni, 2007). De manière plus générale, les ententes informelles et les formes de mise en valeur et de négociation des terrains sont des moteurs du développement urbain et de la vie urbaine au Nord tout autant qu’au Sud. La spéculation et les calculs propulsent les marchés financiers et la négociation, la mise en valeur (valuation) et les esthétiques culturelles soutiennent les marchés immobiliers, et contribuent à l’informalisation et à la précarisation du travail autant qu’ils mettent de l’avant les modes informels de sociabilité urbaine ancrés dans le quotidien, par les marchés de rue notamment. Plutôt que de renforcer les divisions épistémiques du Nord global et du Sud global, les interactions complexes, diverses et contingentes entre l’informalité et la formalité devraient déstabiliser cette catégorisation, menant à une appréciation renouvelée et plus nuancée de la production de l’espace urbain à l’échelle du globe.