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Après des décennies de déclin causé par la désindustrialisation et l’exode vers la banlieue des factions les plus aisées des couches populaires, certaines rues commerçantes des quartiers centraux de Montréal attirent à nouveau les investisseurs. Cafés, restaurants branchés, boutiques spécialisées se multiplient sur plusieurs artères considérées jusqu’à récemment comme moribondes (Coutu, 2015; Godin, 2014; Massé, 2015a; 2015b). Ce phénomène, observé dans plusieurs villes du monde, survient souvent à la faveur ou dans l’anticipation de l’embourgeoisement des quartiers limitrophes (Bridge et Dowling, 2001; Van Criekingen et Fleury, 2006; Zukin, 2010; Zukin et Kosta, 2004), une gentrification ici entendue de façon large comme l’établissement, dans un secteur auparavant pauvre ou populaire, d’une nouvelle population mieux nantie en capital culturel ou économique (Ley, 1996). Il a de ce fait parfois été qualifié de retail gentrification ou de « gentrification commerciale » (Chabrol, Fleury et Van Criekingen, 2014). En permettant aux nouveaux habitants d’un quartier de combler leurs besoins et de sociabiliser à proximité de leur domicile (Rose, 2006), ces commerces assureraient ainsi « une meilleure visibilité de l’identité “gentrifiée” du quartier », témoignant de sa trajectoire socioéconomique ascendante et devenant de ce fait un facilitateur, ainsi que « le symbole le plus évident de la gentrification » (Lehman-Frisch et Capron, 2007 : 118). À l’inverse, ils contribueraient selon plusieurs au déplacement « indirect » (Marcuse, 1985), « social » (Chernoff, 1980) ou « socio-culturel » (Davidson et Lees, 2005 : 1170) des populations défavorisées qui, sans être nécessairement chassées de leur logement, seraient tout de même dépossédées de leur quartier à travers la disparition de leurs lieux d’approvisionnement et de sociabilité. D’autres travaux ont toutefois suggéré que la bonification de l’offre commerciale profiterait tant aux nouveaux arrivants qu’aux résidents de longue date (Freeman, 2006). Des enquêtes menées récemment à Montréal révèlent pour leur part une situation complexe, faisant état tantôt d’un fort sentiment de perte (Twigge-Molecey, 2014), tantôt d’une appréciation distante des investissements liés à la revitalisation des rues commerçantes, après des années de déclin et de fermetures (Lavoie et al., 2011).

Plutôt que d’aborder ce phénomène comme une implacable adaptation de l’offre commerciale à la demande locale, nous proposons dans cet article d’examiner les rapports qu’entretiennent les commerçants — nouveaux ou établis de longue date — avec la population changeante de deux quartiers montréalais touchés par une gentrification incomplète et inégalement distribuée sur le territoire. Ces rapports ont jusqu’ici été peu explorés par une littérature fragmentaire et largement consacrée aux villes globales dont les dynamiques commerciales et résidentielles sont pourtant fort différentes de celles d’une métropole moyenne comme Montréal, reconnue pour sa gentrification modérée et pour la mixité sociale de ses quartiers centraux (Rose et al., 2013). Dans ce contexte, comment les commerçants interprètent-ils l’évolution parfois rapide de leur environnement d’affaire ? Quelle clientèle ciblent-ils ? Comment interagissent-ils avec les autres habitants du quartier où ils tiennent boutique ? Nous verrons que c’est d’abord un regard d’entrepreneur que les commerçants posent sur la population locale, à travers un travail de segmentation sociale que vient toutefois tempérer le fait d’habiter ou non le quartier. Au-delà des représentations caricaturales de nouveaux entrepreneurs conquérants et d’anciens commerçants dépassés, cet examen révèle des postures complexes où se confrontent les logiques de voisinage et celles de l’entreprise, suscitant même parfois des dilemmes moraux.

Méthodologie

Dans le cadre d’une enquête de terrain de deux ans, réalisée entre l’automne 2011 et l’été 2013, des entretiens semi-dirigés ont été menés auprès de 50 propriétaires d’établissements commerciaux recrutés sur deux rues commerçantes d’anciens quartiers ouvriers du centre de Montréal : la rue Ontario Est, dans l’arrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et la rue Notre-Dame Ouest, dans l’arrondissement du Sud-Ouest. On trouve sur les deux sites un marché public municipal, un équipement longtemps tombé en désuétude qui jouit aujourd’hui d’un regain de popularité — particulièrement auprès des couches moyennes urbaines soucieuses de l’environnement et de leur alimentation — ce qui lui a récemment valu le titre de « nouvelle frontière de la gentrification » (Gonzalez et Waley, 2013).

Les commerçants ont été recrutés dans leur magasin sur la base d’un échantillonnage non aléatoire réalisé à partir du registre des entreprises du Québec et diversifié quant à deux dimensions principales — l’ancienneté de l’établissement et le type de produit ou de service offert. L’échantillon n’est pas représentatif de la diversité commerciale des deux rues, cela notamment en raison de la mainmise de la grande distribution sur certaines filières et des horaires diversement contraignants des différents types de commerce. L’activité des antiquaires se prête en effet mieux à un entretien approfondi que celle d’un fruitier, constamment interrompue par les clients et les livraisons.

D’une durée moyenne d’un peu plus de 50 minutes, les entretiens ont principalement traité des parcours personnels et professionnels des propriétaires. L’approche était résolument inductive et encourageait le répondant à baliser son univers social et professionnel en lui demandant d’identifier ses fournisseurs, ses concurrents, ses clients et d’expliciter les critères discriminants mobilisés dans leur appréciation respective, de même que la nature et la fréquence de ses interactions avec chacun d’eux. D’autres questions portaient plus spécifiquement sur le quartier et son évolution. Les extraits d’entretiens rapportés dans le texte sont anonymes. Les commerçants sont identifiés par leur quartier (HM, SO), par leur ancienneté (les anciens sont établis depuis plus de 10 ans) et par leur lieu de résidence (résident ou non résident du quartier).

Des commerces et des quartiers qui changent

S’il n’est pas aisé de mesurer l’évolution qualitative de l’offre des deux rues compte tenu du peu de données statistiques disponibles sur le commerce montréalais, il reste que les deux secteurs sont de plus en plus souvent présentés comme « branchés » dans la presse (Bonneau, 2009; Normandin, 2013) — la rue Notre-Dame et ses commerces ayant même fait l’objet de reportages élogieux dans les pages du New York Times (Kaminer, 2013).

Ces changements ne sont pas sans provoquer de tensions dans des quartiers caractérisés par une forte mobilisation associative et communautaire. En effet, les deux rues sont devenues, en cours et encore davantage après l’enquête, le théâtre d’incidents fortement médiatisés jusque dans la presse nationale. À plusieurs reprises, les vitrines de nouveaux commerces ont ainsi été fracassées ou aspergées de peinture (Normandin, 2016; Plamondon, 2015). Les vandales en avaient explicitement dans le cas de la rue Ontario contre les « tables d’hôte à 25 piasses », les « condos cheaps » et un « idéal hipe de businessman » (Godbout, 2013). Dans celui de la rue Notre-Dame, le ton d’une missive publiée sur internet après l’un de ces incidents était certes moins belliqueux mais tout aussi révélateur du rôle attribué aux commerçants dans l’embourgeoisement des quartiers :

Ces commerces, en tant que joueurs actifs de la « revitalisation » du quartier, contribuent à repousser les pauvres et les travailleurs-euses précaires pour favoriser la venue de jeunes yuppies ayant des revenus considérables et qui sont toujours à la recherche de la nouvelle tendance — autant en terme de nourriture, de bière, de mode vestimentaire que de quartier.

Quelques anarchistes, 2014

La population des deux secteurs a indéniablement changé ces dernières années. S’il demeure à ce jour inférieur à la moyenne de la région métropolitaine de recensement (RMR), le pouvoir d’achat a connu dans les deux quartiers une augmentation notable depuis les années 1990. Alors qu’il ne comptait que pour 63 % de la moyenne métropolitaine au recensement de 1996, le revenu individuel moyen de la zone de chalandise de la rue Ontario en frôlait les 75 % en 2012, selon les données du ministère fédéral du Revenu[2]. Il s’agit donc d’un embourgeoisement modéré, réalisé essentiellement par des ménages aux revenus moyens et par des primo-accédants auxquels s’adresse d’ailleurs souvent le marketing des projets immobiliers. Le portrait est plus contrasté dans le Sud-Ouest, où la zone de chalandise de la rue Notre-Dame a vu sa population se polariser au fil des ans entre, d’une part, une poignée de secteurs de recensement qui s’appauvrissent et qui comptent aujourd’hui parmi les plus défavorisés de la RMR et, d’autre part, les abords du canal de Lachine, dont le patrimoine industriel a été en grande partie converti en logements d’un standing moyen à élevé. Si certaines de ces zones ont aujourd’hui largement dépassé la moyenne métropolitaine des revenus, le quartier dans son ensemble a connu une évolution plus modérée, mais tout de même significative, passant entre 1981 et 2012 de 62 % à 90 % du revenu individuel moyen de la RMR. Le Sud-Ouest semble ainsi évoluer inégalement mais plus rapidement vers la tranche des revenus élevés, comparables à ceux observés dans les zones aisées qui bordent cette partie de la ville (Vieux-Montréal, île des Soeurs, etc.).

La transformation des deux quartiers ne peut toutefois être appréhendée au seul spectre du revenu. Pour comprendre l’évolution des pratiques d’approvisionnement, il est essentiel d’examiner la progression du capital culturel dans la population. Dans une enquête portant sur les trois grandes métropoles canadiennes, Walks et Maaranen ont mesuré l’évolution pour chaque secteur de recensement d’un indice de statut social combinant niveau de scolarité — universitaire — et occupation professionnelle — cadres et professions libérales, santé, génie et science appliquée, droit, religion et travail social, excluant les postes de commis, de secrétariat et de vente (Walks et Maaranen, 2008 : 87). L’évolution de cet indice témoigne d’une transformation notable de la structure sociale des deux quartiers par rapport à l’ensemble de la RMR. Dans Hochelaga-Maisonneuve, il passe de 0,36 au recensement de 1961 à 0,86 à celui de 2006. Dans le Sud-Ouest, l’écart est encore plus important car l’indice passe de 0,23 à 1,04 pendant la même période. Dans l’ensemble, ces chiffres témoignent d’un embourgeoisement que Sénécal (1995) a qualifié de « gentrification de pauvres » dans le cas d’Hochelaga-Maisonneuve : réalisé par des individus ou des ménages au revenu modéré mais disposant de volumes conséquents de capital culturel — des gentrifieurs passablement « marginaux », selon l’expression de Rose (1984).

Les deux quartiers se distinguent aussi par la jeunesse de leur population au sein d’une région métropolitaine vieillissante. La catégorie la plus surreprésentée est celle des 25-34 ans, qui comptaient en 2011 pour environ le quart des résidents des deux zones de chalandise, une proportion nettement supérieure à la moyenne de la RMR où cette catégorie d’âge ne représentait alors que 14 % de la population. Ces chiffres témoignent du phénomène que le géographe Markus Moos (2015) a qualifié de youthification, un renouvellement générationnel désormais répandu dans la plupart des métropoles canadiennes. Ces jeunes adultes sont susceptibles d’influencer non seulement la fréquentation des commerces, mais aussi la dynamique immobilière des quartiers.

Le rapport des commerçants à leur quartier

Lorsqu’ils évoquent la population du quartier où ils tiennent boutique, les commerçants mobilisent et délimitent plus ou moins consciemment trois catégories d’habitants. Entre les deux pôles que constituent la « clientèle cible », qu’ils cherchent activement à attirer, et les « indésirables », perçus comme nuisibles à l’image du commerce et du quartier, se trouve une troisième catégorie plus floue parce qu’essentiellement mitoyenne. Si elle n’est pas indésirable, cette clientèle n’est pas pour autant désirée, ou en tout cas ciblée dans le sens actif que la littérature marketing donne habituellement à ce terme (Hooley, Piercy et Nicoulaud, 2008 : 290). En fonction de leur position dans l’espace social, de leurs valeurs, des représentations qu’ils entretiennent à l’égard des quartiers populaires et de leur conscience du processus de gentrification, les commerçants attribuent à ces trois catégories une légitimité différente dans l’appropriation de l’espace urbain de la rue et, plus encore, dans l’accès à leur établissement.

La clientèle cible

La catégorie la plus naturellement évoquée par les commerçants lors des entretiens est la clientèle cible. C’est celle qui a le plus d’influence sur leur comportement car c’est son pouvoir d’achat qu’ils cherchent à capter et donc ses besoins qu’ils veulent d’abord satisfaire.

Tous les commerçants ne ciblent évidemment pas la même population, et tous ne se prêtent d’ailleurs pas aussi délibérément à un tel exercice de segmentation sociale. Quelques répondants établis plus récemment ont réalisé des études de marché, généralement dans le cadre d’un programme public d’accompagnement aux nouvelles entreprises — Fondation du maire de Montréal, Service d’aide aux jeunes entrepreneurs, programmes des Corporations de développement économique et communautaire, etc. Pour d’autres, principalement des commerces spécialisés, le processus est nettement plus intuitif et la définition préalable de la clientèle cible, plus impressionniste. Il s’agit en général de produits de destination, des achats réfléchis pour lesquels les consommateurs sont habituellement prêts à parcourir de plus grandes distances. Les commerçants cherchent alors souvent à pallier un déficit de clients locaux en attirant une clientèle extérieure d’« épicuriens » ou de « passionnés » au moyen d’un marketing ciblé rendu notamment possible par le développement des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter.

La clientèle de ces établissements spécialisés et souvent plus haut de gamme est donc souvent régionale. Ainsi, pour les nombreux antiquaires de la rue Notre-Dame, l’embourgeoisement somme toute récent de la population des alentours constitue même une surprise, leurs établissements ayant traditionnellement desservi une clientèle provenant des enclaves aisées qui ceinturent cette partie de la ville. En témoigne également ce commerçant établi depuis une trentaine d’années au marché Atwater, institution du Sud-Ouest reconnue depuis les années 1970 pour la qualité et la sophistication de son offre alimentaire :

Ici t’as une clientèle qui vient du quartier […] parce qu’il y a beaucoup de condos qui ont été bâtis. Anciennement, on disait tout le temps « c’est la côte ». La côte, c’est en haut d’Atwater […] puis le monde qui descendait vers le quartier Sud-Ouest. Mais aujourd’hui c’est rendu je te dirais à peu près 50-50 parce que t’as tellement de population aux environs avec les condos […] Avant on disait tout le temps : « c’est l’argent d’en haut de la côte qui descend ». Dans le coin, c’était du monde qui avait moins d’argent.

SO, ancien, non-résident

D’autres commerçants plus récemment établis, comme ceux qui ont ouvert des cafés ou certains petits commerces de bouche — boulangeries-pâtisseries, boucheries, épiceries — ciblent clairement la nouvelle population du quartier. La clientèle de proximité est essentielle pour les commerces qui permettent de faire des achats courants, même si la qualité de certains produits peut parfois inciter les consommateurs à prendre le temps d’aller chercher « le bon pain » ou « le bon gigot » dans un établissement réputé, plus éloigné de leur domicile. Lors des entretiens, ces commerçants se démarquent en évoquant constamment et en associant étroitement leur établissement à la figure du « nouvel acheteur de condo », certes réductrice mais désormais omniprésente dans les discours sur les deux quartiers :

Pourquoi on a choisi le quartier ? Moi je le connais bien, sur le plan immobilier et quand tu regardes le prix des maisons, tu te dis : « écoute, un condo à 300 000$, s’ils sont en mesure de l’acheter, qu’est-ce qu’ils vont rechercher ces gens-là ? On pense à des produits de qualité, plus haut de gamme… Et ça a définit notre offre parce que dans un commerce, il faut déterminer ça va être quoi ton offre, quel type de produit tu vas offrir.

HM, nouveau, résident

Pour ces nouveaux commerçants, ce n’est généralement pas le quartier tel qu’il est mais un quartier en devenir, un projet de quartier revitalisé, qui est évoqué lors des entretiens. Pour plusieurs d’entre eux, nouvellement établis comme résidents, c’est d’ailleurs leur propre insatisfaction à l’égard de l’offre locale qui les a poussés à se lancer en affaires, un cas de figure observé également par Zukin (2010) à New York. Néo-commerçants pour la plupart, culturellement proches de la nouvelle population — plusieurs sont eux-mêmes clients des nouveaux commerces qui les ont précédés — ils apparaissent ainsi les plus à même d’en comprendre les besoins, les codes et les pratiques d’approvisionnement. Tel est notamment le cas de ces deux commerçants d’Hochelaga-Maisonneuve, établis à quelques années d’intervalle à la fin des années 2000 :

On a acheté notre condo et on a emménagé. On était bien heureux, sauf qu’on s’est vite rendu compte que l’offre alimentaire dans le quartier […] en fait, il n’y avait pas beaucoup d’offre quand on est arrivé.

HM, nouveau, résident

Il y a de plus en plus de gens intéressants, le quartier change beaucoup autour de la place Valois. Mais [dans mon secteur] ce sur quoi je table, c’est qu’il n’y a pas encore vraiment d’offre de services, de petits magasins qui ont de l’allure. Il y a rien qui est vraiment charmant, tu sais. Il n’y a pas de boulangerie, il n’y a pas de poissonnerie, il n’y a pas de petits restos autres que des fast-foods ou des greasy spoons.

HM, nouveau, résident

Pour plusieurs, ces transformations n’ont d’ailleurs rien d’une surprise. Nombreux sont les nouveaux commerçants des deux quartiers à expliquer qu’ils savaient « que ça s’en venait » et à avoir délibérément choisi parmi d’autres localisations possibles, un quartier « up and coming » — pour reprendre les expressions de deux commerçants du Sud-Ouest. Cet embourgeoisement peut même constituer un objectif, certains se sentant une responsabilité dans l’évolution d’un processus dont ils sont très conscients et dont ils attentent l’aboutissement :

Il y a des commerces comme le mien qui ouvrent, qui offrent un produit, un service aux gens qui ont plus de sous. Puis si on ne leur offre pas ça, ben ils vont s’en aller. Ça fait que tu veux quand même conserver les gens dans le quartier, tu sais.

HM, nouveau, résident

Cette homologie sociale entre nouveaux résidents et nouveaux commerçants permet à ces derniers de manoeuvrer dans un marché qui reste obscur pour plusieurs commerçants de longue date qui se sentent parfois dépassés, comme en témoigne ce répondant ayant pignon sur la rue Ontario depuis une vingtaine d’années :

C’est sûr que moi je suis un vieux [commerçant], moi c’est des petites affaires. Ça fait que me mettre up to date là-dedans, c’est pas évident non plus. Parce que t’as deux clientèles […] et c’est sûr qu’on peut faire le mariage des deux. Mais c’est pas évident, il y a des pertes […] Quand c’est un nouveau, si mettons je vendais mon commerce demain matin et que c’était un nouveau qui rachetait, le nouveau arriverait ici et s’en irait là-dedans beaucoup plus facilement que moi

HM, ancien, résident

Certains tentent bien de desservir ces « deux clientèles », mais nombreux sont ceux qui préfèrent continuer de servir la population moins nantie, jugée plus fidèle et moins capricieuse :

Le monde qui habitait sur le Plateau […] ils cherchent quelque chose d’artiste. Quelque chose de qualité. Moi, je suis pas la bonne personne pour cette clientèle. Parce que pour entrer dans le domaine de ce qu’ils aiment, je vais perdre l’autre [clientèle]. Moi, je préfère travailler avec la pauvreté. C’est plus stable

HM, ancien, non-résident

Cette posture peut paraître paradoxale au regard des efforts déployés depuis les années 1990 par le Regroupement des commerçants et des propriétaires de la rue Ontario (Maltais, 2013) — dans laquelle plusieurs anciens commerçants se sont activement impliqués — pour attirer de nouveaux commerces semblables à ceux que l’on trouve « sur le Plateau », quartier montréalais où la gentrification est plus ancienne et très médiatisée (Benali, 2007). Elle révèle toutefois une attitude prudente des commerçants de longue date à l’égard d’une revitalisation maintes fois annoncée et qui demeure à ce jour plutôt modérée.

Les indésirables

Les petits commerces de détail sont souvent présentés comme des espaces propices aux sociabilités ordinaires et aux échanges. Sous certaines conditions, plusieurs d’entre eux pourraient devenir des « institutions » (Wirth, 1969), faciliter la formation de liens sociaux (Oldenburg, 1989) et même l’établissement d’un ordre social local (Suttles, 1968), notamment à l’intérieur de groupes ethniques ou socioéconomiques donnés (Sánchez-Jankowski, 2008). Leur capacité de faciliter le développement de liens ou même de permettre des interactions entre des populations différentes apparaît toutefois plus incertaine (Anderson, 1990; Pattillo, 2007; Small, 2004). Les petits espaces de consommation semblent en effet plus favorables à la cohésion interne qu’aux échanges entre les groupes, en raison de leur positionnement spécifique sur le marché et de leur offre forcément limitée par la taille de l’établissement (Grazian 2009). Certaines populations peuvent en outre, par leur apparence ou leur comportement, paraître nuisibles au développement du commerce et faire l’objet d’une certaine répression (Tissot, 2010). Nombreux sont en effet les travaux qui critiquent le « nettoyage » de certains lieux publics par les intérêts commerciaux, un phénomène parfois qualifié de « domestication par le capuccino » (Zukin, 1995), et qui contribuerait à repousser ceux que William H. Whyte appelait les « indésirables ». Suivant son approche pragmatique, ce sociologue très influent auprès des urbanistes remarquait en effet que « le meilleur moyen de se débarrasser des indésirables est de rendre l’espace attrayant pour tous les autres » (Whyte, 1980 : 60).

Les commerçants rencontrés lors de l’enquête ont cependant une vision nettement plus nuancée de ces populations marginalisées, même si le crime et les incivilités demeurent une préoccupation pour une majorité d’entre eux. C’est principalement la prostitution que les répondants évoquent lors des entretiens, en particulier dans Hochelaga-Maisonneuve, où cette activité a historiquement été plus présente. Les commerçants en constatent le déclin à mesure que l’activité commerciale — en particulier nocturne — prend de la vigueur sur la rue Ontario. Ce recul de la prostitution, et plus généralement la baisse de la criminalité, sont vus d’un bon oeil par tous les commerçants du secteur, anciens comme nouveaux.

Ici, on le voyait, il y avait des prostituées juste en face du restaurant et tout ça a disparu. Ils les ont envoyées je ne sais pas trop où mais ici on ne les voit plus. Les nouveaux arrivés ici dans le quartier, ce sont des professionnels. C’est comme évident que ces gens-là n’ont plus leur place.

HM, nouveau, résident

Avant, dans le parking en arrière de mon magasin, chaque matin je trouvais des seringues et des condoms sales. Mais plus maintenant, c’est très rare

HM, ancien, non-résident

Ces extraits insistent sur la visibilité du phénomène — « on les voyait, on ne les voit plus » — et sur les traces laissées par cette activité qui se produit généralement hors des heures d’affaires des commerces. Ils témoignent d’un rapport très esthétique des commerçants à leur quartier, particulièrement fort chez les nouveaux et chez les anciens qui n’y résident pas. Ils révèlent en outre la grande distance qui sépare les prostituées du reste de la vie sociale d’Hochelaga-Maisonneuve, et sans doute encore davantage de l’univers des commerçants avec qui elles partagent pourtant la même rue, les mêmes ruelles.

Le rapport à la prostitution est complexe. On constate un mélange de compassion — appuyée par des valeurs sociales sincères — et une certaine exaspération, à la fois de résidents, mais aussi de commerçants contraints de montrer à leur clientèle une image non seulement négative mais particulièrement crue de misère. Contrairement à plusieurs anciens pour qui la prostitution est « inacceptable », on ne sent pas vraiment chez les nouveaux commerçants d’opposition morale à ce que la plupart considèrent être une réalité inéluctable, un mal nécessaire. Pour plusieurs, la prostitution n’entre donc pas en conflit avec leurs valeurs mais plutôt avec un projet esthétique de transformation du quartier, avec l’image de marque qu’ils cherchent à y développer. Teintée de pragmatisme, cette posture libérale permet à certains d’interagir avec les principales intéressées, ce qui semble inconcevable à plusieurs commerçants de longue date. Le fait que les nouveaux commerçants soient nettement plus nombreux à habiter le quartier et que les heures d’ouverture de leurs établissements — notamment celles des restaurants et des bars — se prolongent plus naturellement en soirée augmente également la fréquence de ces interactions.

Si elle y est aussi présente, la prostitution de rue est sans doute moins visible dans le Sud-Ouest que dans l’est de la ville. Le nombre élevé et l’apparence visuelle sombre des « salons de massage » dans la portion ouest de la rue Notre-Dame laisse toutefois croire que des activités de même nature prennent place derrière des vitres teintées, ce que plusieurs commerçants ont d’ailleurs évoqué lors des entretiens. Ici encore, c’est bien l’apparence plus que la vocation de ces établissements qui suscite une certaine réprobation :

En théorie les salons de massage, j’ai rien contre ça. Je trouve qu’ils offrent vraiment […] un service qui est peut-être nécessaire à la société. Mais si seulement c’était pas aussi laid […] Tu sais les gros néons, les stores verticaux […] si l’esthétique de ça était déjà mieux, ça serait cool

SO, nouveau, résident

Les salons de massage douteux là […] Non, ça marche pas. Je sais qu’il faut qu’il y en ait dans la vie mais c’est pas très hot. Ça, je l’enlèverais. C’est une des choses qui enlaidit. C’est dégueulasse. Il y a une façon de le faire sans que ce soit sur la rue directement. Il y a une façon d’avoir de la prostitution sans que ce soit visible à l’oeil nu, tout le temps

SO, nouveau, résident

Ce n’est que lorsqu’elle est associée à la drogue et au banditisme que la prostitution ébranle cette posture libérale, l’empathie et la compassion pour la prostituée ne permettant plus de masquer les ramifications criminelles de cette activité :

C’est un problème, c’est le plus gros problème social dans Hochelaga, la drogue. Les filles qui se prostituent dans la rue, c’est avant tout parce qu’elles sont toxicomanes. Le pire problème, c’est les piqueries et les crack houses. Tout ça appartient probablement aux [motards]

HM, nouveau, résident

Les femmes se sentent généralement plus concernées par la prostitution et accueillent son déclin avec soulagement. Car si le racolage n’est pas forcément lié à un sentiment d’insécurité, il constitue toujours une intrusion malvenue dans leur espace personnel, intrusion qui les a longtemps empêchées de se sentir pleinement à l’aise dans leur quartier, comme en témoigne cette commerçante :

Il y a cinq ans, c’était encore dur de marcher sur la rue. Même moi je marchais rapidement alors que maintenant, il n’y en a plus de gens qui nous arrêtent pour savoir si on fait le trottoir. Une fille sur Ontario, aussitôt qu’il se mettait à faire noir, les gens ralentissaient en voiture et nous regardaient. Il n’y en a plus de ça, on ne le sent plus. On est plus à l’aise de marcher sur la rue. Avant, je parlais au téléphone tout le temps en allant chez moi.

HM, nouveau, résident

Les autres

Entre la clientèle cible et les indésirables se trouvent ceux — largement indéfinis par les répondants — qui composent la majorité des résidents des deux quartiers, les gens ordinaires qui étaient souvent là avant la gentrification mais qui ne sont pas particulièrement associés au déclin et de ce fait stigmatisés. Si elle est généralement familière aux commerçants de longue date, cette population est accueillie tantôt avec bienveillance, tantôt avec indifférence par les nouveaux commerçants. Conscients de leur position et de leur rôle dans l’évolution du quartier, certains se font ainsi un devoir de les accueillir, se rapprochant d’une posture qualifiée de « préservationniste » par la sociologue Japonica Brown-Saracino (2009) en ce qu’elle vise la préservation du caractère social d’origine du quartier.

Pour moi c’est important que les gens du quartier viennent, ceux qui étaient là avant que les condos arrivent. Mais il y en a de moins en moins. Il y en avait plus au début. Je fais tout ce que je peux […] J’ai un sandwich que je fais à perte mais tant pis, c’est pour les gens du quartier. Mais les gens ont peur de rentrer. C’est comme si c’était pas pour eux […] Comme s’ils n’en valaient pas la peine, je sais pas comment le dire […]

HM, nouveau, résident

Nombreux sont les commerçants à évoquer cette crainte, cette réticence des populations moins fortunées à fréquenter et même à entrer dans leur établissement :

Les gens passent devant mais n’entrent pas. Comme si ce que je vends n’était pas pour eux, que c’était trop cher alors que ce ne l’est même pas.

SO, nouveau, non-résident

Je pense que l’esthétique de la place fait une genre de barrière naturelle pour eux. Il y a beaucoup de monde qui ne se sent pas interpellé ici. C’était pas voulu mais peut-être que c’est ça.

HM, nouveau, résident

Dans Hochelaga-Maisonneuve, certains des nouveaux commerces établis depuis déjà quelques années témoignent de la temporalité de cette rupture que n’évoquent pas leurs collègues plus récemment établis :

Je dirais que c’est le premier mois que j’ai eu le plus de critiques, des gens qui venaient, qui entraient et qui ressortaient en disant : « crime, je ne payerai jamais sept piastres pour une sandwiche » ou alors « vous n’avez pas du fromage jaune? ». Mais ça c’était seulement le premier mois, après ça a été une tout autre clientèle.

HM, nouveau, résident

Au départ, c’était des gens qui entraient ici pour savoir si on vendait de la poutine ou des pointes de pizza, des choses comme ça. Puis tout ça a évolué, donc maintenant on n’a plus de ça. On a vraiment des gens qui aiment ça […] la cuisine bistro. C’est la clientèle qu’on savait qu’à un moment donné, ils s’installeraient ici dans le quartier.

HM, nouveau, résident

Aucun témoignage recueilli dans le Sud-Ouest ne fait état d’une telle rencontre, sans doute en raison de la segmentation précoce de la clientèle et de l’écart considérable entre l’offre des premiers établissements plus haut de gamme et une clientèle locale particulièrement pauvre jusqu’au milieu des années 1990. On peut en effet penser que la rupture entre l’offre et la demande locale a eu lieu il y a suffisamment longtemps pour que les établissements installés plus récemment ne génèrent pas vraiment de curiosité, chaque population ayant pris l’habitude de rester dans son propre univers de pratiques d’approvisionnement (Anderson, 1990; Small, 2004), un cloisonnement sans doute amplifié par la nature très polarisée de la structure socioéconomique de ce quartier. Cela n’empêche toutefois pas certains commerçants nouvellement établis de s’inquiéter de l’avancée de la gentrification et de ses effets sur la population défavorisée :

C’est très inquiétant. La communauté a toujours été reconnue pour être relativement pauvre. Je trouve ça plate pour eux. C’est eux autres le coeur de la place […] Tu peux pas les enlever d’ici. Tu sais, il iront pas se chercher un souper à 50 ou 70 piastres ! Il faut qu’il y ait des boutiques où ils peuvent continuer d’entrer.

SO, nouveau, résident

Conclusion

Ce travail de balisage social qu’effectuent les commerçants est indissociable de leurs décisions d’affaires et de leurs interactions avec la population du quartier où ils s’établissent. Profondément marqué par les impératifs économiques de l’entreprise, il s’inscrit de plus en plus dans un esthétisme typique des couches moyennes d’aujourd’hui. Pour les commerçants résidents, il s’apparente au régime que le sociologue Mike Savage a qualifié d’« appartenance élective », dans lequel des individus mobiles choisissent et façonnent l’espace où ils élisent domicile en fonction de représentations idéalisées et fortement esthétisées, mais aussi dans un souci d’enracinement local (Savage, Bagnall et Longhurst, 2005). Ce travail n’est donc pas exempt de considérations morales — qu’il s’agisse d’un libéralisme pragmatique vis-à-vis de la prostitution ou d’un souci de préserver la mixité sociale de leur quartier.

Souvent malgré eux et à petite échelle, les commerçants contribuent à la transformation de l’offre commerciale et donc du caractère de leur quartier. Leur offre, pas toujours plus chère mais culturellement très associée à la consommation des couches moyennes, garde souvent à distance la population défavorisée malgré des efforts sincères pour aménager des espaces inclusifs, ouverts à (presque) tout le monde. Dans le débat public et encore davantage dans l’action des opposants les plus virulents à la gentrification, les représentations manichéennes tant de ce phénomène que des changements commerciaux qui y sont souvent mais pas forcément associés, contribuent toutefois à masquer ces mécanismes plus subtils d’exclusion, plus courants dans les quartiers montréalais encore mixtes et que traduisent mal les figures caricaturales du « yuppie » ou du « bourgeois ».