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Les populations qui peuplent les périphéries de nos dispositifs sociaux et économiques, considérées comme perdues, assistées, trop plongées dans leur misère pour être capables d’initiatives, agrègeraient au mieux des individus « en transit », et, de toute façon, dépossédés des recours usuels aux liens sociaux forts : familles, milieux professionnels ou associatifs… Il est pourtant une population qui, à l’inverse des qualifications usuelles de la « pauvreté sociale », expose dans ses conditions misérables mêmes, une capacité relationnelle d’une exceptionnelle force : il s’agit des Tsiganes[1], ces « vieux » communautaires, jusqu’à ce jour oubliés de toutes les modernisations sociétales, et obstinément désignés comme dépendants.

En situation d’altérité radicale, les Gitans, sujets, puis citoyens, et surtout « étrangers de l’intérieur » depuis le 14e siècle, n’ont pu négocier le maintien de leurs coutumes dans le cadre des lois de la République, comme l’ont si bien fait les Juifs durant le 19e siècle (Schnapper, 1980). Pourtant ils avaient auparavant, et des siècles durant, partagé avec ceux-ci misères, pogroms, et rares protections. Mobiles, nomades, communautaires, ils ne surent se conformer à l’exigence de sédentarité liée à l’affirmation des États-nations, ne trouvant ainsi aucune place dans les maillages économiques et institutionnels de territoires sous frontières politiques, ni à l’injonction au tête-à-tête État-individu, garant, affirme-t-on encore, de l’égalité citoyenne[2]. L’accélération contemporaine de l’histoire (Jeanneney, 2001), qui délite les identités nationales et laisse émerger les singularités d’ici ou d’ailleurs dans les espaces politiques les plus homogènes, semble pourtant placer les diverses composantes tsiganes dans une position originale, porteuse d’avenir, et peut-être aussi d’immenses conflits : les revendications de la reconnaissance d’une « nation tsigane sans terre » sont désormais entendues par la Communauté européenne, mais personne ne sait comment résoudre cette équation historiquement originale, surtout depuis la perte de leur complémentarité économique, et donc des métiers traditionnels survenue au début du siècle. Auparavant « ces hommes libres », puisque c’est ainsi qu’ils se désignent en opposition aux paios – les paysans, les sociétaires, ceux attachés ou asservis aux lieux – accentuèrent leur spécialisation dans les métiers du cheval (soins, maquignonnage, travaux du cuir pour sellerie, les bottes ou les vêtements, entretien et réparation, voire construction, de charrettes) et permirent quelques réussites affirmées. De plain-pied dans la technicité du déplacement, des mobilités, ces professions accentuèrent la pratique des autres métiers traditionnels, tels que ventes ambulantes, réparations diverses à domicile, brocantes. Pour les Tsiganes du pourtour méditerranéen ou Gitans catalans et espagnols, la perte de cette complémentarité économique avec les sociétaires qui les entourent coïncide avec leur plus grande sédentarisation et, s’il y a encore de grands déplacements, ces derniers n’ont de sens qu’en direction des pèlerinages annuels qui attirent un nombre toujours grandissant d’adeptes.

Dès lors, ces Tsiganes sédentaires deviennent de plus en plus dépendants de diverses aides sociales. Depuis le début des années 1980, la drogue, héroïne en premier lieu, est devenue d’usage courant, chez les jeunes d’abord, puis dans l’ensemble de la population masculine. Il en est résulté un taux élevé de contaminations par le VIH. Aux anciennes mobilités qui mêlaient les divers clans le long des parcours professionnels se sont substitués des réseaux claniques étendus de part et d’autre de la frontière franco-espagnole qui permettent la constitution de « familles » très élargies : ces formations sont particulièrement efficaces dans les initiatives en matière d’économie souterraine de psychotropes (Missaoui, 2003) que nous n’évoquerons pas ici, mais aussi en matière de santé comme nous les décrirons plus avant.

Persuadée que la cécité des pouvoirs politiques à l’égard des populations tsiganes ne pourra durer longtemps dans un monde où les altérités se révèlent de plus en plus porteuses de modernité économique et sociale, et particulièrement interpellée par les alertes sanitaires dramatiques en matière de VIH et de VHC à leur sujet, j’ai entrepris une recherche sur les capacités d’initiative de Tsiganes en matière de santé. En effet, je voudrais exposer dans le présent article comment les populations Tsiganes, de Barcelone à Gênes et Turin, sont à même de développer des initiatives en matière de santé. D’une part, parce que les services médico-sociaux signalent unanimement leur grande difficulté à gérer leurs missions auprès de ces populations. Et d’autre part parce que les comportements collectifs tsiganes en matière de consultation et de suivi médical sont désignés comme anarchiques, ignorants de l’organisation territorialisée des institutions de santé, alors même que le sida, lié à de fortes consommations d’héroïne injectée, décimerait des clans gitans. Nous désirions donc comprendre comment ces Tsiganes, sédentaires ou nomades, mettent en oeuvre des ressources et des stratégies nouvelles à même de faciliter leur accès aux institutions médicales ou bien sombrent dans l’épidémie, condamnés par une forte extériorité d’étrangers aux lieux, aux hommes, aux institutions qui les entourent ; en somme, qui, parmi ces étrangers de l’intérieur, ces irréductibles communautaires, peut renégocier l’archaïsme ou la modernité de ses comportements sociaux dans la situation de plus grand danger collectif.

Le parti pris, la position de recherche que nous développons dans cet article consiste à se situer dans l’entre deux, plus qu’au coeur des identités. Nous avons choisi de voir les périphéries, des marges, des zones intermédiaires, des incertitudes et somme toute des métissages de l’instant. Autrement dit, nous sommes loin des positions de Park sur « l’homme marginal » « ni d’ici ni de là-bas » : nous verrons que désormais des individus, des groupes, des populations peuvent être « d’ici et de là-bas » à la fois (Missaoui, 2000, 2003 ; Missaoui et Tarrius, 2006). Finalement, notre désir est de proposer quelques voies de compréhension de mutations redevables de ce fait historique contemporain que nous voyons mal tant il nous enveloppe : la mondialisation. Et la notion « d’étrangers de l’intérieur » permet justement une compréhension de ces circulations entre univers de normes différentes (Missaoui, 1999) qui caractérisent aujourd’hui des modalités inusuelles de trajectoires d’intégration. Par là même, nous voulons contribuer à un courant de la sociologie et de l’anthropologie qui redéfinit les rapports entre identités et altérités autrement qu’en référence aux classiques sociologies de l’intégration, pour lesquelles autochtone et étranger sont deux totalités distantes. Bien au contraire, les identités de l’un et de l’autre sont suffisamment fragmentées pour que momentanément, partiellement, ils ne s’opposent pas, pour qu’ils partagent les mêmes savoir-être. Dans le cas de ces irréductibles étrangers de l’intérieur que forment les communautés de Gitans pour les sociétaires locaux, les savoir-repérer-accéder aux institutions de soins les plus adaptées sont souvent plus « efficaces » que ceux des paios, c’est-à-dire des non-Gitans qui les entourent. La cartographie des déplacements pour soins suggère que, si les traditionnels nomadismes ont disparu, de vastes réseaux territoriaux transfrontaliers sont toujours activés et permettent des mobilisations inconnues parmi les autres populations.

De Barcelone à Gênes : des populations témoins

L’axe des circulations tsiganes en façade méditerranéenne apparaît comme un terrain opportun pour nos investigations, tant il est signalé par les chercheurs, les travailleurs sociaux, les responsables médicaux : sa partie catalane en particulier, par la complexité des définitions des États qui la gèrent, et donc des frontières qui permettent audaces et subtilités pour les contournements qu’exigent les initiatives évoquées, s’est révélée d’un intérêt majeur pour nos travaux de recherche. Des villes moyennes[3] et des quartiers de grandes villes ont particulièrement retenu notre attention, car la mixité, la proximité, d’une part entre populations étrangères d’origines diverses, tsiganes ou non, et d’autre part entre celles-ci et les populations indigènes, de jeunes surtout, y est importante et source de nouvelles sociabilités, de nouveaux comportements collectifs dans l’espace public. Ainsi prennent forme de nouvelles solidarités dans un contexte marqué par une grande distance aux dispositifs et aux rationalités de l’État. Corrélativement s’exprime dans les rapports sociaux les plus usuels une forte montée des rejets xénophobes, clairement lisibles dans les votes ou dans les sondages[4] institués en quelque sorte par la liberté démocratiquement consentie d’exprimer dans l’acte essentiel de citoyenneté ces rejets et haines, qui eux aussi amalgament étrangers et populations indigènes marginalisées.

Cette situation caractérise l’ensemble des villes que nous avons choisies pour faire terrain le long de l’axe des circulations tsiganes entre Barcelone, Gênes et Turin : dans ces villes, l’Autre le plus stigmatisé est le Gitan, Tsigane des contours méditerranéens. Comprendre aujourd’hui la situation des Tsiganes dans cette phase de hauts risques, c’est, à notre sens anticiper le devenir de nombreux autres étrangers en France, en Italie et en Espagne.

Les Tsiganes appartiennent-ils à ces populations d’étrangers de l’intérieur qui ont pour rôle de dévoiler, en les grossissant et de former, en manifestant leur réalité amnésiée, nos destins collectifs ? Ces étrangers font-ils nécessité nouvelle pour nous tous, et comment ce destin nouveau est-il lisible dans la profonde crise qui engage aujourd’hui leur survie ?

Errances, nomadismes, sédentarités : les réseaux tsiganes

Comme nous venons de le dire, la grande majorité des tsiganes sont mis en marge des villes et des institutions ; c’est sans doute la raison pour laquelle ils ont établi des modes d’accès difficiles et fragiles aux recours qu’offre toute société à ses membres. Leurs territoires, transfrontaliers, sont étendus comme le sont leurs clans et familles : c’est pour cela que la notion de réseau s’impose pour comprendre leurs comportements d’accès aux organisations, aux services, des gajés[5] ou paios, c’est-à-dire aux « sociétaires », aux populations et institutions dominantes. Cependant, les réseaux tsiganes sont différents dès lors qu’il s’agit de sédentaires ou de nomades ; leurs formes se différencient des diasporas : les complémentarités économiques, caractéristiques des migrants maghrébins, juifs (Médam, 1993), portugais, etc., n’existent plus pour les Tsiganes, et si un lieu d’origine est signalé par la plupart d’entre eux comme source commune de leur dispersion, il ne possède de statut que mythique, voire mythologique, selon l’histoire migratoire retracée par les sages[6]. Citoyens de longue date dans les nations qu’ils peuplent ou parcourent, ils n’en sont pas moins, là où ils font étape ou résident, des étrangers de l’intérieur souvent considérés comme plus étrangers que ceux qui viennent de l’extérieur, d’autres nations.

Trois « états » marquent actuellement leurs rapports aux territoires :

  • L’errance : nous avons identifié, dans notre aire d’étude, plus de douze mille Tsiganes en situation d’incertitude profonde quant à leurs localisations et aux chemins qu’ils devraient éventuellement prendre le lendemain. Caravanes attelées, fourgons aménagés en habitat, voitures chargées d’effets et de tentes se localisent dans l’attente d’une expulsion, dans des terrains vagues le long de routes secondaires, dans des aires de stationnement plus ou moins bien aménagées. Mais l’errance n’est que très rarement doublée de solitude, d’isolement radical par rapport aux siens : la conscience du partage collectif d’un destin d’exilé sans territoire d’origine autre que celui d’un lien social fort « rattrape » les familles qui ne « savent plus où aller », et les occasions de rencontres, dans des aires de stationnement, autour de mobilisations religieuses ou familiales, relocalisent rapidement ceux qui errent dans des comportements plus nomades, mieux à même de tirer parti des passages réguliers dans les lieux parcourus à l’aveuglette pour un temps. La phase d’errance permet alors le repérage d’itinéraires qui seront pratiqués régulièrement, afin, par exemple, de participer à des travaux agricoles de cueillette, ou encore de vendre quelques produits à très faibles plus-values, comme des sacs de paille ou des tissus de basse qualité. Les populations les plus exposées que nous avons rencontrées sont celles des Roms originaires d’Europe balkanique, mais aussi des familles détachées de leurs clans après de violents conflits. Les Tsiganes sédentaires sont bienveillants avec les errants qui se réclament de la même origine, mais repoussent ceux qui appartiennent à d’autres communautés, à d’autres branches tsiganes. Ils ont constitué en Italie, jusqu’à Turin et Gênes, des communautés compactes. En France, ils parcourent au sud l’axe Nice-Bordeaux, via Avignon, Nîmes, Montpellier et Toulouse : nous en avons rencontré environ 800 dans le sud de la France, détachés de toute institution, ignorants de la langue nationale et totalement dépendants de bonnes volontés locales pour leurs soins médicaux.

  • Le nomadisme[7] : il suppose un lieu de rattachement et un savoir-circuler par des chemins qui ne sont pas de hasard. Des activités économiques, en particulier les ventes à domicile, sont source de nomadisme, plus ou moins durable, et de grande ampleur dans l’espace de chaque nation. C’est ainsi que des Gitans catalans de Perpignan vendent à Lille ou en région parisienne, des Gitans andalous ou catalans de Barcelone effectuent des tournées jusqu’à Grenade et Madrid. Une exception à cette règle de l’intériorité nationale du nomadisme est présentée par les Kaldéraschs (« chaudronniers » littéralement), qui par milliers franchissent saisonnièrement la frontière franco-italienne pour des tournées internationales d’entretien et de vente de matériels de cuisine. Tous les nomades possèdent des lieux de regroupement, des attaches territoriales qui sont autant de points de contact avec les institutions pour les divers actes de la vie sociale. Régulièrement, les familles actives, ou des groupes d’hommes lorsqu’il s’agit de semi-nomades dont les familles sont sédentarisées dans un lieu unique, passent par ces « aires de stationnement ». La forme économique n’est pas la seule source de nomadisme : s’y joignent des rassemblements religieux itinérants. Les Roms sont très actifs dans ces regroupements évangélistes : des ventes de tissus et petits objets divers (couteaux, paniers, objets artisanaux en bois décoré, etc.) procurent les revenus nécessaires à la survie, et l’association entre éthique religieuse et respect de la coutume ancestrale leur confère une grande cohésion sociale dans leurs stationnements. Lors d’étapes, des Tsiganes errants sont aidés, soignés, et parfois agrégés au groupe.

  • La sédentarité : Elle concerne tout ou partie de la famille ou du clan, voire de la communauté. Toutefois, qu’ils soient nomades ou sédentaires, les Tsiganes se retrouvent toujours dans des territoires spécifiques délimités à partir des ségrégations à l’initiative des sociétés locales, mais aussi, de façon concomitante, de la nécessité d’adjoindre à la communauté de sang et d’esprit (la coutume) celle de voisinage. Ce sont en effet ces trois dimensions du vécu communautaire et du sentiment d’appartenance identitaire qui caractérisent les Tsiganes sédentaires : langue commune (catalan, castillan, français pour les Manouches, italien pour les Sintis, roumain, turc et serbe pour les Balkaniques ; la langue calo, de vieille antériorité, présente dans toutes les communautés est très peu utilisée), unions endogamiques, reconnaissance d’une coutume unique, et expression des sociabilités par des relations intenses de voisinage.

Choix des médecins et des institutions de soins. Mobilité régionale et circulations transfrontalières

Nous avons systématiquement demandé à nos 712 interlocuteurs qui ont formé notre échantillon quels problèmes de santé s’étaient présentés à eux durant les cinq années précédentes. Nous avons obtenu dans 75 % des cas environ (537 personnes) des réponses spontanées détaillées sur les pathologies concernées, les médecins ou institutions consultés, les réseaux de conseil ou d’appui afin d’obtenir des rendez-vous, les modalités de prise en charge des consultations ou des interventions onéreuses. Pour le quart restant (175 personnes) nous avons été renseignés par l’environnement familial, ou les voisins, ou des médecins et infirmières (dans ce dernier cas, les informations furent de mauvaise qualité : le secret médical, malgré la garantie d’anonymat dans le traitement des réponses, l’emportant le plus souvent sur la nécessité de l’investigation). Les médecins et institutions repérés par des désignations collectives ont été visités dès lors qu’ils étaient localisés dans des villes éloignées de celles de résidence des Gitans concernés (lorsque ces dernières offraient les mêmes services de spécialité). Nous avons essayé de déterminer les maladies les plus citées et les initiatives des individus ou des familles afin d’obtenir un diagnostic, puis des soins.

Spécificités des Gitans catalans et andalous

« On est sûrs, depuis longtemps, nous dit une jeune femme gitane de Barcelone qui poursuit des études de médecine, que les paios nous soignent plus mal. Tu as pu constater par l’évidence que les infirmités physiques sont nombreuses chez nous : boiteux, bossus, mais aussi tant et tant de fractures mal réduites dès l’enfance, qui donnent ces bras et ces jambes tordues. Les Gitans comparent et, lorsqu’ils passent rapidement dans les quartiers paios, ils constatent qu’on y voit beaucoup moins de handicapés physiques. Ils ne se demandent pas si les jeux des enfants, leur éducation, les risques qu’ils courent sont différents : ils constatent la différence de «spectacle», d’apparence. Alors, la conclusion est simple : ils se soignent mieux, ou encore, nuance de taille, c’est leur façon de nous éliminer. Et, là, le médecin de quartier que l’on voit souvent pour un diabétique ou un malade de la famille est soupçonné de participer au complot. Il devient complètement paio, voleur d’enfants, oppresseur, menteur et violent. […] Pour les yeux, ces craintes sont exacerbées : voir, se mouvoir, toucher, respirer doivent demeurer intacts. Toucher, c’est la peau, et respirer, sentir, c’est le coeur et non les poumons. Les poumons dépendent du coeur, ils sont une sorte de barrière avant le coeur. »

En effet, certaines pathologies[8] provoquent dans de nombreuses familles des mobilités régionales plus ou moins courtes, mais qui se traduisent par des passages de frontières nationales et la désignation comme centralité de villes possédant des dispositifs médicaux secondaires.

Les Gitans, catalans ou andalous, ne se font soigner sur place que lorsqu’il existe des spécialistes, des cliniques ou des services hospitaliers réputés. Pour un traumatisme physique, par exemple, le médecin de famille est consulté au même titre qu’un secouriste, sans plus. Lorsque le traumatisme est suffisamment grave pour nécessiter une opération, alors, c’est le départ immédiat vers les établissements et les médecins réputés. Dans notre aire d’investigation, deux lieux agrègent ces mobilités : une clinique de Turin et un service hospitalier du CHU de Montpellier. Pourquoi partir ? Les accidents de moyenne importance, telles des fractures simples, sont depuis longtemps très bien traités sur place. Cependant, comme le dit notre étudiante en médecine de Barcelone, plus haut, une nouvelle catégorie de maladies apparaît dans la conception gitane : elle amalgame les os, les yeux, la peau et le coeur, et par là même signifie la nécessité d’aller directement à l’excellence médicale afin d’éviter les erreurs souvent commises dans les centres de soins qui n’ont pas été expérimentés par les Gitans et qui n’ont pas reçu le « Label excellent » de la part du groupe.

En réalité, comme dans d’autres populations non tsiganes, les premiers soins relèvent de médications populaires (tisanes, onguents, etc.). L’expérience des voisins est sollicitée et oriente vers quelques personnes réputées. C’est ainsi qu’entre Gérone et Narbonne deux personnages sont souvent consultés. Le premier est un homme de soixante-sept ans : ancien maquignon, il était connu dans sa jeunesse, dans les années 50, comme héritier des savoir-faire familiaux en matière de soins aux chevaux.

Le deuxième personnage consulté est une femme d’environ cinquante ans, qui a pour vertu essentielle d’avoir eu à soigner depuis son plus jeune âge tous ceux de sa famille. Cette femme fabrique quelques onguents pour diverses urticaires, « enlève le soleil », c’est-à-dire efface les effets des insolations, atténue les douleurs des brûlures par un toucher des plaies, et conseille toutes sortes de médicaments allopathiques en vente libre, mémorisés au fur et à mesure des prescriptions des divers médecins qui ont soigné son environnement familial.

Dans un deuxième temps, les femmes téléphonent à des membres de leur famille épars parmi les territoires gitans de France ou d’Espagne et leur demandent conseil : cela s’est-il déjà produit pour un proche ? Quel médicament et quel médecin furent efficaces ? On tente alors de trouver le remède indiqué chez un pharmacien du quartier, ce qui n’est pas sans poser des problèmes pour un Gitan de Perpignan ou de Montpellier lorsque le médicament conseillé est commercialisé en Espagne, ou vice versa. La douleur ou la persistance de fièvre entraînent la consultation du médecin ; un jeu subtil va s’établir entre consultations locales de médecins voisins et consultations lointaines de praticiens ou de services hospitaliers, ou de cliniques, de grande notoriété. Évidemment ces comportements caractérisent aussi des malades non gitans ; mais la spécificité gitane, dans ce cas, est que les médecins ou institutions consultés peuvent couramment se trouver en dehors des espaces administratifs sanitaires nationaux, le territoire de référence ethnique faisant plus sens que ses divisions nationales, et que les choix des praticiens de haute notoriété ne recoupent pas nécessairement ceux des autres populations : « l’efficacité » n’est pas seule en cause, mais encore des facteurs d’« accessibilité culturelle » qui naturalisent en quelque sorte dans le milieu gitan les médecins appréciés. L’expression « c’est un docteur gitan » est souvent utilisée en synonymie de « c’est un bon docteur ». Et « on est chez nous » désigne des institutions médicales qui ne diffèrent pas la consultation ou l’admission. Nos observations montrent que les prescriptions seront d’autant plus observées que le médecin appartiendra précisément à cette catégorie de proches.

Mobilités pour diagnostiquer et soigner les accidents et maladies oculaires : activation des réseaux familiaux transnationaux

Nous retrouvons les dispositions à la mobilité précédemment observées. Les raisons sont identiques, mais exacerbées : « Le Gitan voit tout, tout de suite, pour comprendre et aller plus vite que le Paio, sinon il est fichu », nous avait dit le « guérisseur » rencontré à Gérone, qui soignait les humains avec des techniques vétérinaires gitanes. Cette opinion est dominante chez les Tsiganes de toutes origines. Alors il faut aller à l’excellence pour les soins : cette excellence existe, selon les Gitans, en deux lieux dans notre aire de recherche ; à Toulouse, hôpital Purpan, pour les troubles graves, et à Barcelone, dans la clinique ophtalmologique de réputation mondiale, pour les cas envisagés comme complexes par les ophtalmologistes locaux ou de Purpan.

Nous avons assisté à une situation de « négociation » d’entrée dont le personnel nous a signalé le caractère répétitif. Il s’agissait d’une famille de Gitans andalous résidant à Montpellier, dans le quartier de La Paillade, depuis 1991. Cette famille faisait partie d’un clan présent en Andalousie, à Valence, à Tarragone, dans la périphérie de Barcelone dans le quartier de La Mina, à Figuères et, en France, outre Montpellier, à Marseille. Cette famille comptait, dans son lieu de résidence, sept enfants, de deux à douze ans, dont deux filles, les cadettes. L’aîné, Jorge, fut renversé par une voiture : il se releva apparemment sans grand dommage, sinon un traumatisme à l’oeil droit : « On croyait qu’il n’avait qu’un coquard, dira le père, âgé de 29 ans (la mère a 27 ans), et j’ai promis d’en flanquer deux au type qui l’a écrasé et qui s’est enfui ». Les jours passant, le jeune perdit de plus en plus la vue de cet oeil. Les parents consultèrent alors un ophtalmologiste libéral de Montpellier qui leur demanda de faire passer un scanner à leur enfant, et leur indiqua qu’il existait un grave problème rétinien. Cette consultation eut lieu un mardi à seize heures.

À dix-huit heures, la famille de Barcelone était jointe par téléphone. Le « tio », autrement dit le sage, l’aîné le plus influent du clan, brocanteur connu dans plusieurs villes d’Espagne, se prononça pour une « admission immédiate à la clinique » et prévint la famille de Figuères d’avoir à assister celle de Montpellier. De Figuères, un appel parvint à la famille installée à Marseille. À vingt et une heures, trois femmes et un homme (frère du père de l’enfant blessé) arrivaient en provenance de Marseille et, quelques minutes plus tard, deux hommes (un frère et un neveu) et deux femmes de Figuères frappaient à la porte du logement montpelliérain. Quatre femmes s’installèrent donc dans le logement afin de s’occuper de cinq enfants restants. À vingt-deux heures, le père, la mère avec la plus jeune fille (8 mois), le garçon blessé, trois hommes et une femme de la famille formaient un cortège de trois voitures en direction de Barcelone.

À une heure du matin, on s’est arrêté un quart d’heure à Figuères chez mon frère, on a mangé en vitesse une salade déjà préparée et quatre femmes, une cousine, deux nièces et une voisine, et deux hommes, les fils de mon frère qui est mon aîné sont venus avec nous, avec deux autres voitures. Personne ne connaissait la clinique, on ne savait même pas son nom ni où elle était. Pourtant, le petit devait rentrer de suite.

À trois heures et demie, La Mina, en périphérie de Barcelone, est atteinte : chacun se repose jusqu’à six heures. Au petit matin, le « Tio » décide que, puisqu’il ne peut joindre des médecins barcelonais réputés que son activité d’ « antiquaire » lui a permis de connaître, il faut utiliser la « méthode gitane ». À neuf heures, douze hommes gitans, dix-sept femmes et onze enfants, en provenance de Montpellier, Marseille, Figuères, Barcelone et Tarragone, se présentent aux portes de la clinique. Le père porte dans ses bras l’enfant qui, en phase avec la dramatisation, ne tient plus sur ses jambes. Le hasard fit que j’étais moi-même, pour les besoins de l’enquête, présente devant la clinique à la même heure : les femmes, confondant peut-être une Maghrébine et une Gitane, ou bien faisant appel à cette solidarité entre les deux origines qui se manifeste en tous lieux, me prirent par les épaules et me firent entrer dans le groupe. La mère de l’enfant vint m’embrasser et, découvrant le magnétophone que je sortais, me dit : « C’est bien, prends tout, si ça va mal on ira voir les journalistes ». À dix heures, le groupe compte soixante-trois personnes, vingt-quatre nouveaux arrivants de La Mina et de Tarragone s’étant joints à nous, et les Valencians sont annoncés en nombre pour bientôt. Aux portes de la clinique, deux gardiens et une infirmière interdisent l’entrée et demandent au groupe de se tenir un peu à l’écart afin de ne pas gêner les passages de médecins ou de visiteurs. Le Tio connaît le nom du spécialiste à consulter (il a joint un professeur de médecine barcelonais), et certains ont repéré l’emplacement du garage de sa voiture, sur le côté de la clinique. Des femmes entourent le père et l’enfant et pleurent bruyamment, la mère crie « ne le laissez pas dehors, il devient aveugle ! ». Tout à coup, trois hommes arrivent en courant : un homme, le médecin espéré à n’en pas douter, s’est garé sur l’emplacement réservé et est entré dans la clinique par une porte latérale. Derrière l’entrée principale vitrée se tiennent une douzaine d’employés de la clinique. Un médecin est sorti quelques minutes auparavant pour dire que le spécialiste attendu était « en vacances » et qu’il fallait aller dans un autre établissement, à l’hôpital, puis prendre un rendez-vous. L’alerte donnée par les trois hommes provoque un rush : nous nous précipitons à soixante-trois vers la porte centrale, au moment même où derrière nous des cris nous apprennent l’arrivée de dix-huit personnes en provenance de Valencia. Tout le monde court : trente-sept hommes, en tête, ouvrent les portes principales et font irruption dans le vaste hall d’entrée. Deux voitures de police viennent d’apparaître et stationnent à environ cinquante mètres de la clinique. À l’intérieur c’est le silence entrecoupé des sanglots des femmes et des enfants. Trois médecins en blouse blanche apparaissent alors et demandent de quoi il retourne. Le Tio s’avance et demande aux parents de le rejoindre, avec l’enfant :

Docteurs, dit-il, nous sommes une grande famille honorable et unie, notre petit devient aveugle, très vite parce qu’il a eu un accident. La France ne peut pas le soigner. Vous devez le prendre ici et le guérir. Nous paierons ce qu’il faudra et même plus, puisque nous sommes des Gitans. Nous vous faisons confiance depuis longtemps.

— Mais nous n’avons pas de place ; ici, c’est pour des interventions délicates, programmées à l’avance. Nous ne savons pas ce que cet enfant a, et nous avons des engagements avec d’autres malades. Nous soignons tout le monde, gitan ou non, et chacun a le même droit d’entrée ici.

La mère de l’enfant me fait signe de m’approcher et d’enregistrer de façon évidente, compromettant irrémédiablement le rendez-vous que j’avais pris avec le directeur de l’établissement, qui vient de parler.

Le Tio, quant à lui, crie à la ronde « faites passer l’argent ». Les billets affluent ; deux hommes s’avancent pour compter. Pendant ce temps, un policier se présente et demande au directeur s’il porte plainte ; il ajoute « faites pour le mieux pour ces gens ; le petit est peut-être vraiment malade ; chaque fois que quelque chose de ce genre se produit, ils sont très réguliers quand ça se passe bien. Parfois il suffit de bien les rassurer.

– Sinon ? demande le directeur.

– Sinon, on va se battre dans tous les couloirs et dans toutes les chambres. Autant fermer la clinique. Et vous avez déjà la presse, dit-il en montrant mon magnéto et les appareils photographiques que j’avais apportés un peu au hasard, peut-être pour plaire au directeur en prenant des photos complaisantes de son établissement.

– Bon, dites-leur que s’ils se retirent tous, sauf le grand-père et les parents, on leur offre une consultation. Mais ensuite ils iront, sur nos instructions et en toute sécurité, faire soigner l’enfant ailleurs.

– Non, docteur, ça ne marchera pas, réplique le responsable du groupe de policiers, désormais devenu négociateur pour les Gitans. Ils viennent de France pour cette clinique, ils n’iront pas ailleurs, et si nous commençons l’évacuation vous aurez deux ou trois cents Gitans de plus qui arriveront. Ils sont déjà une centaine.

– Vous ne pouvez pas leur parler ? Les raisonner ? On a eu un truc comme ça l’an passé ; une fois suffit, sinon on les aura comme ça tous les jours pour des bobos.

– Vous avez de la chance, à l’hôpital… c’est tous les mois que ça se produit. Alors, une ou deux entrées en urgence par mois, ou une par an, quel problème ? … On va leur mettre des amendes parce qu’ils sont mal garés dans les rues à côté, pour que vous compreniez qu’on ne renonce pas à la loi, mais l’enfant, vous le gardez, s’il vous plaît.

– Six mille euros, s’écrie un Gitan préposé à la comptabilité des dons, et il y en a beaucoup encore.

– […]

Quatre policiers se sont rapprochés et l’un d’eux, qui palabrait avec le Tio, demande : Lequel d’entre vous est le docteur X. ?

– Moi, dit l’une des trois personnes, qui ne s’était pas exprimée.

– Vous voulez bien faire quelque chose ?

La mère tend alors les commentaires des radios, seuls documents concernant la maladie de son enfant. Le médecin s’en saisit, les lit et dit :

– C’est peut-être aussi grave qu’ils le disent.

– Alors vous devez le prendre, dit le Tio, sinon je porte plainte au policier, et je demande à notre amie journaliste d’en parler.

– Rien à faire de vos menaces, je vais l’examiner parce qu’il est probablement en mauvais état. Un point c’est tout.

– […]

Le groupe reflue, après que quelques femmes plus âgées aient embrassé les manches de la blouse du médecin, en se signant, et chacun rejoint sa voiture, en attente d’une coordination, qui ne saura tarder.

Entre trente et cinquante personnes furent présentes en permanence devant la clinique jusqu’à ce que l’enfant soit rendu à sa famille onze jours plus tard, après des soins très spécialisés.

Ethnicité ? Marquage gitan d’une situation ? Le fait est qu’un groupe familial impose à une institution sa conception de l’urgence médicale. Comment ne pas considérer d’une part que cette situation s’est révélée particulièrement adaptée au traitement du problème de santé, et d’autre part que les Gitans ont manifesté une grande civilité dans leur négociation ? Le policier évoque la possibilité de violences, mais de fait nous n’entendons que ses propres menaces à l’encontre des responsables de la clinique. La force des solidarités familiales s’impose d’un bout à l’autre de l’évènement, de Montpellier à Barcelone, comme manifestation raisonnée d’une remarquable capacité d’initiative ; parentés solidaires, vieux sage négociateur, femmes en larmes et hommes penauds, désolés : pourquoi ce tableau serait-il « ethnique » ?

Cette trame, ce scénario de l’urgence est commun à bien des milieux qui ne s’en trouvent pas pour autant ethnicisés ; bien sûr, la mobilisation familiale agrégeant moins de personnes, les négociations sont moins spectaculaires. Mais ce scénario se joue continûment dans les hôpitaux ; les hurlements se substituent à la pression du nombre, les policiers sont souvent remplacés par tels ou tels employés, mais le rapport entre individus désemparés, en danger, et institutions suggère ces mêmes confrontations.

De telles scènes se jouent, face à d’autres institutions, à l’initiative d’agriculteurs en révolte, de commerçants et d’artisans ou simplement de voisins solidaires de ceux qui sont saisis ou expulsés. Alors, dans un tel cas, lorsque nous qualifions d’« ethniques » ces échanges, nous adoptons sans prudence le présupposé de l’ethnicité radicale du Gitan, de la prééminence et de la prévalence de son altérité sempiternelle : sa seule présence suffirait à conférer substance ethnique aux rapports sociaux les plus communs. Il n’y a « marquage gitan » que si, d’abord, l’on admet comme allant de soi ces présupposés. Rien n’est coutumier, pour opposer « coutume » et pratiques sociales usuelles, dans ce que font ces Gitans : il s’agit, tout au long de cette action, d’un scénario de sauvetage de la vue d’un enfant, à partir d’une évaluation claire des pouvoirs des uns et des autres, qui permet une négociation véritable ; poids du lien, de la mobilisation familiale contre poids de la norme institutionnelle : il s’agit là probablement, et de notre point de vue, d’une connaissance précise de nos institutions, manifestée par les Gitans.

Négocier son « entrée en soins » : caciques, clans et femmes

Finalement et afin de synthétiser ces mobilités, nous repérons deux modalités traditionnelles de prise de contact avec les médecins : la prise en charge du rendez-vous par des notables des communautés gitanes, ou bien l’appel aux solidarités claniques et familiales transnationales afin d’imposer sa présence aux grandes institutions. Ces deux formes supportent diverses combinaisons et prennent un caractère violent ou pacifique selon l’urgence perçue des situations et la nature des pathologies. Les maladies provoquant l’urgence et les plus amples mobilités et mobilisations sont celles qui mettent en cause le rapport entre l’individu et son environnement, traumatismes physiques, pathologies des yeux, de la peau, des poumons, décrites aussi comme « maladies de l’air » ; celles permettant une patience dans la rencontre avec les médecins sont les « maladies du ventre » ou encore de la « nourriture », toujours soignées sur place et fortement minorées malgré leur gravité : diabète, obésité, hépatite.

La maladie chez l’enfant fait toujours urgence, car généralement la conception des pathologies, à moins qu’elles apparaissent à la naissance même, renvoie au vieillissement du corps. La clinique pédiatrique de Gênes est connue jusqu’à Barcelone, comme l’inverse s’était présenté pour les maladies oculaires. Les mêmes processus d’influence ou les mêmes confrontations sont mis en oeuvre, avec les cortèges familiaux, les solidarités de part et d’autre des frontières.

Les maladies cardio-vasculaires sont des pathologies qui provoquent aussi des déplacements de grande amplitude. Montpellier et Marseille apparaissent comme les pôles principaux. Les médecins locaux sont toutefois beaucoup plus consultés que lors des pathologies précédentes. Généralement le processus classique d’accès aux grands hôpitaux est observé pour ces maladies. Consultation locale, demande insistante au médecin de famille de rencontrer un spécialiste, à Montpellier ou à Marseille suivant le lieu de résidence, puis suivi par le médecin local d’un régime et d’un traitement prescrits dans ces grands services de CHU. Il est intéressant de constater que, dans le cas de ces maladies, les processus d’influence par réseaux de connaissances jouent à plein. Dans chaque ville, les Gitans qui ont maintenu des niveaux de vie de classes moyennes et supérieures, par le développement de ces activités commerciales qui avaient enrichi leurs familles dans les années 1920-1930, cultivent soigneusement leur carnet d’adresses de personnalités, notamment du monde médical (les avocats célèbres sont aussi appréciés). Des faveurs leur sont consenties, à l’occasion de ventes de tapis précieux dans de bonnes conditions, ou pour la recherche de meubles ou de décors précis et rares. Ces services trouvent la contrepartie au moment d’une prise de rendez-vous en urgence, pour une entrée dans un réseau médical de haut niveau.

Cependant, contrairement à d’autres exemples, les déplacements ne se font jamais en nombre pour les pathologies cardiaques : être malade du coeur provoque des réactions de fatalité ; chez les personnes âgées, il s’agit de l’annonce de la fin prochaine, et, chez les enfants, c’est un signe de faiblesse irrémédiable.