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1. Introduction

Cet article explore les « histoires causales » (Stone, 1989) dans la construction des problèmes sociaux vécus par les peuples autochtones canadiens à travers l’examen de documents qui concernent ces derniers et leur sont destinés. Cette étude de cas comprend six documents : Supporting the Sacred Journey: From Preconception to Parenting for First Nations Families in Ontario (Centre de ressources Best Start, 2012), le programme Best Start ayant été financé par le gouvernement de l’Ontario ; quatre documents portant sur la santé et le bien-être des Autochtones à travers le prisme de la parentalité (Centre de collaboration nationale de la santé autochtone [CCNSA], 2013a, 2013b, 2013c, 2015) ; et le « Compte rendu de "Enfants et familles réunis. Réunion d’urgence sur les services aux enfants et aux familles autochtones" », une réunion d’urgence tenue en janvier 2018 concernant le nombre élevé d’enfants autochtones placés en foyer d’accueil. Les histoires causales, qui réfèrent à la construction étiologique de problèmes sociaux, situent le mécanisme du préjudice dans la rupture culturelle par laquelle le blâme pour des problèmes sociaux ostensiblement cycliques est porté sur l’héritage du colonialisme. Cependant, si le blâme est ultimement dirigé vers le passé, le lieu actuel des problèmes sociaux se situe dans les pratiques et les compétences parentales (parfois manquantes) des parents autochtones eux-mêmes. De cette façon, l’étiologie des problèmes sociaux est ramenée vers l’intérieur, comme résultant de traumatismes psychologiques enracinés dans des injustices passées. Néanmoins, il existe également un désir évident de dépasser ces schémas négatifs pour mettre l’accent, de manière plus généralisée et apparemment positive, sur la valorisation de la force et du bien-être émotionnel. Or, malgré la promesse de ces tentatives de détourner l’attention des schémas plus pathologiques du fonctionnement humain (voir Seligman, 1999), ces discours semblent suivre des tendances communes plus larges qui promeuvent la santé mentale et le bien-être, et qui participent selon plusieurs d’un « tournant thérapeutique » (par exemple Frawley, 2018 ; Matthiesen, 2018). Ce tournant place la vie émotionnelle intérieure des individus au coeur des problèmes sociaux, l’ouvrant à l’examen et à la gouvernance publics (Furedi, 2004 ; Nolan, 1998 ; Rose, 1999). Le caractère de plus en plus transnational de cet éthos thérapeutique et de l’industrie psychothérapeutique qui lui est associée signifie que les discours thérapeutiques sont souvent « glocalisés » (Nehring et al., 2016). Je soutiens que cette fusion de formes globales et localisées est particulièrement évidente dans les documents que j’ai analysés destinés aux peuples autochtones du Canada et les concernant, au sein desquels l’appel à la « sensibilité culturelle » semble aboutir à une traduction de ces discours thérapeutiques et des principaux discours euroaméricains sur la parentalité (Lee et al., 2014) en des formes culturelles autochtones.

Dans ce qui suit, j’examine les « histoires causales » (Stone, 1989) des problèmes sociaux que l’on trouve dans les documents sélectionnés, ainsi que les solutions qui y sont proposées. Deux thèmes récurrents ont été identifiés dans ces histoires causales : « la dépossession culturelle à travers la rupture » et « la parentalité en tant que source de problèmes ». Les solutions tendent à se concentrer sur le développement de la force par le soutien et le renouveau culturel, ce dernier point passant par des discours thérapeutiques et des conseils aux parents ancrés dans une perspective euroaméricaine dominante et glocalisée. Je soutiens que la glocalisation des discours thérapeutiques agit à la fois comme une forme de « pouvoir bienveillant » (Yang, 2010) et comme un cheval de Troie permettant une plus grande intervention dans la vie familiale et un meilleur suivi de celle-ci. En d’autres termes, par le biais d’un discours bienveillant sur l’importance du bien-être et du soutien émotionnels, les parents autochtones sont considérés comme étant typiquement défaillants et ayant besoin d’interventions extérieures pour que leur soient inculquées des compétences parentales qui auraient été perdues en raison de la rupture culturelle. De plus, par la traduction culturelle de la problématisation de l’émotion ; ces approches principalement descendantes (top-down) et externes, qui reprennent des thèmes communs dans la culture thérapeutique et parentale anglophone, sont présentées comme des demandes autochtones ascendantes (bottom-up).

2. Contexte

L’histoire de la construction de l’influence négative des mères autochtones sur le développement des enfants est longue et, comme le discours traumatique qui y est étroitement lié (analysé de manière critique par Maxwell, 2014 ; Million, 2013), il est possible que des discours plus positifs, axés vers la force et le bien-être émotionnels, puissent également contribuer à concevoir la subjectivité autochtone comme intrinsèquement risquée pour la génération suivante. Il y a sans doute une continuité entre les constructions coloniales dans lesquelles les mères autochtones n’avaient pas la capacité d’élever des enfants adaptés à la vie citoyenne de la société dominante, par exemple en raison de leur difficulté à réguler leurs émotions et de leur incapacité à freiner leurs appétits, et les documents contemporains de promotion de la santé portant par exemple sur l’obésité infantile et les grossesses chez les adolescentes (Fonda, Eni et Guimond, 2013). Les orientations qui en résultent en matière de retrait d’enfants du milieu familial sont également très similaires à celles des périodes passées de retrait systématique : bien qu’ils représentent 7 % de la population des enfants au Canada, les enfants autochtones constituent 52 % des enfants en foyer d’accueil — un fait qui a déclenché la réunion d’urgence de deux jours des ministres du gouvernement en janvier 2018 (Gouvernement du Canada, 2018). Mentionnée ci-dessus, cette réunion a amené le Canada à prendre six mesures visant à réduire ces statistiques, dont l’adoption d’une Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis en 2019. Cette surveillance et ces interventions accrues sont particulièrement significatives dans le contexte des demandes de longue date en faveur de l’autodétermination des Autochtones et d’une méfiance (« qui n’est pas non fondée » [Barrett et St. Pierre, 2011 : 50]) à l’égard des organismes extérieurs.

Une littérature critique émergente s’est interrogée sur les ambiguïtés conceptuelles et les conséquences potentielles de l’importance croissante accordée au « traumatisme historique » dans les récits des problèmes sociaux touchant les groupes autochtones (Gone, 2014 ; Maxwell, 2014 et 2017 ; Million, 2013 ; Mohatt et al., 2014). Ces récits tendent à inscrire la parentalité au coeur des problèmes sociaux, les parents autochtones étant considérés comme des sujets traumatisés, manquant de « compétences parentales », n’ayant pas été eux-mêmes correctement éduqués en raison de l’héritage tragique du colonialisme, notamment les pensionnats et les politiques antérieures de retrait des enfants (par exemple Ball, 2008). Cependant, alors que l’histoire du colonialisme et des pensionnats pourrait faire croire que les peuples autochtones constituent un cas particulier, l’attention croissante portée aux traumatismes, à la santé mentale et au bien-être ne s’avère pas spécifique à ces groupes et représente une préoccupation grandissante des gouvernements du monde entier (Madsen, 2018 ; Nehring et Kerrigan, 2019). En effet, à mesure que ces récits gagnent en puissance sur la scène transnationale, ils deviennent étroitement associés aux récits explicatifs des problématiques sociales, puisque de plus en plus d’organisations et d’individus sont formés et engagés dans ce type particulier de solutions (Hilgartner et Bosk, 1988 ; Stone, 1989).

L’attention de plus en plus grande portée depuis les années 1990 à la santé mentale des Autochtones et à la prévention en matière de santé mentale (Nelson et Wilson, 2017) a également eu pour effet de dépolitiser un large éventail de questions sociales en les présentant comme des problèmes de comportement individuels, des questions aussi variées que les « accidents » ou la « prise en charge des enfants par les services de protection de l’enfance » étant dorénavant interprétées comme des « problèmes de santé mentale » (Maxwell, 2014 : 415). Comme le décrit Million dans la même perspective, « [a]lors que la crise est le résultat des effets continus de la pauvreté et de la dissolution persistante de communautés extrêmement marginalisées par rapport aux "libertés" générales, [les populations autochtones] sont appelées à "guérir" » (Million, 2013 : 151). De fait, le rôle du traumatisme colonial est souligné à plusieurs reprises au sein des documents analysés dans le cadre de cette étude. D’une part, les récits de traumatismes peuvent contrecarrer une tendance à se blâmer soi-même pour les problèmes sociaux et favoriser des récits de continuité culturelle, de survie et de résilience (Denham, 2008 ; Mohatt et al., 2014). Toutefois, ils peuvent aussi étouffer les aspirations collectives par un discours individualisant et médicalisant (Paradies, 2016).

Million (2013) explique que le récit du traumatisme, bien qu’il ait réussi à obtenir une reconnaissance sur la scène publique, est devenu si puissant qu’il évince d’autres histoires que les Autochtones pourraient raconter et ne représente pas forcément la façon dont ils souhaiteraient eux-mêmes définir leurs problèmes. Pourtant, comme le décrit Maxwell (2014), ces récits sont devenus omniprésents au point d’imprégner désormais les conceptions populaires des problèmes sociaux dont se font l’écho les populations autochtones, comme l’illustre cette déclaration d’une jeune femme anichinabée : « Nous subissons encore les effets du pensionnat de nos parents et grands-parents. Nous sommes tous meurtris, et nous transmettrons cela à nos enfants, alors ça ne finira jamais. » (408) Cependant, elle souligne qu’il y a un engagement sélectif avec ces discours, à travers lequel leurs aspects plus limitatifs sont rejetés. Néanmoins, on a fait valoir que le traumatisme fonctionne comme un outil pour stigmatiser et discréditer les familles autochtones et légitimer les interventions sanctionnées par l’État dans la sphère familiale en vertu du besoin de protection des enfants et de celui des parents de bénéficier d’une intervention clinique (Maxwell, 2017).

La tendance croissante à la promotion d’états mentaux positifs, à travers des « approches basées sur les forces » qui visent à réduire les issues négatives par la promotion de forces telles que la résilience, le bien-être et la santé physique et mentale, a suscité moins d’attention (par exemple, Crooks et al., 2010). Pourtant, on a fait valoir que de telles approches renforcent le modèle de déficit en présentant les états mentaux positifs comme quelque chose qui doit être encouragé, généralement par des parties extérieures, au sein d’une population plus générale plutôt que directement auprès d’individus connaissant des difficultés (Frawley, 2018). En particulier, la promotion du bien-être émotionnel s’est progressivement effacée au profit d’une problématisation plus générale de la santé mentale (Ecclestone, 2018). En effet, une tendance à la hausse du nombre d’enfants impliqués dans le système de protection de l’enfance a été observée dans un certain nombre de pays où les critères d’intervention ont été élargis, passant de la maltraitance à des notions plus diffuses de bien-être (Bilson et Martin, 2017). Par exemple, l’augmentation du nombre d’enfants retirés de leur milieu familial par les services norvégiens de protection de l’enfance, en particulier des enfants issus de groupes pauvres et de minorités ethniques, suscite une vive controverse (Hollekim, Anderssen et Daniel, 2016).

Tout comme les attitudes vis-à-vis des pauvres, les discours professionnels coloniaux ont longtemps considéré les parents autochtones comme suspects et responsables des souffrances et de l’échec de l’assimilation de leurs enfants (Maxwell, 2014). Pourtant, alors que les politiques coloniales passées sont régulièrement pointées du doigt, les actions actuelles de l’État relativement au grand nombre de retraits d’enfants, qui ont d’ailleurs été qualifiées de « Millennium Scoop » (Sinclair, 2007), ne sont pas considérées comme un héritage de ce passé. Elles sont plutôt présentées comme les effets regrettables de la politique coloniale passée qui a sapé la capacité des parents autochtones à promulguer un niveau de soins jugé approprié par les instances extérieures. Dans les sections suivantes, je me baserai sur six documents relatifs à l’éducation, à la santé et au bien-être des Autochtones pour détailler la manière dont ces récits sont construits et servent à problématiser la capacité des parents autochtones à favoriser adéquatement le bien-être de leurs enfants.

3. Méthodologie

À partir d’une approche constructionniste contextuelle, j’emploie le concept d’« histoires causales » (Best, 2017 ; Stone, 1989) pour mettre en lumière les récits ayant trait aux problèmes sociaux des communautés autochtones et aux façons de les résoudre. Pour ce faire, j’utilise l’analyse qualitative de documents (AQD), une méthodologie émergente qui consiste en une « conversation conceptuelle avec de nombreux documents et exemples, ainsi qu’un échantillonnage théorique assurant des comparaisons systématiques et constantes » (Altheide et al., 2008 : 127). L’AQD repose sur un mouvement itératif et réflexif entre le développement de concepts et de catégories, l’échantillonnage et le codage, l’analyse et l’interprétation des données (ibid. : 128).

J’ai utilisé l’AQD pour sélectionner un certain nombre de documents à examiner en détail, à commencer par deux brochures : Les parents en tant que premiers enseignants et La paternité, c’est pour la vie. Livret de ressources sur le rôle paternel à l’intention des parents des Premières Nations et des parents des Métis de la Colombie-Britannique (CCNSA, 2013b et 2013a), ainsi que deux résumés d’événements : L’espace sacré de la féminité : le maternage à travers les générations et La famille à coeur (CCNSA, 2013c et 2015). Tous ces documents ont été produits par le Centre de collaboration nationale de la santé autochtone (CCNSA), fondé en 2005 par l’Agence de la santé publique du Canada pour soutenir les pratiques en matière de santé publique au pays (Raphael, Bryant et Rioux, 2019). Le CCNSA s’intéresse aux aspects sociaux de la santé et publie des documents variés destinés à la fois aux profanes et aux professionnels. Certains de ces documents ont été qualifiés de « lectures obligatoires » pour « tous les acteurs de la santé publique au Canada » (ibid. : 225). Les publications retenues ont été sélectionnées en raison du rôle privilégié qu’elles attribuent à la famille et à la parentalité dans la lutte contre les problèmes sanitaires et sociaux. Les brochures s’adressent directement aux parents autochtones, tandis que les résumés des événements permettent de mieux comprendre les réflexions qui sous-tendent les différentes recommandations. Afin de comparer ces discours adressés aux parents autochtones à d’autres conseils prodigués, cette fois, aux professionnels de la santé, un autre document a été sélectionné, intitulé Supporting the Sacred Journey: From Preconception to Parenting for First Nations Families in Ontario et produit par le programme Best Start financé par le gouvernement de l’Ontario (Centre de ressources Best Start, 2012). Destiné aux professionnels de la santé travaillant avec les familles autochtones, il vise à combler les écarts culturels entre les prestataires et les bénéficiaires de services, et à contribuer à la mise en place de soins culturellement adaptés. Tous les documents ont été préparés avec l’aide et/ou la participation de consultants et d’informateurs autochtones. Un document final a été sélectionné, le rapport « Enfants et familles réunis » (Gouvernement du Canada, 2018), lequel décrit une réunion d’urgence tenue en janvier 2018 concernant le nombre élevé d’enfants autochtones pris en charge par les services sociaux. Cette publication a été retenue afin de comparer les histoires causales et les solutions précédemment identifiées à celles figurant dans ce document, qui vise explicitement à orienter les futures politiques du gouvernement canadien. De façon générale, les textes sélectionnés représentent cinq aspects d’une tendance émergente dans les recommandations et les interventions de la santé publique : les pères, les mères, les parents, les relations intergénérationnelles et la (pré)grossesse.

Les documents ont été analysés avec NVivo en utilisant le protocole initial et la stratégie de codage suivants :

  • Quelles sont les causes aux problèmes sanitaires et sociaux rencontrés par les peuples autochtones ?

  • Quelles sont les solutions proposées aux problèmes sanitaires et sociaux rencontrés par les peuples autochtones ?

D’autres thèmes émergents ont également été codés. L’utilisation récurrente de mots-clés particuliers a été examinée plus en détail à l’aide de recherches sur la fréquence des mots, élargies pour inclure le contexte général des mots-clés. Ceux-ci ont été codés en fonction de la manière dont ils sont utilisés.

4. Histoires causales

Comme le décrit Stone (1989 : 283), les histoires causales contiennent à la fois une dimension « empirique » et une dimension « morale ». Empiriquement, elles visent à expliquer le « mécanisme » par lequel un groupe fait du mal à un autre. En règle générale, elles attribuent à l’un d’eux la responsabilité de la souffrance. Dans l’ensemble des documents, le mécanisme à l’origine du préjudice est unanimement décrit comme étant les actions passées de l’État colonisateur canadien. Il est dit que ces actions ont engendré une dépossession culturelle en perturbant la transmission des normes et valeurs culturelles, y compris la prise en charge adéquate des enfants, d’une génération à l’autre. Ainsi, la responsabilité est explicitement attribuée aux actions et aux politiques antérieures. Cependant, la source actuelle des problèmes se situe implicitement au sein des familles autochtones et des pratiques parentales y ayant cours. Le tableau 1 résume les histoires causales les plus fréquentes parmi les documents.

Tableau 1

Histoires causales

Histoires causales

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4.1 Dépossession culturelle à travers la rupture culturelle

La cause des problèmes sanitaires et sociaux la plus souvent citée dans les documents est la coupure ou la rupture culturelle. Suivent les histoires causales qui se rapportent à la colonisation, aux pensionnats et aux événements difficiles vécus dans l’enfance. Toutefois, ces dernières histoires sont également incluses dans le récit de la rupture culturelle en tant que causes. Les facteurs matériels les plus souvent cités sont la pauvreté, les mauvaises conditions de logement et l’éloignement des individus et des communautés. Pourtant, la pauvreté et les mauvaises conditions de logement sont moins souvent considérées comme des causes directes (beaucoup moins liées entre elles), apparaissant souvent comme des « risques » auxquels les populations autochtones ont à faire face à la suite d’événements passés. Si le rapport « Enfants et familles réunis » met davantage l’accent sur les inégalités matérielles que les autres documents analysés, certains répondants insistant par exemple sur le rapport qui existe entre la pauvreté et la prise en charge des enfants par les services sociaux, les séquelles des traumatismes sont mises de l’avant tout au long du document. La pauvreté est citée comme l’un des nombreux problèmes engendrés par la colonisation : « Les causes profondes des problèmes — les séquelles de la colonisation telles que le syndrome de stress post-traumatique et la pauvreté — sont bien connues. » (Gouvernement du Canada, 2018) L’éloignement joue également un double rôle : la distance qui sépare certaines communautés des centres urbains et industriels génère des difficultés comme l’accès aux services ou à leur prestation. Cependant, comme la majorité des Autochtones réside en dehors des réserves, les problèmes rencontrés hors réserve sont souvent attribués à l’éloignement des individus, à la fois par rapport aux traditions culturelles autochtones et à celles de la société en général. Par exemple, le « déplacement des Inuits vers le sud » est considéré comme une cause de surreprésentation des enfants pris en charge par les services sociaux, car il « transplante des Inuits dans des centres urbains dont la culture est extrêmement différente, sans qu’ils sachent comment vivre en sécurité dans ces environnements » (Gouvernement du Canada, 2018). Ainsi, les personnes autochtones sont considérées comme des « citoyens éloignés », et ce, indépendamment de leur situation géographique.

Les histoires causales se concentrent donc principalement sur la dépossession culturelle que l’on postule être enracinée dans la rupture culturelle provoquée par les politiques coloniales passées. Dans l’ensemble des documents, un récit central émerge, qui présente les problèmes sociaux comme étant établis et maintenus à travers des cycles par lesquels la dépossession culturelle résultant des perturbations coloniales est reproduite (schéma 1) :

Schéma 1

Cycle des problèmes sociaux enracinés dans la rupture culturelle

Cycle des problèmes sociaux enracinés dans la rupture culturelle

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Ce récit dépeint les sociétés idylliques d’avant la « chute » (la colonisation), alors que les pratiques d’éducation des enfants autochtones traditionnelles n’étaient pas gâchées par l’influence européenne :

Les pratiques européennes en matière d’éducation des enfants sont axées sur le contrôle : à force de ménager le bâton, on gâte l’enfant ; les enfants doivent être vus et non entendus, et l’apprentissage se fait assis. Les Premières Nations croyaient que les enfants étaient des cadeaux sacrés à chérir. Les enfants étaient une joie et un plaisir. […] Il ne fallait pas élever la voix ou prononcer des paroles désobligeantes, car l’esprit de l’enfant exigeait de la douceur.

Centre de ressources Best Start, 2012 : 6

Rapporté dans Supporting the Sacred Journey, ce récit est immédiatement suivi de l’affirmation selon laquelle « [l]a maladie, la délocalisation et les programmes d’assimilation forcée ont perturbé tous les aspects de la culture et de l’identité autochtones » (ibid.). Les peuples autochtones sont décrits comme étant aujourd’hui dépourvus de culture, notamment en raison de la perte de leur langue. Ceci perturbe encore davantage la perpétuation de la culture puisque, comme le rapporte un participant à l’événement, « [la langue] permet de [la] transmettre » (CCNSA, 2013c : 5). La dépossession culturelle est considérée comme le résultat d’une coupure dans la transmission culturelle, ce qui entraîne les problèmes sociaux actuels : « Les répercussions déshumanisantes et paralysantes de la colonisation, en particulier sur les femmes autochtones, ont perturbé le processus d’enseignement et d’apprentissage et ont miné le coeur de la vie autochtone. » (CCNSA, 2013c : 4) Le rapport d’urgence de 2018 indique ainsi que « l’érosion des formes culturelles de soins familiaux aux enfants, où la famille élargie et les grands-parents assumaient des responsabilités clés dans l’exercice du rôle parental, est une cause fondamentale de la surreprésentation des enfants inuits placés dans des foyers d’accueil » (Gouvernement du Canada, 2018).

Le traumatisme de la rupture est souvent évoqué : « [l]es connaissances féminines à propos du caractère sacré de la vie doivent être enseignées par les grands-mères pour que les jeunes femmes puissent reconquérir leur rôle de mère et guérir spirituellement et émotionnellement du traumatisme qu’elles ont subi » (Gouvernement du Canada, 2018). Le document Supporting the Sacred Journey informe les prestataires de services du fait que :

[Les peuples autochtones] ont également subi des violences physiques, sexuelles, spirituelles et émotionnelles. Les survivants ont été affectés par les traumatismes résultant de leur propre victimisation, du fait d’avoir été témoins d’une victimisation, de la perte de leur rôle de parent et de leur attachement, d’une déconnexion d’avec la terre, de la perte des enseignements traditionnels, de la perte de la langue et de la perte de leur identité.

Centre de ressources Best Start, 2012 : 6

Ainsi, le résultat et le rôle actuels de l’histoire et des politiques coloniales sont placés côte à côte avec la perte des compétences parentales, reproduisant les effets traumatiques de la perturbation initiale sur chaque génération. Bien que tous les peuples autochtones n’aient pas connu, par exemple, les pensionnats ou le retrait de la famille par les services de protection de la jeunesse, on a tendance à considérer ces expériences comme générales : « [l]es politiques discriminatoires de bien-être de l’enfance, les effets intergénérationnels bouleversants du système de pensionnats et les répercussions élargies de la colonisation compromettent la capacité des femmes autochtones contemporaines d’exercer leur rôle fondamental de mère » (CCNSA, 2013c : 2). Il y a une continuité évidente avec les politiques passées de nombreux États colonisateurs, non seulement dans la formulation des politiques actuelles en termes bienveillants, mais aussi dans l’accent initial mis sur les « mères négligentes », généralisé à toutes les femmes (Jacobs, 2009), celles-ci étant désormais considérées comme les héritières passives et fragiles de formes culturelles défaillantes.

Cette description est également généralisée aux pères, bien qu’elle soit moins souvent évoquée que lorsqu’il est question des mères. Une section intitulée « Le passé influe sur l’expérience de la paternité » dans La paternité, c’est pour la vie est plus nuancée, indiquant que « beaucoup de » pères autochtones ont été affectés par les pensionnats et le système de protection de la jeunesse, et pourraient avoir besoin de « guérir de la souffrance du passé, et d’apprendre de nouvelles façons de jouer leur rôle de père » (CCNSA, 2013a : 9). Ce passage est cependant suivi par une injonction : « Obtenez l’aide dont vous avez besoin. » (Ibid.)

4.2 La parentalité, source de problèmes

La colonisation aurait provoqué des ruptures dans la continuité culturelle, ce qui est considéré comme une source de problèmes. Toutefois, si la responsabilité est ultimement imputée aux politiques passées, la vie familiale et les pratiques parentales sont considérées comme la cause essentielle des problèmes actuels, et donc comme le point de mire des interventions :

Nos enfants ne doivent pas avoir à subir le fardeau de promesses non tenues et d’erreurs du passé. Nous devons plutôt nous concentrer sur un avenir prometteur dans le cadre duquel nos enfants peuvent réaliser leurs rêves et développer leur véritable potentiel par l’entremise de systèmes d’éducation et de soins de santé équitables, stables et sécuritaires. Il s’agit là de la lutte plus large que nous devons mener et qui commence lorsque nous faisons preuve d’amour et de bienveillance dans nos foyers.

CCNSA, 2013b : 4

Ainsi, une ligne est explicitement tracée entre, d’un côté, les individus et les familles et, de l’autre, les problèmes sanitaires et sociaux plus larges : « [l]a famille est un puissant déterminant de la santé. Tout commence avec nous-mêmes et dans nos foyers, pour s’étendre ensuite au reste du monde » (CCNSA, 2015 : 10) ; « [l]a résilience et la santé des communautés autochtones ont toujours reposé sur la transmission de mère en fille » (CCNSA, 2013c : 4). En effet, L’espace sacré de la féminité est accompagné de l’illustration d’un arbre (image 1) où diverses solutions sont représentées comme étant « enracinées dans la famille » et passant par un tronc symbolisant la « sagesse des mères ». Néanmoins, on dit souvent que la sagesse des mères a été sapée par les effets du colonialisme. Aussi, les solutions proposées visent ostensiblement à reconstruire ces connaissances chez les mères et les parents autochtones en général.

Image 1

Colleen Stevenson, Rooted in Family, 2012

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5. Solutions

Deux solutions se dégagent de ces histoires causales : le renouveau culturel et le renforcement par le soutien. On leur a attribué un pouvoir préventif quant aux problèmes sociaux futurs, lesquels résulteraient d’une transmission culturelle entravée au sein des familles.

5.1 Le renouveau culturel

La culture est présentée comme une sorte de thérapie dont le potentiel d’amélioration est ancré dans la capacité à stimuler le bien-être émotionnel, l’estime de soi et la confiance. La famille à coeur cite un participant qui soutient que « les enfants ont besoin d’éprouver un sentiment de fierté et d’identité. Ils ont besoin que la culture leur rappelle de contrôler leur enthousiasme, leurs préoccupations et leur passion, et de trouver un moyen de libérer leurs émotions par la performance (par le piétinement, les mots, le volume, les larmes, la sueur, les yeux et les langues) » (CCNSA, 2015 : 13). L’extrait qui suit illustre un exemple de réussite :

[Monsieur D’Hondt] a cherché à favoriser la guérison par diverses thérapies et cérémonies, jusqu’à ce qu’il se rappelle la sagesse de son grand-père, qui disait que la vie elle-même est question de guérison, ce qui l’a encouragé à se concentrer sur une meilleure façon de vivre, en plus de chercher à atteindre la guérison. Grâce aux conseils de son grand-père, monsieur D’Hondt a commencé à écrire et à faire preuve d’affection envers les autres.

CCNSA, 2015 : 15

Ceci reflète une tendance, dans certaines publications connexes du CCNSA, à présenter la culture comme une « solution magique » permettant aux sujets d’atteindre des objectifs plus lointains :

Si les enfants autochtones se voient offrir des possibilités de croissance et de développement qui favorisent et encouragent la résilience culturelle et la participation citoyenne, les disparités en matière de santé qui résultent des effets du colonialisme pourraient être atténuées. Cela pourrait, par la suite, favoriser l’autodétermination, qui est un déterminant distal de la santé des enfants autochtones.

Greenwood et De Leeuw, 2012 : 383

Cependant, ce qu’on considère ici comme un « renouveau culturel » se présente comme une glocalisation de normes culturelles thérapeutiques plus larges privilégiant les solutions émotionnelles aux problèmes sociaux (Cabanas et Illouz, 2019 ; Furedi, 2004), un point sur lequel je reviendrai dans la discussion ci-dessous.

Les principaux conseils aux parents euroaméricains et les normes relativement récentes et mondialement diffusées en matière d’intensité parentale et d’attachement émotionnel sont également reproduits sous des formes glocalisées (Faircloth, Hoffman et Layne, 2013 ; Hays, 1996). Les documents font état d’un idéal de parentalité intensive qui est « interprété comme étant centré sur l’enfant, guidé par les experts, accaparant émotionnellement, exigeant beaucoup de travail et de ressources financières » (Hays, 1996 : 8). Comme pour les familles pauvres passées et présentes au sein des cultures euroaméricaines, les parents sont positionnés comme les déterminants tout-puissants des résultats individuels et des problèmes sociaux plus larges (Gillies, 2013). Par exemple, dans Les parents en tant que premiers enseignants et La paternité, c’est pour la vie, les parents (en particulier les pères) se font rappeler à 20 reprises dans les deux brochures de passer du temps avec leurs enfants. Mais les pères sont mis en garde : « [l]’important ce n’est pas uniquement la quantité de temps, mais aussi la qualité de temps que vous passez ensemble » (CCNSA, 2013a : 6). Ou encore : « [o]bserver vos enfants jouer dans le terrain de jeux, ce n’est pas comparable au fait de jouer avec vos enfants » (CCNSA, 2013a : 6).

Lorsque vous passez du temps avec vos enfants, accordez-leur votre attention. Écoutez ce qu’ils ont à dire, participez à des activités qui les intéressent et, inversement, encouragez-les à participer à des activités qui vous intéressent. Dans la mesure du possible, allez jouer à l’extérieur. Éteignez la télévision et l’ordinateur, rangez votre téléphone cellulaire, et renseignez-vous sur ce que vivent vos enfants lorsqu’ils sont à l’extérieur de la maison. Apprenez à connaître leurs amis, renseignez-vous sur leur vie à l’école et félicitez-les de leurs réussites. Vos enfants se tournent vers vous pour se sentir valorisés et pour obtenir de l’aide. Apprenez à identifier non seulement ce que vos enfants devraient apprendre, mais aussi la façon dont ils apprennent. Assurez-vous que vos enfants obtiennent ce dont ils ont besoin pour réussir.

CCNSA, 2013a : 6

Cette période est présentée comme une occasion de renouveau culturel :

Réfléchissez aux moyens de favoriser la participation de vos enfants dans votre communauté et de partager vos croyances avec eux. Cela pourrait se faire au moyen d’événements culturels, de livres sur votre communauté, d’artisanat ou de jeux traditionnels, de la musique de votre communauté ou encore en apprenant votre langue autochtone ou métisse.

CCNSA, 2013a : 11

Alors que le rôle de pourvoyeur des pères est souligné dans La paternité, c’est pour la vie, le recours à la garderie et le manque de maternage « traditionnel », c’est-à-dire un maternage émotionnellement consacré et intensif, sont déplorés dans L’espace sacré de la féminité : « [s]a mère était le pourvoyeur et n’était jamais à la maison quand [elle] rentrait de l’école. Ce n’était pas le type de mère qu’[elle] voulait devenir » (CCNSA, 2013c : 4).

Sont également manifestes les programmes politiques plus larges axés sur l’intervention précoce et l’importance croissante accordée aux « trois premières années » (Bruer, 1999 ; Macvarish, Lee et Lowe, 2014), qui se sont progressivement étendues à la grossesse et même à la « préconception » (Lupton, 2013), en tant que moyens de prévention et d’amélioration des problèmes sociaux. Supporting the Sacred Journey transpose ces priorités politiques sur une roue de médecine (Centre de ressources Best Start, 2012 : 6 ; voir l’image 2).

Image 2

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Les mères sont encouragées à parler à leur bébé alors que celui-ci est encore dans leur ventre, ce qui leur permettrait de jouer le rôle de « premier enseignant » et d’encourager le développement du cerveau de leur enfant (CCNSA, 2013b : 15). Cela est également présenté comme une occasion de renouveau culturel : « Comment transmettre la langue ? En parlant au bébé avant même sa naissance. En lui enseignant alors qu’il est dans le ventre » (CCNSA, 2013c : 4). Les actions parentales visant à préparer les enfants à l’éducation et donc à leur réussite future sont glorifiées comme des « principes sacrés » : « [c]’est un principe sacré que les mères et les pères enseignent à leurs enfants le désir d’apprendre » (CCNSA, 2015 : 6).

De cette manière, les objectifs politiques généraux et les conseils aux parents sont conçus comme un retour vers le passé qui permettra à la culture de retrouver son harmonie précoloniale :

La recherche actuelle soutient les techniques parentales traditionnelles des Premières Nations. Les études dans les domaines de l’attachement, de l’apprentissage et les nouvelles recherches sur le développement du cerveau confirment que les techniques parentales traditionnelles des Premières Nations sont efficaces et appropriées. […] Malheureusement, la pauvreté et les pensionnats ont eu des répercussions négatives sur le rôle parental, ce qui a entraîné des difficultés pour les parents des Premières Nations.

Centre de ressources Best Start, 2012 : 47

Comme pour la « sagesse des mères », qui est à la fois célébrée et sapée par le colonialisme, il est dit que ce savoir culturel doit être restauré par un soutien et des interventions. Les conseils parentaux euroaméricains sont présentés comme émanant de la tradition et les interventions en leur faveur sont présentées comme des exercices de renouveau culturel.

5.2 La force par le soutien

Dans l’ensemble des documents, il y a une volonté manifeste de mettre l’accent sur les forces. De nombreux participants à la réunion d’urgence de 2018 ont exprimé le souhait de ne pas se focaliser sur les problèmes. Évoquant un futur forum, on le conçoit comme « une étape positive, qui se concentrerait sur les solutions et les meilleures pratiques, plutôt que sur les problèmes » (Gouvernement du Canada, 2018). Bien que cela puisse être perçu comme une tentative de s’éloigner de l’accent accablant mis sur les « récits d’atrocités » dans de nombreux forums publics, le contenu des documents suggère que les problèmes et leurs causes sont à la fois déjà connus et communément expérimentés : « un participant a exprimé le sentiment qu’il n’était pas nécessaire d’examiner "la nature du problème", car les peuples autochtones "vivent la nature du problème" » (ibid.). La reproduction cyclique du traumatisme colonial évoqué plus haut relève donc maintenant du « bon sens ».

De même, la résilience, le bien-être et la force sont dépeints de manière ambivalente, simultanément célébrés et présentés comme étant sapés ou menacés. Les documents soulignent la résilience des peuples autochtones ; 5 discussions sur 10 qui lui sont consacrées la décrivent comme une capacité biologique ou culturelle : « [l]a résilience fait partie de notre ADN » (CCNSA, 2015 : 12). À l’inverse, l’autre moitié la décrit comme devant être construite et soutenue. Le mot « bien-être » apparaît 47 fois dans les documents. À 31 reprises (66 %), on dit qu’il est en danger et qu’il doit être promu, influencé, amélioré, changé, soutenu ou surveillé par des autorités extérieures. Les mots « fort », « force » et « forces » apparaissent 97 fois. Par ailleurs, 46 (47 %) de ces mentions indiquent qu’il faut les soutenir, les construire, les responsabiliser ou les promouvoir d’une autre manière. Cependant, de nombreuses utilisations de ces mots-clés dépeignent la force comme un attribut inné, qui émane le plus souvent de la culture traditionnelle.

Or, on ne cesse de rappeler que la culture a été « perdue » ou sapée par l’héritage du colonialisme. Ainsi, les points forts doivent être consolidés ou « soutenus » par des interventions « culturellement pertinentes » pour « renforcer les familles » et « réduire le risque de danger pour les enfants » (CCNSA, 2015 : 28). En effet, une recherche de fréquence de mots à l’aide de NVivo dans l’ensemble des documents montre que les mots les plus courants après « santé » sont « soins » et « soutien ».

6. Discussion

Dans tous les documents, on trouve des exemples de ce que Maxwell (2014 : 424) dénonce comme des cycles dépassés de théories sur les abus et de recours à la psychologie populaire, ainsi que comme des notions considérées allant de soi, à savoir que la dépossession culturelle est la cause de la plupart des problèmes auxquels sont confrontés les peuples autochtones. Le renouveau culturel est présenté comme un projet de décolonisation et une forme de thérapie. L’amélioration de la situation matérielle est considérée de manière ambivalente et est associée ailleurs à la colonisation (Paradies, 2016), tandis que la gestion des émotions est présentée comme faisant partie de la décolonisation. Pourtant, l’accent mis sur les forces et le bien-être émotionnel pourrait constituer une sorte de « colonisation profonde » ou de « colonialisme caché dans des discours postcoloniaux soi-disant progressistes » (Paradies, 2016 : 93) — ce que Yang (2015) appelle le « pouvoir bienveillant ». Si ce dernier est un mode de gouvernance spécifique au contexte chinois, sa description présente de nombreux points communs avec la manière dont la gouvernance thérapeutique (Pupavac, 2001) est mise en oeuvre ici grâce à la traduction d’objectifs psychologiques définis par l’État dans un langage compatissant et culturellement pertinent destiné à rallier les citoyens.

L’idéal de la parentalité intensive est promu comme un retour aux pratiques culturelles traditionnelles, et le non-respect de ces normes est considéré comme la cause de la perpétuation des problèmes sociaux. Cette localisation des formes culturelles qui se répandent dans le monde entier est particulièrement attrayante étant donné le positionnement susmentionné des citoyens autochtones comme étant intrinsèquement éloignés, puisqu’elle offre une rhétorique qui comble implicitement le fossé entre les communautés traditionnelles et la société en général.

Il y a une volonté claire de se concentrer sur les forces et de promouvoir le bien-être plutôt que de se focaliser sur les problèmes. Cependant, cela a pour effet de présenter les ressources émotionnelles comme quelque chose d’intrinsèquement affaibli par le colonialisme, quelque chose qui a donc toujours besoin d’être promu par des intervenants extérieurs. Une intervention est nécessaire non seulement lorsque les choses vont mal, mais aussi pour que les choses se passent bien. Plus important encore, alors que les histoires causales rejettent la faute sur la politique coloniale du passé, la responsabilité actuelle des problèmes sociaux est manifestement attribuée aux lacunes des parents autochtones eux-mêmes. Ainsi, une plus grande intervention et une surveillance accrue de l’État colonisateur auprès de toutes les familles, et pas seulement auprès de celles qui connaissent des difficultés, sont non seulement souhaitées, mais présentées comme un projet « ascendant » (bottom-up) de renouveau culturel.

Traduits dans le vocabulaire des pratiques de guérison autochtones et faisant la promotion des forces culturelles, ces discours glocalisent une tendance culturelle plus large qui consiste à inverser des voies autrefois considérées comme acquises, celle de la sécurité matérielle et des valeurs plus élevées de réalisation de soi, peut-être mieux représentées par la célèbre hiérarchie des besoins de Maslow (1943). Comme Cabanas et Illouz (2019 : 92) le remarquent, l’une des plus grandes contributions de la psychologie positive n’a pas été le « rejet de la "pyramide des besoins" de Maslow, mais son inversion », de sorte que l’estime de soi et la réalisation de soi sont désormais considérées comme les premières étapes nécessaires à la réussite individuelle et à la résolution de problèmes sociaux plus larges. Cela a pour effet de détourner l’attention des causes matérielles des problèmes sociaux afin de la diriger vers la subjectivité autochtone. Cela dit, le positionnement de la subjectivité autochtone au coeur des histoires causales apparaît comme une question de bon sens. Ainsi, tout échec des politiques qui en résultent risque d’être interprété comme une confirmation des déficiences de la subjectivité autochtone, plutôt que comme une infirmation de la subjectivité en tant qu’étiologie fondamentale des problèmes sociaux.

7. Conclusion

La glocalisation des discours thérapeutiques et parentaux euroaméricains dominants par le biais d’appels à la « sensibilité culturelle » peut amener une plus grande intervention dans la vie familiale, la perpétuation d’un héritage de retrait des enfants de leur milieu et l’affaiblissement des appels actuels à l’autodétermination par l’accent mis sur la parentalité autochtone comme étant la source ultime des maux sociaux. Le passage à des approches fondées sur les forces peut avoir pour effet d’élargir les domaines d’intervention et de surveillance, de telle sorte que chaque personne — et non pas seulement celles qui éprouvent directement des difficultés — devient un candidat potentiel à la prévention et à la promotion du bien-être. Il peut en résulter une incapacité à contester sérieusement la politique continue de retrait des enfants, ainsi qu’un report constant des questions économiques et des questions connexes d’autodétermination, et ce, jusqu’à ce que les populations autochtones soient jugées capables d’adopter un degré approprié de prise en charge individuelle.