Abstracts
Résumé
Dans le présent article, nous interrogeons le rôle que peuvent jouer les pratiques de colocation dans les parcours vers le logement autonome des jeunes de classe moyenne dans un contexte de précarisation de cette population. L’article est basé sur un corpus de 25 entretiens semi-directifs conduits auprès de 33 jeunes ayant entre 18 et 30 ans au moment de l’entretien (19 femmes et 14 hommes composent l’échantillon). Les entretiens ont été menés essentiellement dans une agglomération de taille moyenne entre 2018 à 2020. Le parcours résidentiel étant très lié au parcours de vie, une perspective biographique a été déployée pour saisir les cheminements, les bifurcations et les temporalités qui viennent marquer l’entrée et la sortie de la colocation. L’article montre que les pratiques de colocation permettent aux jeunes d’échapper au déclassement résidentiel. En outre, ces pratiques sont présentées comme des moyens, certes de répondre à des difficultés économiques, mais également de construire leur identité en optant pour des modes de vie collectifs. Enfin, ces pratiques peuvent être, selon les jeunes, plutôt pensées comme des parenthèses en attendant une installation en couple ou bien comme des choix durables de modes de vie remettant en cause les normes dominantes du passage à l’âge adulte. En conclusion, l’article insiste sur le fait que les pratiques de colocation des jeunes peuvent être considérées comme des moyens pour les individus de construire leur identité dans un contexte d’incertitude et de risques de déclassement social et résidentiel des jeunes de classe moyenne.
Mots-clés :
- colocation,
- jeunes de classe moyenne,
- déclassement résidentiel et social,
- approche biographique,
- incertitudes
Abstract
In this article, we question the role that sharing practices can play in the pathways to independent housing for middle-class young people in a context of precariousness of this population. The article is based on a corpus of 25 semi-structured interviews conducted with 33 young people aged between 18 and 30 at the time of the interview (19 women and 14 men in the sample). The interviews were conducted mainly in a medium-sized conurbation between 2018 and 2020. As the residential pathway is closely linked to the lifecourse, a biographical perspective was deployed to capture the paths, junctions and temporalities that mark the entry and exit of shared accommodation. The article shows that the practices of home-sharing allow young people to escape from residential decline. Moreover, these practices are presented as a means, certainly to respond to economic difficulties, but also to build one's identity by opting for collective lifestyles. Finally, according to the young people, these practices can be thought of as parentheses while waiting for a couple to settle down or as sustainable lifestyle choices that challenge the dominant norms of the transitions to adulthood. In conclusion, the article insists on the fact that young people's co-tenancy practices can be seen as a means for individuals to construct their identity in a context of uncertainty and risks of social and residential downgrading for middle-class youth.
Keywords:
- roommates,
- middle-class youth,
- residential and social downgrading,
- biographical approach,
- uncertainties
Article body
Les jeunes, quel que soit leur statut social, sont aujourd’hui particulièrement exposé·es aux turbulences de la crise du logement, qui accroît leurs difficultés d’accès à un logement abordable. En effet, il s’agit d’une population largement fragilisée par la crise économique, en grande partie parce qu’elle fait son entrée sur le marché de l’emploi. Dans ce contexte, les jeunes sont nombreux et nombreuses à connaître des situations de fragilité financière qui les pénalisent, comme l’élévation du coût du logement et les exigences de solvabilité requises par des propriétaires : demande de cautions importantes, avance d’un ou de deux mois de loyer selon que le logement est vide ou meublé, etc. (Bugeja-Bloch, 2019 : 43-53).
Au cours des vingt dernières années, le taux d’effort (rapport entre la dépense pour le logement d’un ménage et son revenu) a augmenté pour toute la population, mais significativement plus pour les jeunes : de 12,3 à 22 pour les moins de 25 ans entre 1984 et 2006 (8,7 à 10,3 pour l’ensemble de la population) (Ménard et Vallet, 2012 : 51-60).
Le modèle français d’intégration sociale des jeunes défini comme un « placement » (Van de Velde, 2008) s’exprime dans un contexte difficile avec une montée des incertitudes (Castel, 2009) liées à l’insertion professionnelle, à l’accès au logement autonome et à la constitution d’un foyer. Ceci tend à provoquer un accroissement du sentiment de déclassement chez ces jeunes générations (Peugny, 2009), renforcé à bien des égards par des sentiments d’injustice et de frustration. En effet, ce système d’intégration par le placement, où la réussite scolaire et le poids du diplôme initial sont présentés comme essentiels, ne parvient plus toujours à assurer une intégration durable des jeunes, à la hauteur des investissements consentis (Peugny, 2008). Ceci nourrit un fort pessimisme chez les jeunes Français, plus important, semble-t-il, que dans les autres pays européens. Il est plus souvent fondé qu’ailleurs sur l’idée que les situations de déclassement sont irrémédiables et « que la société française ne leur donne pas la possibilité de "montrer ce dont ils sont capables" » (Peugny, 2012).
À ce contexte de vulnérabilité des jeunes générations à l’égard de l’insertion professionnelle et résidentielle, ajoutons la faiblesse des droits sociaux accordés aux moins de 25 ans qui conduit les jeunes à être fortement tributaires de la solidarité familiale (Chevalier, 2018), notamment au moment où ceux-ci et celles-ci quittent leur famille. Ces difficultés sont évidemment d’autant plus importantes que les jeunes affrontent des situations d’exclusion sociale (Peugny et Van de Velde, 2013 : 641-662) et/ou ne peuvent pas compter sur le soutien parental pendant ces transitions (Muniglia, 2015). En l’absence de ce soutien, la décohabitation et l’accès au logement indépendant peuvent se trouver empêchés et des jeunes peuvent être contraint·es à prolonger la cohabitation ou à revenir s’installer au domicile familial (Fondation Abbé Pierre, 2015 ; Maunaye et al., 2019 : 143-166). À l’inverse, les jeunes issu·es des milieux sociaux les plus aisés et qui sont souvent aussi les plus diplômé·es décohabitent plus facilement que les autres jeunes (Portela et Dazenaire, 2014). On voit ainsi se dessiner de véritables inégalités intragénérationnelles dans l’accès au logement.
Dans ce contexte sociopolitique de familialisation de l’accompagnement des jeunes vers l’âge adulte, des difficultés particulières des jeunes pour accéder à une citoyenneté sociale et économique à part entière peuvent être observées (Chevalier, 2018). Cette situation, qui prolonge la dépendance à l’égard des parents, vient alors s’opposer à l’injonction d’autonomie individuelle propre au processus d’individualisation des sociétés modernes (Van de Velde, 2018 : 5-20). Cette dissociation entraîne une période de flou et d’incertitudes pour les jeunes, favorisant chez certain·es un questionnement sur la pertinence des normes d’intégration sociale et une valorisation des parcours fondés sur l’expérimentation au service d’une affirmation de soi (Maunaye et al., 2019).
Malgré ces difficultés structurelles d’accès au logement autonome, l’objectif d’avoir son propre logement reste une « envie omniprésente chez les jeunes » (Datsenko et al., 2018). De fait, les jeunes les plus vulnérables sont souvent contraint·es de s’installer dans des logements dégradés, mal équipés, voire insalubres, de se loger dans les quartiers périphériques ou dans les communes limitrophes du territoire où ils et elles travaillent ou étudient (Kesteman, 2010 : 113-120). Au sentiment de déclassement social évoqué plus haut peut s’ajouter un sentiment de déclassement résidentiel du fait d’une déconnexion entre les positions sociale et résidentielle (Dietrich-Ragon, 2013 : 369-400) et, s’agissant des jeunes, d’un décalage entre la qualité perçue du logement de la famille d’origine et celle du nouveau logement.
Face à ces constats, les jeunes étudiant·es et/ou actif·ves tendent à recourir pour une part non négligeable[1] à la colocation, définie comme un arrangement résidentiel qui consiste à partager le lieu de résidence (appartement, maison) et les frais d’entretien entre plusieurs personnes qui ne sont pas reliées entre elles par un lien familial ou conjugal. Ce mode d’habiter semble permettre de lever une partie des difficultés mentionnées : il donne la possibilité d’accéder à un logement à un coût moindre que si l’on était seul·e, il est plus flexible que les autres formes de location et il facilite les déménagements des jeunes pour changer de lieu d’étude ou de travail. Par ailleurs, la colocation présente des spécificités tout à fait intéressantes à étudier par rapport à d’autres modes d’habiter collectifs plus contraints. Ainsi, si on la compare au fait d’être hébergé·e chez un tiers (Béguin et Levy-Vroelant, 2012 : 61-78), au fait de dormir en dortoir (Campagnaro et Porcellana, 2013 : 267-290) ou bien encore de dépendre de dispositifs d’urgence (Joubert, 2015 : 34-36), elle permet de réfléchir à la manière de choisir les personnes avec lesquelles on va habiter et au type de relations que l’on souhaite construire avec elles. Cela permet également de comprendre comment on définit les usages des espaces partagés et des espaces privés (Kenyon and Heath, 2001 : 619-635). La colocation se distingue alors des autres modes d’habiter par la grande liberté des habitants pour exprimer leur identité de jeunes adultes en transition. On se trouve ici plutôt du côté de l’habitat collectif ou partagé, avec des formes plus ou moins développées de projets communs, parfois sous-tendues par des objectifs politiques (Heath et al., 2017).
Dans le présent article, nous interrogeons le rôle que peuvent jouer les pratiques de colocation en matière d’intégration sociale dans un contexte d’incertitudes. Ce qui nous intéresse ici est donc la capacité des jeunes à construire leur propre « stratégie résidentielle » (Grafmeyer, 1994), pour lutter contre les formes de déclassement qui touchent cette génération et pour s’affirmer dans leur parcours vers l’âge adulte.
Méthodologie
L’article est basé sur un corpus de 25 entretiens semi-directifs conduits auprès de 33 jeunes ayant entre 18 et 31 ans au moment de l’entretien (19 jeunes femmes et 14 jeunes hommes composent l’échantillon de jeunes rencontré·es). Nous tenons à souligner que nous n’avons pas pu mettre à jour des attitudes différentes des jeunes filles et des jeunes hommes à l’égard des pratiques de colocation. Nous avons opté pour cette tranche d’âge, car nous avons été étonnées, au début de l’enquête, par le grand nombre de jeunes avoisinant la trentaine et résidant en colocation, alors même qu’ils et elles travaillaient et étaient parfois en couple. Il nous a semblé que le prolongement de cette pratique venait incarner en quelque sorte l’idée d’« allongement de la jeunesse » (Galland, 2004). De ce fait, la majorité des colocataires rencontré·es sont actif·ves : 25 sont salarié·es, une femme est en recherche d’emploi et 7 sont étudiant·es.
Socialement, notre corpus est homogène, puisque les jeunes rencontré·es appartiennent à la classe moyenne ; cette homogénéité étant certainement due à la technique de constitution de notre corpus par « boule de neige » (nous avons rencontré une bonne part de nos interlocuteurs et interlocutrices sur les recommandations de ceux et celles que nous avions déjà interrogé·es). Ce groupe n’est donc pas représentatif, ni de la structure globale de l’activité de cette catégorie d’âge ni des diversités de positions sociales qui touchent cette population[2]. Le fait d’enquêter sur ce groupe nous est apparu particulièrement stimulant dans un contexte où même cette catégorie de jeunes se trouve fragilisée économiquement et professionnellement, par son manque d’accès à l’emploi durable (Peugny, 2013 ; Observatoire des inégalités, 2021). Malgré la situation économique relativement privilégiée de leurs parents, les jeunes rencontré·es (surtout les plus âgé·es du panel qui ne souhaitent plus recourir à l’aide parentale) reviennent dans leurs propos sur leurs fins de mois difficiles, sur les économies qu’ils et elles peuvent faire grâce à de la récupération de meubles, sur le partage des ressources avec les colocataires, etc. En ce sens, bien qu’issu·es de la classe moyenne, ils et elles expérimentent des formes de précarité qui tendent à toucher de nombreux jeunes aujourd’hui. Ils et elles ont la sensation de ne pas pouvoir s’en sortir avec leurs revenus, accèdent moins vite à l’emploi et vivent des formes de déclassement professionnel, au moins pendant les premières années de leur parcours (Peugny, 2013 et 2021). Pour ouvrir ce travail sur la colocation des jeunes, s’intéresser à ces jeunes et à leurs capacités à remettre en cause les normes sociales dominantes du passage à l’âge adulte a semblé pertinent. Il conviendra de poursuivre l’investigation en prenant en compte des jeunes de classe populaire ou des jeunes pour qui la colocation n’est pas un choix, comme les jeunes demandeurs et demandeuses d’asile, ou les réfugié·es. Cela nous permettra de vérifier si le potentiel subversif des pratiques que nous étudions ici traverse les classes sociales.
Les entretiens ont été menés essentiellement à Rennes, agglomération de taille moyenne de l’ouest de la France, entre 2018 et 2020. Cette ville est caractérisée par la forte présence des étudiant·es dans son territoire, puisqu’ils et elles composent près du tiers de la population globale de la ville alors que 61 % d’entre ils et elles sont originaires d’un autre département. Plus globalement, c’est une aire urbaine dont l’attractivité est constante et qui connaît une augmentation régulière de la population (Audiar, 2021). En effet, la population de la métropole rennaise a augmenté en moyenne de 1,2 % par an entre 2013 et 2018. Ces particularités entraînent une forte pression sur le marché des logements en général et de petite taille en particulier (81 % des studios sont occupés par les étudiant·es) (Ville de Rennes et Rennes Métropole, 2019 : 75), pression qui explique sans doute en partie pourquoi les pratiques de colocation dans les logements plus grands ont été autant développées sur ce territoire. Selon les services de la métropole, elles concerneraient près du tiers des étudiant·es de la ville, même s’il faut préciser que la colocation n’est pas uniquement une pratique étudiante, car elle touche également des jeunes actif·ves. Deux entretiens ont également été menés dans des colocations qui se situent à la campagne, dans des communes de Rennes Métropole. Un entretien a été mené à Aix-en-Provence, autre ville moyenne du sud de la France, qui, comme Rennes, est une ville étudiante, et très attractive.
Le parcours résidentiel étant très lié au parcours de vie (Elder et al., 2003), nous avons choisi d’opter pour une perspective biographique pour saisir les cheminements, les bifurcations (choisies et subies) (Bessin, Bidart et Grossetti, 2009) et les temporalités qui viennent marquer l’entrée et la sortie de la colocation. Pour chaque entretien, nous avons par conséquent commencé par un temps de reconstitution des expériences de nos interlocuteurs et interlocutrices à qui nous avons demandé de revenir sur toutes les étapes de leur parcours résidentiel depuis le départ de chez leurs parents. Ceci s’est fait par le remplissage d’une frise chronologique récapitulant, pour chaque expérience, l’âge de la personne, la date du changement, l’identité des autres occupant·es, le type d’habitat et la situation étudiante ou professionnelle de la personne. En outre, à la fin de l’entretien, nous leur avons demandé comment ils et elles se projetaient dans le futur en matière de logement. Les personnes interrogées étaient toutes installées depuis au moins un an dans la colocation, une majorité d’entre elles avaient déjà expérimenté d’autres types d’habitats partagés (internat, dortoirs ou d’autres colocations), et la composition des membres de la colocation avait pu évoluer au cours du temps.
Dans un premier temps, nous abordons les avantages économiques et matériels perçus par les jeunes dans le fait de vivre en colocation. Sont examinés : les effets concrets de la colocation en matière de lutte contre le déclassement résidentiel, notamment du point de vue des caractéristiques matérielles et de la localisation des logements. Dans un deuxième temps, en resituant cette expérience dans la trajectoire résidentielle des jeunes, nous montrons que ces raisons, bien qu’importantes, ne sont pas suffisantes pour expliquer le choix de la colocation. Au contraire, ce choix vise à affirmer un certain contrôle sur sa vie en cherchant à dépasser les contraintes structurelles, mais aussi normatives qui s’exercent sur les jeunes dans leur passage à la vie adulte ; contrôle qui repose également pour les jeunes sur la volonté de vivre de manière plus collective et partagée.
I. Le choix de la colocation pour garder une maîtrise de sa « position résidentielle »
Du fait des difficultés évoquées plus haut, les jeunes, même issu·es de la classe moyenne ou bénéficiant du soutien de leurs parents (au moins au début de la décohabitation), doivent affronter des barrières structurelles dans l’accès au logement autonome (coût des loyers, logements excentrés ou éloignés de leur lieu d’étude et/ou d’emploi, de qualité parfois médiocre) (Datsenko et al., 2018). Les jeunes que nous avons interrogé·es s’apparentent, dans une certaine mesure, aux populations étudiées par Dietrich-Ragon qui sont « "invalidées" par le marché immobilier alors qu’elles ne souffrent d’aucun handicap social spécifique » (Dietrich-Ragon, 2013 : 370).
La colocation apparaît alors dans les entretiens comme un outil pour maîtriser sa « position résidentielle » lors de la décohabitation familiale[3], définie par les trois éléments évoqués par Grafmeyer : « La localisation du logement, ses caractéristiques matérielles (taille, nombre de pièces, structure du bâti, niveau de confort, etc.) et, enfin, le statut d’occupation (propriété, location, logement à titre gratuit, etc.). » (2010 : 36)
Le choix de la colocation : un levier financier pour accéder au logement autonome
Dans un premier temps, les considérations matérielles sont avancées par les jeunes décohabitant·es pour expliquer leur choix de la colocation. Par exemple, Bleuenn a très envie de prendre son indépendance résidentielle alors même qu’elle poursuit ses études supérieures dans la ville où habitent ses parents. Bleuenn explique ce besoin par l’ambiance familiale qui commençait à lui peser :
Sans que ce soit dramatique derrière, il y avait quand même des tensions un peu. Enfin, on sentait que, des fois, on se marchait un peu dessus quoi, ça commençait à être un peu compliqué. Moi, je me retrouvais dans une situation… Je trouvais ça très bizarre, parce que j’étais à la fois une enfant et une adulte. Mais du coup, dans ce rôle d’enfant, ça me motivait pas du tout à faire des trucs moi-même. Et en plus de ça, vu que ma mère elle travaillait à la maison avec des enfants, il y avait du bruit tout le temps quand je voulais travailler.
Bleuenn, 21 ans, étudiante, vit avec une autre personne
Si les parents de Bleuenn sont sensibles aux arguments de leur fille, la question économique est cruciale pour lui permettre ou non de prendre son indépendance résidentielle : le financement d’un logement indépendant dans la même ville que ses parents n’est pas facile à obtenir pour un·e étudiant·e. Ici, la solution de la colocation présentée comme financièrement intéressante emporte l’accord des parents qui y voient aussi un avantage relationnel pour leur fille :
En fait, ce qu’ils me disaient, c’était plutôt : « Bah oui, on est d’accord, ça serait bien. » La seule question c’est : « Est-ce qu’on peut se le permettre financièrement ? » […] Et je crois qu’ils préféraient la colocation tout simplement parce que ça coûte moins cher. Et que je pense, ça les rassurait un peu de se dire que j’étais avec quelqu’un en fait, plutôt que de se dire que j’allais être toute seule dans un truc minuscule.
Ainsi, pour ces jeunes encore dépendant·es de leur famille, la raison économique visant la réduction des coûts du logement est certes présente dans le choix de la colocation, mais n’est pas la seule justification. Pour certain·es, la colocation permet de réduire les dépenses financières liées au logement et donc de s’autonomiser plus vite de sa famille. En ce sens, la colocation apparaît comme un outil pour dépasser les difficultés financières qui affectent les jeunes dans leur accès au logement autonome ; les parents articulent ici des visées instrumentales (le coût du loyer) avec des visées réflexives (leur fille ne sera pas seule dans un logement jugé peu adéquat) (Van Zanten, 2009). Néanmoins, ce choix se fait dans le contexte familial qui est celui des individus ; ici, les parents de Bleuenn apportent de l’aide financière, mais également psychologique à leur fille, car les liens familiaux ne se rompent évidemment pas quand les jeunes prennent leur autonomie résidentielle[4] (Arbonville et Bonvalet, 2009 : 237-274).
Choisir la taille et la localisation du logement
Si la colocation permet de partager les coûts du logement et, donc, dans une certaine mesure, de décohabiter de chez les parents, elle permet aussi de loger dans des endroits qui sont sans doute plus grands et mieux situés que ce à quoi les jeunes auraient pu prétendre s’ils ou elles avaient vécu seul·es. Les jeunes rencontré·es insistent ainsi sur le confort auquel ils et elles accèdent grâce à ce mode d’habiter. Pour eux et elles, la colocation constitue un moyen de lutter contre les formes de déclassement résidentiel auxquelles sont régulièrement soumis·es les jeunes[5].
Paul, salarié dans une association au moment de l’entretien, explique à quel type de logement il peut accéder grâce à la colocation. Ainsi, s’il loge en colocation, c’est :
[...] avant tout pour des raisons de finance et d’espace, enfin c’est-à-dire que c’est… je me vois pas vivre dans un tout petit appartement, parce que je peux pas m’en payer un grand […]. Au début, c’était vraiment ça, quoi, c’est-à-dire que je me suis dit : « Ah, idéalement, si j’avais plus d’argent ou si ça avait coûté moins cher, j’aurais pris un appartement plus grand et tout seul. »
Paul, 30 ans, salarié, vit avec une autre personne
Paul a quitté depuis peu le domicile de ses parents (un an au moment de l’entretien). Parmi les personnes que nous avons interviewées, c’est la seule qui est restée aussi longtemps au domicile parental. Paul a, en effet, connu une transition assez longue entre la fin de ses études et son accès à un travail salarié stable, et il ne souhaitait pas décohabiter avant d’avoir une perspective d’emploi assez solide. Il vivait avec ses parents dans un appartement assez luxueux du centre-ville et semble avoir préféré la colocation au fait de devoir subir un déclassement résidentiel.
Rodrigue est encore étudiant et partage une analyse similaire à celle de Paul. À son arrivée dans la ville, il s’installe d’abord dans une chambre de 9 m2 en résidence universitaire. Mais au bout de deux semaines seulement, il a l’occasion de rejoindre une colocation à laquelle il trouve plus d’avantages que son logement Crous :
Ça ne me convenait pas et au final [la chambre en cité universitaire], c’était le même prix qu’ici, j’avais beaucoup plus grand ici, beaucoup plus de dépendances, mais je pouvais voir aussi énormément de gens, donc c’est ça qui m’a vraiment… qui m’a plu dans cet appart […]. Ce n’est pas du tout cher comme loyer, c’est assez grand.
Rodrigue, 23 ans, étudiant, vit avec deux autres personnes
Il a le sentiment d’échapper à une forme de déclassement, quand il compare sa situation au moment de l’entretien avec son expérience de la cité universitaire, alors même que l’appartement dans lequel il se trouve est un logement social, situé dans un quartier périphérique. Il le partage avec une autre étudiante et Alban, jeune actif.
La mère d’Alban a, semble-t-il, peu apprécié l’installation de son fils dans un quartier, auquel elle associe plusieurs stéréotypes négatifs :
Je ne sais pas si ma maman est vraiment contente. Bah, je pense, elle n’est pas contente dans le sens où elle n’aime vraiment pas ce genre de quartier. Bah elle… pour elle, ça craint en fait, c’est ça, ce n’est pas sûr, c’est… il peut y avoir des problèmes, on peut… on peut se faire braquer ou attaquer, enfin… et le fait qu’elle ne le vive pas… enfin, elle n’est pas dans ma peau, donc elle ne peut pas savoir vraiment comment je le vis. Mais du coup, enfin, je pense, elle préférerait que je sois dans un quartier plutôt bobo où il n’y a pas de problèmes.
Alban, 23 ans, salarié, vit avec deux personnes
Alban ainsi que Rodrigue s’opposent à cette vision et disent tout le bien qu’ils pensent de la situation de leur appartement. Ils ne dévalorisent pas le quartier dans lequel ils habitent, au contraire : « Moi, j’aime bien, enfin, on est vraiment à portée de tout, même en deux minutes on est dans le métro, on a accès vraiment à tout, donc tout ça c’est vraiment… c’est vraiment cool. » (Alban et Rodrigue, 23 ans tous les deux, l’un est salarié, l’autre étudiant, vivent avec une troisième personne)
Ainsi, ce sentiment de lutte contre le déclassement peut aller au-delà des aspects matériels et revêtir des dimensions plus subjectives. En ce sens, nous pouvons renvoyer ici aux observations de Grafmeyer :
Arbitrer entre la taille d’un logement, sa localisation, la propriété ou la location, c’est déjà engager du même coup d’autres échelles et d’autres rythmes de la mobilité spatiale, puisque le choix du lieu d’habitat implique une configuration particulière des déplacements quotidiens dans la ville.
Grafmeyer, 2010 : 48
On voit donc un décalage certain apparaître entre la situation objective du logement (situé dans un quartier périphérique souffrant d’une mauvaise réputation) et le sentiment d’échapper au déclassement exprimé par les jeunes qui lui trouvent beaucoup d’avantages en matière d’économies réalisées et d’accès aisé au centre-ville. Alors qu’ils appartiennent tous les deux à la classe moyenne, ils ne partagent pas l’habituelle défiance de cette classe sociale envers les logements sociaux (Cusin, 2012 : 17-36).
Pour d’autres jeunes, ayant plus de moyens et pouvant consacrer plus d’argent à leur loyer, la colocation représente également un choix permettant d’accéder à un certain « standard de vie », ou de s’y maintenir. C’est ainsi qu’Armand, occupant un poste de cadre dans une association au moment de l’entretien, explique pourquoi il est resté dans son appartement du centre-ville, en colocation, après le départ de sa partenaire.
Il y avait une dimension accessibilité et réception. Voilà, pour le coup, c’est idéal sur les deux aspects. C’est extrêmement bien placé. Et puis, il est quand même assez grand donc, du coup, pour recevoir sous différentes formes et tout, ça marche bien. Donc voilà, je suis très attaché à la rue aussi. J’aime beaucoup ce village, cette ambiance village. Et puis voilà je… il est très grand, très beau. […] Donc, voilà, c’est souvent renvoyé d’ailleurs par les gens qui viennent ici pour la première fois. En général, ils sont plutôt impressionnés. […] Donc, du coup, je me suis dit : « Ouais, en fait, tant que ça tient économiquement, j’y reste. » Voilà [Rires].
Armand, 30 ans, salarié, vit avec une autre personne
Contrairement à Rodrigue et à Paul, Armand a bénéficié depuis de nombreuses années d’emplois stables, à responsabilités et plutôt bien rémunérés. Il a déjà vécu un certain temps dans cet appartement avec sa partenaire. Après son départ, il ne pouvait plus payer le loyer seul. Sa stratégie pour lutter contre le déclassement a alors consisté à avoir recours à la colocation pour conserver cet appartement.
On constate, à travers ces extraits d’entretiens, qu’une partie des jeunes rencontré·es avaient le choix entre habiter en colocation et habiter seul·es (en particulier les jeunes salarié·es), mais qu’ils et elles ont délibérément opté pour la colocation, parce que celle-ci permet d’accéder à des logements plus grands et mieux situés. Les jeunes étudié·es ont donc le sentiment d’échapper, grâce à la colocation, à un déclassement résidentiel.
Pour ces jeunes, choisir la colocation n’est donc pas neutre ; c’est un choix délibéré mû par des raisons économiques, mais également par une volonté d’expérimenter d’autres manières d’habiter qui reflètent des questionnements sur les trajectoires normatives d’entrée dans la vie adulte. En ce sens, la colocation apparaît comme un outil d’affirmation de soi dans un contexte d’incertitude et de peur du déclassement résidentiel.
II. Choisir la colocation pour interroger les contraintes structurelles et normatives du passage à la vie adulte
Loin d’être un simple espace occupé par un individu, le logement apparaît comme un élément essentiel à la structuration de l’identité pour les autres et pour soi (Dietrich-Ragon, 2013 : 369-400).
En effet, si ce type d’habitat n’est pas majoritaire chez les jeunes (DREES, 2016), la colocation est choisie pour des raisons qui viennent questionner les marqueurs institués de la transition vers l’âge adulte (Maunaye, 2017 : 39-47). Interrogé·es sur leur manière de situer la colocation dans la perspective de leur projet de vie, les jeunes rencontré·es insistent sur le fait qu’ils et elles ont choisi la colocation comme une façon de construire leur parcours vers l’âge adulte.
En optant pour la colocation, les jeunes démontrent leurs capacités à exercer leur agentivité (Evans, 2002 : 245-269) et leurs marges de manoeuvre (Santelli, 2019 : 153-171), dans un contexte de déstandardisation et d’individualisation des parcours de vie. En ce sens, ils et elles portent des discours plus ou moins subversifs qui remettent en question à la fois l’injonction au passage par le logement individuel (Van de Velde, 2018 : 5-20) et la normativité sociale liée au franchissement des seuils vers l’âge adulte. Ainsi que le notent Kenyon et Heath (2001 : 619-635), souligner sa préférence pour la colocation permettrait ainsi, dans un contexte d’incertitude, de se donner l’impression de disposer d’un certain contrôle sur sa vie, d’être en mesure de construire son propre parcours et d’expérimenter une transition avant de se conformer, ou non, aux attentes assignées.
La colocation : une parenthèse sans remise en cause des étapes attendues du parcours vers l’âge adulte
Pour une partie des jeunes rencontré·es, la colocation est présentée comme une sorte de parenthèse ne remettant pas en cause les étapes attendues du parcours vers l’âge adulte.
S’agissant de l’entrée dans la colocation, certain·es jeunes expliquent combien cette étape correspond à une transition vers plus d’autonomie, une transition douce qui leur permet d’éviter de se trouver projeté·es directement dans la vie en solo et dans l’âge adulte. Bleuenn affirme cela très clairement :
Je trouve que la coloc, c’est vraiment une bonne transition entre le fait de vivre chez ses parents et de vivre tout seul, que c’est vraiment un peu y aller doucement en fait sur l’idée de devenir un peu adulte et d’apprendre à vivre tout seul et à gérer les situations de la vie de tous les jours qu’on n’a pas l’habitude de gérer quoi. Et moi, je pense que ça m’aide beaucoup d’avoir quelqu’un à qui poser des questions, que ce ne soit pas mes parents en fait et que du coup ce soit quand même moi qui gère toute seule, parce que c’est une autre fille de mon âge qui m’aide et c’est pas : « Allô, papa, maman ! Aidez-moi ! Au secours ! » Donc, ça, je trouve que c’est un des trucs peut-être les plus importants qui rend la coloc intéressante pour moi, quoi.
Bleuenn, 21 ans, étudiante, vit avec une autre personne
S’agissant de leurs perspectives résidentielles futures, la plupart des jeunes imaginent quitter ce mode de vie, soit au moment de leur installation dans la vie de couple (de nombreuses personnes sont déjà en couple, mais ne résident pas avec leur partenaire), soit au moment de l’arrivée d’un enfant. Ce faisant, ils et elles articulent étroitement parcours résidentiel et parcours de vie, d’une part, choix individuels et normes sociales, d’autre part.
Cette idée de la colocation comme transition est particulièrement présente dans l’entretien conduit avec Alba, Bénédicte et Noëmie qui, dans le respect de leurs convictions religieuses, lient vie de couple et mariage. Pour elles, la colocation permet de se préparer au mariage, en apprenant à se connaître et à vivre avec d’autres personnes :
Moi, j’ai le désir aussi de rester en coloc jusqu’à mon mariage. [...] Voilà, ça nous fait grandir. […] Mieux nous connaître aussi. […] Ça nous ancre dans… Ça nous prépare en fait, c’est vraiment une préparation. […] Ça nous met face à nos limites parfois, face à nos faiblesses, et c’est vraiment une belle préparation de ce que peut être, je pense, une vie de mariage. On a des responsabilités et on est constamment mises face à nos faiblesses aussi.
Alba, Bénédicte et Noëmie, salariées, vivent ensemble dans la même maison
La colocation est donc parfois envisagée comme une étape, structurante du point de vue de l’affirmation de soi et de la lutte contre le déclassement, mais ne remettant pas en cause les normes sociales dominantes. Toutefois, certain·es jeunes rencontré·es développent des discours plus distanciés vis-à-vis de ces normes et insistent aussi beaucoup sur le choix que représente ce mode d’habiter en matière de partage et de création d’un collectif.
Le choix de la colocation : pour un mode de vie collectif, basé sur le partage
Pour bon nombre des jeunes interrogé·es, la colocation apparaît ainsi comme une sorte de « suite logique » de leurs expériences antérieures, et résulte du désir d’envisager le logement comme un espace collectif et de partage. Ce faisant, les jeunes formulent des réponses sociales, certes individuelles et plus ou moins réfléchies, aux rapports socioinégalitaires au logement. Dans le même temps, ils et elles construisent leur parcours vers l’âge adulte en optant pour des pratiques qui leur ressemblent et qui leur permettent de s’affirmer, fût-ce en rejetant les normes sociales dominantes. En ce sens, ils et elles se situent dans les processus résidentiels décrits par Grafmeyer :
S’affranchissant du cadre étroit d’une simple modélisation des choix instantanés, ils [les travaux sur les stratégies résidentielles] montrent comment les enjeux qui importent aux individus sont définis par référence à différentes échelles de temps, et comment les décisions prises à un moment donné s’inscrivent dans l’enchaînement de séquences biographiques, dans la durée longue de trajets et de projets.
Grafmeyer, 2010 : 50
Les jeunes concerné·es par ce récit ont déjà connu des formes de vie collective (en internat ou en dortoir lors de voyages à l’étranger). Ils et elles montrent comment leur expérience précédente les conduit à la colocation. C’est ainsi que Yannick situe sa pratique de la colocation : « C’était quand même l’expérience que j’avais eue de l’internat-externé, ça m’avait plu parce que voilà, être en commun, etc. » (Yannick, 30 ans, membre d’une coopérative, vit avec trois autres personnes)
Maëlle, quant à elle, explique que son choix de s’installer en colocation fait suite à son expérience en dortoir : « Bah, même la première expérience en dortoir, je n’ai pas choisi d’être là, mais en fait j’ai choisi de rester parce que mon but c’était de ne rester qu’un mois et de partir après et, en fait, je trouvais ça trop cool [Rire]. » (Maëlle, 29 ans, salariée, vit avec deux autres personnes) Cette expérience de vie en dortoir révèle l’appétence de Maëlle pour vivre avec d’autres et pour partager des expériences.
Enfin, certain·es n’ont rien envisagé d’autre que la colocation. C’est le cas de Julie qui affirme que c’était pour elle une évidence :
Ouais, ouais, vraiment un choix parce que, même quand j’ai vu mon grand frère partir et tout, je me disais : « Mais il part tout seul ? » Je sais pas, je trouvais pas ça hyper logique. Pour moi, c’était pas logique du tout. Moi, j’avais pas du tout envie de ça et je comprends qu’il y ait des gens qui aiment ça, vivre seuls et tout ça. […] C’est une idée qui me plaît vraiment et c’est pas vraiment financier en fait. Je ne me suis jamais posé la question même de regarder pour trouver un appart toute seule. J’ai jamais vu même les prix, je n’en ai aucune idée. C’est vraiment pas financier, c’est un plaisir.
Julie, 23 ans, salariée, vit avec cinq autres personnes
Pour ces jeunes, le choix de la colocation revient à expérimenter d’autres façons de vivre qui sont autant de manières de dépasser les inégalités structurelles et les contraintes normatives qui s’imposent aux parcours de vie des individus. La colocation permet aussi le partage des ressources pour lutter contre les effets des incertitudes contemporaines qui touchent les parcours des jeunes. Ainsi, parfois, le partage des ressources s’impose du fait qu’aucun·e des colocataires n’a beaucoup d’argent, ce qui induit une certaine solidarité. C’est ce qu’expriment Benoît et ses colocataires :
On est tous pauvres et généreux, on ne s’est jamais posé la question […]. S’il y en a un qui est en galère, l’autre tout de suite […] ne se pose pas la question. On s’est fait un petit truc pour noter ce que chacun doit, etc., mais c’est vrai qu’on n’est pas vraiment attachés à la notion d’argent, de compte, etc.
Benoît, 31 ans, salarié, vit avec quatre autres personnes, témoigne ici avec l’un de ses colocataires
À travers ces témoignages, les raisons économiques sont souvent articulées avec l’envie d’expérimenter des formes résidentielles plus collectives et basées sur le partage. Sur ces deux registres, le choix de la colocation incarne des façons de lutter contre le déclassement social qui touche les jeunes dans leur parcours vers l’âge adulte. Ce faisant, ils et elles contestent les contraintes structurelles et normatives qui pèsent sur ces parcours et s’affirment dans leur identité propre.
La colocation : un choix de vie durable remettant en question les normes du passage à l’âge adulte
Nombre de jeunes rencontré·es évoquent les normes, la pression sociale qui les pousse à opter pour tel ou tel type de logement en fonction de leur âge ou bien de leur statut (étudiant·e versus salarié·e, célibataire versus en couple). Ce faisant, ils et elles interrogent les représentations communes selon lesquelles la colocation serait une expérience résidentielle plutôt réservée à la jeunesse pendant une durée limitée (Heath et al., 2018).
En pratiquant la colocation, ces personnes souhaitent en effet montrer qu’un autre monde, moins solitaire, moins individualiste, moins basé sur la propriété, est possible, et qu’il est donc envisageable de protester contre les différentes formes de déclassement et les normes sociales dominantes.
Ainsi, Mathias exprime fortement son refus des normes qui accompagnent le passage à l’âge adulte :
Mais tu sais, après, enfin moi, je ne suis vraiment pas dans, on va dire, le schéma classique de devenir propriétaire, d’avoir son terrain privatisé, d’avoir… C’est pas du tout mes aspirations à l’heure actuelle. Et je suis pas du tout dans la programmation de cet âge-là, il faut que j’aie fait ci, que j’aie fait ça. Moi, j’ai… enfin ma vie personnelle, j’ai pas du tout de pression par rapport […].
Mathias, 30 ans, membre d’une coopérative, vit avec une autre personne
De plus, les personnes qui vivent dans ces colocations envisagent souvent de continuer à vivre en collectif, plutôt dans des formes d’habitat partagé. C’est ce qu’explique Karole :
Bah, en fait, j’ai le projet de monter un lieu collectif avec les… tous mes trois amis d’enfance et, du coup, ça sera une grosse coloc… de hippie. […] D’écologie, de mutualisation, de partage [...]. Bah là, ça sera un peu la même chose. Il y aurait des espaces privés qui ressembleraient peut-être plus à des petits appartements ou à des petites maisons et un grand espace collectif où on pourrait… voilà. Mais du coup, ce serait un peu le même principe d’indépendance en fait. Je pense que, pour moi, c’est hyper important.
Karole, 28 ans, étudiante, vit avec une autre personne
On voit donc, à travers ces différentes dimensions attribuées à la colocation par les jeunes (les rencontres, le partage, éventuellement la construction de projets collectifs), que ces pratiques s’inscrivent dans des éléments concrets, objectifs, qui visent à transformer à la fois les inégalités de parcours qui les affectent, mais aussi les relations sociales qui s’imposent à elles et eux, et qu’elles et ils jugent trop individualistes.
Pour conclure, on peut donc affirmer que la colocation, loin d’être un choix simplement motivé par des éléments matériels, représente pour les jeunes de classe moyenne qui y recourent une manière de construire leur propre trajectoire vers l’âge adulte, et de se sentir moins exposé·es au déclassement résidentiel et social. Ces jeunes construisent des stratégies résidentielles affirmées (à la différence des dortoirs, des hébergements chez un tiers ou des hébergements d’urgence, par exemple) qu’ils et elles articulent avec leur parcours de vie et situent dans un contexte social marqué par la prévalence de normes sociales venant infléchir les choix accomplis (Santelli, 2019 : 153-171).
Dans les récits, les jeunes insistent sur la possibilité qu’ils et elles ont de choisir cette forme d’habiter, ainsi que sur la centralité de leur choix pour le futur. Ce faisant, ils et elles s’approprient des parcours individualisés, mais qui ne sont pas pour autant déconnectés des effets de contexte. Nous avons vu que la colocation était une pratique qui permettait aux jeunes d’éviter un certain déclassement résidentiel et d’occuper des logements plus grands, situés au centre-ville ou dans des quartiers périphériques. Cela contribue à la réintroduction des formes de mixité sociale à certains endroits des territoires. La pratique de la colocation vient ainsi en quelque sorte interroger de manière générale la place qu’occupent les jeunes dans un territoire donné. En ce sens, ces choix sont aussi des tentatives pour lutter contre les inégalités sociales tout en inventant des manières d’habiter venant souligner leur capacité à prendre le contrôle de leur trajectoire et à interroger les normes du passage à la vie adulte. Certain·es jeunes interrogé·es soulignent le caractère subversif des projets qui accompagnent ce mode d’habiter. Pour la suite de cette enquête, nous souhaitons systématiser une approche en direction des jeunes issu·es des classes populaires et/ou en direction de jeunes plus exclu·es comme les jeunes exilé·es. Cela nous permettra de confronter nos résultats avec les travaux portant sur les passages à l’âge adulte des jeunes d’origine populaire (Vial, 2020) et de vérifier si le potentiel subversif observé ici peut en quelque sorte résister à la précarité des conditions de vie.
Appendices
Notes
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[1]
Selon l’enquête de la DREES de 2016 intitulée « Ressources et accès à l’autonomie résidentielle des 18-24 ans », 20 % des jeunes entre 18 et 24 ans vivent en colocation. Plus précisément, ce phénomène touchait 24 % des étudiant·es, 11 % des jeunes en emploi et 28 % des jeunes au chômage et inactifs.
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[2]
Selon l’Insee, « [e]n 2018, entre 18 et 20 ans, plus des deux tiers des jeunes sont en études initiales, cumulées ou non avec un emploi : 71,9 % des femmes et 63,9 % des hommes. De 21 à 24 ans, cette proportion est de trois jeunes sur dix (36,9 % des femmes et 28,6 % des hommes). Entre 25 et 29 ans, 6,4 % des femmes et 6,2 % des hommes sont toujours en études. Une partie de ces jeunes cumule emploi et études : femmes et hommes sont environ 10 % dans ce cas entre 18 et 24 ans et 3,5 % entre 25 et 29 ans en 2018 » (INSEE, 2019). Selon l’Observatoire des inégalités (2021), la part de cette tranche d’âge (18-29 ans) est surreprésentée parmi les plus pauvres. « Ainsi, près d’un pauvre sur deux en France a moins de 30 ans. Chez les 18-24 ans, le taux de pauvreté atteint 12,8 %, soit deux fois plus que la moyenne française. »
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[3]
Nous utilisons la définition du déclassement résidentiel proposée par Dietrich-Ragon : « Cette déconnexion entre les positions sociale et résidentielle peut être assimilée à un déclassement. La position sociale renvoie aux différents types de capitaux détenus : économique, culturel, social et symbolique (Bourdieu, 1987) […]. Quant à la position résidentielle, elle résulte de trois éléments : la localisation du logement, ses caractéristiques matérielles (taille, nombre de pièces, structure du bâti, niveau de confort, etc.) et, enfin, le statut d’occupation (propriété, location, logement à titre gratuit, etc.). » (Grafmeyer, 2013 : 370)
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[4]
On sait ainsi que les jeunes des classes moyennes reçoivent des aides substantielles de la part de leurs parents. Pour les 18-24. ans, « la participation financière des parents varie selon le milieu social : lorsqu’ils sont aidés, les enfants de cadres reçoivent alors un montant total 2,5 fois plus élevé que les enfants d’ouvriers. L’aide parentale vient le plus souvent compléter les aides publiques, dont les allocations logement sont le levier principal : ces dernières bénéficient à un jeune sur deux disposant de son propre logement » (Castell et al., 2016 : 1).
-
[5]
Bien sûr, tous et toutes les jeunes n’aspirent pas à loger au centre-ville, dans des appartements dotés d’un bon standing. Dans ses travaux, Pascale Dietrich-Ragon (2018) montre ainsi que les jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) aspirent surtout à se voir allouer un logement social.
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