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I. L’intelligibilité du singulier

Depuis Platon et Aristote, deux apories apparemment contradictoires gouvernent la métaphysique. Seul l’universel saurait être objet d’une connaissance conceptuelle, or il n’y a de réalités effectivement existantes que des substances individuelles. C’est dire que l’universel « n’existe » pas et le singulier est inconnaissable. La première affirmation est quasiment évidente, mais comment s’accommoder de la seconde ? Comment admettre que les choses que nous rencontrons et manions à chaque instant et surtout que les personnes, les êtres intelligents et libres sont inaccessibles au concept ? Sans doute, la religion biblique passe outre l’interdit aristotélicien : la Providence est individuelle, pas un cheveu ne tombera de notre tête sans que Dieu ne le voie. Or dès que l’Écriture et la Tradition sont relues en philosophie, la connaissance que Dieu possède de ses créatures devra se soumettre à la logique de la métaphysique hellénique, récusant la conceptualité donc la connaissabilité intellectuelle de l’individu. Dieu connaît les anges, êtres spirituels, mais c’est parce que les anges, « substances séparées », dépourvues de matière qui les aurait différenciés en individus — en individus constituant dans leur totalité une « espèce » — seraient, bien au contraire, chacune une espèce en eux-mêmes. C’est dire que la connaissance divine de l’ange concerne toujours une espèce donc un universel…

Cette vision qui restreint la connaissance rationnelle, conceptuelle à des universels implique que tout ce qui est censé se situer en deçà de l’universel, à savoir dans l’ordre du temps et de l’image, reste inaccessible au concept. La pensée classique ne parvient guère à rendre raison des images et considère les structures et les événements du temps comme frappés d’une contingence irrémédiable. Ce n’est qu’à partir de Kant que le temps, réuni avec l’imagination, est réhabilité, donc la sphère du temporel devient susceptible d’explication conceptuelle. La Critique permet de penser le devenir, par conséquent, les processus physiques pourront être exposés en concept. Toutefois, cette intelligibilisation du particulier n’atteint pas encore le singulier. Le particulier ou, plus précisément, la particularité est un dégradé, un aspect, une face ou un attribut de l’universel, c’est-à-dire sa diffraction partielle qui advient par l’image et le temps, et du moment où l’image et le temps obtiennent une part d’apriorité, donc de conceptualité, la particularité aura droit au concept. Il en va autrement pour le singulier qui s’impose comme un instant indivis, une fulguration, quelque chose d’inanalysable selon toute apparence, irréductible à autre chose que soi-même. Comment s’en approcher d’une perspective rationnelle, ou tout simplement : comment le connaître ?

C’est la philosophie moderne, l’idéalisme kantien et post-kantien, qui après la réhabilitation du particulier, entreprendra la réflexion conceptuelle sur le singulier. Ici aussi le rôle de Kant s’avère essentiel. Kant fonde en concept a priori le jugement esthétique et à partir de l’apriorité de l’esthétique se dégageront des figures du singulier a priori, à savoir le génie et l’oeuvre d’art. Quant à Hegel, métaphysicien des universaux concrets, il n’envisage guère une catégorie propre de la singularité, seule sa Philosophie du Droit procède à la monstration d’une figure sui generis du singulier intelligible, à savoir du Prince. Et finalement, Schelling qui entreprend la quasi-déduction de la personne, finit par construire l’extraordinaire édifice de la philosophie positive où la Personne trouve son accomplissement dans le philosophème du Dieu Un et Unique[1].

II. Le génie et l’oeuvre d’art

Les trois critiques de Kant sont autant de variantes sur la portée de l’apriori dans les diverses sphères du savoir philosophique. La Critique de la raison pure déduit l’apriorité de la connaissance des phénomènes, donc des lois particulières de la nature. La Critique de la raison pratique professe l’apriorité totale, inconditionnelle de la pensée dans le monde nouménal de la morale. Quant à la Critique de la faculté de juger, elle étend l’apriorité sur le jugement singulier, à savoir la connaissance dans l’aire esthétique. Les appréciations du goût se rapportent à des choses singulières, mais les jugements auxquels elles aboutissent prétendent à une validité universelle. Kant rappelle : en matière du goût, on peut discuter mais non pas disputer. On pourrait disputer, si on pouvait présenter des arguments, des preuves, des démonstrations en faveur de nos appréciations. Or preuves et démonstrations sont autant de recours à l’universel, et précisément dans ce monde de la sensibilité où s’éprouve le plaisir esthétique, il ne saurait y avoir aucune présence d’universel. Le Kant pré-critique cite encore avec approbation le dictum pseudo-aristotélicien « sensibilium non datur scientia[2] ». La Critique dépassera cette théorie fondatrice de l’intellectualisme classique par l’élargissement et la modification de « la science » qui trouve son aboutissement dans la déduction du jugement esthétique. Il se trouve un savoir a priori du sensible, on peut énoncer des « jugements universellement valides » du goût, mais qui ne peuvent être que des « jugements singuliers ». Autant dire que l’analytique du goût consacre « la validité universelle d’un jugement singulier[3] ». Cette universalisation, cette apriorisation des principes esthétiques[4], des jugements du goût[5] ne se fera que par une relecture de la théorie du jugement elle-même. Il faudrait désormais distinguer les jugements déterminants et les jugements réfléchissants. Dans le jugement déterminant, on applique un universel, un concept sur un être particulier : on veut savoir si un vivant est bel et bien l’échantillon d’une espèce animale, si une phrase du discours obéit à une règle grammaticale. En revanche, dans un jugement réfléchissant, on subsume une chose singulière sous un universel : on perçoit, on voit avec plaisir un tableau ou une sculpture et on juge qu’ils sont beaux[6].

Le jugement déterminant conduit à la désignation d’un individu comme la diffraction d’un universel, d’un individu qui présente certains aspects de l’universel quand le jugement réfléchissant aboutit à la saisie de l’universel en et à travers le singulier. Les individus, objets intentionnels d’un jugement déterminant constituent, en se complétant et s’additionnant, l’espèce, l’universel, tandis que le jugement réfléchissant met en lumière des singuliers dont chacun exprime d’une certaine manière l’universel tout entier. Le jugement réfléchissant fonde — et anticipe de cette sorte — les intuitions centrales de la connaissance esthétique, narthex d’une véritable métaphysique de la singularité. Il ne livre pas un savoir qui analyse et pèse les singuliers en termes de leur conformation à l’universel, selon le degré de leur participation à cet universel. C’est dire qu’il ne conduit pas à l’évaluation des individus en tant qu’instances partielles de l’universel, mais il est comme la monstration des singuliers en tant qu’expressions adéquates, intégrales sinon complètes de l’universel. Chaque singulier reflète à sa manière l’universel, en constitue une présence sui generis dans le monde. Le jugement déterminant est l’instrument d’une connaissance qui dispute, qui cherche à délimiter la manière dont un individu se conforme à l’universel. Le jugement réfléchissant est l’artisan d’un savoir qui envisage les singuliers en eux-mêmes, en tant qu’ectypes fidèles d’un archétype, d’une connaissance qui discute les richesses ou la pauvreté de la monstration de l’universel par le singulier. Bref, d’une connaissance qui se rapporte à son objet intentionnel en lui-même, qui le voit directement, sans la médiation d’un troisième, à savoir du concept.

Le jugement esthétique se rapporte à un objet appréhendé comme beau et ceci sans passer par le concept. Or, cette mise entre parenthèses du concept ne signifie encore aucunement un anti-intellectualisme quelconque. Bien au contraire, elle illustre avec éclat, l’élargissement kantien de l’intelligibilité[7]. Le paradoxe fécond de la doctrine de la Troisième Critique, c’est qu’elle présente une vision inédite du jugement où les pouvoirs de l’esprit se rapportent directement, immédiatement en eux-mêmes les uns aux autres, et précisément, c’est cette immédiateté où l’universel semble prévaloir en et pour lui-même qui conduit vers le singulier. Ce jugement réfléchissant qu’est le jugement esthétique vise les oeuvres d’art, et il les vise en tant qu’elles accusent de la finalité mais une finalité sans fin. On dit d’un portrait ou d’un paysage qu’ils sont beaux, mais leur beauté n’a rien à voir avec leur contenu conceptuel, à savoir leur conformité avec un visage humain ou un espace naturel. La beauté d’une oeuvre d’art ne concerne pas les détails de la représentation, le degré d’exactitude, de précision avec lequel elle reproduit un modèle dans le monde, mais sa condition de reflet authentique de la finalité générale, formelle[8]. Le jugement déterminant décide de l’appartenance d’un être à une espèce donnée en vertu d’un prédicat qui traduit son essence spécifique. Quant au goût, en l’absence de toute détermination conceptuelle, c’est à partir de ce « prédicat » très particulier qu’est le plaisir ressenti, le « plaisir » esthétique[9], qu’il juge qu’une oeuvre d’art révèle de « la finalité », qu’elle est zweckmässig, donc « belle[10] ».

Le rapprochement entre finalité et formel ou forme est d’une très grande portée métaphysique, surtout car il se rapporte quasiment à deux thèmes en connexion féconde. Tout d’abord, c’est la vision de la finalité en tant que formelle, c’est-à-dire « en elle-même », sans être spécifiée « matériellement » par un concept[11], mais il y a également « la forme » entendue comme exprimant ou plutôt exposant une entité singulière. Le « formel » permet la lecture d’un tout, d’une généralité, d’un universel dans le singulier et le lieu où cette lecture s’opère est précisément « la forme » de l’entité comme elle se présente à notre appréhension. Formel et forme semblent s’opposer radicalement comme universel et singulier, or dans la mesure même où le formel implique la mise entre parenthèses de la médiation par le concept[12], un pont s’érige entre les deux notions. Le formel qui est le général, l’universel s’applique directement, immédiatement à la forme. « Forme » est fréquemment identifiée avec « figure[13] », c’est-à-dire quelque chose qui n’est que surface, qui ne renvoie pas au-delà d’elle-même. En tant que figure, la forme manifeste sa condition de donnée cohérente, d’une cohérence qu’elle a en et à partir d’elle-même. « Le jugement esthétique — écrit Kant — ne se rapporte qu’aux formes… comme elles s’offrent à la vue[14] », le ciel nous paraît sublime, non pas comme lieu des mondes habitables par des êtres rationnels et ayant des soleils qui décrivent leurs cercles « en fonction d’une finalité bien précise », mais simplement « comme on le voit, c’est-à-dire comme une vaste voûte qui englobe tout[15] ». Cette immédiateté de la forme-figure pourrait ne traduire que sa condition de réalité sensible, pré-intelligible. En réalité, l’immédiateté ne signifie pas ici absence d’intelligibilité, mais une intelligibilité inédite surgie à partir de la relation sans médiation de l’universel au singulier. Le jugement esthétique discerne la finalité, c’est-à-dire l’intelligibilité dans le spectacle de la chose qui est belle, belle en elle-même, sans référence ou dépendance par rapport à une réalité antérieure ou extérieure. La forme du bel objet est perçue comme zweckmässig « déjà pour elle-même » sans renvoi « au concept[16] ». Le jugement esthétique discerne la finalité dans « la figure » de la chose donnée, sans comparaison conceptuelle « avec d’autres objets[17] ». Autant dire que les objets perçus, discernés comme beaux sont compris beaux dans leur singularité. Ils manifestent, chacun, la beauté, ils constituent une pluralité illimitée de singuliers lumineux dont chacun s’impose au jugement selon son apriorité, son intelligibilité.

Les choses belles, des choses de la nature mais surtout des oeuvres d’art sont des singuliers par excellence, des instances éclatantes de l’intelligibilité non conceptuelle où l’universel apparaît sans passer par le particulier. Au sens strict, il s’agit d’instances de l’essence, de l’universel « beau » que chaque oeuvre reflète autrement, mais toujours d’une manière fidèle et adéquate. Autant dire que la perception d’une oeuvre en tant que belle équivaudrait à une véritable « déduction » de la singularité. Kant parle d’une déduction « facile[18] », mais son exposé trahit un certain embarras. La perception esthétique — explique-t-il — se nourrit et se maintient par elle-même et elle n’aspire à aucun changement, à aucune modification, elle ne veut que se continuer[19]. Elle se rapporte à des objets qui sont cohérents, suffisants en eux-mêmes : l’oeuvre d’art ne renvoie à rien d’extérieur, elle ne sert aucune autre fin que la sienne propre. Toutefois, quand il s’agit d’exemples pour illustrer l’exposé de l’argument, Kant ne parle que d’arabesques, de rinceaux, de grecques, c’est-à-dire de figures qui relèvent finalement de ce que nous appelons aujourd’hui du « non-figuratif ». Or l’idée même de l’art abstrait étant absente de l’horizon du penseur de Königsberg, son exposé des « beaux-arts » est condamné à se cantonner dans les strictes limites du figuratif [20]. C’est dire que l’impératif du « sans concept » est à relativiser : « la beauté libre », catégorie par excellence du monde esthétique doit se composer avec « la beauté adhérente », propre aux oeuvres qui représentent, des oeuvres qui servent des desseins hétéronomes[21]. Pour rendre compte de la présence subreptice, secondaire mais très réelle du matériel au sein de la forme, du rôle que joue le concept dans l’avènement de la figure, la Critique aura recours à l’admirable philosophème de l’idée esthétique.

Kant introduit la notion d’idée esthétique pour expliquer la genèse noétique de l’oeuvre d’art. L’idée esthétique entend parer de deux manières au danger d’un retour du concept. Elle est définie comme une catégorie sensible, de l’ordre de l’imagination, non pas de la raison, et, d’autre part, si elle est un véritable système de prédicats, ces prédicats ne sont pas des structures déterminées, mais ils adviennent, ils se déploient à partir d’une éclosion, d’un débordement, bref en vertu d’une espèce de surdétermination. Une des définitions de l’idée esthétique, c’est qu’elle « est l’ensemble cohérent d’une indicible plénitude de pensées conformes à un certain thème[22] ». L’idée esthétique est une pluralité ordonnée, systématique de représentations, d’images, mais qui en grande partie sont inexpressibles, c’est-à-dire inexprimées encore. Sa nature inexpressible, « indicible », « innommable » ne désigne pas un apophatisme quelconque, mais un bourgeonnement, un « débordement[23] » où ce qui peut être présenté, énoncé clairement ne saurait apparaître selon sa totalité en même temps, au même lieu. L’idée esthétique n’est pas un super-concept, mais « un tout » qui est plus que ses parties, une « ébauche » qui ne présente qu’une fraction de ses contenus, un « contour » qui ménage dans son indistinction schématique un nombre illimité de figures[24]. Il s’agit ici d’une implication qui est aussi bien possibilité que promesse : les prédicats, les attributs, les ectypes qui constituent l’idée esthétique ne sont pas à concevoir comme autant de dégradés attendant tout fait, tout prêt, leur explicitation. Sans doute, l’imagination spatiale fait entrevoir les contenus de l’idée esthétique comme des Nebenvorstellungen qui, si elles ne parviennent pas à exposer l’idée, ouvrent « devant l’esprit un terrain illimité de représentations en affinité[25] ». Or cette conception par trop spatiale gagnerait à être conjuguée avec un registre temporel. La multiplicité des prédicats qui sont comme la matière de l’idée esthétique se trouve dans une condition encore « in-éclose[26] », « non développée[27] ». Ces figures, ces attributs se massent pour ainsi dire sur l’horizon et permettent « l’ouverture d’une nouvelle règle » indérivable par concept, donc indéductible « de principes précédents[28] ». En dernière instance, possibilité spatiale ou potentialité temporelle, la condition non dite ou indicible de ces prédicats bourgeonnants entend rendre compte du caractère non déterminé et en même temps approprié, cohérent de cette multitude de figures que contient l’idée esthétique.

La définition la plus connue, la définition « canonique » de l’idée esthétique, c’est qu’elle est une représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, pourtant aucun concept ne lui est entièrement approprié[29]. Elle rend compte du fait métaphysique qu’il existe une pluralité d’entités, à savoir d’oeuvres d’art pour exprimer la même Idée, une pluralité que chaque membre individuel reflète avec fidélité sans pour autant épuiser la complétude des prédicats qu’elle contient. Les oeuvres d’art sont des singuliers autonomes, intrinsèquement différents les uns des autres. Réalités de condition a priori, elles constituent l’objet par excellence que visent ces jugements singuliers de validité universelle que sont les jugements esthétiques.

Avec la déduction de l’oeuvre d’art, plus précisément de la chose « belle », le dispositif métaphysique pour exposer le singulier semble être mis en place. Or, un moment essentiel manque. Une chose est perçue belle, considérée seulement en elle-même, indépendamment de toute comparaison avec d’autres, par conséquent, en vertu d’une harmonie, d’une cohérence interne, intrinsèque. Toutefois, une véritable harmonie intérieure, une authentique cohérence intrinsèque ne doit pas seulement « se trouver » dans une entité, mais doit être constituée, posée par cet être lui-même. Et la position de soi, la constitution de soi ne peut être l’oeuvre d’une chose matérielle, inanimée. C’est dire que selon sa plénitude ne saurait être une véritable singularité qu’un être intelligent et libre. Cet être sera l’auteur de la chose belle, celui qui conçoit l’idée esthétique, à savoir le génie[30].

Le génie est l’artiste par excellence, en fait, tout véritable art est oeuvre de génie[31]. Il y a des savants plus grands et des savants moins grands, mais pas de plus grands ou de moins grands artistes. Newton n’était qu’« une grosse tête », c’est-à-dire savant à un degré plus grand, si l’on veut infiniment plus grand que ses disciples, tandis qu’entre Homère et le poète médiocre, il se trouve une différence « spécifique[32] ». Le génie, ce « favori de la nature » agit et crée avec une aise souveraine et ce qu’il crée est accompli, parfait. La Critique de la faculté de juger définit par une formule en raccourci : le génie est d’une « originalité exemplaire[33] ». L’opinion commune considère le génie comme « un original », il lui attribue de la bizarrerie, de l’excentricité, mais bizarrerie et excentricité ne sont que des retombées ou des manifestations secondaires de l’essentielle auto-suffisance, de l’autarcie propre au génie. On dit que contrairement à l’artiste talentueux qui fait ce qu’il veut, le génie ne fait que ce qu’il peut… Le grand artiste oeuvre avec une maîtrise souveraine, mais cette maîtrise paraît lui être imposée. Kant écrit que le jugement esthétique suit « des règles qu’il est impossible d’énoncer[34] » et il définit le génie, le praticien suprême du jugement esthétique, comme « la faculté de produire ce qui ne peut pas être appris[35] ». L’impossibilité de l’apprentissage exprime l’originalité radicale de la création artistique : les idées et les images que conçoit le génie, sont entièrement singulières, elles ne sont qu’à lui. Qui plus est, elles sont quasiment incommunicables : elles peuvent être copiées ou « singées », mais pas vraiment imitées et « suivies ». En science, les résultats du passé s’accumulent, les savants d’aujourd’hui peuvent construire sur des bases en provenance du passé qu’ils approprient et intègrent dans leur travail. Il en va autrement dans les arts. Chaque grand artiste est comme un édifice complet, comme un système fermé : le disciple peut admirer l’oeuvre de son prédécesseur mais pour construire son oeuvre à lui, il doit partir de zéro. Ce que l’artiste véritable crée n’aurait pas pu être produit par un autre. Le génie est le favori de la nature et chaque fois qu’un de ces favoris disparaît, le suivant doit tout recommencer[36]. L’interdiction ou plutôt l’impossibilité d’imiter manifeste l’originalité abyssale du génie qu’aucun autre ne pourrait précéder, et le sens véritable, le sens métaphysique du thème de l’inspiration qui pour ainsi dire fonde sur l’artiste, cette irruption d’images et d’idées qui paraissent lui advenir du dehors, c’est que rien ni personne ne précède l’artiste créateur, même pas lui-même.

Les chantres du « génie » mettent tout en oeuvre pour présenter l’indéductibilité, l’incommunicabilité de l’agir créateur, mais ils ne doivent pas moins tenir compte de sa nature essentielle d’exemplarité. L’exemplarité renvoie au quidditatif indissociable de la création inspirée. Le génie n’imite, certes, rien d’extérieur ou d’antérieur, il ne suit aucun précepte donné, ni de « plan » arrêté[37], en lui c’est « la nature qui fournit les règles à l’art[38] ». Toutefois, ces règles, lois surgies de sa propre intériorité, d’une antériorité qui d’ailleurs échappe à l’artiste créateur lui-même, sont néanmoins des lois, c’est-à-dire des contenus eidétiques. Ces lois, ces règles, en fait ces images, sont le trésor propre à l’idée esthétique que le génie conçoit. C’est dire que le génie n’est pas un atome insécable, une substance inanalysable et impénétrable, un noyau opaque, mais, sujet d’un jugement esthétique, il se rapporte au registre du « système[39] ». En tant que principe et source de l’idée esthétique, le génie est principe et source de système, d’un système de contenus, d’une compossibilité de prédicats qui, au moins virtuellement, est ouverte à tout autre esprit, plus précisément, à tout autre génie. L’idée esthétique elle-même ne contient que des eidê qui relèvent de la somme totale des quiddités propres à l’intellect humain, ce qui lui est propre c’est la manière unique dont elle rassemble, dont elle synthétise ces prédicats, ces « ectypes ». Il se trouve une pluralité illimitée d’idées esthétiques possibles, chacune constituant une singularité sui generis. Il se trouve, également une multitude illimitée de génies possibles. L’originalité de l’artiste créateur ne signifie pas qu’il soit unique, mais qu’il ne soit pas un simple ectype[40]. Faculté d’énoncer des idées esthétiques, c’est-à-dire des archétypes, il est lui-même un archétype concret, un archétype ambulant. Comme les oeuvres d’art dans un musée constituent une multitude dont chaque membre vaut en lui-même, sans référence aux autres, les génies sont autant d’entités singulières, des singularités intrinsèquement cohérentes, suffisantes à elles-mêmes.

III. Le Prince

Le génie est une figure authentique de la singularité : elle est une unité irréductible à toute autre, mais en tant que subjectivité, elle est conforme à la définition kantienne du singulier comme synthèse[41]. Sans doute, les êtres matériels du monde, eux aussi, sont des approximations de l’unité de l’universel et du particulier, mais seule la subjectivité intelligente et libre en constitue une instance plénière : la véritable synthèse n’est pas seulement donnée, c’est une réalité qui se donne. Toutefois, le sujet esthétique, l’artiste créateur ne présente pour ainsi dire que les rudiments de cette synthèse. Il accuse, certes, une connexion d’essence à l’universel, c’est-à-dire à la loi qu’il donne à la nature, qu’il plante dans la matière, mais précisément, cette donation d’universel se rapporte à quelque chose d’autre que lui-même, à savoir l’oeuvre. La véritable synthèse fondatrice de la subjectivité s’exerce et s’accomplit par rapport à elle-même et son instrument ou plutôt son nerf, son ressort est la volonté. C’est dire que le mouvement conceptuel de l’idéalisme allemand vers le singulier intelligible est à reprendre à nouveaux frais. Il le sera par Hegel, théoricien du Prince, incarnation de la volonté inconditionnelle propre à l’État[42].

Hegel est « le philosophe de l’État », de sa rationalité essentielle, et il est l’apologète de la portée inconditionnelle du pouvoir étatique, de la non-soumission de ce « hiéroglyphe de la raison[43] » à tout critère extérieur, hétéronome. L’État ne doit pas chercher la justification de ses lois et de son agir ailleurs qu’en lui-même, elle découle de son existence au sein de l’histoire. L’État n’a pas été institué par un contrat, il n’est pas né de l’accord de ses citoyens. Il n’a pas été fondé à un moment donné par des pouvoirs ou des individus qui l’auraient précédé. Bien au contraire, c’est lui qui précède ses membres individuels, les citoyens. Il est, certes, une volonté générale, mais qui n’est pas pour autant la somme de volontés individuelles. L’État est comme un organisme vivant possédant son harmonie, une structuration immanente qui ne dépend d’aucun principe extérieur ou antérieur. Il est une réalité fermée sur elle-même, jouissant d’une « souveraineté » inconditionnelle[44]. Toutefois, la souveraineté illimitée de ce singulier ne signifie pas qu’il est un et unique. Il se trouve une pluralité d’États selon la simultanéité et la succession dont chacun n’existe que par lui-même, possède son armée, son territoire, sa capitale. Et chacune de ses entités est symbolisée, représentée ou plutôt incarnée par un individu humain, une personne, le Prince.

Le Prince est comme le chiffre de l’État. Il est la clef de voûte de tous les pouvoirs publics, mais il n’a pour ainsi dire en et pour lui-même aucun contenu propre. C’est « sa singularité » qui fait qu’un peuple est un peuple[45], mais il ne vaut, il n’est qu’en et par cette réalité étatique qu’il singularise. Si le monarque est une catégorie par excellence du Singulier, c’est qu’il en présente les deux moments — et les deux difficultés — essentiels. À savoir une insécabilité ultime, mais aussi une dimension d’intelligibilité, de conceptualité native. Hegel, philosophe de la médiation, de la synthèse proclame, dès la Phénoménologie de l’esprit : l’individu est « l’existence du concept pur[46] ». Or, cet Individu advient comme l’accomplissement d’un devenir onto-logique dont l’universel et le particulier sont les deux moments[47]. Traduite dans le contexte de la déduction du Prince, cette métaphysique du singulier signifie que le monarque, en qui seule la vérité « personnelle » de l’État est « effective[48] », représente aussi bien un pouvoir souverain inconditionnel que la synthèse, la connexion organique de tous les pouvoirs. Le monarque est une instance par excellence de la Personne selon ses deux aspects eidétiques de pointe et de dureté. La dureté, le Spröde est un terme propre du discours hégélien. La Phénoménologie de l’esprit parle de « ce Spröde Selbst » ou de « la rigidité absolue de la personnalité[49] », et un cours de Berlin énonce avec éclat : « Ich bin für mich, ich bin Person, das ist das schlechthin Spröde[50] ». La dureté qui exclut tout le mou, tout le souple, tout le malléable finit par s’accomplir dans « la pointe », c’est-à-dire dans un être séparé et « différencié pour soi-même, élevé au-dessus de toute condition et de toute particularité[51] ». Cependant, ce dur impénétrable, cette pointe sans espace intérieur est à comprendre comme le troisième des pouvoirs de l’État qui unifie et synthétise les deux autres. En dernière instance, le pouvoir législatif et le pouvoir gouvernemental n’obtiennent leur confirmation que par le pouvoir princier qui les récapitule, qui leur donne la validité et l’efficace donc l’existence effective[52]. C’est dire que l’insécable est aussi une catégorie de l’harmonie, de l’ordre donc en dernière instance, de l’essence.

Dans une époque historique où le principe même de la monarchie héréditaire a été de plus en discuté, Hegel apparaît comme le champion de la transmission du pouvoir souverain par la primogéniture, donc en vertu d’un facteur biologique. L’hégélianisme est une philosophie par excellence de l’histoire, or son enseignement sur l’État semble quasiment pervertir le monde du Droit, celui des structures humaines, historiques, par l’irruption du naturel. Qui plus est, la métaphysique, la logique hégélienne dont le concept de la médiation est pourtant comme le ressort, le principe essentiel, paraît proclamer, à travers la déduction du Prince, le règne de l’immédiat. Le monarque n’est pas choisi pour ses qualités ou pour une situation particulière, il advient par sa naissance. Il n’est pas élu parmi une pluralité de concurrents, mais devient monarque du fait d’être le Fils d’un être biologique donné, le monarque décédé. Le Prince devient Prince en vertu de sa naissance, il cessera d’être Prince par sa mort. « Ce soi suprême de la volonté de l’État — lit-on dans les Principes de la philosophie du droit — est un soi simple […] une individualité immédiate, dans son concept même est impliquée la détermination de la naturalité ; le monarque est […] caractérisé comme étant cet individu, abstraction faite de tout autre contenu, et cet individu est déterminé d’une façon naturelle immédiate — par la naissance — à être élevé à la dignité du monarque[53] ». L’avènement du monarque comme l’exercice de son pouvoir souverain correspond à « un véritable passage (Umschlagen) » du concept « à l’immédiateté de l’être, dans le domaine de la Naturalité », il présente une authentique variante de la preuve ontologique. Dans « la preuve d’Anselme », il y a passage immédiat de l’essence à l’existence : Dieu existe en vertu de son concept, de son essence quand dans la déduction du monarque, l’être-là du Prince est exposé comme une perfection impliquée par la souveraineté. Autrement dit, il y a passage du concept à l’existence de l’individu biologique qui se fait sans la médiation des qualités, des propriétés, c’est-à-dire du particulier[54].

La naturalité, l’immédiateté propres au Prince traduisent son inconditionnalité. Il n’est pas élu en vertu de propriétés ou de critères particuliers et il exercera sa souveraineté d’une manière inconditionnelle. Or précisément, cette « inconditionnalité » est une notion complexe : elle implique aussi bien de l’illimitation que de la vacuité, elle se veut puissance absolue, mais elle est privée de tout contenu déterminé. Hegel fait remarquer que « le concept du monarque est le concept le plus difficile pour le raisonnement […] il n’est pas quelque chose de dérivé, mais ce qui a absolument son point de départ en lui-même[55] ». Les monarques d’Europe se disaient régner « par la grâce de Dieu », et cette origine divine de la souveraineté est une expression suggestive de son inconditionnalité. L’inconditionnalité de la puissance du Prince est illustrée par son pouvoir de gracier. Contrairement aux tribunaux qui énoncent leur verdict en vertu des lois et dont les décisions peuvent être modifiées, rectifiées par une cour supérieure en vertu d’une nouvelle lecture des lois, le Prince peut — sans aucune référence aux lois — annuler toute condamnation. Dans le pardon, la rémission des péchés, l’Esprit de Dieu rend « ce qui est advenu non-advenu[56] ». En analogie avec cet agir divin inconditionnel, grundlos, « la souveraineté peut nier la transgression, l’annuler en elle-même[57] ». Le pendant du droit de gracier est « l’irresponsabilité » du monarque, notion apparemment pérenne, en réalité très récente. Dans les monarchies parlementaires des temps modernes, seuls les ministres peuvent être responsables, le chef de l’État, le monarque ne l’est jamais. Toutefois, contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’irresponsabilité du Prince ne traduit pas sa toute-puissance, elle est plutôt la marque de « sa condition politique sans signification (Bedeutungslosigkeit)[58] ». Si le monarque est irresponsable, c’est que son action ne saurait toucher aucun objectif donné, elle est condamnée à rester sans « contenu » propre. L’exercice du pouvoir princier, pouvoir illimité, absolu consiste dans le consentement aux lois des assemblées législatives et aux décisions des ministres et des fonctionnaires. Seuls les ministres peuvent être responsables, car la responsabilité ne peut concerner que « le contenu[59] » et seul l’exercice de ce pouvoir « particulier » qui appartient au ministre, au fonctionnaire, a affaire à des contenus.

Le monarque n’a qu’à donner son consentement aux lois et aux nominations, proférer son oui, dire fiat. Il est comme la force originaire qui fournit l’énergie pour le fonctionnement du pouvoir gouvernemental, il donne le signal pour déclencher l’action de l’appareil étatique. Sans doute, c’est à des mesures concrètes qu’il doit consentir, à des décrets particuliers qu’il doit apposer sa signature. Or tout ce concret est présenté à son approbation, sans que lui-même ne fasse un choix préalable, sans qu’« il pèse les raisons et les contre-raisons[60] ». Il n’a qu’à donner son accord, sans hésitation, sans réflexion, sans pouvoir ni devoir procéder à un choix entre contenus différents. L’État moderne existe comme « une organisation parfaite […] on n’a besoin pour un monarque que d’un homme qui dise oui[61] ». Dire oui apparaît comme un agir simple, un mouvement immédiat, sans contenu aucun, bref, comme l’expression de l’irréductibilité, de l’insécabilité de cette monade qu’est le Prince. Or si du côté du Prince, l’agir manifeste une singularité sans contenu, il se rapporte néanmoins à un objet intentionnel qui relève de l’ordre de l’essence, d’une essence faisant partie d’une compossibilité. Comme le génie de la Troisième Critique réalise sans l’avoir « choisi » une représentation qui lui est fournie à partir du riche surplus d’une Idée Esthétique, le Prince consent à la confirmation, à l’actualisation d’une possibilité contenue ou impliquée par les lois, la constitution de l’État, des conditions et des rapports politiques qui y prévalent[62]. Il s’agit, bien sûr, des lois et des principes d’un État particulier, car ces singularités irréductibles que sont des États constituent une pluralité. Comme l’originalité du génie ne signifie pas qu’il soit unique, mais qu’il ne soit pas un simple ectype, la validité métaphysique ultime d’un État n’exige pas qu’il soit le seul et l’unique, mais qu’il soit un singulier avec une histoire et avec une structure sui generis. Toutefois, si de jure, d’un point de vue proprement métaphysique, la singularité ne signifie pas encore l’unicité, de facto elle possède un moment essentiel d’exclusivité[63]. La vérité de l’État ne s’accomplit que dans sa relation à d’autres États et cette relation est le plus souvent, en fait, essentiellement, conflit. L’aspect eidétique du Prince implique et indique avec éclat le destin logico-historique des États. Ces êtres-pour-soi comportent un moment fondateur de négativité[64] : chaque État est une subjectivité individuelle, exclusive d’autres États[65]. L’esprit du monde est présent dans chacun des États, non pas partiellement, ni seulement par un aspect particulier, mais d’une manière quasiment indivise. Un État est toujours une volonté générale, mais cette volonté générale lui est propre et elle n’est pas en accord avec la volonté générale qui constitue son voisin. Les États sont condamnés à une coexistence qui n’est que rarement pacifique. Les accords, les traités qu’ils concluent entre eux n’ont aucune validité pérenne : dictés par l’intérêt de ces grands Individus vivants, ils ne constituent que des facteurs et des instruments de leur bien-être, de leur progression, de leur salut. Ils peuvent être oubliés, rompus en vertu de la même volonté souveraine qui les avait conclus. Hegel ne croit pas à la possibilité d’une « constitution cosmopolite », c’est-à-dire d’une autorité internationale suprême : pas de « préteur » en droit international[66] ! Les sujets du droit international sont des singularités ultimes, la violence qui domine leurs relations réciproques, qui préside le plus souvent à la disparition pourtant fatale, nécessaire d’un État de la scène de l’Histoire, montre que ces singuliers ne sont pas soumis à la médiation de l’universel, du concept.

Contrairement à ces autres singularités authentiques que sont les génies d’art, les Princes qui personnifient les États s’opposent les uns aux autres violemment, les subjectivités qu’elles constituent sont d’essence volontaire. La volonté est le noyau, ou plutôt la vie de l’acte de consentement qui constitue l’essence même du Prince hégélien. Le monarque n’a rien autre à dire que « je veux », mais cet acte de volition seul confirme les délibérations et les décisions des fonctionnaires et des parlementaires. Les décisions finales au sein d’une structure étatique reviennent à « un individu […] au monarque d’une singularité ultime et immédiate[67] ». Hegel parle « d’une détermination vide ultime[68] », et effectivement, le oui du monarque est en même temps inconditionnel et vide, sans raison et sans appel, mais aussi exempt de toute détermination particulière. En dernière instance, le monarque en tant que monarque n’est que l’incarnation de la fonction de décideur ; il coïncide quasiment avec le « je veux » qui incarne l’État[69] et ce « je veux » représente un nouvel avatar de la singularité comme subjectivité. Le génie n’était encore qu’un mouvement spontané d’actualiser des lois, de traduire des représentations en réalités effectives. Le Prince, lui, représente, un degré, un niveau supérieur de la condition du sujet. Les retombées de son agir, sont, certes, des réalités extérieures, mais cet agir en tant que tel est une « détermination de soi[70] », une « décision[71] » qui est essentiellement une affirmation de soi à laquelle le « contenu » extérieur, particulier, n’est fourni que du dehors et demeure à jamais contingent.

IV. Dieu

Avec la figure du Prince, l’idéalisme postkantien approfondit la subjectivité essentielle de la singularité. Toutefois, si le Prince est essentiellement volonté — il apparaît même comme la personnalisation, « le soi ultime de la volonté étatique[72] » — cette volonté n’est que simple affirmation de soi. Il y a, certes, retour sur soi du sujet, mais qui est finalement comme un simple dégradé de l’immédiateté. Le je veux du monarque est quasiment l’exercice de son acte d’être. Par le oui de son consentement, il ne fait que persévérer dans son être. Or la singularité possède un moment fondateur essentiel de négativité, de limitation, et cette limitation n’accède à sa vérité de limitation que si le vouloir qu’elle est, devient séparation d’avec soi-même, dépassement de soi. Le Prince est défini comme la personnification de l’État, mais précisément, il est difficile de comprendre comment le je veux souverain puisse être conçu comme relevant d’un moi, d’un individu donné[73]. Pour que le sujet voulant accède à sa vérité de singulier, son vouloir ne saurait être représenté comme un acte ontologique ou, plus précisément, la dimension morale de la prise de distance par rapport à soi-même, de l’opposition à soi-même, doit être intégrée dans la structure métaphysique du singulier. Cela ne pourrait avoir lieu que dans sa relecture comme « personne » et dans la dernière philosophie de Schelling qui est comme « l’accomplissement de l’idéalisme allemand[74] », le paradigme ou l’archétype de la personne sera Dieu[75].

C’est dans le célèbre Recherches sur la liberté humaine que Schelling s’attelle à la tâche de « la déduction » de la personne à travers le philosophème du Fondement. Chaque être intelligent et libre est comme l’unité d’un fondement, d’une nature et d’un soi. Sans son fondement, un être ne saurait exister en tant que soi-même. Le fondement est la base, le support du soi, il lui fournit la force, il lui permet de s’affirmer et de s’affirmer comme déterminé. Il est ce composant de notre être qui nous rend possible de nous limiter par rapport à tout autre, en vertu duquel nous sommes différents de tout autre. Or cette condition propre au Fondement d’être principe de différence est d’une ambivalence profonde. Il y a essentiellement deux manières d’être différent. L’affirmation de ma différence peut impliquer la négation, le refus de la particularité, de la différence des autres êtres ou bien elle peut la favoriser, la maintenir, voire la fonder. Le sentiment de différence peut traduire une absence de certitude, de sécurité de soi. Alors, pour s’affirmer, s’affirmer comme différent des autres, on éprouvera leur particularité, leur être-soi comme menaçant et on s’y opposera. En revanche, si l’on est sûr de soi, si on sait posséder une indépendance, avoir une existence qu’aucune entité extérieure, autre ne saurait mettre en péril, on peut alors admettre voire favoriser l’existence autonome des autres, respecter leur individualité. Et la compréhension de cette certitude de soi conduit à l’idée d’un être-différent qui n’est pas seulement apte à admettre la différence hors de soi, mais qui permet de comprendre que la différence par excellence, celle qui constitue la personne, n’est pas donnée toute faite, mais doit être construite, construite comme posant l’existence d’autres êtres en -posant la sienne propre. En dernière instance, on n’est vraiment différent que dans la mesure où on favorise, voire on fonde la différence des autres. Exprimé en termes de notre réflexion : on n’accède à la singularité qu’en reconnaissant, voire en instaurant la singularité des autres. Et l’instance par excellence de cette singularité est Dieu qui renonce à Soi-même dans la création libre d’êtres libres.

Dès le Système de l’Identité, Schelling conçoit la philosophie comme « une preuve continue de l’existence de Dieu », mais le Dieu dont il parle est essentiellement « un être des êtres » panthéiste. En revanche, toute sa seconde philosophie est à caractériser comme une tentative inlassablement reprise de déduire « la Transcendance » de Dieu, « la personnalité de l’Être Suprême[76] ». N’est Dieu, stricto sensu que « la personne de Dieu[77] ». Dieu est la personnalité suprême[78], en fait, la personne par excellence. Il n’est pas un simple Es mais un Er[79], non pas Gott überhaupt mais o theos[80]. Toutefois — et c’est l’essentiel — le philosophe ne se contente pas d’enseigner la singularité essentielle de ce Dieu personne, mais il déploie les efforts de sa spéculation pour expliquer que ce Singulier est universel, que l’universalité propre de la divinité ne se parfait qu’en et par sa singularité[81].

Schelling entreprend la construction de la personne, celle de Dieu et celle de l’homme, parallèlement. L’être intelligent n’est jamais quelque chose de général, la tendance profonde d’un être humain n’est pas se maintenir « en général », mais « dans son être-là déterminé[82] ». L’homme possède une conscience atemporelle, nouménale d’avoir été toujours soi-même, la même entité particulière[83], et cette particularité, plus précisément, cette singularité se conçoit dans le contexte du choix atemporel du bien et du mal[84], de ce choix moral-ontologique par lequel on assume son « caractère[85] ». La personne humaine, figure par excellence de la singularité, n’est toutefois qu’un ectype de l’archétype divin. Dieu n’est pas simplement l’Absolu, l’Un, l’Être suprême, c’est-à-dire une monade insécable, une réalité indivise. Bien au contraire, il est à comprendre comme « la dualité » vivante d’un Fondement-Nature et d’un Soi. Toutefois, si la vocation ontologique propre du Fondement est de fonder la personne en s’y subordonnant, en jouant un rôle de support, de base, d’instrument, il peut aussi se saisir, s’assumer soi-même et de ce fait, être le nerf, le support d’une affirmation de soi en face et contre tout autre être. Condition de l’ipséité d’un être, le Fondement vire alors en Égoïsme par lequel un être récuse l’autonomie des autres et existe comme une espèce de débordement, une expansion qui attaque et happe tous ceux qu’il rencontre sur son chemin.

Le philosophème du Fondement surgit dans le contexte des efforts schellingiens pour « expliquer » le mal, mais en dernière instance, il s’avère comme le noyau, le principe des déductions inlassablement reprises du singulier qui fête son accomplissement dans la Personne de Dieu en tant qu’Abandon de Soi divin. Cette déduction a son arrière-fond conceptuel dans la doctrine chrétienne du Verbe se vidant de sa divinité, de la kénose du Christ, élargie en notion théologico-métaphysique de la divinité, mais elle passe par la vision de la genèse de la Personne selon sa vérité morale. La personnalité, la personne est le singulier selon sa dimension morale, c’est une réalité avec comme noyau un soi irréductible, une entité qui s’affirme source de valeur et sujet d’action envers et par rapport à toute autre réalité, plus particulièrement, en face de toute autre singularité morale. Or très paradoxalement, cette individualité ultime, cette affirmation unique n’est pas une donnée atomique insécable. Bien au contraire, si la personne morale ne saurait être réduite à quelque chose d’antérieur ou d’extérieur, son originarité ne se conçoit que comme un incessant processus de victoire sur soi-même. La personne n’est pas une entité qu’on trouve ou qui se trouve, mais plutôt une réalité qui advient, et advient dans la mesure où elle se sépare du donné naturel, plus précisément du donné naturel ce qu’elle est elle-même. Le plus haut acte de la personnalité, en fait, l’acte même de devenir et d’être personne, consiste dans la séparation de sa propre naturalité. On n’est soi-même que dans la mesure où on ne se reçoit pas d’ailleurs et du dehors, mais de soi-même, où on se sépare de sa réalité initiale qui n’est pas d’ordre « moral[86] », où on se prend en charge, on s’assume. Or cette assomption de soi par laquelle on conquiert sa personnalité morale est un processus douloureux qui implique l’effort, la lutte, la souffrance, la renonciation, l’abnégation. Il s’agit de vaincre soi-même, de surmonter son égoïsme naturel. Cependant la victoire sur soi ne revient pas seulement à se discipliner, à se livrer à une ascèse sévère pour se dominer. La domination de soi n’est qu’un des moments de la personnalisation morale, son autre moment c’est l’abandon de soi pour les autres.

Cette vision du dépassement de soi vaut pour toute personne, donc pour la personne de Dieu aussi. En fait, elle en présente le paradigme, l’archétype. Dieu n’est pas que l’être illimité, l’actualité sans faille des panthéismes, mais une réalité absolument déterminée et déterminée à partir d’elle-même, « en elle-même[87] ». Selon la vérité eidétique de son concept, Dieu est le créateur du monde, or la création ne s’explique qu’en termes d’une conception du Très-Haut qui le comprend comme se limitant librement, comme s’abaissant par amour. La création signifie que l’être illimité laisse de la place à d’autres êtres, que la nécessité absolue admet la contingence et surtout, qu’elle consent à l’avènement des libertés. Par la création, la divinité devient moins qu’elle n’était « avant » : la création revient à « un acte de limitation ou d’abaissement » de la part de Dieu[88]. Il faut toutefois insister : la vérité de l’être-personne de la divinité ne se trouve pas dans un fait cosmique-ontologique de limitation, mais dans une limitation qui vient de l’intérieur, que la divinité s’impose à elle-même. Si le Dieu-créateur est l’instance suprême de la singularité, c’est qu’elle se limite par rapport aux autres en les faisant advenir et en consentant à leur existence continue.

On parvient donc à présenter une notion du Dieu Créateur en tant que saisie de soi volontaire qui est en même temps option pour d’autres êtres, pour d’autres soi, mais il reste encore à envisager la connexion essentielle de cet Individu à l’essence, à la compossibilité. Pour montrer que le Singulier ne s’abîme pas dans la condition d’une originarité brute, d’un Être absolu sans structure et sans soi, Schelling construira l’édifice compliqué des deux philosophies, négative et positive. Il est inspiré par le philosophème kantien de l’idéal de la Raison Pure, de l’Idéal Transcendantal[89]. L’idéal de la Raison Pure advient comme le résultat d’une montée, d’une opération conceptuelle qui épelle et énonce tous les prédicats possibles pour les rassembler et construire en « une totalité » systématique. Cette totalité n’est pas simplement la somme d’essences, mais constitue un être « déterminé », « individuel », « une chose singulière » qu’on appelle communément Dieu[90]. La philosophie négative de Schelling repense la construction kantienne : elle présente la succession organique des prédicats, purifiés de tout élément accidentel jusqu’à ce qu’on accède au concept d’un Être suprême qui est un être singulier. L’Être Suprême est aussi et surtout l’Essence Suprême, il est le principe et le point culminant de toute réalité, il est également le sens et l’essence parfaits et complets. Or cette réalité ultime n’est encore que dans la pensée, pour la pensée[91]. Pour que la raison puisse accéder « effectivement » au Suprême, il lui faudrait reconnaître son indigence, son impuissance et se mettre à nu devant le fait brut, originel de l’Existence, de l’Être pur. C’est à partir de l’Existence pure, cette réalité ultime, originaire, sans qualités et sans prédicats que la philosophie positive devra parvenir à Dieu, le Singulier Suprême comme Sujet qui s’abandonne et se donne et qui par cet abandon et par ce don revêt la totalité des essences, réapproprie tout sens articulé.

La démonstration schellingienne est compliquée, pour d’aucuns elle n’est qu’une spéculation fantasque. Le Dieu de Schelling est l’aboutissement de la réflexion conjuguée des deux philosophies : de la philosophie négative qui trouve son aboutissement dans l’Être-Essence Suprême, de la philosophie positive qui prend son point de départ avec la factualité primordiale de l’absolu originaire dont elle entend déduire la divinité ultime. L’argument est le suivant. Dieu ou ce qui est le plus proprement divin est au-delà ou en deçà de l’être. Il peut assumer l’être, soit le sien propre soit un autre être, celui du monde. On ne saurait déduire de son « concept » le choix qu’il aurait fait, on pourrait seulement le constater par « l’expérience ». La philosophie négative a déduit les prédicats, les essences que la Nature et l’Histoire, c’est-à-dire les processus du monde réel, pourraient assumer, actualiser, déployer. Ces prédicats, ces qualités, ces essences sont propres au monde. S’ils ont été effectivement réalisés, s’ils ont accédé à l’existence, cela n’a été possible qu’en vertu d’un choix divin, d’une option du Seigneur de l’Être en faveur de l’existence du monde, au lieu d’un enfermement facile, logique, naturel dans son propre être. Or la Nature et l’Histoire existent et leur avènement se fait selon l’articulation rationnelle des essences. C’est dire que le Premier n’est pas un égoïsme suprême qui s’enfonce en soi, mais une force qui renonce à elle-même en faveur des autres[92].

Toute la construction de la Philosophie Positive est comme le déploiement de l’intuition platonicienne : « Dieu n’est pas jaloux ». Mais elle relit et repense cette vision de la pensée antique à l’aune des théologoumènes de la création et de la descente kénotique du Verbe et la redit à partir de la réflexion de l’idéalisme allemand sur la Singularité. Schelling entend dépasser le panlogisme hégélien et retrouver l’existence effective, mais l’existence qu’il appelle de ses voeux n’est pas d’ordre purement ontologique : elle est à penser à la lumière de la diffusion, de la communication de soi du Bien qui est aussi Lumière, c’est-à-dire comporte une connexion native à l’articulation, au concept. La vision fondatrice de cette conception est celle de la différence du singulier selon sa plénitude. Le singulier admet les autres êtres, des êtres différents de lui ; en fait, c’est cette « admission », cette reconnaissance, qui accomplit sa vérité. L’Absolu est bel et bien Dieu, mais il n’est Dieu qu’en optant pour l’être des autres et c’est grâce à cette option « altruiste » que se révèle sa dimension proprement divine, celle du sens de Soi et du sens d’autres réalités.

Cette conception kénotique de Dieu, de Dieu qui se donne et qui est d’autant plus lui-même qu’il se donne, est la plus haute figure, l’accomplissement véritable de la singularité. Qui plus est, la vérité métaphysique de la singularité, son principe propre, ne se dévoile que dans le don de soi libre et amoureux de l’appel à l’existence de ce qui n’est pas lui-même. Or si ce consentement suprême qui constitue l’oeuvre de la création, fait que Dieu qui, en tant qu’Être Primordial, factualité absolue est « hors de son concept[93] », se réalise, « se conforme » à sa vérité, c’est que le Singulier a précisément en lui-même le principe et le ressort d’être, d’être toujours, lui-même. La création des êtres libres qui se détachent de lui illustre et parachève l’Amour du Dieu Personne envers les personnes finies, mais elle est aussi et surtout la monstration de son pouvoir d’être loin (hinweg) de Lui-même[94]. Le singulier ne se trouve pas seulement singulier, mais se fait, se maintient, bref, se veut comme tel et s’il peut se maintenir dans son être tout en sortant de soi-même, c’est qu’il possède les ressources métaphysiques pour conserver à jamais son identité. Schelling désigne Dieu comme le Seigneur de l’Être. Le sens apparent de l’expression c’est que la divinité est au-delà de l’être et le domine. Or la signification profonde de la formule c’est que Dieu est le Seigneur de son propre être, ce qui revient à dire qu’il n’y est pas attaché, qu’il peut y renoncer, qu’il peut l’aliéner, et tout ceci, sans cesser d’être Lui-même. Dieu — lit-on dans les leçons sur Le monothéisme — est « l’être ne-pouvant-pas-se perdre[95] ». Il possède « le pouvoir de devenir dissemblable à soi-même[96] », et de rester pourtant identique, de rester Dieu. La divinité de Dieu ne consiste pas dans son être, mais plutôt dans « sa liberté[97] », à savoir la liberté par rapport à son être. Le pouvoir de rester identique à soi-même à travers les changements est propre à la personne, mais c’est en Dieu qu’il trouve sa manifestation suprême, ou plutôt son unique manifestation au sens strict. L’identité de la personne dépend du lien entre son fondement et son soi, c’est ce lien qui fait que le soi peut rester soi à travers toute vicissitude et toute altération. Or ce lien n’est « indissoluble » qu’en Dieu[98]. Dieu — définit le célèbre Exposé de l’empirisme philosophique — est « sui securus[99] ». Il peut sortir de soi, aller loin de lui-même, s’abandonner, bref, se soumettre à une condition qui n’est pas la sienne « naturellement », car il a la sécurité de ne jamais se perdre. La vérité du singulier est fondée sur la certitude de son identité et, en dernière instance, n’est certain de son identité que Dieu.

V. La portée philosophique de la réflexion idéaliste sur les trois figures du singulier

Les philosophèmes du Génie, du Prince et de Dieu sont les moments essentiels du devenir de l’idéalisme allemand et ils constituent des stades ou des étapes mémorables dans l’Histoire des théories de la singularité. Le singulier est présent, plus ou moins estompé, effacé, pas vraiment thématisé, néanmoins d’une manière essentielle, pertinente et féconde dans le développement de la philosophie kantienne-postkantienne depuis l’avènement de la Critique jusqu’aux constructions ultimes de la Philosophie Positive. L’idéalisme allemand est né comme le projet de rétrécir l’usage illégitime de la Raison, mais déjà chez Kant et surtout avec Hegel et Schelling, il parvient aussi à un élargissement de sa sphère. Et la spéculation sur les diverses figures de la singularité joue un rôle important dans l’accès de la métaphysique à des aires jusqu’alors considérées comme réfractaires au concept. Le Génie est une notion emblématique de la Faculté de Juger, catégorie par excellence de la Troisième Critique, synthèse et réconciliation de la raison théorique et de la raison pratique. Quant au Prince, il constitue un échantillon précieux de la réflexion sur l’individu concret, conduite par une pensée pourtant fascinée par le panthéisme ontologique, peu encline à rendre justice à l’existence selon ses dimensions de contingence et de liberté. Et le Dieu de la Philosophie positive montre avec éclat que si la seconde philosophie de Schelling représente à sa manière « le tournant théologique » de l’idéalisme allemand, ce tournant s’effectue sur le plan d’une conceptualité authentique, d’une spéculation ayant une dimension authentiquement ontologique.

Chacune de ces figures de la spéculation aura des répercussions, laissera son empreinte dans l’histoire de la philosophie. La philosophie post-schellingienne est clairsemée de tentatives pour briser les liens de l’universel, pour transgresser les interdits concernant la science du particulier, la métaphysique de la singularité. Ce n’est pas le lieu de tenter de présenter même une ébauche de généalogies, d’essayer de poursuivre la maturation des intuitions et des déductions des idéalistes allemands dans les systèmes de leurs successeurs. On se contentera simplement de rappeler qu’on peut concevoir la progression de la réflexion kantienne et post-kantienne comme un pendant, une analogie féconde du dicton heideggérien : il n’y a d’ontologie que comme phénoménologie. Depuis les commencements de la philosophie, le singulier s’est vu refuser un statut d’intelligibilité véritable et ceci pour la simple raison qu’il n’a jamais été considéré que du point de vue d’une ontologie stricto sensu. Or l’avènement d’une philosophie de la Raison Pratique, d’une logique de l’Esprit, d’un Système de la Liberté permet le déverrouillement de l’ontologie prise au sens étroit. Et les figures idéalistes du singulier sont rendues possibles par ce déverrouillement, mais y contribuent aussi puissamment. Le Singulier n’est plus envisagé selon une conceptualité ontologique qui est, en dernière instance, une universalisation des catégories de la nature. Déjà depuis le Génie, mais surtout avec le Prince et Dieu, la notion de la singularité est élargie et repensée. Elle n’est plus seulement une chose fermée sur elle-même, une entité bien limitée et bien définie, mais un être qui donne ses limites, sa figure à lui-même. Cette donation-détermination de soi est essentiellement oeuvre de la subjectivité, de la volonté. C’est dire que l’imparfaite et questionnable notion ontologique du singulier s’enrichit et se transpose en un existant qui se veut, et, en se voulant, veut des autres.