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Récemment, plusieurs commentateurs ont manifesté un intérêt renouvelé pour la philosophie hégélienne de l’agir[1]. Bien sûr, ces auteurs se sont intéressés à divers aspects de cette philosophie, mais un des éléments qui a retenu leur attention et qui a fait l’objet de vifs débats est celui du statut et du rôle que Hegel assigne à l’intention dans la compréhension et l’évaluation de l’agir humain.

À l’évidence, l’une des principales raisons de ces débats est que la compréhension hégélienne des rapports entre l’intention et l’action n’est pas, tant s’en faut, exempte d’ambivalences, de tensions et qu’à maints égards, elle semble s’opposer aux conceptions de l’intention véhiculées par plusieurs théories dominantes de l’action. Ainsi, prenant acte de ces ambivalences, Charles Taylor, Robert Pippin et Allen Speight se sont employés à définir la compréhension hégélienne des rapports entre l’intention et l’action dans les termes d’une conception qu’ils qualifient de « rétrospective ». Selon eux, en effet, cette compréhension doit être ainsi qualifiée, car Hegel, estiment-ils, défend une conception selon laquelle le contenu et le sens d’une action de même que le caractère éthique d’un agent ne peuvent seulement être connus qu’après l’action. En revanche, pour Michael Quante, Dudley Knowles et Arto Laitinen, la théorie hégélienne de l’action comporte certes des éléments qui semblent correspondre à une telle conception dite rétrospective, mais il n’en reste pas moins, soutiennent-ils, qu’en dernière instance, elle réserve à l’intention un rôle et un statut qui sont tout à fait analogues à ceux que leur assignent les théories dominantes de l’action. Au-delà de ses particularités, la théorie hégélienne, croient-ils, conçoit l’action comme la réalisation, par un agent, d’une intention qui lui appartient en propre et qu’il entreprend d’extérioriser. En somme, Hegel maintiendrait, malgré tout, une compréhension de l’intention comme ce qui se situe « dans » l’esprit d’un agent, « avant » qu’il n’agisse, et qui serait la cause de son action qui, elle, en serait l’effet.

Les pages qui suivent sont consacrées à ce débat qui entoure la conception hégélienne de l’intention. Notre propos se développera en deux temps. Nous examinerons tout d’abord les principaux termes de ce débat entre les tenants d’une interprétation selon laquelle la théorie hégélienne défend une conception « rétrospective » de l’intention et ceux qui soutiennent que cette théorie, en dépit de ses ambivalences et particularités, propose plutôt une conception de type « causaliste » de l’intention. Deuxièmement nous nous emploierons à faire valoir l’hypothèse suivante : certains aspects de la théorie hégélienne de l’action que Robert Pippin n’hésite pas à considérer comme « contre-intuitifs » et « paradoxaux » trouvent en fait leur modèle dans la tragédie grecque ou plus exactement, dans l’interprétation que Hegel a proposée de la conception tragique de l’action.

I. Une conception « rétrospective » de l’intention ?

Dans un article qui a largement contribué à nourrir l’intérêt qui, depuis quelques décennies, n’a pas cessé de grandir dans les milieux philosophiques anglo-américains pour la conception hégélienne de l’action, Charles Taylor soutient que cette conception doit être évaluée à l’aune d’un débat qui, à tout le moins, remonte au début de la philosophie moderne et qui a ses prolongements jusque dans la philosophie analytique contemporaine[2]. Ce débat, estime-til, oppose deux théories et porte essentiellement sur la nature et la spécificité de l’agir humain. La première théorie, que Taylor désigne sous le terme de théorie « causale » ou de théorie « causaliste » (causal theory), maintient que ce qui distingue les actions humaines de tout autre événement est qu’elles sont produites par un type spécifique de causes — des désirs, des croyances, des intentions — et que ces causes sont essentiellement de nature psychologique ou « mentale ». Par conséquent, si connaître quelque chose veut dire en connaître les causes, alors connaître les actions humaines exige d’examiner l’esprit, la psychologie ou « l’intériorité » du sujet agissant. Autrement dit, les actions humaines transforment assurément la réalité extérieure — et, en cela, elles sont analogues à tout autre événement —, mais elles ont ceci de différent que leurs causes sont plutôt à chercher dans l’esprit du sujet agissant. Une telle conception, remarque-til, repose donc sur une distinction ontologique entre, d’une part, l’événement extérieur et objectif qu’est l’action et, d’autre part, sa cause qui, elle, est de l’ordre de l’intériorité et de la subjectivité[3].

À cette théorie s’oppose une autre théorie que Taylor appelle « qualitative ». Certes, cette dernière théorie soutient également que les actions humaines doivent être distinguées des autres événements qui ont cours dans le monde. Toutefois, cette distinction n’est pas à penser à partir d’une cause qui, au lieu d’être objective, serait subjective. Cette théorie soutient plutôt qu’il y a une différence qualitative et que cette différence est celle selon laquelle l’action est un événement de type finaliste. Plus précisément, l’action n’est pas à comprendre à partir d’une cause qui lui serait antérieure et qui serait à chercher dans l’intériorité de la subjectivité agissante, mais elle est à envisager comme une activité qui est orientée vers une fin et cette fin ne peut aucunement être séparée de l’action comme telle puisqu’elle lui est immanente et qu’elle lui imprime, en quelque sorte, sa direction, son sens et sa signification. Bien évidemment, une telle théorie, insiste Taylor, ne peut aucunement faire sienne le dualisme ontologique de la cause (subjective et intérieure) et de l’action (objective et extérieure) ; elle s’appuie plutôt sur une conception selon laquelle ces deux dimensions sont envisagées dans leur lien ou leur unité, une conception qui, à ses yeux, trouve son modèle dans l’hylémorphisme aristotélicien[4].

Pour Taylor, c’est à une telle conception que se rattache la théorie hégélienne de l’agir ou de l’action. Selon lui, en effet, la théorie de l’agir que Hegel s’est employé à développer, notamment, dans la Phénoménologie de l’esprit et dans les Principes de la philosophie du droit, ne consistait à rien d’autre qu’à expliciter les termes et, surtout, à tirer les conséquences de cette conception qu’il appelle qualitative et qui, juge-til, avait déjà commencé à prendre forme dans le sillage de la Critique de la faculté de juger de Kant et des premières élaborations de l’idéalisme postkantien, chez Fichte et Schelling. Ainsi, une de ces conséquences, soutient Taylor, a justement à voir avec les « causes » qui, selon la théorie de type causaliste, sont à l’origine de l’action. Pour cette dernière théorie, ces causes — qui, on l’a dit, sont essentiellement des désirs et des croyances situés dans l’esprit du sujet agissant — sont, pour ainsi dire, des données directement accessibles et immédiatement identifiables. Or, pour les tenants de la théorie qualitative, il n’en est rien. Dans la mesure, en effet, où les actions sont plutôt à comprendre selon un modèle finaliste et que, selon ce modèle, les fins sont unies à l’action, il en résulte que ces fins ne peuvent pas être si facilement et si immédiatement isolées des actions proprement dites.

De cette conséquence, poursuit Taylor, il en découle une autre qui, elle, concerne plutôt le statut épistémologique des « causes » et de l’action en général. De fait, s’il est exact de soutenir que les « causes » ou que les états mentaux du sujet agissant ne peuvent être que difficilement séparés de son action, il en résulte que ces états ne sont pas des données immédiatement et directement accessibles au sujet lui-même ou encore à quiconque s’attache à les observer. Au contraire, ces états mentaux, désirs et croyances doivent plutôt faire l’objet d’un travail d’identification et d’analyse et un tel travail n’est possible qu’après coup, qu’une fois l’action réalisée. Si ceci est juste, alors les « états mentaux » du sujet qui orientent l’action et qui contribuent à lui donner son sens et sa signification, ne sont pas premiers et immédiats, mais bien seconds et médiatisés[5]. Ce qui veut dire que connaître la signification ou le sens d’une action ne consiste pas à remonter à ses causes ex ante, lesquelles causes seraient données telles quelles dans l’esprit de celui qui a agi, mais cela exige plutôt un travail d’élucidation qui prend en compte, à la fois, la compréhension que le sujet a de ses propres motivations ou intentions, la compréhension que les autres en ont et la situation ou le contexte dans lequel l’action a eu lieu.

Une telle conception a, bien entendu, une incidence directe sur la notion d’intention. À cet égard, Robert Pippin s’est justement intéressé de près à cette incidence et s’est employé à en reformuler les termes et à en approfondir les enjeux. Au chapitre six de son récent ouvrage intitulé Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life[6], il reprend l’opposition entre, d’une part, la théorie moderne de type causaliste — qu’il qualifie également de volontariste — et, d’autre part, la théorie que Taylor appelle qualitative et qu’il attribue, lui aussi, à Hegel. Certes, affirme Pippin, Hegel adhère à la conception selon laquelle l’action en bonne et due forme est l’oeuvre d’un sujet qui a agi intentionnellement. D’ailleurs, l’opposition que Hegel établit au § 117 des Principes de la philosophie du droit entre acte (Tat) et action (Handlung) vient marquer, selon lui, cette distinction[7]. Mais, bien sûr, toute la question ici est de savoir ce que veut dire agir de façon intentionnelle.

Pour Pippin, la réponse que fournit Hegel à cette question s’appuie sur le rapport entre « intériorité » et « extériorité » ou, plus exactement, sur la façon que doit être conçu le rapport entre l’intériorité — qui, pour la théorie causaliste et volontariste a son lieu exclusif dans l’esprit du sujet agissant et constitue la cause ou l’intention — et l’action proprement dite qui, toujours selon le schème causaliste et volontariste, n’est rien d’autre que l’effet extériorisé de l’intention par la volonté du sujet agissant. Dans le prolongement de l’interprétation de Taylor, il soutient que Hegel refuse cette distinction tranchée entre intériorité (cause-intention) et extériorité (effet-action) et plaide pour une conception de l’action selon laquelle ces deux aspects sont pensés dans leur lien ou dans leur unité, une unité, d’ailleurs, que Pippin n’hésite pas, en reprenant la terminologie de Hegel, à qualifier de « spéculative[8] ».

Cette conception, précise-til, exige que soit étendu ou élargi —, et ce, autant en amont qu’en aval — ce qui peut être désigné comme étant le cadre temporel de l’action. De fait, une action n’est jamais isolée ou seule ; elle est toujours inscrite dans un réseau ou une série d’actions qui en définit le contexte et qui — en partie, à tout le moins — en détermine le contenu et l’horizon. Ce qui implique que le sens et la signification d’une action ne sont pas exclusivement déterminés à partir d’elle-même, mais aussi en regard de ce réseau d’actions passées et futures, antérieures et postérieures dans lequel elle s’insère. En d’autres termes, une action est toujours précédée d’autres actions et engendre des conséquences qui sont souvent imprévisibles et qui peuvent s’étendre bien au-delà de ses effets immédiats.

Par ailleurs, à l’instar de Taylor, Pippin estime que la conception de l’action que Hegel défend peut être qualifiée d’expressive. Selon cette conception, une action n’est pas à penser comme la seule extériorisation par la volonté d’un sujet de son intention, mais elle doit plutôt être comprise comme étant celle d’un sujet qui, en agissant, exprime ce qu’il est, ce qu’il croit être et ce qu’il veut (ou croit) signifier en agissant tel qu’il le fait. Une telle conception, souligne-til, implique que la signification d’une action n’est pas nécessairement celle que le sujet entendait ou croyait exprimer au départ et qu’elle ne se révèle fréquemment qu’après coup. De plus, une telle conception implique que la compréhension de la signification d’une action ne doit pas se limiter à l’analyse de ce que le sujet a exprimé ou voulu exprimer, mais elle doit aussi prendre en considération la façon dont les autres ont compris ce qui a été exprimé par cette action.

Maintenant, en ce qui a trait plus spécifiquement au sujet agissant, il n’est pas, lui non plus, un être seul et isolé, mais il vit dans un monde social et historique donné, dans le cadre d’institutions qui, chacune à leur manière, contribuent à forger son identité et à orienter ses actions. Ensuite, un tel sujet, comme l’avait déjà souligné Taylor, n’a pas un accès immédiat, direct et privilégié à ses désirs et croyances et il en a, en fait, une compréhension qui peut être partielle, provisoire, voire erronée. Aussi est-ce la raison pour laquelle il arrive souvent que le sujet agissant ne découvre qu’après coup le véritable sens de ses intentions et de ses actions. En somme, le sujet définit certes librement les intentions qui président à ses actions, mais sa démarche ne se fait pas dans la seule intériorité de sa conscience et rien n’autorise à croire qu’il est l’interprète privilégié tant de ses intentions que du sens de ses actions. Cette démarche est plutôt à comprendre comme le résultat d’un processus complexe de réflexion et de délibération qui implique, d’une part, le sujet et sa conscience et, d’autre part, les autres sujets agissants ainsi que le cadre social dans lequel s’inscrit son action. Autrement dit, pour Pippin, le processus en vertu de duquel le sujet en vient à définir et à formuler ses intentions n’en est pas un de type strictement « subjectif » et « individuel » — ou, selon ses propres termes, « solipsiste[9] » —, mais il est une démarche qui engage à la fois l’intériorité et l’extériorité, la subjectivité et l’objectivité et cette démarche a une dimension éminemment sociale. Selon lui, c’est précisément de cette unité ainsi conçue entre intériorité et extériorité que découle la thèse que Hegel formule au § 124 des Principes de la philosophie du droit et qui affirme que la valeur morale du sujet agissant est dans ses actions[10].

C’est cette conception de l’intention que Pippin attribue à Hegel et qu’il qualifie de rétrospective. Ce qualificatif n’implique pas que les intentions puissent être, en quelque sorte, « forgées » ou « inventées » après l’action. Car une telle acception laisserait entendre que Hegel défend une conception selon laquelle il est, par exemple, possible et même légitime pour un individu de reformuler a posteriori ses intentions de façon à se disculper des conséquences désastreuses qui ont été engendrées par son action. Or, cette acception ne correspond ni à la lettre ni à l’esprit de la conception hégélienne de l’intention. En revanche, cette conception, soutient Pippin, peut, à juste titre, être qualifiée de rétrospective si, par ce terme, il est entendu que les intentions sont, d’une part, à comprendre comme le résultat d’un processus complexe qui est de nature sociale et que, d’autre part, les intentions sont à envisager comme ne révélant (souvent) leur véritable sens que dans l’action elle-même et dans le prolongement de ses conséquences.

Pippin admet d’emblée que cette conception dite rétrospective de l’intention est plutôt inusitée et qu’elle est, bien sûr, en porte à faux face à celle qui est défendue par les théories causalistes dominantes. Il concède également sans hésiter qu’il peut sembler contradictoire, contre-intuitif, ou à tout le moins, paradoxal de concevoir les intentions comme étant rétrospectives. Mais il maintient que c’est bel et bien une telle conception de l’intention que véhicule la théorie hégélienne de l’action, conception qui, selon lui, contribue, à vrai dire, à sa profondeur et lui donne son avantage décisif sur les théories de type causaliste.

Or, pour plusieurs auteurs, dont Michael Quante, Dudley Knowles et Arto Laitinen, les interprétations que proposent Taylor et Pippin possèdent certes leurs mérites respectifs et permettent d’éclairer des aspects importants de la théorie hégélienne de l’action. Toutefois, elles ne sont pas exemptes de difficultés et ces difficultés, jugent-ils, sont toutes attribuables à cette conception de l’unité ou de la non-séparabilité de l’intention et de l’action qu’autant Taylor que Pippin soutiennent être celle de Hegel.

Ainsi, dans son article « Hegel on Action, Reasons and Causes[11] », Knowles soutient qu’à la lumière de certains passages des Principes de la philosophie du droit il est sans doute plausible de soutenir que Hegel défend une telle conception. De fait, au § 118 des Principes de la philosophie du droit, ce dernier, en soulignant ce qu’il estime être les insuffisances des conceptions déontologiques et conséquentialistes, distingue sa propre conception en affirmant que l’action se caractérise en ceci qu’elle est portée par une fin et que cette fin est, pour ainsi dire, immanente à l’action et qu’elle se réalise dans ce qu’il appelle « l’existence extérieure[12] ». Cette description, concède Knowles, semble contenir les éléments dont Taylor a besoin pour faire valoir sa thèse selon laquelle Hegel défend une conception unitaire de l’intention et de l’action[13]. Cependant, pour soutenir une telle thèse, Taylor, rétorque-til, est obligé de faire fi de nombreux autres passages, tant dans les Principes de la philosophie du droit, dans l’Encyclopédie et dans la Phénoménologie de l’esprit où Hegel affirme explicitement ce qu’il appelle le droit de l’intention, c’est-àdire la conception selon laquelle un sujet agissant a entièrement le droit de ne reconnaître comme étant siennes que les actions qu’il a réalisées intentionnellement et volontairement[14].

En fait, Taylor, d’après Knowles, confond ici l’intention et le but (ou la fin) de l’action. Dans la mesure où il en est, pour ainsi dire, le moteur, le but est inséparable de l’action. Mais, concéder ceci n’oblige aucunement à soutenir qu’il en est de même de l’intention. Pour reprendre l’exemple de Knowles, un individu peut avoir l’intention de s’adonner à la peinture lorsqu’il prendra sa retraite, mais, le moment venu, ne rien mettre en oeuvre pour que son intention se réalise[15]. Pour Knowles, cet exemple montre que l’intention est bien antérieure à l’action et qu’elle doit en être distinguée. Si Taylor est conduit à soutenir le contraire et à prêter injustement une telle conception à Hegel, c’est en raison de cette confusion qu’il opère entre l’intention et le but de l’action.

De plus, il n’est pas nécessaire, comme le font Taylor et Pippin, de plaider pour une autre conception de la causalité inhérente à l’action. Encore une fois, maintient Knowles, un tel plaidoyer est absent de la théorie hégélienne de l’action. Bien sûr, Hegel, admet-il, est conscient que le concept de causalité ne s’applique pas de la même façon pour l’action humaine que pour tout autre type d’événement. Lorsqu’il est question de l’action, affirme Knowles, les concepts de cause et d’effet ne sont pas à prendre au sens strict, mais plutôt en « un sens moins strict ou même au sens figuré, ce qui veut dire que l’effet n’est rien d’autre que la manifestation de la cause[16] ». Mais quel qu’en soit le degré de précision, il reste, soutient-il, qu’il est adéquat de penser l’action humaine selon le modèle de la causalité.

Contrairement à ce que soutiennent Taylor et Pippin, un tel modèle ne fait aucunement l’économie de la complexité et de l’équivocité inhérentes à l’action humaine. De soutenir que l’action est l’effet d’une cause subjective n’oblige pas à soutenir que la cause est une donnée immédiate et univoque, et que le sujet en a un accès direct et privilégié. Pour Knowles, la conception causaliste est, elle aussi, consciente que le sens de l’action humaine est complexe, que le sujet peut se tromper sur les véritables motifs de ses intentions et que ces dernières doivent faire l’objet d’un travail d’élucidation difficile. Mais, pour Knowles, rien de ceci n’implique que les intentions doivent être considérées comme « provisoires » et « rétrospectives[17] ».

En revanche, Arto Laitinen, qui fait pourtant siennes ces objections, estime que Pippin a raison de soutenir que Hegel défend une conception rétrospective de l’intention. Cependant, pour qu’une telle conception soit justifiable, il est nécessaire de faire une distinction entre une interprétation ontologique et une autre plus spécifiquement épistémologique de la détermination rétrospective des intentions[18]. Pour Laitinen, la conception proprement ontologique selon laquelle les intentions « sont » déterminées ex post, est non seulement inusitée ou contre-intuitive, comme l’admet Pippin, mais elle a des conséquences difficilement acceptables. Non seulement laisse-telle entendre qu’un sujet peut forger a posteriori ses intentions et ainsi se déresponsabiliser des conséquences indésirables de ses actions, mais elle implique également qu’il devient impossible d’évaluer la réussite ou l’échec d’une action puisqu’une telle évaluation ne peut se faire qu’à l’aune d’une intention qui est définie avant l’action et qui fonctionne comme son étalon de mesure. Cette conception, soutient-il, ne trouve aucunement son écho dans la théorie hégélienne de l’action et doit être rejetée. Par contre, si par les termes de « détermination rétrospective », il est entendu que les intentions ne peuvent prétendre être véritablement connues qu’après leur « extériorisation » dans l’action, ou qu’elles n’acquièrent leur sens plein qu’une fois l’action réalisée ou, encore, que ce n’est qu’après coup qu’un individu peut avoir une idée plus juste et plus complète des motifs qui ont véritablement présidé à son action, alors une telle conception, indique Laitinen, est non seulement acceptable, mais exacte et souhaitable. À ses yeux, en effet, cette compréhension est celle qui est défendue par Hegel et c’est justement elle, croit-il, qui est au fondement de la distinction du § 117 des Principes de la philosophie du droit, que nous avons évoquée plus haut, entre l’acte (Tat) qui est simplement commis par un sujet et l’action proprement dite (Handlung) qui est le produit de son agir intentionnel et de laquelle il assume l’entière responsabilité[19].

Mais, quoi qu’en pense Pippin, une telle conception, estime Laitinen, est conforme à celle du sens commun et n’a donc rien d’inusité ni de contre-intuitif. Aussi n’est-elle pas incompatible avec celle qui est véhiculée par la théorie dite causaliste puisque s’il est vrai que celle-ci a tendance à privilégier la dimension prospective de l’intention, cette conception n’exige, en fait, qu’un élargissement des perspectives afin d’inclure l’aspect rétrospectif qui est, lui aussi, inhérent à la « logique » complexe et sinueuse de l’intention et de l’agir humain.

Ces commentateurs ont certes raison de souligner l’importance qu’ont l’intention et la dimension subjective dans l’économie générale de la théorie hégélienne de l’action. Force est de constater, néanmoins, qu’à cet égard, les objections de Knowles et de Laitinen s’adressent plus à l’interprétation de Taylor qu’à celle de Pippin, puisque ce dernier n’a de cesse d’en marquer le rôle et la fonction. À maintes reprises, Pippin insiste pour rappeler cette importance et s’attache à montrer que la conception rétrospective de l’intention qu’il attribue à Hegel inclut bel et bien l’ensemble des déterminations appartenant à ce que ce dernier appelle le droit de l’intention.

Cependant, ce que vise Pippin n’a pas seulement à voir avec la place exacte qui doit être accordée aux intentions, mais aussi, et surtout avec leur contenu. En aucun moment ne remet-il en question la conception selon laquelle c’est le sujet agissant qui formule ses intentions et qui, en agissant, s’emploie à les réaliser. En revanche, ce à quoi s’emploie sa conception dite rétrospective de l’intention est de répondre aux questions suivantes : comment le sujet en vient-il à déterminer ses intentions ? Qu’est-ce qui oriente et détermine sa réflexion et sa délibération ? Que veut dire et qu’est-ce qu’implique pour un tel sujet de justifier son action ? Quel est le rôle des autres sujets agissants et du contexte social dans un tel processus ? Et finalement, en quoi ce processus est-il lié à l’exercice de sa liberté ?

De toute évidence, pour Pippin, comme pour Hegel, le modèle à partir duquel la théorie dite causaliste s’emploie à répondre à ces questions est beaucoup trop étroit. À l’instar de l’auteur des Principes de la philosophie du droit, Pippin estime que la conception selon laquelle une action est l’effet d’une intention qui en est la cause et qui a son origine exclusive dans les états mentaux d’un sujet agissant est très loin de pouvoir rendre compte, à elle seule, de la complexité et de l’équivocité de l’agir humain. Aussi est-ce la raison pour laquelle il juge nécessaire de déborder le cadre strictement individualiste et subjectiviste de la conception causaliste afin de l’élargir aux dimensions sociales, institutionnelles et collectives qui sont également inhérentes à l’action[20]. Cependant, cet élargissement n’exige pas seulement l’ajout et la prise en compte d’un aspect considéré essentiel, mais qui est absent de la théorie causaliste ; il implique aussi une modification qui affecte de façon significative le sens et le contenu de l’ensemble des notions par lesquelles est théorisé l’agir humain et qui, bien sûr, comprennent l’intention, le sujet ou l’individu agissant, l’action proprement dite et la responsabilité. Ce sont ces modifications que Pippin, dans le prolongement de la philosophie hégélienne, s’emploie à expliciter dans les termes d’une théorie sociale (et spéculative) de l’action portée par une conception dite rétrospective de l’intention.

Cela étant, Pippin a sans doute raison d’insister sur le caractère inusité de cette théorie et de sa conception particulière de l’intention. Mais, si tel est bien le cas, c’est bien évidemment en regard de la théorie causaliste dominante. Toutefois, la conception que défend Pippin et qu’il attribue à Hegel est, nous semble-til, passablement moins inusitée lorsqu’elle est examinée à l’aune d’un autre modèle de l’action. Et comme nous l’avons mentionné dans notre propos introductif, cet autre modèle est celui de la tragédie grecque.

Bien entendu, nous n’avons pas l’intention ici de soutenir ni de suggérer que Hegel aurait tenté de raviver ce que l’on peut appeler une conception ou une « vision » tragique du monde et que sa théorie de l’action en aurait été un volet. Tant dans ses écrits théologiques de jeunesse que dans ses travaux de la maturité, Hegel a maintes fois indiqué qu’à ses yeux la tragédie, en tant que « vision du monde » (Weltanschauung), appartient à une époque historiquement révolue qui est celle du polythéisme ancien et de la polis grecque[21]. Par contre, l’hypothèse que nous voulons explorer a plutôt à voir avec la tragédie grecque en tant que représentation de l’action humaine. Aussi voulons-nous soutenir que certains éléments clés de la théorie hégélienne de l’action — éléments qui, justement, conduisent Pippin à insister sur le caractère inusité de cette théorie — trouvent leur modèle dans la conception ou la représentation tragique de l’action. Une telle hypothèse, nous semble-til, n’est pas sans vraisemblance. Hegel, on le sait, n’a pas cessé de s’intéresser à la tragédie grecque en général et la représentation tragique de l’action en particulier. Encore une fois, de ses écrits théologiques de jeunesse jusqu’à ses travaux de la maturité, il s’est maintes fois attaché à rendre compte de la conception tragique de l’action en la contrastant avec la conception plus spécifiquement moderne[22].

II. Hegel et la conception tragique de l’action : causalité et liberté

Le premier aspect de cette hypothèse que nous voulons examiner concerne le statut et le rôle de la notion de causalité qui, on l’a constaté, constituent un enjeu central de ce débat sur la théorie hégélienne de l’action. Bien sûr, Hegel se pencha à plus d’une reprise sur cet enjeu, mais c’est dans son essai de jeunesse intitulé L’esprit du christianisme que, pour la première fois, il en traite de façon relativement détaillée, et ce, en se référant à la conception ancienne et tragique de l’action[23]. En effet, bien que trop rarement évoqué dans le cadre de ce débat, cet essai de jeunesse présente pourtant une discussion très instructive au cours de laquelle sont confrontées, sur un certain nombre d’aspects, quelques conceptions de l’action, dont celle qui a été représentée dans les tragédies grecques[24].

Le contexte plus spécifique dans lequel s’inscrit cette discussion est celui d’une analyse de l’enseignement moral du Christ. Cette analyse, Hegel la développe en s’appuyant sur certains éléments du Sermon sur la Montagne et en comparant ces éléments, d’une part, avec la loi mosaïque, et de l’autre, avec la loi ou le devoir moral pensé en termes kantiens. Bien entendu, son analyse le conduit à examiner la compréhension de la justice qui est propre à chacune de ces conceptions. Et c’est dans ce cadre qu’il en vient à s’intéresser à la tragédie et, plus exactement, à la notion de destin tragique[25]. Plus précisément, dans le cours de L’esprit du christianisme et son destin, Hegel s’emploie à confronter différentes conceptions de l’action en examinant la façon dont elles comprennent la « justice », c’est-àdire la façon dont elles conçoivent le rapport (ou la cause) qui lie, d’une part, la « loi » ou le « principe » et l’action proprement dite et ses conséquences, d’autre part.

Ainsi, d’après la conception proprement juridique de la justice — conception que Hegel attribue tout autant à l’Ancien Testament qu’à la philosophie pratique de Kant —, le crime est essentiellement compris comme un acte particulier qui a enfreint une loi universelle. Pour Hegel, une telle conception est fondée sur une distinction qui est celle entre la forme et le contenu de la loi et lorsqu’un criminel enfreint la loi, il remplace le contenu, la matière universelle de la loi par un autre contenu qui, lui, n’est plus universel, mais bien l’expression de son intérêt particulier ou singulier. Bien sûr, la loi punira le criminel en lui niant le droit qu’il a lui-même nié à autrui et en le ramenant, pour ainsi dire, de force au contenu universel de la loi.

Toutefois, aux yeux de Hegel, une telle conception des rapports entre la loi, le crime et le châtiment recèle des difficultés qui paraissent difficilement surmontables. Une de ces difficultés est celle selon laquelle ce modèle de justice semble incapable d’engendrer les termes à partir desquels il deviendrait possible d’envisager une réconciliation entre le criminel châtié et la loi violée. En concevant la loi comme étant une entité universelle absolument opposée à l’agir particulier, le droit ne peut, par principe, imaginer la possibilité d’effacer ou de pardonner une faute commise. Le châtiment qui est imposé au criminel permet certes de satisfaire la loi, en lui infligeant une punition qui est à égale mesure du préjudice qu’il a fait subir à sa victime. Cependant, même une fois cette exigence satisfaite, il reste que la loi maintient son attitude hostile, sa « majesté effrayante face à celui qui a commis un crime[26] ». Et si jamais le criminel — parce qu’il est un homme et parce qu’il est un être pensant — veut s’amender, alors il se heurtera nécessairement à la loi et à la réalité de la justice qui l’ont fixé une fois pour toutes dans la particularité de son action mauvaise. Par conséquent, le châtiment n’est pas une sanction susceptible de véritablement rétablir la justice, mais il apparaît plutôt comme un pur principe d’égalité. Et ce principe n’est rien d’autre que l’expression de la vengeance ou, en d’autres mots, de la lex talionis : « Oeil pour oeil, dent pour dent, disent les lois, la revanche et l’égalité de celle-ci, est le principe sacré de toute justice[27] ».

En contrepartie, la conception tragique de la justice, c’est-àdire la justice comprise comme destin, semble révéler ici un avantage significatif [28]. Assurément, soutient Hegel, le châtiment qui frappe celui qui est soumis au destin est aussi une expérience extrêmement négative. Mais, le destin, précise-til, est une puissance en laquelle « l’universel et le particulier sont unifiés[29] ». En d’autres mots, le destin n’est pas une « entité » abstraite, supérieure ou transcendante, mais il est plutôt une puissance, en quelque sorte, immanente qui se situe à la même hauteur que l’homme ou le héros qui l’affronte.

Selon un tel schéma, il s’ensuit donc que le crime n’est pas le soulèvement d’un particulier contre un universel, car, avant qu’il agisse, souligne Hegel, l’homme est — il est uni à la vie — et il n’existe aucune séparation, aucune opposition entre l’universel et le particulier. Avant qu’il ne commette son acte, l’homme, le héros tragique est, pour ainsi dire, immergé dans la totalité de son monde ou de sa communauté. En fait, c’est l’action criminelle elle-même qui fait surgir l’opposition, qui anéantit et brise l’unité de la vie. Aux yeux de Hegel, c’est justement cette vie brisée qui, à la suite de l’acte criminel, va se retourner contre l’homme et se transformer en ennemi.

Il semblerait que, selon cette perspective, la réconciliation soit encore plus improbable que dans le cadre du droit et de la loi. Toutefois, ce qui provoque le destin n’est pas tant l’être détruit de l’autre vie que la négation de la vie elle-même. Le châtiment du destin est la conséquence du processus par lequel un homme, en agissant, a absolutisé un des moments de la vie et en a brisé l’unité. Mais, comme la vie est, pour ainsi dire, éternelle et qu’elle est la vérité de ses moments, il s’ensuit, soutient Hegel, que la possibilité est offerte pour que le criminel reconnaisse l’existence des autres moments et qu’il se rende compte qu’il est lui-même un moment inséré dans la totalité de la vie. C’est précisément une telle reconnaissance qui rend la réconciliation possible et qui, par conséquent, constitue l’avantage décisif du destin sur le droit et la loi : « […] à l’égard de la possibilité de la réconciliation, le destin a cette priorité sur la loi pénale qu’il se trouve à l’intérieur de la région de la vie[30] ».

Autrement dit, dans l’expérience tragique du destin, la « loi » est, pour ainsi dire, seconde par rapport à la vie. Elle apparaît uniquement au moment où l’homme, en agissant, brise l’unité dans laquelle il était jusqu’alors immergé. La loi n’est donc pas une réalité sub specie aeternitatis qui précède l’agir et à partir de laquelle on juge de la légalité ou de la moralité d’une action. Dans le destin tragique, la loi surgit après coup, dans le contexte où l’action a été commise. En somme, l’expérience tragique du destin présente une conception des rapports de causalité entre la loi et l’action qui est l’inverse de celle qui prévaut dans le droit et la morale. Dans la causalité du destin, la « loi universelle », le principe vient après l’agir particulier. Ce qui signifie qu’il n’est possible de juger de la conformité d’une action à la loi qu’une fois qu’elle s’est, en quelque sorte, posée et déployée dans la particularité d’une situation.

Dans ses travaux ultérieurs, notamment, dans son essai sur Le droit naturel de 1802-1803, la Phénoménologie de l’esprit et dans ses Cours d’esthétique, Hegel poursuivra dans cette voie et analysera plus en détail les termes de ce rapport, pour ainsi dire, inversé entre la loi et l’action exposé dans les tragédies. Ainsi, dans le cours du chapitre de la Phénoménologie de l’esprit, intitulé Der Wahre Geist, die Sittlichkeit (L’esprit vrai, la vie éthique) — chapitre qui est, en fait, consacré aux différents conflits constitutifs de la polis grecque et qui conduiront à son éclatement —, Hegel en vient à s’intéresser plus spécifiquement à la décision d’Antigone d’aller contre « la loi de la cité » et d’agir plutôt conformément à la « loi de la famille » qui l’enjoint à offrir la sépulture à son frère Polynice. S’appuyant sur les vers dans lesquels Antigone déclare qu’elle reconnaîtra à sa souffrance la justesse et la légitimité du sort qui lui est imparti[31], il souligne que l’héroïne tragique admet, certes d’emblée que son action soit fautive, puisqu’elle est entièrement consciente d’avoir violé la loi de la cité. Toutefois, elle déclare, en même temps, qu’elle ne reconnaîtra véritablement et complètement sa faute que si elle en vient à souffrir des conséquences de son acte. En d’autres mots, dans ces vers, Antigone, soutient Hegel, laisse entendre que ce n’est pas, en tant que telle, la loi qu’elle a transgressée qui constitue la norme et l’expression de la justice, mais plutôt la souffrance qui pourrait découler de son action[32].

Enfin, dans le contexte plus spécifique des Cours d’esthétique, Hegel soutient qu’au sein du « monde » représenté dans la poésie dramatique de type tragique, « les puissances éthiques universelles ne sont fixées pour soi ni comme lois politiques, ni comme commandements et devoirs moraux[33] », mais elles sont plutôt l’assise vivante, la « substance » concrète qui façonne les divers aspects de la vie des hommes. Ce qui veut donc dire, poursuit-il, que, dans un tel monde, les individus ne sont pas des subjectivités morales qui agissent au sein d’un cadre juridique préexistant ou d’un cadre légal formel qui s’impose à eux de l’extérieur. Ils sont plutôt des « caractères éthiques » et leurs actions sont ce que Hegel appelle « leur propre oeuvre », et non l’application de règles ou de lois extérieures et déjà données.

Pour reprendre les termes utilisés par Pippin, il n’est possible de juger que rétrospectivement de la conformité d’une action avec le principe ou la norme qui en est le moteur. En contrepartie, d’après le modèle de la causalité juridique et morale — à l’instar de celui que Pippin qualifie de « causaliste » — la loi est, dira-ton, prospective ; elle n’a pas besoin d’attendre qu’une action se déploie entièrement dans la particularité de sa situation, puisqu’elle est d’emblée capable de déterminer si l’intention qui a présidé à sa réalisation est conforme ou non à la règle universelle et objective.

À nos yeux, c’est bien ce modèle de la « causalité du destin » ou de la « causalité tragique » que Hegel s’emploie à reformuler dans le cadre de sa philosophie éthique et politique et qu’il oppose aux théories modernes dominantes (de type intentionnaliste ou conséquentialiste)[34]. Bien évidemment, c’est ce même modèle, ainsi reformulé, que Pippin, de son côté, interprète dans les termes d’une théorie sociale de l’action qui véhicule une conception rétrospective de l’intention et qui est fondée sur l’unité spéculative de l’intériorité et de l’extériorité.

Quant au deuxième et dernier volet de notre hypothèse, il concerne plus spécifiquement cette dimension sociale que Pippin attribue à la théorie hégélienne de l’agir et de la liberté. À cet égard, il nous semble, ici aussi, justifié de soutenir que le modèle à partir duquel Hegel conçoit les termes de sa conception « sociale » de l’action et de la liberté que Pippin qualifie de sociale trouve aussi sa source dans la tragédie grecque.

Ainsi, dans L’esprit du christianisme et son destin, mais aussi dans les ouvrages plus tardifs que nous venons d’évoquer, l’argumentation de Hegel concernant la « causalité tragique » repose, en bonne partie, on vient de le voir, sur l’idée selon laquelle, dans l’expérience tragique du destin, ce qui fait office de loi vient après l’action, c’est-àdire après que le héros ait brisé l’unité de la vie en agissant. Pour Hegel, agir implique nécessairement et inévitablement un tel bris, une telle « destruction » ou ce qu’il désigne comme étant une négation de l’unité de la vie. Par conséquent, toute action est, selon cette perspective, coupable (schuldig), même celle qui, selon les critères du droit et de la moralité, a été commise sans aucune intention criminelle. En somme, dans la tragédie toute action est d’emblée coupable (schuldig), même celle qui est innocente. Bien sûr, une telle culpabilité est un pur scandale pour le droit et la moralité et la question se pose de savoir pourquoi Hegel estime devoir faire valoir cette conception tragique de la « faute de l’innocence » (die Schuld der Unschuld) contre les conceptions juridiques et morales.

À l’évidence, l’argument de Hegel repose sur le sens et la signification que recouvre le terme de Schuld, de culpabilité. Dans la langue allemande, Schuld n’est pas exclusivement réservé à la culpabilité au sens légal ou moral ; il possède un champ sémantique plus vaste et peut être employé pour exprimer la responsabilité ou le fait d’être « imputable » ou encore d’être « garant » d’une action et de ses conséquences. Mais, si cela est exact, alors cela veut dire que la causalité tragique contient une conception de la transgression qui est forcément beaucoup plus large que celle de la causalité juridique et morale. Étant donné que, dans la tragédie, toute action est coupable d’avoir brisé l’unité et étant donné que le jugement et le châtiment sur la transgression d’une loi ne peuvent se faire qu’après coup, que dans le contexte particulier de l’action, il en résulte que toute transgression n’est pas d’emblée criminelle, qu’elle n’a pas forcément pour objectif de léser le droit d’autrui. En d’autres mots, la tragédie admet la possibilité d’une transgression qui puisse être « positive », qui puisse, en quelque sorte, « créer » une nouvelle norme, une nouvelle loi. Dans la tragédie existe donc la possibilité pour qu’une action qui transgresse une règle soit, en même temps, une nouvelle norme. Ou en formulant les choses autrement : la conception tragique de la causalité de l’agir ouvre la possibilité pour qu’une action puisse être véritablement législative, normative et, en ce sens, autonome et libre[35].

Selon une telle perspective, Antigone, on vient de le souligner, sait qu’elle a violé la loi qui interdit d’offrir le rite funéraire à quiconque a été reconnu coupable de traîtrise envers la cité. En conséquence, elle reconnaît sans hésitation sa culpabilité et assume l’entière responsabilité de son action. Toutefois, elle ne croit pas que son action fut éthiquement répréhensible : au contraire, en enterrant son frère, elle estime qu’elle a accompli le devoir éthique que lui dictent son statut et son rôle de soeur. Par conséquent, sa transgression de la loi de la cité n’est pas purement et simplement une transgression, mais elle est une transgression au nom d’une autre loi, notamment, bien sûr, la loi non écrite, implicite du sang et des liens familiaux qu’elle juge, en tant que soeur, et dans le contexte de cette situation, tout aussi importante que la loi sur laquelle s’appuie Créon pour refuser un tel rite à son frère.

Pour Hegel, l’action d’Antigone est certes criminelle au sens où elle a violé une loi, mais elle ne doit pas être considérée comme éthiquement mauvaise, si par un tel qualificatif, on entend une action qui découle d’intentions immorales. En d’autres mots, Antigone désobéit à la loi de la cité et est donc coupable (schuldig)[36]. Mais, sa désobéissance n’est pas l’expression plus ou moins délibérée de son opposition à une loi juridique déjà existante, universelle et, pour ainsi dire, a priori. Au contraire, sa désobéissance est le produit d’une réflexion qui la conduit à croire que, compte tenu du contexte spécifique de la situation dans laquelle elle se trouve, son devoir éthique exige qu’elle favorise la loi de la famille au détriment de la loi de la cité[37].

Aux yeux de Hegel, la transgression d’Antigone, sa désobéissance — que l’on peut sans doute qualifier de civile — va à l’encontre de celle qui est portée par les conceptions juridique et kantienne du crime. Ces deux conceptions, on vient de le voir, comprennent le crime comme un acte particulier qui s’oppose à une loi universelle et transcendante. Une telle compréhension implique, d’une part, que l’illégalité ou l’immoralité d’une action particulière découle de son incapacité à correspondre à l’universalité de la loi et, d’autre part, qu’étant donné que l’action particulière et la loi universelle sont logiquement distinctes, elles doivent demeurer séparées et opposées. En revanche, la transgression commise par Antigone peut être considérée comme « positive », « affirmative » et même législative, dans la mesure où elle est le résultat d’une réappropriation, d’une reformulation et d’une actualisation de règles déjà existantes dans le contexte d’une situation particulière et singulière. Pour Hegel, la transgression d’Antigone réalise ce qui semble tout simplement impossible dans les conceptions juridique et kantienne, à savoir l’unification de l’action et de la loi, de la particularité et de l’universalité. De plus, étant donné que l’action d’Antigone est le résultat d’une décision réfléchie qui l’a menée à vouloir aller à l’encontre d’une loi préétablie, il semble tout à fait plausible ici de soutenir que sa transgression est l’expression et la réalisation d’un certain nombre de conditions qui sont essentielles pour qu’une action soit considérée comme étant véritablement autonome et libre. En effet, comment peut-on être considéré comme étant libre et autonome s’il ne nous est pas reconnu la possibilité de transgresser une loi ou une règle, et ce, de façon telle que cette transgression ne soit pas inévitablement comprise comme négative, criminelle et mauvaise, mais aussi comme étant positive et moralement juste ? Qu’en est-il de la liberté et de l’autonomie si une transgression comprise comme étant positive et moralement juste n’est tout simplement pas possible ?

Bien sûr, la transgression d’Antigone n’est pas, pour Hegel, l’expression ou la réalisation complète et entière de l’autonomie et de la liberté. Dans ses travaux de la maturité, il affirmera à plus d’une reprise et dans divers contextes que la Grèce ancienne et sa tragédie ne « connaissaient » pas encore des notions que le monde moderne en viendra à considérer comme étroitement liées à l’autonomie et à la liberté, soit l’individualité et la subjectivité[38]. Après tout, Antigone désobéit à la loi de la cité au profit d’une loi traditionnelle et religieuse, et non en regard de sa conscience morale individuelle. Néanmoins, il reste que cette transgression positive contient les termes qui permettent d’envisager la possibilité — bloquée dans les conceptions juridiques et morales — d’une conception de l’agir où la règle n’est pas séparée, distincte et transcendante, mais bien unie à l’action proprement dite. Pour Hegel, une telle possibilité est un élément essentiel à toute théorie de l’action fondée sur l’autonomie et la liberté.

De plus, la conscience d’Antigone, sa délibération éthique ainsi que sa liberté ne sont pas celles d’un individu isolé qui, en quelque sorte, entreprendrait d’agir en opposition à la nécessité empirique. Antigone n’est pas un sujet transcendantal qui, afin de réaliser son autonomie et sa liberté, cherche à s’élever au-dessus des déterminations familiales, sociales et politiques dans lesquelles elle vit et agit. En termes kantiens, la conscience d’Antigone n’est pas pure ou a priori ; elle n’est pas une unité transcendantale de l’aperception qui, d’un côté, estime être libre, mais qui, de l’autre, concède qu’elle ne peut acquérir d’autre connaissance de sa liberté que celle selon laquelle sa loi doit être considérée comme un « fait de la raison » (Faktum der Vernunft). Bien au contraire, Antigone réfléchit, délibère et agit dans le cadre d’institutions concrètes qui régissent sa vie ; elle sait qui elle est et comment son éthos, sa nature éthique, détermine la façon dont elle doit agir. En d’autres mots, dans les tragédies, les héros ne sont pas des « individus » seuls et isolés qui tentent d’exercer leur liberté conçue comme libre arbitre ou libre choix, mais ils vivent, agissent et interagissent avec d’autres dans le cadre d’un réseau institutionnel qui les détermine et qui constitue la communauté politique à laquelle ils appartiennent[39].

Ces institutions jouent un rôle central dans la formation et la constitution des individus, de leur conscience et de leur identité. Dans les tragédies, l’agir et la liberté des individus ne sont possibles que dans le cadre d’un tel réseau institutionnel, réseau que Hegel, dans ses travaux de la maturité, on l’a souligné, en viendra à désigner sous le terme de Sittlichkeit. Cependant — et à cet égard, la figure d’Antigone lui apparaît comme exemplaire —, un tel modèle ne signifie aucunement qu’en dernière instance la liberté de conscience et l’agir individuel ne sont que des illusions. Certes, la liberté tragique et la liberté des Anciens étaient limitées et ne correspondaient pas à ce que Hegel appelle la liberté universelle, la liberté de tous. Toutefois, aussi limitée fût-elle, il reste que la liberté tragique (et ancienne) n’était pas conçue comme un substrat suprasensible et inconnaissable et qui, selon Hegel, trouvera son expression dans ce qu’il désignera dans la Phénoménologie de l’esprit comme étant la conception moderne de la « vision morale du monde » (die moralische Weltanschauung). La liberté des Grecs était plutôt « immanente » au monde et ceux qui étaient libres connaissaient leur liberté. Selon Hegel, c’est une telle conception de la liberté concrète, réelle qui doit être retrouvée, reformulée et, bien sûr, étendue à tous. Aussi est-ce bien entendu cette conception qu’il s’emploiera à formuler dans le cadre de sa philosophie systématique et spéculative. Selon les termes de cette philosophie, la liberté consiste en un processus en vertu duquel les individus en viennent à surmonter leur étrangeté initiale au monde pour y « être chez soi absolument[40] ».

Dans les mots utilisés par Pippin, la liberté, telle que conçue par Hegel, n’est effectivement pas une « caractéristique » ou une « propriété » appartenant aux individus pris isolément et séparément, mais bien une « règle » ou une « norme » que ce que Hegel appelle l’Esprit (der Geist) en est venu à « produire » et à « actualiser » historiquement[41]. Et à ses yeux, Hegel comprend cette entreprise d’actualisation historique comme se réalisant essentiellement par l’entremise de divers processus de « reconnaissance » qui s’incarnent dans l’ensemble des institutions — familiale, sociale, et politique — qui régissent la vie et l’agir des individus[42].

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Dans cet article, nous nous sommes intéressés à la théorie hégélienne de l’agir sous l’angle des rapports qu’elle institue entre l’intention et l’action. Pour ce faire, nous nous sommes, tout d’abord, tournés vers un débat qui, depuis quelque temps déjà, a cours à ce propos dans les milieux philosophiques anglo-américains. Comme nous l’avons vu, certains commentateurs, notamment Dudley Knowles, Arto Laitinen et Michael Quante, soutiennent qu’en dépit de ses nombreuses ambiguïtés, la conception que défend Hegel correspond, dans ses grandes lignes, à celle qui est véhiculée par la théorie « causaliste » dominante de l’agir, à savoir qu’une action donnée est l’effet d’une intention qui en est la cause et qui trouve sa source dans les états mentaux du sujet ou de l’individu qui l’a réalisée. En contrepartie, Charles Taylor et, plus récemment, Robert Pippin et Allen Speight maintiennent que Hegel défend une conception qui est beaucoup plus complexe et qui, à leurs yeux, a l’insigne mérite de rendre compte de façon nettement plus adéquate de la logique sinueuse et ondoyante de l’agir humain. Pour ces deux auteurs, la théorie hégélienne démontre de façon convaincante que les intentions qui président aux actions des individus ne peuvent pas être réduites à des « données » situées dans leur esprit, mais ont plutôt un contenu irréductiblement social. Comme nous l’avons vu, c’est à partir de cette conception que Pippin soutiendra que Hegel défend une théorie sociale de l’action qui véhicule une conception rétrospective de l’intention et que cette conception est fondée sur la thèse de l’unité spéculative de l’intériorité et de l’extériorité. Enfin, nous nous sommes employés à montrer comment certains aspects — celui de la causalité inhérente à l’agir humain et celui de la dimension sociale et communautaire de l’action et de la liberté — de cette théorie que Pippin n’hésite pas à considérer comme contre-intuitive et paradoxale, trouvent leur modèle dans l’interprétation que Hegel a proposée de certains aspects de la conception tragique de l’action.

Bien entendu, Pippin est loin d’ignorer cette référence tragique et n’hésite pas à l’évoquer dans le cours de ses analyses de la philosophie hégélienne de l’action[43]. Toutefois, un examen plus soutenu et plus détaillé de ce modèle de la tragédie lui aurait permis, du moins, nous semble-til, de faire apparaître les termes d’une compréhension plus approfondie et plus précise, et ce, non seulement de la spécificité de la conception de Hegel par rapport aux théories qu’il qualifie de causalistes et de volontaristes, mais aussi de certains éléments clés de philosophie hégélienne de l’agir éthique et politique en tant que telle. À cet égard, nous espérons avoir pu contribuer à une telle compréhension.